Catéchèses S. J-Paul II 24382

Le voyage en Afrique - 24 février 1982

24382

(1) Texte italien dans l'Osservatore Romano du 25 février. Traduction et titre de la DC.


1. « Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu retourneras en poussière. » « Convertissez-vous et croyez à l'Évangile. »

Par ces invitations, l'Église s'adresse aujourd'hui personnellement à tout homme et, avant tout, à chacun de ses fils et de ses filles pour leur annoncer le Carême.

De même que le jeûne de quarante jours de Jésus de Nazareth dans le désert a précédé l'annonce de l'Évangile, ainsi, chaque année, le Carême prépare l'Église au renouveau de cet Évangile dans les solennités pascales.

Nous vivons aujourd'hui la liturgie des Cendres que je célébrerai dans l'Église de la station de Carême de sainte Sabine de l'Aventin en partant avec la procession péniten- tielle de la basilique Saint-Anselme.

À tous ceux qui sont venus participer à l'audience générale habituelle du mercredi, je désire rappeler, dès le début, l'invitation de la liturgie des Cendres, en souhaitant que la période du Carême devienne pour chacun un temps de conversion et de grâces, un temps de profond renouveau dans l'Esprit.

2. Je désire ensuite consacrer la méditation d'aujourd'hui à ce service pastoral que, grâce à la Providence divine, il m'a été donné de reprendre de nouveau au milieu des Églises qui sont dans les pays d'Afrique, c'est-à-dire au Nigeria, au Bénin, au Gabon et en Guinée équatoriale, du 12 au 19 février dernier.

Les expériences faites durant la visite précédente sur le continent africain, en mai 1980, constituaient une préparation aux devoirs pastoraux liés à la présente visite, devoirs qui correspondent au développement de la vie et de la mission de l'Église dans chaque pays africain.

Il convient chaque fois de remonter au début de cette mission. Nous pensons avec une particulière émotion à ceux qui, au XVIIe siècle, sont arrivés les premiers avec la parole de l'Évangile dans les pays du golfe de Guinée. Leur mission a sans doute mis les racines le plus profondément dans le plus petit des pays visités : en Guinée équatoriale où, sur 300 000 habitants, près de 85 % sont catholiques.

Cependant on est parvenu à un résultat durable, surtout à partir de la deuxième arrivée des missionnaires qui remonte à différentes périodes du XIXe siècle. Le lieu le plus ancien qui témoigne de cette deuxième vague d'évangélisation est le temple consacré à la Mère de Dieu depuis 1944, à Libreville.

L'important effort entrepris par les missionnaires au siècle dernier et continué par la suite au XXe siècle a modelé l'Église dans sa forme actuelle dans tous les pays africains nommés.

De cette forme actuelle il faut cependant penser et parler comme d'une nouvelle période d'évangélisation qui va de pair avec le processus de décolonisation et de formation des États africains indépendants. Ainsi donc, l'Église qui est en Afrique, tout en ne cessant pas d'être « missionnaire », est déjà devenue actuellement une Église « africaine », guidée dans l'immense majorité par des évêques qui sont des fils de sa société, avec une participation évidemment croissante du clergé indigène et des congrégations religieuses locales dans la pastorale, en particulier des congrégations féminines et aussi du laïcat africain (qui devient particulièrement évident depuis le Concile Vatican II). Du reste, ce laïcat a accompli depuis l'origine les devoirs fondamentaux de l'Église « missionnaire » par le travail des catéchistes laïcs.

3. C'est précisément en cette période qu'il m'a été donné de visiter pour la deuxième fois l'Église qui est en Afrique et donc, après avoir terminé cette visite, de remercier Dieu avant tout et ensuite les hommes qui ont été les collaborateurs et les coopérateurs du service missionnaire de l'Évêque de Rome.

En pensant à l'Église africaine qui se trouve dans chacun des pays visités et en en parlant, il faut avant tout avoir devant les yeux ces mêmes pays à travers leurs multiples caractéristiques : ethnique, socio-économique, politique, etc. Il suffit de rappeler que sur la route de la visite du Pape se trouvait le Nigeria qui compte environ 80 millions d'habitants et qui est actuellement le plus grand pays africain qui se trouve sur la route d'un fort développement économique. Ensuite, la République populaire du Bénin, avec une population d'environ trois millions et demi ; le Gabon dont la capitale, Libreville, rappelle les capitales les plus modernes de l'Occident alors que la République dans son ensemble compte 1 200 000 habitants ; enfin la Guinée équatoriale, déjà mentionnée, qui est à peine sortie d'une crise énorme dont on voit encore les traces de destructions faites au cours de la période précédente.

Du point de vue de la langue, le Nigeria utilise la langue anglaise à côté de beaucoup d'autres langues locales parmi lesquelles il y en a trois qui semblent dominer (« jomba », « ibo », « hausa ») ; le Bénin et le Gabon où le français est la langue officielle, en dehors de beaucoup de langues locales. En Guinée on parle l'espagnol en plus des langues locales.

4. Pour ce qui est de la situation religieuse, différentes autres Églises et confessions chrétiennes coexistent partout avec l'Église catholique et la coopération oecuménique se développe. Au Nigeria, environ 40 % de la population est constituée de musulmans, en particulier au nord du pays. Il en est de même dans la République du Bénin où 15 % de la population est musulmane et se trouve surtout dans le Nord.

L'activité missionnaire de l'Église se laisse guider en ce domaine par des principes de l'enseignement sur le Peuple de Dieu contenus dans la Constitution Lumen gentium et par les indications des autres documents du Concile Vatican II, en cherchant dans les rapports avec l'Islam les voies du rapprochement et du dialogue.

Enfin, une partie considérable de la population est partout constituée par les disciples des religions traditionnelles « africaines » (animistes) qui semblent montrer continuellement une grande promptitude pour accepter le christianisme. À partir de ces seules données, on voit déjà que l'Église qui est en Afrique, même en ayant désormais ses propres structures normales, ne cesse d'être « missionnaire » et elle ne peut cesser de l'être.

Dans ce domaine se dessine une nouveauté : cette Église devient « missionnaire », même comme Église « africaine » et non seulement par l'activité des missionnaires blancs dont la présence et le travail sont, malgré tout, constamment nécessaires et souhaitables.

En regardant l'ensemble de la vie et de la mission de l'Église qui est en Afrique, nous voyons combien y apparaît opportune toute l'oeuvre du Concile Vatican II, ses formulations fondamentales de nature ecclésiologique et ses orientations pastorales. La visite à l'Église qui est en Afrique prédispose à une particulière gratitude à l'égard de l'Esprit-Saint qui, en temps opportun et d'une manière appropriée, permet d'extraire du trésor éternel de la sagesse et de l'amour divin « du neuf et de l'ancien » (
Mt 13,52).

5. Dans cette méditation, il est difficile de « raconter » tout le pèlerinage du Pape en Afrique, un pèlerinage qui a duré huit jours. Il est également difficile d'entreprendre des analyses séparées des différentes étapes. D'ailleurs, celles-ci sous l'angle de la durée, ont été différentes : plus de quatre jours au Nigeria et le reste du temps dans les autres pays. Il semble cependant qu'en prenant même en considération les proportions quantitatives on ait observé une « identité » fondamentale, c'est-à-dire dans l'essence, dans les différentes étapes. Pour cela, on peut trouver le fondement pour les analyses particulières dans la chronique de chaque étape, dans les homélies et dans les discours prononcés.

Cherchons cependant à formuler quelques observations finales de nature plus synthétique.

a) Dans chaque pays visité, nous avons affaire à une Église déjà constituée comme « africaine ». Cependant le travail de la mission et donc de l'oeuvre d'évangélisation de cette Église « africaine » ne se réalise pas au même degré. Peut- être cela est-il davantage évident au Nigeria, surtout dans certains diocèses qui ont une grande quantité de vocations et qui ont déjà commencé à envoyer leurs propres missionnaires. Au Nigeria même, il y a cependant des diocèses qui souffrent pour le moment du manque de prêtres.

Les écoles, les hôpitaux et les autres instituts d'assistance continuent à avoir une signification fondamentale pour la mission de l'Église, étant donné le double caractère de l'évangélisation : par la parole (enseignement) et par les oeuvres (amour et miséricorde).

Il y a une chose intéressante à examiner : la manière dont cette nouvelle étape d'évangélisation dans laquelle l'Église travaille déjà comme « africaine » reflète l'étape précédente, l'étape « missionnaire » ; la manière dont fructifie, dans cette nouvelle étape, le travail des missionnaires de l'étape précédente, y compris par rapport à ce à quoi les missionnaires donnaient la priorité dans ce travail. Ainsi, par exemple, au Nigeria on voit un type de travail propre aux missionnaires venus en particulier d'Irlande tandis qu'au Gabon, il s'agit de missionnaires en grande partie français.

b) L'Église africaine, dans chacun des pays que j'ai visités, se trouve en face de différentes formes de matérialisme qui viennent de l'Occident et de l'Orient. Un matérialisme théorique comme programme politique d'une part et, d'autre part, un matérialisme pratique comme coefficient du développement économique, lié au libéralisme. S'il est difficile d'évaluer cette rencontre d'après les expériences européennes, on ne peut pas cependant en même temps en faire abstraction.

Il semble que l'Église africaine puisse compter sur une plus forte résistance de la religiosité spontanée, même dans sa forme « africaine » traditionnelle pour ce qui concerne la rencontre avec l'athéisation programmée. Ici, un exemple « extrême », dans un certain sens, est donné par la Guinée équatoriale (où la majorité de la population est catholique) et aussi, dans un certain sens, par le Bénin, en particulier pour ce qui concerne, entre autres, la résistance de la part des disciples de la « religion locale des ancêtres ».

c) Le passage à l'étape de l'Église africaine requiert, comme l'une des tâches fondamentales, l'évangélisation de la culture. La culture africaine est un magnifique « substrat » qui attend l'incarnation du christianisme. Il faut ici relire à fond les passages de Lumen gentium et de Gaudium et spes, mais il faut aussi se garder des différentes conceptions et suggestions a priori concernant ce sujet : « Entre le message de salut et la culture, il y a de multiples liens. Car Dieu, en se révélant à son peuple jusqu'à sa pleine manifestation dans son Fils incarné, a parlé selon des types de cultures propres à chaque époque. » « L'Évangile du Christ ne cesse de purifier et d'élever la moralité des peuples. Par les richesses d'en-haut, elle féconde comme de l'intérieur les qualités spirituelles et les dons propres à chaque peuple et à chaque âge. Ainsi l'Église, en remplissant sa propre mission, concourt déjà par là même à l'oeuvre civilisatrice et elle y concourt. » (Gaudium et spes, n. GS 58.)

6. Au début du Carême qui nous prépare aux fêtes pascales, nous envoyons à nos frères du Nigeria, du Bénin, de la Guinée équatoriale et du Gabon des expressions fraternelles particulières d'unité chrétienne sur ces voies de la foi, de l'espérance et de la charité sur lesquelles toute l'Église désire cheminer, spécialement ces jours-ci.



Aux fidèles de langue française

Chers Frères et Sœurs,
Soyez les bienvenus!

Dans mon discours en italien, j’ai surtout parlé de mon récent voyage au Nigeria, au Bénin, au Gabon et en Guinée équatoriale. J’ai été témoin, en effet, durant une semaine, des fruits de l’évangélisation qui a commencé surtout au siècle dernier, avec des missionnaires admirables. J’ai pu mesurer combien toute l’œuvre du Concile Vatican II a été opportune, dans sa théologie de l’Eglise et ses orientations pastorales. Je me contente de trois remarques synthétiques:

- l’Eglise est devenue africaine, mais avec des degrés divers dans l’évangélisation: si presque tous les évêques sont africains, les prêtres et les religieuses le sont en nombre variable; les laïcs catéchistes font un beau travail; les écoles et les hôpitaux témoignent de la charité chrétienne; il faut maintenant aborder une nouvelle étape de l’évangélisation; il faut même que ces Eglises deviennent missionnaires;

- par ailleurs, l’Eglise se trouve affrontée à diverses formes de matérialisme, pratique ou théorique, venues de l’Occident ou de l’Orient, auxquelles la religiosité africaine spontanée résistera sans doute mieux;

- enfin, il faut accentuer l’évangélisation de la culture africaine qui forme une base splendide pour l’incarnation du christianisme.

C’est donc en union avec ces chrétiens d’Afrique que nous vivons ce début de Carême. Car aujourd’hui commence le Carême. Je souhaite qu’il soit pour chacun un temps de conversion et de grâce, de renouveau profond dans l’Esprit Saint.

Aux élèves du séminaire de Poitiers

Je salue spécialement les séminaristes du Séminaire interdiocésain de Poitiers. Votre vocation, chers amis, est un mystère, une grâce, qui vous appelle au service du peuple de Dieu pour le soutenir dans la foi, l’aider à prier, à vivre l’Evangile, en lui transmettant la vie même de Dieu. Profitez de ce temps de maturation pour développer en vous-mêmes ces talents de foi, de prière, de charité, qui feront de vous les témoins authentiques du Christ et les intendants de ses mystères.

Aux représentants de la Fédération internationale catholique d'Education physique et sportive

J’encourage par ailleurs les representants de la Fédération internationale catholique d’Education physique et sportive. Le sport est un loisir sain pour le corps et toute la personne; il stimule les qualités personnelles d’endurance et de maîtrise de soi; il développe le sens de l’équipe. Saint Paul va jusqu’à le comparer à l’entraînement pour la vie chrétienne. Soyez des éducateurs par le sport!

A tous les pèlerins

Mais c'est à tous les pèlerins - et notamment aux étudiants et aux jeunes, nombreux à cette audience - que je souhaite un vrai Carême, qui les prépare au renouveau de Pâques. Et je vous bénis de tout cœur.



La virginité ou le célibat, signe eschatologique - 10 mars 1982

10382
[14] Texte italien dans l'Osservatore Romano du 11 mars 1982. Traduction et titre de la DC.

1. Nous commençons aujourd'hui à réfléchir sur la virginité ou le célibat « pour le Royaume des cieux ». La question de l'appel à un don de soi exclusif à Dieu dans la virginité et le célibat plonge profondément ses racines dans le sol évangélique du corps. Pour bien montrer les dimensions qui lui sont propres, il importe d'avoir présentes à l'esprit les paroles par lesquelles le Christ fait référence au « commencement », et aussi celles où il s'est référé à la résurrection des corps. La constatation « Quand on ressuscite d'entre les morts, on ne prend ni femme ni mari » (
Mc 12,25) indique qu'il existe un état de vie en dehors du mariage où l'homme et la femme trouvent en même temps la plénitude du don personnel et de la communion intersubjective des personnes, grâce à la glorification de tout leur être psychosomatique dans l'union permanente avec le Christ. Quand l'appel à la continence « pour le royaume des cieux » trouve un écho dans l'âme humaine dans les conditions de la temporalité, autrement dit dans les conditions où les personnes d'habitude « prennent femme et mari » (Lc 20,34), il n'est pas difficile d'y percevoir une sensibilité particulière de l'esprit humain qui, déjà dans les conditions de la temporalité, semble anticiper ce dont l'homme deviendra participant dans la résurrection future.

2. Toutefois, de ce problème, de cette vocation particulière, le Christ n'a pas parlé dans le contexte immédiat de son entretien avec les sadducéens (cf. Mt 22,23-30 Mc 12,33 Lc 20,27-36), quand il s'était référé à la résurrection des corps. En revanche, il en avait parlé (déjà auparavant) dans le contexte de l'entretien avec les pharisiens sur le mariage et sur les fondements de son indissolubilité, comme une sorte de prolongement de cet entretien (cf. Mt 19,3-9). Ses paroles de conclusion concernent ce qu'on appelle le libellé de répudiation autorisé par Moïse dans quelques cas. Le Christ dit : « C'est à cause de la dureté de votre coeur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes ; mais au commencement il n'en n'était pas ainsi. Je vous le dis : si quelqu'un répudie sa femme — sauf en cas d'union illégale — et en épouse une autre, il est adultère. » (Mt 19,8-9) Alors les disciples qui — on peut le déduire du contexte — écoutaient avec attention cet entretien et en particulier les dernières paroles prononcées par Jésus, lui disent : « Si telle est la condition de l'homme envers sa femme, il n'y a pas intérêt à se marier. » (Mt 19,10) Le Christ leur fait cette réponse : « Tous ne comprennent pas ce langage, mais seulement ceux à qui c'est donné. En effet, il y a des eunuques qui sont nés ainsi du sein maternel ; il y a des eunuques qui ont été rendus tels par les hommes ; et il y en a qui se sont eux-mêmes rendus eunuques à cause du royaume des cieux. Comprenne qui peut comprendre ! » (Mt 19,11-12)

3. En relation avec cet entretien, rapporté par Matthieu, on peut poser la question : que pensaient les disciples lorsque, après avoir entendu la réponse que Jésus avait donnée aux pharisiens sur le mariage et son indissolubilité, ils exprimèrent leur réaction : « Si telle est la condition de l'homme envers la femme, il n'y a pas intérêt à se marier » ? Quoi qu'il en soit, le Christ mit à profit cette circonstance opportune pour leur parler de la continence volontaire pour le royaume des cieux. En disant cela, il ne prend pas directement position par rapport à l'énoncé des disciples, pas plus qu'il ne reste dans la ligne de leur raisonnement (1). Il ne répond donc pas : « Il convient de se marier » ou « il ne convient pas de se marier ». La question de la continence pour le royaume des cieux ne s'oppose pas au mariage et ne se fonde pas davantage sur un jugement négatif quant à son importance. Du reste, le Christ, en parlant précédemment de l'indissolubilité du mariage, s'était référé au « commencement », c'est-à- dire au mystère de la création, indiquant ainsi la première et fondamentale source de sa valeur. En conséquence, pour répondre à la question des disciples, ou plutôt pour éclairer le problème qu'ils posaient, le Christ recourt à un autre commencement. Ce n'est pas en raison d'une prétendue valeur négative du mariage que la continence est observée par ceux qui font dans leur vie un tel choix « pour le royaume des cieux », mais en vue de la valeur particulière qui est liée à un tel choix et qu'il importe de découvrir et d'accueillir comme une vocation propre. Et c'est pourquoi le Christ dit : « Comprenne qui veut comprendre ! » Au contraire, il vient de dire : « Tous ne comprennent pas ce langage, mais seulement ceux à qui c'est donné. » (Mt 19,11)

4. Comme on le voit, le Christ, dans sa réponse au problème que les disciples lui posaient, précise clairement une règle pour comprendre ses paroles. Dans la doctrine de l'Église règne la conviction que ces paroles n'expriment pas un commandement qui oblige tous les hommes, mais un conseil qui concerne seulement certaines personnes (2) ; celles, précisément, qui sont en mesure de les « comprendre ». Et sont en mesure de les « comprendre » ceux « à qui c'est donné ». Les paroles citées indiquent clairement le moment de choix personnel et, en même temps, le moment de la grâce particulière, c'est-à-dire du don que l'homme reçoit pour faire un tel choix. On peut dire que le choix de la continence pour le royaume des cieux est une orientation charismatique vers cet état eschatologique où on « ne prend ni femme ni mari » : toutefois, entre cet état de l'homme dans la résurrection du corps et le choix volontaire de la continence pour le royaume des cieux dans la vie terrestre et dans l'état historique de l'homme déchu et racheté, il existe une différence essentielle.

Ce « non-mariage » eschatologique sera un « état », à savoir le mode propre et fondamental de l'existence des êtres humains, hommes et femmes, dans leurs corps glorifiés. La continence pour le royaume des cieux, comme fruit d'un choix charismatique, est une exception par rapport à l'autre état, c'est-à-dire à celui dont l'homme « depuis le commencement » est devenu et demeure participant au cours de toute son existence terrestre.

5. Il est très significatif que le Christ ne relie pas directement ses paroles sur la continence pour le royaume des cieux à l'annonce anticipatrice de l' « autre monde » où « on ne prendra ni femme ni mari » (Mc 12,25). Ses paroles, au contraire, s'inscrivent — comme nous l'avons déjà dit — dans le prolongement de l'entretien avec les pharisiens, où Jésus s'est référé au « commencement », indiquant l'institution du mariage par le Créateur, et rappelant le caractère indissoluble qui, dans le dessein de Dieu, correspond à l'unité conjugale de l'homme et de la femme.

Le conseil et donc le choix charismatique de la continence pour le royaume des cieux se relient, dans les paroles du Christ, à la reconnaissance la plus nette de l'ordre « historique » de l'existence humaine, relatif à l'âme et au corps. À partir du contexte immédiat des paroles sur la continence pour le royaume des cieux dans la vie terrestre de l'homme, il faut voir dans la vocation à une telle continence un type d'exception à ce qui est plutôt une règle commune de cette vie. C'est cela que le Christ relève surtout. Qu'une telle exception renferme en soi l'anticipation de la vie eschatolo- gique, privée de mariage et propre à l' « autre monde », (à savoir l'étape finale du « royaume des cieux »), le Christ n'en parle pas directement ici. Il s'agit, à vrai dire, non pas de la continence dans le royaume des cieux, mais de la continence « pour le royaume des cieux ». L'idée de la virginité ou du célibat, comme anticipation et signe eschatologique (3), découle de l'association des paroles prononcées ici avec celles que Jésus dira dans une autre circonstance, c'est-à-dire dans l'entretien avec les sadducéens, quand il proclame la future résurrection des corps.

Nous reprendrons ce thème au cours des prochaines réflexions du mercredi.


(1) Sur le détail de l'exégèse de ce passage, voir, par exemple L. Sabourin, Il Vangelo di Matteo, Teologia e Esegesi, vol. II, Rome 1977 (Ed. Paoline), p. 834-836 ; The Positive Values of Consecrated Celibacy, in « The Way », supplément 10, été 1970, p. 51 ; J. Blinzler, Eisin eunuchoi, Zur Auslegung von Mt 19, 12, « Zeitschrift für die Neutestamentliche Wissenschaft ,» 48 (1957) 268 et s.
(2) « La sainteté de l'Église est entretenue spécialement par les conseils multiples que le Seigneur a proposés à l'observation de ses disciples dans l'Évangile. Parmi ces conseils il y a en première place ce don précieux de grâce fait par le Père à certains (cf. Mt 19,11 1Co 7,7) de se consacrer plus facilement et sans partage du coeur à Dieu seul dans la virginité ou le célibat. » (Lumen gentium LG 42)
(3) Cf. par ex. Lumen gentium, LG 44 ; Perfectae caritatis, PC 12.



Aux pèlerins de langue française

Chers Frères et Sœurs,

Aujourd'hui, j’ai commencé, dans mon discours en italien, à faire réfléchir sur la virginité ou le célibat pour le Royaume des cieux. Les mois précédents, j’avais longuement parlé de la théologie du corps, dans la perspective du mariage, puis un peu de l’état des corps ressuscités. C’est d’ailleurs après un rappel par Jésus des exigences de la fidélité conjugale que les apôtres se demandaient s’il convenait de se marier. Mais Jésus n’a pas répondu directement à cette question, comme pour ne pas déprécier, au regard de la continence volontaire, l’état de mariage qui demeure la règle commune en ce monde et se relie même au plan créateur à l’origine. Mais il a indiqué le célibat pour le Royaume des cieux comme un choix personnel conseillé, et une grâce particulière accordée à certaines personnes en mesure de le comprendre, comme une orientation charismatique vers l’état des hommes et des femmes ressuscités. Je poursuivrai cette réflexion importante.

* * *


Chers amis du Séminaire Français, votre présence me fait grand plaisir. Merci de tout cœur!

Vous avez beaucoup reçu du Seigneur. En êtes-vous suffisamment convaincus? Chacun de vous porte dans le secret de son âme l’histoire d’un appel au don total, entendu et vécu dans la foi. Chacun de vous a le bonheur de se préparer, en ce haut lieu de l’histoire chrétienne, à accomplir la mission que l’évêque de son diocèse lui indiquera. Appréciez toujours davantage de telles grâces. Utilisez à fond ces années de formation dans les Universités romaines et d’expérience quotidienne de l’universalité de l’Eglise. Mettez bien à profit les exigences et les richesses possibles de votre vie communautaire à Santa Chiara. J’ajoute un souhait qui me tient profondément à cœur: par votre témoignage de vie comme par des contacts pleins de simplicité amicale et respectueuse, éveillez d’autres jeunes au ministère presbytéral. Votre pays, comme bien d’autres, a tant besoin de prêtres solides et rayonnants! Que Dieu vous bénisse! Et qu’il bénisse également vos familles respectives et les diocèses auxquels vous appartenez!

* * *


Je suis heureux de saluer aussi un groupe de responsables de l’Action catholique des milieux indépendants de France. Je vous encourage, chers Frères et Sœurs, d’une part, à découvrir directement, dans l’Ecriture Sainte, le plan de salut de Dieu, qui est révélé et ne se déduit pas d’une observation naturelle de la vie, mais doit l’éclairer; et d’autre part, à discerner avec réalisme les signes positifs et négatifs des mentalités de vos milieux pour que, à travers vos contacts apostoliques, l’évangélisation atteigne en profondeur les mentalités de ces personnes, et même les structures qu’elles construisent. Surtout, que votre action s’accompagne toujours de la prière, car c’est de Dieu que vient la conversion.

* * *


J'accueille également avec joie les autres groupes, en particulier celui des Sœurs des Maternités catholiques qui font une œuvre si belle au service de la vie et des familles, celui des étudiants et des jeunes. Je salue enfin les officiers de la Région de Lyon avec leurs familles. Que votre séjour à Rome enrichisse votre culture, vos esprits et vos cœurs, et vous donne une expérience plus universelle de l’Eglise! Je vous bénis tous de grand cœur.



La vocation à la chasteté dans la réalité de la vie terrestre - 17 mars 1982

17382
[15] Texte italien dans l'Osservatore Romano du 18 mars 1982. Traduction de la DC.


Nous poursuivons la réflexion sur la virginité ou le célibat à cause du royaume des cieux : thème important également pour une théologie complète du corps.

1. Dans le contexte immédiat des paroles sur la continence à cause du royaume des cieux, le Christ fait une comparaison très significative : et cela nous confirme encore davantage dans la conviction qu'il veut profondément enraciner la vocation à une telle continence dans la réalité de la vie terrestre, s'ouvrant ainsi un chemin dans la mentalité de ses auditeurs. Il énumère, en effet, trois catégories d'eunuques.

Ce terme s'applique aux défauts physiques qui rendent impossible la procréation dans le mariage. Ce sont précisément ces défauts qui expliquent les deux premières catégories, quand Jésus parle, soit des défauts congénitaux : « Il y a des eunuques qui sont nés ainsi du sein maternel » (
Mt 19,11), soit des défauts acquis, causés par une intervention humaine : « Il y a des eunuques qui ont été rendus tels par les hommes » (Mt 19,12). Dans l'un et l'autre cas, il s'agit donc d'un état de coercition, parce que non volontaire.

Si le Christ, dans sa comparaison, parle ensuite de ceux qui « se sont rendus eux-mêmes eunuques à cause du royaume des cieux » (Mt 19,12), comme d'une troisième catégorie, il fait à coup sûr cette distinction pour relever encore davantage son caractère volontaire et surnaturel. Volontaire, parce que ceux qui appartiennent à cette catégorie « se sont rendus eux- mêmes eunuques » ; surnaturelle, en revanche, parce qu'ils l'ont fait « à cause du royaume des cieux ».

2. La distinction est très claire et très forte. La comparaison est tout aussi forte et éloquente. Le Christ parle à des hommes auxquels la tradition de l'Ancienne Alliance n'avait pas transmis l'idéal du célibat ou de la virginité. Le mariage était si commun que seule une puissance physique pouvait constituer une exception. La réponse donnée aux disciples dans Matthieu (Mt 19,10-12) est adressée en même temps, en un certain sens, à toute la tradition de l'Ancien Testament. On en trouvera la confirmation dans un seul exemple, tiré du Livre des Juges, auquel nous nous référons ici, non pas tant en raison du déroulement des faits qu'en raison des paroles significatives qui l'accompagnent : « Que ceci me soit accordé : laisse-moi seule. pleurer ma virginité » (Jg 11,37), dit la fille de Jephté à son père, après avoir appris de lui qu'elle avait été destinée à l'immolation à la suite d'un voeu fait au Seigneur (le texte biblique nous explique comment on en était arrivé là) : « Va — lisons-nous ensuite —, et il la laissa partir. Elle s'en alla, elle et ses compagnes, et elle pleura sur sa virginité dans les montagnes. À la fin des deux mois, elle revint chez son père et il accomplit sur elle le voeu qu'il avait prononcé. Or elle n'avait pas connu d'homme. » (Jg 11,38-39)

3. Dans la tradition de l'Ancien Testament, il n'y a donc pas de place pour cette signification du corps que le Christ, parlant de la continence, à cause du royaume des cieux, veut maintenant envisager et révéler à ses disciples. Parmi les personnages connus de nous, comme guides spirituels du peuple de l'Ancienne Alliance, il n'en est aucun qui aurait proclamé une telle continence en paroles ou dans sa conduite (1). Le mariage, alors, n'était pas seulement un état commun, mais, de plus, dans cette tradition, il avait acquis une signification consacrée par la promesse que le Seigneur avait faite à Abraham : « Pour moi, voici mon alliance avec toi : tu deviendras le père d'une multitude de nations. Je te donnerai de devenir le père d'une multitude et je te rendrai fécond à l'extrême et des rois descendront de toi. J'établirai mon alliance entre moi, toi, et après toi les générations qui descendront de toi ; cette alliance perpétuelle fera de moi ton Dieu et Celui de ta descendance. » (Gn 17,4 Gn 17,6-7) C'est pourquoi, dans la tradition de l'Ancien Testament, le mariage comme source de fécondité et de procréation par rapport à la descendance, était un état religieusement privilégié ; et privilégié par la Révélation elle-même. Sur l'arrière-plan de cette tradition, selon laquelle le Messie devait être le « fils de David » (Mt 20,30), il était difficile de comprendre l'idéal de la continence. Tout militait en faveur du mariage : non seulement les raisons de nature humaine, mais aussi celles du royaume de Dieu (2).

4. Les paroles du Christ représentent, dans un tel contexte, un tournant décisif. Il parle à ses disciples, pour la première fois, de la continence à cause du royaume des cieux, et il se rend clairement compte que, en tant que fils de la tradition de l'Ancienne Loi, ils ne peuvent manquer d'associer le célibat et la virginité à la situation des individus, en particulier de sexe masculin, qui, à cause des défauts de nature physique, ne peuvent se marier ( « les eunuques »), et c'est pourquoi il se réfère directement à eux. Cette référence a un arrière-plan multiple ; aussi bien historique que psychologique, aussi bien éthique que religieux. Par cette référence, Jésus touche — en un certain sens — tous ces arrière-plans, comme s'il voulait dire : je sais que tout ce que je vais vous dire devra susciter de grandes difficultés dans votre conscience, dans votre manière de comprendre la signification du corps ; je vous parlerai, en effet, de la continence, et cela s'associera sans aucun doute en vous à l'état de déficience physique, qu'elle soit innée ou acquise par une cause humaine. Mais moi, au contraire, je veux vous dire que la continence peut aussi être volontaire, et choisie « à cause du royaume des cieux ».

5. Matthieu, au chapitre XIX, ne note aucune réaction immédiate des disciples à ces paroles. Nous la trouvons plus tard seulement dans les écrits des apôtres, surtout dans Paul (3). Cela confirme que ces paroles s'étaient imprimées dans la conscience de la première génération des disciples du Christ et qu'elles fructifièrent sans cesse et de multiples manières dans les générations des confesseurs de l'Église (et peut-être aussi en dehors d'elle). Donc, du point de vue théologique — c'est-à-dire de la révélation de la signification du corps, totalement nouvelle par rapport à la tradition de l'Ancien Testament —, ce sont des paroles qui marquent un tournant. Leur analyse montre à quel point elles sont précises et substantielles, malgré leur concision (nous le constaterons encore mieux quand nous ferons l'analyse du texte paulinien de la première lettre aux Corinthiens, chapitre VII). Le Christ parle de la continence « à cause du royaume des cieux ». Il veut ainsi souligner que cet état, choisi consciemment par l'homme dans la vie temporelle, où habituellement les hommes « prennent femme et mari », a une singulière finalité surnaturelle. La continence, même si elle est choisie consciemment et même si elle est décidée personnellement, mais sans cette finalité, n'entre pas dans le contenu énoncé par le Christ. Parlant de ceux qui ont choisi consciemment le célibat ou la virginité à cause du royaume des cieux (autrement dit, qui « se sont rendus eunuques »), le Christ relève — du moins indirectement — qu'un tel choix, dans la vie terrestre est lié au renoncement et aussi à un effort spirituel déterminé.

6. La finalité surnaturelle elle-même — « à cause du royaume des cieux » — admet une série d'interprétations plus détaillées que le Christ, dans ce passage, n'énumère pas. On peut cependant affirmer que, à travers la formule lapidaire dont il se sert, il indique indirectement tout ce qui a été dit sur ce thème dans la révélation biblique et la Tradition : tout ce qui est devenu richesse spirituelle de l'expérience de l'Église, où le célibat et la virginité à cause du royaume des cieux ont porté de multiples fruits à travers les diverses générations des disciples du Seigneur et de tous ceux qui ont suivi ses pas.


(1) Il est vrai que Jérémie devait, sur un ordre explicite du Seigneur, observer le célibat (cf. Jr 16,1-2), mais ce fut là un « signe prophétique » qui symbolisait le futur abandon et la future destruction du pays et du peuple.
(2) Certes, les sources extrabibliques nous apprennent que, dans la période intertestamentaire, le célibat était observé dans le cadre du judaïsme par certains membres de la secte des esséniens (cf. Flavius Josèphe, Bell Jud. II 8, 2 ; Philon, Hypothet. 11, 14) ; mais cela se produisait en marge du judaïsme officiel et ne dépassa probablement pas le début du IIe siècle. Dans la communauté de Qumran, le célibat n'était pas obligatoire pour tous, mais certains membres l'observaient jusqu'à la mort, en transférant sur le terrain de la vie pacifique la prescription du Deutéronome (Dt 23,10-14) sur la pureté rituelle qui constituait une obligation pendant la guerre sainte. Selon les croyances des Qumraniens, une telle guerre durait toujours « entre les fils de la lumière et les fils des ténèbres » ; le célibat fut donc pour eux l'expression de leur disponibilité à la bataille (cf. 1 Qm 7, 7-7).
(3) Cf. 1Co 7,25-40 ; voir aussi Ap 14,4.



Aux fidèles de langue française

Chers Frères et Sœurs,

Poursuivant notre réflexion sur la virginité et le célibat, j’en arrive à ces paroles du Seigneur qui font référence à ceux qui, soit par nature, soit par la main des hommes, sont devenus incapables de procréer dans le mariage. Le Christ y ajoute une troisième catégorie: ceux qui se sont faits eunuques pour le Royaume des cieux. Cette évocation d’une déficience physique chez les premiers à propos de la virginité pour le Royaume, en souligne par contraste le caractère libre et volontaire. Elle manifeste aussi combien cet enseignement du Christ constitue un changement radical par rapport aux conceptions vétéro-testamentaires: le mariage y était conçu, au contraire, comme un moyen privilégié donné aux hommes en vue du Royaume de Dieu, expression consacrée de la promesse faite à Abraham. Bref, pour le Seigneur, le choix de la virginité, dans cette vie terrestre, est lié à un renoncement et à un effort spirituel déterminé. Il appartiendra aux disciples du Christ de développer les divers aspects de sa finalité surnaturelle.

Au Centre International Lasallien des Frères des Ecoles Chrétiennes

Parmi les groupes présents, je suis heureux de saluer celui du Centre International Lasallien des Frères des Ecoles Chrétiennes. Puissiez-vous, grâce à votre longue session romaine sur la vie communautaire, développer encore l’aspect fraternel de vos communautés, et en donner le témoignage au monde contemporain, un peu comme l’avait fait en son temps saint François dont vous allez méditer l’exemple à Assise, et comme l’a voulu et réalisé pour des Frères éducateurs saint Jean-Baptiste de La Salle!

Je salue affectueusement les autres groupes de langue française, et je les bénis bien volontiers.





Catéchèses S. J-Paul II 24382