Catéchèses S. J-Paul II 10982

L’amour et l’unité morale des époux - 1er septembre 1982

10982
(1) Texte italien dans l’Osservatore Romano du 3 septembre 1982. Traduction et titre de la DC.


1. L'auteur de la Lettre aux Éphésiens, en proclamant l'analogie entre le lien sponsal qui unit le Christ et l'Église, et celui qui unit le mari et la femme, écrit ainsi : « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l'Église et s'est livré pour elle ; il a voulu ainsi la rendre sainte en la purifiant avec l'eau qui lave et cela par la Parole ; il a voulu se la présenter à lui-même splendide, sans tache ni ride ni aucun défaut ; il a voulu son Église sainte et irréprochable. » (
Ep 5,25-27)

2. Il est significatif que l'image de l'Église glorieuse soit présentée, dans le texte cité, comme une épouse toute belle dans son corps. Certes, il s'agit là d'une métaphore : mais elle est des plus éloquentes, et témoigne à quelle profondeur l'importance du corps a une incidence sur l'analogie de l'amour sponsal. L'Église « glorieuse » est celle qui n'a « ni tache ni ride ». La « tache » peut être comprise comme un signe de laideur, la « ride » comme un signe de vieillissement et de sénilité. Au sens métaphorique, l'une et l'autre expression indiquent les défauts moraux, le péché. On peut ajouter que, dans saint Paul, le « vieil homme », signifie l'homme du péché (cf. Rm 6,6). Et donc le Christ, par son amour rédempteur et sponsal, fait que l'Église, non seulement devient sans péché, mais reste « éternellement jeune ».

3. Comme on le voit, le cadre de la métaphore est bien vaste. Les expressions qui se rapportent directement et immédiatement au corps humain, en le caractérisant dans les rapports réciproques entre l'époux et l'épouse, entre le mari et la femme, indiquent en même temps des attributs et des qualités d'ordre moral, spirituel et surnaturel. Cela est essentiel pour une telle analogie. Et c'est pourquoi l'auteur de la Lettre peut définir l'état « glorieux » de l'Église par rapport à l'état du corps de l'épouse, dépourvu de signes de laideur ou de vieillissement « ou de rien de tel », simplement comme sainteté et absence de péché : telle est l'Église, « sainte et imaculée ». On peut donc facilement comprendre de quelle beauté de l'épouse il s'agit, et en quel sens ce corps-épouse accueille le don de l'Époux qui « a aimé l'Église et s'est donné lui-même à elle ». Il n'en est pas moins significatif que saint Paul explique toute cette réalité qui, par essence, est spirituelle et surnaturelle, à travers la ressemblance du corps et de l'amour par lequel les conjoints, mari et femme, deviennent « une seule chair ».

4. Dans le passage tout entier du texte cité, le principe de la bisubjectivité est bien conservé : Christ-Église, époux-épouse (mari-femme). L'auteur présente l'amour du Christ pour l'Église, cet amour qui fait de l'Église le Corps du Christ, dont il est le chef — comme le modèle de l'amour des époux et comme le modèle des noces de l'époux et de l'épouse. L'amour oblige l'époux-mari à être soucieux du bien de l'épouse-femme, l'engage à désirer qu'elle soit belle et, en même temps, à sentir cette beauté et à en avoir soin. Il s'agit ici aussi de la beauté visible, de la beauté physique. L'époux scrute avec attention son épouse, pour ainsi dire dans l'inquiétude créative, amoureuse, de trouver tout ce qu'il y a de bon et de beau en elle et qu'il désire pour elle. Ce bien que crée celui qui aime, par son amour, dans celui qui est aimé, est comme une vérification de l'amour même et de sa mesure. En se donnant lui-même de la manière la plus désintéressée, celui qui aime ne le fait pas en dehors de cette mesure et de cette vérification.

5. Quand l'auteur de la Lettre aux Éphésiens — dans les versets suivants du texte (ch. Ep 5,28-29) — se tourne exclusivement vers les conjoints eux-mêmes, l'analogie du rapport du Christ avec l'Église résonne encore plus profondément et le pousse à s'exprimer ainsi : « Le mari doit aimer sa femme comme son propre corps. » (Ep 5,28) Ici revient donc le motif d'« une seule chair » qui, dans la phrase en question et dans les phrases suivantes, est non seulement repris mais aussi éclairé. Si le mari doit aimer sa propre femme comme son propre corps, cela signifie que cette uni- subjectivité se fonde sur la bisubjectivité et n'a pas un caractère réel, mais intentionnel : le corps de la femme n'est pas le propre corps du mari, mais doit être aimé comme le corps de celui-ci. Il s'agit donc de l'unité, non au sens ontologique, mais moral : de l'unité par amour.

6. « Celui qui aime sa femme s'aime lui-même. » (Ep 5,28) Cette phrase confirme encore davantage le caractère d'unité. En un certain sens, l'amour fait du « moi » de l'autre le « moi » de soi-même : je dirais, le « moi » de la femme devient par amour le « moi » du mari. Le corps est l'expression de ce « moi » et le fondement de son identité. L'union du mari et de la femme dans l'amour s'exprime aussi à travers le corps. Il s'exprime dans le rapport réciproque, même si l'auteur de la Lettre aux Éphésiens l'indique surtout de la part du mari. Cela résulte de la structure de l'image totale. Même si les conjoints doivent « se soumettre les uns aux autres dans la crainte du Christ » (cela est mis en évidence dès le premier verset du texte cité : Ep 5,22-23), il n'en reste pas moins que le mari est surtout celui qui aime, et la femme, de son côté, celle qui est aimée. On pourrait même risquer l'idée de la « soumission » de la femme au mari, comprise dans le contexte du passage tout entier (Ep 5,22-33) de la Lettre aux Éphésiens, signifie surtout le fait d' « éprouver l'amour ». D'autant plus que cette « soumission » se réfère à l'image de la soumission de l'Église au Christ, qui consiste assurément à éprouver son amour. L'Église, comme épouse, étant l'objet de l'amour rédempteur du Christ-Époux, devient son Corps. La femme, en étant l'objet de l'amour sponsal du mari, devient « une seule chair » avec lui : en un certain sens, sa « propre » chair. L'auteur répétera cette idée encore une fois dans la dernière phrase du passage analyse ici : « En tout cas, chacun de vous, pour sa part, doit aimer sa femme comme lui-même, et la femme, respecter son mari. » (Ep 5,33)

7. Telle est l'unité morale, conditionnée et constituée par l'amour. L'amour, non seulement unit les deux sujets, mais leur permet de se compénétrer mutuellement, en appartenant spirituellement l'un à l'autre, à un point tel que l'auteur de la Lettre aux Éphésiens peut affirmer : « Celui qui aime sa femme s'aime lui-même. » (Ep 5,28) Le « moi » devient en un certain sens le « toi », et le « toi » devient le « moi » (entendu au sens moral). Et c'est la raison pour laquelle le texte que nous analysons dit ceci : « Jamais personne n'a pris en aversion sa propre chair, au contraire, on la nourrit, on l'entoure d'attention comme le Christ fait pour l'Église, ne sommes-nous pas les membres de son corps ? » (Ep 5,29-30) La phrase qui, au début, se réfère encore aux rapports des conjoints, revient expressément par la suite au rapport Christ-Église et ainsi, à la lumière de ce rapport, nous amène à définir le sens de la phrase tout entière. L'auteur, après avoir expliqué le rapport du mari avec sa femme en formant « une seule chair », veut encore renforcer sa précédente affirmation (« celui qui aime sa femme s'aime lui-même ») et, en un certain sens, la soutenir avec la négation et l'exclusion de la possibilité opposée : « Jamais personne n'a pris en aversion sa propre chair. » (Ep 5,29) Dans l'union par amour, le corps « de l'autre » devient « propre », en ce sens qu'on a le souci du corps de l'autre comme du sien propre. Les mots cités plus haut, en caractérisant l'amour « charnel » qui doit unir les conjoints, en expriment, peut-on dire, le contenu le plus général et, en même temps, le plus essentiel. Ils semblent parler de cet amour surtout avec le langage de l'« agapè ».

8. L'expression selon laquelle l'homme « nourrit » sa propre chair et « l'entoure d'attention » — autrement dit que le mari « nourrit » la chair de l'épouse et « l'entoure d'attention » comme la sienne propre — semble indiquer la sollicitude des parents, le rapport tutélaire, plutôt que la tendresse conjugale. La motivation d'un tel caractère doit être cherchée dans le fait que l'auteur passe ici manifestement du rapport qui unit les conjoints au rapport qui unit le Christ à l'Église. Les expressions qui se réfèrent au souci du corps, et avant tout à sa nourriture, à son alimentation, suggèrent à de nombreux spécialistes de l'Écriture sainte la référence à l'Eucharistie, dont le Christ, dans son amour sponsal, « nourrit » l'Église.

Si ces expressions, ne serait-ce que sur le mode mineur, indiquent le caractère spécifique de l'amour conjugal, en particulier de cet amour par lequel les conjoints deviennent « une seule chair », elles aident en même temps à comprendre, du moins de manière générale, la dignité du corps et l'impératif moral d'avoir soin de son bien : de ce bien qui correspond à sa dignité. La comparaison avec l'Église comme Corps du Christ, Corps de son amour rédempteur et en même temps sponsal, doit laisser dans la conscience des destinataires de la Lettre aux Éphésiens (Ep 5,22-23) un sens profond du « sacrum » du corps humain en général, et spécialement dans le mariage, comme « lieu » où un tel sens détermine de manière particulièrement profonde les rapports réciproques des personnes, et surtout ceux de l'homme avec la femme, en tant que femme et mère de leurs enfants.



Aux fidèles de langue française

Chers Frères et Sœurs,

Le rapport du Christ et de l’Eglise, le rapport de l’époux et de l’épouse, voilà ce dont j’ai parlé en italien, car la réalité de l’un éclaire le mystère de l’autre, et réciproquement. En effet, dans la lettre aux Ephésiens que je commente depuis plusieurs mercredis, il est dit: “Maris, aimez vos femmes, comme le Christ a aimé l’Eglise et s’est livré pour elle . . . afin de se la présenter toute glorieuse, sans tache ni ride . . . mais sainte et immaculée”. La tache qui rend laid ou la ride qui marque le vieillissement signifient l’une et l’autre le péché. Par les sacrements, par le baptême notamment, le Christ purifie l’Eglise, la renouvelle, la garde éternellement jeune. L’Eglise peut alors être appelée “le corps du Christ”, dont il continue à prendre soin, qu’il nourrit par l’Eucharistie. Elle ne fait qu’un avec lui. C’est le résultat de son amour qui dépasse ce qu’on peut imaginer.

De même, dans le mariage, l’amour oblige le mari à se soucier du bien de sa femme, à la désirer toujours belle, à inventer tout ce qui est bien et bon pour elle. Il agit pour elle comme pour son propre corps. Le mari et la femme continuent certes d’être deux sujets, au plan des personnes, mais dans un sens, ils ne font plus qu’un, une unité morale conditionnée et constituée par l’amour, comme si le “moi” de l’un devenait le “moi” de l’autre; non seulement ils s’unissent en une seule chair, mais ils s’appartiennent spirituellement. La femme apparaît ici comme celle qui est l’objet de l’amour, qui expérimente l’amour de son mari. C’est dire, chers Frères et Sœurs, à la fois la grandeur de l’amour du Christ, et la dignité de l’amour humain, le caractère sacré du corps, comme “lieu” du rapport des personnes.

Tels sont les souhaits que je forme pour tous les époux chrétiens, et pour ceux et celles qui se préparent au mariage. Mais mes vœux cordiaux vont à tous ceux qui sont présents à cette audience, qui expérimentent l’amour du Christ, qui doivent en vivre et le manifester: aux prêtres, aux religieux et religieuses, à tous les laïcs, aux jeunes et aux enfants, aux malades. A tous et à chacun des visiteurs, je suis heureux d’adresser mon affectueuse Bénédiction Apostolique.



La sacramentalité de l’Église - 8 septembre 1982

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[21] Texte italien dans l'Osservatore Romano du 10 septembre. Traduction et titre de la DC.


1. L'auteur de la lettre aux Éphésiens écrit : « Jamais personne n'a pris en haine sa propre chair ; au contraire, il la nourrit et il la soigne, comme le Christ fait pour son Église, car nous sommes membres de son corps. » (
Ep 5,29-30) Après ce verset, l'auteur estime utile de citer ce qui, dans toute la Bible, peut être considéré comme le texte fondamental sur le mariage, texte contenu dans la Genèse, chap. Gn 2,24 : « À cause de cela l'homme laissera son père et sa mère et s'unira à sa femme, et tous deux ne formeront qu'une seule chair. » (Ep 5,31 Gn 2,24) Il est possible de déduire du contexte immédiat de la lettre aux Éphésiens que la citation du livre de la Genèse est ici nécessaire non pas tant pour rappeler l'unité des conjoints, définie depuis « le commencement » dans l'oeuvre de la création, mais pour présenter le mystère du Christ avec l'Église, d'où l'auteur déduit la vérité sur l'unité des conjoints. Ceci est le point le plus important de tout le texte, en un certain sens sa clé de voûte. L'auteur de la lettre aux Éphésiens renferme dans ces mots tout ce qu'il a dit auparavant, traçant l'analogie et présentant la ressemblance entre l'unité des conjoints et l'unité du Christ avec l'Église. Rapportant les paroles du livre de la Genèse (Gn 2,24), l'auteur relève qu'il faut chercher les bases de cette analogie dans la ligne qui, dans le plan salvi- fique de Dieu, unit le mariage, comme la plus antique révélation (et « manifestation ») de ce plan dans le monde créé, et la révélation et « manifestation » définitive, la révélation du fait que « le Christ a aimé l'Église et s'est donné lui-même pour elle » (Ep 5,25), conférant à son amour rédempteur un caractère et un sens sponsaux.

2. Ainsi, cette analogie qui imprègne le texte de la lettre aux Éphésiens (Ep 5,22-23) trouve sa base ultime dans le plan salvifique de Dieu. Ceci deviendra encore plus clair et évident quand nous situerons le passage du texte que nous analysons dans le contexte d'ensemble de la lettre aux Éphé- siens. Alors, on comprendra plus facilement la raison pour laquelle l'auteur, après avoir cité les paroles de la Genèse (Gn 2,24), écrit : « Ce mystère est grand ; je le dis par rapport au Christ et à l'Église. » (Ep 5,32)

Dans le contexte global de la lettre aux Éphésiens, et en outre dans le contexte plus large des paroles de l'Écriture sainte qui révèlent le plan salvifique de Dieu « dès le commencement », il faut admettre que le terme « mystérion » signifie ici le mystère, caché d'abord dans la pensée divine, et par la suite révélé dans l'histoire de l'homme. Il s'agit, en fait, d'un « grand » mystère, étant donné son importance : ce mystère, comme plan salvifique de Dieu envers l'humanité, est en un certain sens le thème central de toute la Révélation, sa réalité centrale. Il est ce que Dieu, comme Créateur et Père, désire surtout transmettre aux hommes dans sa Parole.

3. Il s'agissait de transmettre non seulement la « bonne nouvelle » du salut, mais de commencer en même temps l'oeuvre du salut, comme fruit de la grâce qui sanctifie l'homme pour la vie éternelle dans l'union avec Dieu. Précisément sur la voie de cette révélation-réalisation, saint Paul met en relief la continuité entre la plus ancienne Alliance, que Dieu établit en instituant déjà le mariage dans l'oeuvre de la création, et l'Alliance définitive dans laquelle le Christ, après avoir aimé l'Église et s'être donné lui-même pour elle, s'unit à elle sur le mode sponsal, correspondant à l'image des conjoints. Cette continuité de l'initiative salvi- fique de Dieu constitue la base essentielle de la grande analogie contenue dans la lettre aux Éphésiens. La continuité de l'initiative salvifique de Dieu signifie la continuité et même l'identité du mystère, du « grand mystère », dans les diverses phases de sa révélation — donc, en un certain sens, de sa « manifestation » — et en même temps dans sa réalisation ; dans la phase « plus ancienne » du point de vue de l'histoire de l'homme et du salut, et dans la phase de la « plénitude du temps » (Ga 4,4).

4. Est-il possible de comprendre ce « grand mystère » comme « sacrement » ? L'auteur de la lettre aux Éphésiens parlerait-il, dans le texte cité par nous, du sacrement de mariage ? S'il n'en parle pas directement et au sens strict — ici, il faut être d'accord avec l'opinion assez répandue des bi- blistes et des théologiens — il semble pourtant que dans ce texte il parle des fondements de la sacramentalité de toute la vie chrétienne, et en particulier des fondements de la sacra- mentalité du mariage. Il parle donc de la sacramentalité de toute l'existence chrétienne dans l'Église, et en particulier du mariage, de façon indirecte, mais cependant de la façon la plus fondamentale possible.

5. « Sacrement » n'est pas synonyme de « mystère » (1).

Le mystère, en fait, demeure « occulte » — caché en Dieu même — de telle sorte que même après sa proclamation (ou révélation) il ne cesse pas de s'appeler « mystère », et est aussi prêché comme mystère. Le sacrement présuppose la révélation du mystère et présuppose aussi son acceptation par la foi, de la part de l'homme. Toutefois, il est en même temps quelque chose de plus que la proclamation du mystère et son acceptation dans la foi. La sacrement consiste à « manifester » ce mystère dans un signe qui sert non seulement à proclamer le mystère mais aussi à le réaliser dans l'homme. Le sacrement est signe visible et efficace de la grâce. Par lui se réalise dans l'homme ce mystère caché de toute éternité en Dieu, dont parle, tout au début, la lettre aux Éphésiens (cf Ep 1,9) — mystère de l'appel à la sainteté, lancé par Dieu à l'homme dans le Christ, et mystère de sa prédestination à devenir son fils adoptif. Il se réalise de façon mystérieuse, sous le voile d'un signe ; néanmoins ce signe consiste toujours à « rendre visible » ce mystère surnaturel, qui agit en l'homme sous son voile.

6. Prenant en considération le passage de la lettre aux Éphésiens ici analysé et, en particulier les mots : « Ce mystère est grand ; je le dis par rapport au Christ et à l'Église », il faut constater que l'auteur de la lettre écrit non seulement sur le grand mystère caché en Dieu, mais aussi, et surtout, sur le mystère qui se réalise par le fait que le Christ, qui dans un acte d'amour rédempteur a aimé l'Église et s'est donné lui-même pour elle, s'est uni à l'Église dans le même acte sur le mode sponsal, de même que s'unissent réciproquement mari et femme dans le mariage institué par le Créateur. Il semble que les paroles de la lettre aux Éphésiens motivent suffisamment ce que nous lisons au début même de la Constitution Lumen gentium : « . L'Église est dans le Christ comme un sacrement, ou signe et instrument de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain. » (LG 1) Ce texte de Vatican II ne dit pas : « L'Église est sacrement », mais « est comme un sacrement » indiquant que dans ce domaine de la sacramentalité de l'Église il faut parler de façon analogique et non identique à ce que nous entendons quand nous nous référons aux sept sacrements administrés par l'Église, par institution du Christ. Si les bases existent pour parler de l'Église comme d'un sacrement, ces bases ont été pour la plus grande part indiquées précisement par la lettre aux Éphésiens.

7. On peut dire qu'une telle sacramentalité de l'Église est constituée par tous les sacrements au moyen desquels elle accomplit sa mission sanctificatrice. On peut, en outre, dire que la sacramentalité de l'Église est la source des sacrements, et en particulier du baptême et de l'eucharistie, comme il résulte du passage déjà analysé de la lettre aux Éphésiens (cf. Ep 5,25-30). Il faut dire enfin que la sacramentalité de l'Église reste dans un rapport particulier avec le mariage : le sacrement le plus ancien.



(1) Le « sacrement », concept central de nos considérations, a fait au cours des siècles une longue route. Il faut faire remonter l'histoire sémantique du mot sacrement au terme grec « mystèrion » qui, à vrai dire, dans le livre de Judith, signifie encore les plans militaires du roi (« conseil secret », cf. Jdt 2,2), mais déjà dans le livre de la Sagesse (Sg 2,22) et dans la prophétie de Daniel (Da 2,27), il signifie les plans créateurs de Dieu et la fin qu'il assigne au monde, qui sont révélés seulement aux confesseurs fidèles. Dans ce sens, « mystèrion « apparaît une seule fois dans les Évangiles : « À vous a été confié le mystère du règne de Dieu. » (Mc 4,11) Dans les grandes épîtres de saint Paul, ce terme revient sept fois, avec un point culminant dans la lettre aux Romains : « ... Selon l'Évangile que je vous annonce et le message de Jésus-Christ, selon la révélation du mystère tenu secret pendant des siècles, mais à présent révélé. » (Rm 16,25-26)

Dans les lettres postérieures, se produit l'identification du « mystèrion » avec l'Évangile (cf Ep 6,19), et même avec Jésus-Christ en personne) (cf. Col 2,2 Col 4,3 Ep 3,4), ce qui constitue un tournant dans la façon de comprendre le mot ; « mystèrion » n'est plus seulement le plan éternel de Dieu, mais la réalisation sur la terre de ce plan révélé en Jésus-Christ.

C'est pourquoi, au cours de la période patristique, on commence à dénommer aussi « mystèrion » les événements historiques à travers lesquels se manifeste la volonté divine de sauver l'homme. Déjà, au IIe siècle, dans les écrits de saint Ignace d'Antioche, des saints Justin et Méliton, les mystères de la vie de Jésus, les prophéties et les figures symboliques de l'Ancien Testament, sont désignés par le mot « mystèrion ».

Au IIe siècle commencent à apparaître les plus anciennes versions en latin de la Sainte Écriture, dans lesquelles le mot grec est traduit soit par le mot « mystèrion », soit par le mot « sacramentum « (p. e. Sg 2,22 Ep 5,32), peut-être par distanciation explicite des rites mystériques païens et de la mystagogie gnostique néo-platonicienne. Toutefois, à l'origine, « sacramentum » signifie le serment militaire prêté par les légionnaires romains. Étant donné qu'on pouvait y discerner l'aspect d' « initation à une nouvelle forme de vie », « l'engagement sans réserve », le « service fidèle jusqu'à risquer la mort », Tertullien relève ces dimensions dans les sacrements chrétiens du baptême, de la confirmation et de l'eucharistie. Au IIIe siècle, on applique donc le mot « sacramentum » soit au mystère du plan salvifique de Dieu dans le Christ (cf. par exemple Ep 5,32), soit à sa réalisation concrète au moyen des sept sources de la grâce, appelées aujourd'hui « sacrements de l'Église ».

Saint Augustin, se servant des diverses significations de ce mot, appela sacrements les rites religieux tant de l'ancienne que de la nouvelle Alliance, les symboles et les figures bibliques, aussi bien que la religion chrétienne révélée. Tous ces « sacrements », selon saint Augustin, font partie du grand sacrement : le mystère du Christ et de l'Église. Saint Augustin a influé sur la précision ultérieure du mot « sacrement » en soulignant que les sacrements sont des signes sacrés : qu'ils ont en eux-mêmes une ressemblance avec ce qu'ils signifient, et qu'ils confèrent ce qu'ils signifient. Il contribua donc par ses analyses à élaborer une définition scolastique concise du sacrement : « signum efficax gratiae ».

Saint Isidore de Séville (VIIe siècle) souligna par la suite un autre aspect : la mystérieuse nature du sacrement qui, sous les voiles des espèces matérielles, cache l'action du Saint-Esprit dans l'âme de l'homme.

Les sommes théologiques des XIIe et XIIIe siècles formulent déjà les définitions systématiques des sacrements, mais la définition de saint Thomas revêt une signification particulière : « Non omne signum rei sacrae est sacramentum, sed solum ea quae significant perfectionem sanctitatis humanae » (III 60,2).

À partir de là, on entendit exclusivement par « sacrement » une des sept sources de la grâce, et les études des théologiens se concentrèrent sur l'approfondissement de l'essence et de l'action des sept sacrements, élaborant, de façon systématique, les lignes principales contenues dans la tradition scolastique.

Ce n'est qu'au siècle dernier qu'on a fait attention aux aspects du sacrement négligés au cours des siècles, par exemple à sa dimension ecclésiale et à la rencontre personnelle avec le Christ, qui ont trouvé leur expression dans la Constitution sur la liturgie (n. SC 59). Toutefois, Vatican II revient surtout à la signification originelle du « sacrement-mysterium », nommant l'Église « sacrement universel du salut » (LG 48), sacrement, c'est-à-dire « signe et instrument de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain » (LG 1).

Le sacrement est ici compris — conformément à sa signification originelle — comme réalisation de l'éternel plan divin relatif au salut de l'humanité.



Aux fidèles d'expression française

Chers Frères et Sœurs,

En parlant de la soumission et de l’amour mutuels des époux, l’auteur de la lettre aux Ephésiens se réfère à l’amour du Christ qui “a aimé l’Eglise et s’est livré pour elle”, faisant de l’Eglise son corps, autrement dit il se réfère à l’acte rédempteur du Christ dans sa révélation définitive; mais il rapproche cela du premier dessein de Dieu sur sa création, exprimé au début de la Bible: “L’homme quittera son père et sa mère, et les deux ne seront qu’une seule chair”. Et il ajoute: “C’est là un grand mystère: je l’entends du Christ et de l’Eglise”.

Ainsi, comme je l’ai développé en italien, le mystère du salut dans le Christ prolonge, manifeste et réalise pleinement le mystère déjà inscrit dans la création et révélé en partie au début: c’est toujours l’amour mystérieux de Dieu pour l’humanité, son projet d’union avec elle, par adoption, et son appel conséquent à la sainteté; et ce mystère est proclamé, accepté dans la foi, manifesté et actualisé à travers des “signes” qui sont de l’ordre sacramentel. L’Eglise, unie au Christ comme une épouse, est elle-même, dit justement le Concile Vatican II, “comme un sacrement”: sa sacramentalité est la source des sacrements, notamment du baptême et de l’Eucharistie, et elle demeure dans un rapport particulier avec le mariage, le “sacrement” le plus ancien.

Vous laissant le soin d’approfondir ce mystère, je salue cordialement tous les pèlerins de langue française.

* * *


J’ai noté en particulier la présence des religieux Oblats de Marie Immaculée, avec leur Supérieur général, le Père Fernand Jetté. Je sais l’œuvre courageuse et fructueuse que vos frères ont accomplie, non seulement dans les missions populaires, à l’intérieur, mais pour implanter l’Eglise au grand nord de l’Amérique comme au centre de l’Afrique; je vous encourage à poursuivre l’évangélisation que requiert notre époque, avec le zèle du bienheureux fondateur Mgr Eugène de Mazenod, né voici deux cents ans. Que, par vous, la Parole de Dieu atteigne les extrémités de la terre et pénètre en leur fonds les cœurs et les mentalités! L’Eglise vous en remercie.

Je pense aussi aux Provinciaux européens des Pères Rédemptoristes: aidez vos frères à travailler, selon votre charisme, au salut des âmes.

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Je salue encore les prêtres Missionnaires Scalabriniens, qui exercent un ministère dévoué et combien nécessaire auprès des migrants en Europe; je vous encourage à chercher un nouveau souffle dans votre cours de Renouveau.

* * *


Des travailleurs migrants, notamment les mineurs de Rozelay, il y en a dans le pèlerinage des diocèses d’Autun et de Belley, dont je salue avec affection tous les membres conduits par leurs Pasteurs, notamment Mgr le Bourgeois; je vous souhaite, chers amis, de faire ici l’expérience d’une grande communion dans l’Eglise.

En ce jour de fête de la naissance de la bienheureuse Vierge Marie, je la prie d’obtenir joie et réconfort à tous les pèlerins, que je bénis de tout cœur.




Les aspects moraux de la vocation chrétienne - 15 sept.1982

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Texte italien dans l'Osservatore Romano du 17 septembre. Traduction et titre de la DC.


1. Nous avons sous les yeux le texte de l'Épître aux Éphésiens
Ep 5,22-33, que depuis quelque temps nous soumettons à une analyse en raison de son importance pour le problème du mariage et du sacrement. Dans son ensemble, à commencer par le premier chapitre, I'épître traite surtout du mystère « caché en Dieu depuis des siècles », comme don éternellement destiné à l'homme. «Béni soit le Dieu et Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui nous a bénis par toutes sortes de bénédictions spirituelles, aux cieux, dans le Christ. C'est ainsi qu'il nous a élus en lui, dès avant la création du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l'amour, déterminant d'avance que nous serions pour lui des fils adoptifs par Jésus-Christ. Tel fut le plaisir de sa volonté et la louange de gloire de sa grâce, dont il nous a gratifiés dans le Bien-Aimé. » (Ep 1,3-6)

2. Jusqu'ici, on a parlé du mystère caché en Dieu « depuis des siècles » (Ep 3,9).

Les phrases qui suivent introduisent le lecteur dans la phase de réalisation de ce mystère dans l'histoire de l'homme : le don qui « depuis des siècles » lui est destiné dans le Christ devient partie réelle de l'homme dans le Christ lui-même, « [.] dans lequel nous trouvons la rédemption par son sang, la rémission des péchés selon la richesse de sa grâce, qu'il nous a prodiguée en toute sagesse et intelligence : il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu'il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : ramener toutes choses sous un seul chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres » (Ep 1,7-10).

3. Le mystère éternel est passé ainsi de l'état de « caché en Dieu » à la phase de révélation et de réalisation. Le Christ, dans lequel l'humanité a été « depuis des siècles » élue et bénie « par toutes sortes de bénédictions spirituelles du Père », — le Christ qui, selon le dessein éternel de Dieu, était destiné à ce que « toutes choses soient ramenées sous lui comme sous un seul chef, les êtres célestes comme les terrestres » dans la perspective eschatologique —, révèle l'éternel mystère et le réalise parmi les hommes. C'est pourquoi l'auteur de l'Épître aux Éphésiens exhorte, dans la suite même de son texte, ceux qui ont reçu cette révélation et tous ceux qui l'ont accueillie avec foi, à conduire leur vie d'après l'esprit de la vérité connue. Il y exhorte tout particulièrement les époux chrétiens, maris et femmes.

4. Dans la plus grande partie du contexte, l'Épître devient instruction, c'est-à-dire parénèse. Il semble que l'auteur parle surtout des aspects moraux de la vocation des chrétiens, en se référant sans cesse au mystère qui opère déjà en eux, en vertu de la rédemption du Christ et qui opère efficacement, surtout en vertu du baptême. Il écrit en effet : « C'est en lui que vous aussi, après avoir entendu la parole de vérité, la Bonne Nouvelle de votre salut, et y avoir cru, vous avez été marqués d'un sceau par l'Esprit Saint qui avait été promis (Ep 1,13). Et ainsi donc, les aspects moraux de la vocation chrétienne restent liés non seulement à la révélation de l'éternel mystère divin dans le Christ et à son acceptation dans la foi mais aussi à l'ordre sacramentel qui, même s'il n'est jamais mis au premier plan dans l'Épître, semble toutefois y être bien présent. Du reste, il ne saurait en être autrement étant donné que l'apôtre écrivait à des chrétiens qui, grâce au baptême, étaient devenus membres de la communauté ecclésiale. De ce point de vue le passage de l'Épître au Éphésiens (chap. Ep 5,22-23) que nous avons analysé jusqu'à présent semble avoir une importance particulière. Il jette, en effet, une lumière spéciale sur le rapport essentiel du mystère avec le sacrement et spécialement sur la sacramentalité du mariage.

5. Au centre du mystère, il y a le Christ. En lui — précisément en lui — l'humanité a été bénie « par toutes sortes de bénédictions spirituelles ». En lui, c'est-à-dire dans le Christ, l'humanité a été élue « dès avant la création du monde » élue « dans l'amour » et destinée à devenir fils adoptifs. Quand, par la suite, avec « l'accomplissement des temps », ce mystère éternel s'est réalisé dans le temps, ce fut également en lui et par lui. C'est par le Christ qu'a été révélé le mystère de l'amour divin. C'est par lui et en lui qu'est advenu son accomplissement : « En lui nous avons la rédemption par son sang, la rémission des péchés. » (Ep 1,7) Ainsi les hommes qui, moyennant la foi, acceptent le don qui leur est offert dans le Christ, ont réellement part au mystère éternel même s'il opère en eux sous le voile de la foi. Cette attribution surnaturelle des fruits de la rédemption accomplie dans le Christ acquiert, suivant l'Épître aux Éphésiens Ep 5,22-23, le caractère d'un « don de soi » conjugal du Christ lui-même à l'Église, à la ressemblance du rapport conjugal entre le mari et le femme. Donc ce ne sont pas seulement les fruits de la rédemption qui sont un don : le don, c'est surtout le Christ. Il s'est donné à l'Église comme à son épouse.

6. Nous devons nous demander si en ce point cette analogie ne nous permet pas de pénétrer plus profondément et avec plus de précision dans le contenu essentiel du mystère. Il importe d'autant plus de se le demander que ce passage « classique » de l'Épître aux Éphésiens (Ep 5,22-33) n'apparaît ni abstraitement ni isolément mais constitue une suite, en un certain sens une suite des énoncés de l'Ancien Testament qui présentaient, suivant la même analogie, l'Amour de Dieu- Yahvé pour le peuple-Israël qu'il avait élu. Il s'agit en premier lieu des textes des prophètes qui ont introduit dans leurs discours la ressemblance de l'amour conjugal pour caractériser de manière particulière l'amour que Yahvé nourrissait pour le peuple-Israël, l'amour qui ne trouva ni compréhension ni réponse mais, au contraire, infidélité et trahison. L'expression de cette infidélité, de cette trahison fut surtout l'idolâtrie, le culte rendu aux dieux étrangers.

7. À vrai dire, il s'agissait dans la plupart des cas de relever de manière dramatique cette trahison et cette infidelité appelées « adultère » d'Israël ; toutefois à la base de tous ces énoncés des prophètes il y a la conviction explicite que l'amour de Yahvé pour le peuple élu peut et doit être comparé à l'amour qui unit l'époux à l'épouse, l'amour qui doit unir les conjoints. Il conviendrait de citer ici de nombreux passages des textes d'Isaïe, d'Osée, d'Ézéchiel (nous en avons déjà rappelé quelques-uns précédemment, lorsque nous avons analysé le concept d'« adultère » avec comme toile de fond le discours du Christ sur la Montagne). On ne saurait oublier qu'au patrimoine de l'Ancien Testament appartient aussi le « Cantique des Cantiques » où l'image de l'amour conjugal a été tracée — il est vrai — sans l'analogie typique des textes des prophètes qui présentaient dans cet amour l'image de l'amour de Yahvé pour Israël, mais également sans cet élément négatif qui constitue dans les autres textes le motif d'« adultère » ou d'infidélité. Ainsi donc l'analogie de l'époux et de l'épouse, qui a permis à l'auteur de l'Épître aux Éphésiens de définir le rapport qui unit le Christ avec l'Église, possède une riche tradition dans les livres de l'Ancienne Alliance. Analysant cette analogie dans le texte « classique » de l'Épitre aux Éphésiens, nous ne pouvions manquer de nous référer à cette tradition.

8. Pour illustrer cette tradition nous nous limiterons pour le moment à citer un passage du texte d'Isaïe. Le prophète dit : « Ne crains rien, car tu n'auras plus à rougir, ne sois pas confuse car tu ne seras plus déshonorée ; au contraire tu oublieras la honte de ta jeunesse et tu ne te souviendras plus de l'opprobre de ton veuvage. Car ton époux est ton créateur ; Seigneur des armées est son nom ; ton rédempteur est le Saint d Israël qui s'appelle le Dieu de toute la terre. Telle une femme abandonnée dont l'esprit est affligé, le Seigneur t'a rappelée. La femme épousée dans la jeunesse pourrait-elle être répudiée ? dit ton Dieu. Je t'avais abandonnée pendant un court instant, mais je te reprendrai avec immense amour [.]. Mon affection ne s'écartera jamais de toi et mon alliance de paix ne sera jamais ébranlée, a dit le Seigneur qui a pitié de toi. » (Is 54,4-7 Is 54,10)

Durant notre prochaine rencontre nous entreprendrons l'analyse de ce texte d'Isaïe.





Catéchèses S. J-Paul II 10982