Montée Carmel II - 2003 6

Chapitre 6 - DANS LEQUEL IL EST TRAITÉ COMMENT LES TROIS VERTUS THÉOLOGALES DOIVENT ÉTABLIR EN LA PERFECTION LES TROIS PUISSANCES DE L'ÂME

ET COMMENT CES VERTUS FONT EN ELLES DU VIDE ET DES TÉNÈBRES



1. Avant donc de traiter du moyen d'introduire les trois puissances de l'âme, l'entendement, la mémoire et la volonté, en cette nuit spirituelle, qui est le moyen de l'union divine, il est nécessaire de donner à entendre premièrement, en ce chapitre, comment les trois vertus théologales43, foi, espérance et charité -qui se rapportent à ces trois puissances comme leurs propres objets surnaturels et moyennant lesquelles l'âme s'unit à Dieu selon ses puissances - font le même vide et la même obscurité chacune en sa puissance : la foi en l'entendement, l'espérance en la mémoire et la charité dans la volonté44. Après, nous dirons comment il faut perfectionner l'entendement dans la ténèbre de la foi et la mémoire dans le vide de l'espérance et comment aussi la volonté doit s'ensevelir dans la privation et le dénuement de toute affection45 pour aller à Dieu. Cela fait, on verra clairement combien il est nécessaire à l'âme, pour marcher sûrement au chemin spirituel, d'aller par cette nuit obscure, appuyée sur ces trois vertus qui la vident de toutes les choses et l'obscurcissent en elles. Parce que, comme nous avons dit, l'âme en cette vie ne s'unit point à Dieu par le comprendre, ni par le jouir, ni par l'imaginer, ni par quelqu'autre sens ; mais seulement par la foi selon l'entendement, et par l'espérance selon la mémoire, et par l'amour selon la volonté.

43 Le mot vertu a trois sens : un sens moral ; le sens du pouvoir d'un sujet pour accomplir tel ou tel effet; avec les vertus théologales, ce pouvoir surnaturel vient de Dieu.
44 Cf. l'architecture spirituelle, p. 32. Jean de la Croix est le seul à greffer l'espérance théologale sur la mémoire, mais chez lui la mémoire n'est pas seulement la mémoire-habitude, c'est aussi et surtout la mémoire faculté de l'esprit qui coïncide avec notre être, qui fait notre identité personnelle, et Jean en tire des correspondances et des leçons spirituelles que l'on découvrira ailleurs.
45 Le mot affection a deux sens, ou bien il témoigne d'un sentiment: ou bien il est synonyme de passion, affection et passion marquant seulement la passivité (affecté).



2. Ces trois vertus, toutes, comme nous avons dit, font un vide dans les puissances: la foi dans l'entendement cause un vide et une obscurité de comprendre; l'espérance en la mémoire fait un vide de toute pos-session46 et la charité dans la volonté un vide et un dénuement de toute affection et de toute jouissance de tout ce qui n'est point Dieu. Car nous voyons déjà que la foi nous dit ce que l'entendement ne saurait comprendre. C'est pourquoi saint Paul la définit aux Hébreux de cette manière : Fides est sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium (He 11,1) ; ce qui pour notre propos veut dire que la foi est la substance des choses qu'on espère. Et quoique l'entendement y consente avec fermeté et certitude, néanmoins ce ne sont pas des choses qui se découvrent à lui, parce que si elles se découvraient à lui, ce ne serait plus la foi; encore qu'elle rende l'entendement certain, elle ne le rend pas clair, mais obscur.

46 Ce n'est pas par la temporalité que l'espérance est en rapport avec la mémoire, mais par la non-possession, afin que vide, elle puisse posséder Dieu, c'est-à-dire sa gloire.



3. Quant à l'espérance, il n'y a point de doute qu'elle met la mémoire en vide et ténèbre des choses de cette vie et de celles de l'autre ; car l'espérance est toujours de ce que l'on ne possède pas, parce que si on le possédait, ce ne serait plus l'espérance. D'où vient que saint Paul dit aux Romains : Spes, quoe videtur, non est spes ; nam quod videt quis, quid sperat ? À savoir: L'espérance que l'on voit n'est plus l'espérance ; car ce que quelqu'un voit, c'est-à-dire qu'il possède, comment l'espérera-t-il? (Rm 8,24). Donc cette vertu fait aussi le vide, puisqu'elle est de ce que l'on n'a pas et non de ce que l'on a.

4. La charité, ni plus ni moins, fait en la volonté le vide de toutes choses, vu qu'elle nous oblige à aimer Dieu au-dessus de toutes choses, ce qui ne peut être qu'en écartant l'affection de toutes pour la mettre entièrement en Dieu. D'où vient que Christ dit en saint Luc : Qui non renuntiat omnibus quoe possidet, non potest meus esse discipulo (Lc 14,33). Et ainsi ces trois vertus, toutes, mettent l'âme en obscurité et vide de toutes les choses.

5. Et ici nous devons remarquer la parabole que notre Rédempteur dit en saint Luc, au chapitre onze (Lc 11,5), où il parle de cet ami qui fut obligé d'aller au milieu de la nuit demander à son ami les trois pains ; qui signifient ces trois vertus. Et il dit qu'il les demandait au milieu de la nuit, pour donner à entendre que l'âme, en obscurité de toutes les choses selon ses puissances, doit acquérir ces trois vertus et en cette nuit se perfectionner en elles. Dans le chapitre six d'Isaïe (Is 6,2), nous lisons que les deux Séraphins que ce prophète vit aux côtés de Dieu, avaient chacun six ailes, qu'avec deux ils se couvraient les pieds, ce qui signifiait éteindre et aveugler les affections de la volonté envers toutes choses pour Dieu ; et qu'avec deux autres ailes ils se couvraient la face, ce qui signifiait la ténèbre de l'entendement devant Dieu ; et qu'ils volaient avec les deux autres, pour donner à entendre le vol de l'espérance vers les choses qu'on ne possède pas, espérance qui est élevée au-dessus de tout ce qu'on peut posséder, soit d'ici-bas, soit de là-haut, hors de Dieu.

6. À ces trois vertus, donc, nous devons induire les trois puissances de l'âme, informant chaque puissance par chacune des vertus, la dénuant et mettant en obscurité de tout ce qui n'appartiendra point à ces trois vertus. Et c'est ici la Nuit spirituelle que nous appelions ci-dessus active, attendu que l'âme fait ce qu'elle peut de sa part pour y entrer. Et comme en la Nuit sensitive nous avons donné le moyen de vider les puissances sensitives de leurs objets visibles quant à l'appétit, afin que l'âme sorte de sa limite pour entrer au moyen qui est la foi, ainsi en cette Nuit spirituelle, avec la faveur de Dieu, nous donnerons le moyen de vider et purifier les puissances spirituelles de tout ce qui n'est point Dieu, et de les faire demeurer en l'obscurité de ces trois vertus, qui sont le moyen, comme nous avons dit, et la disposition pour l'union de l'âme avec Dieu.

7. De cette manière on est en toute sûreté contre les ruses du démon et contre l'efficacité de l'amour-propre et de ses branches, qui est ce qui a coutume de tromper très subtilement et d'empêcher les personnes spirituelles d'avancer, pour ne pas savoir se dénuer en se gouvernant selon ces trois vertus. Et ainsi, elles ne parviennent jamais à la substance et pureté du bien spirituel, et ne marchent par un chemin si droit et si court qu'elles pourraient.

8. Toutefois, on doit prendre garde que maintenant je parle spécialement à ceux qui ont commencé d'entrer dans l'état de contemplation, parce que pour les commençants, ceci doit se traiter plus amplement, comme nous le ferons dans le second livre47, Dieu aidant, quand nous traiterons de ce qui leur est propre.

47 Se réfère à la Nuit Obscure (livre 1), considérée comme la seconde partie de La Montée du mont Carmel.



Chapitre 7 - DANS LEQUEL ON TRAITE COMBIEN EST ÉTROIT LE SENTIER QUI CONDUIT À LA VIE ÉTERNELLE, ET COMBIEN CEUX QUI VEULENT Y CHEMINER DOIVENT ÊTRE DÉNUÉS ET DÉBARRASSÉS.

- ON COMMENCE À PARLER DE LA NUDITÉ DE L'ENTENDEMENT


1. Pour traiter maintenant de la nudité et de la pureté des trois puissances de l'âme, il faudrait un plus grand savoir et esprit que le mien, afin qu'on pût bien faire entendre aux spirituels combien est étroit ce chemin qui, selon ce qu'a dit Notre Sauveur conduit à la vie, afin que persuadés de cela, ils ne s'étonnent pas du vide et de la nudité où nous devons laisser en cette nuit les puissances de l'âme.

2. C'est pourquoi on doit bien remarquer les paroles que Notre Sauveur dit de ce chemin, en saint Matthieu au chapitre 7 (Mt 7,14) parlant ainsi : Quam angusta porta, et arcta via est, quoe ducit ad vitam, et pauci sunt qui inveniunt eam. Ce qui veut dire : Combien la porte est étroite et resserré le chemin qui conduit à la vie, et combien il y en a peu qui le trouvent ! En cette autorité on doit beaucoup remarquer l'insistance et le renchérissement que contient cette particule combien, car c'est comme s'il disait: En vérité elle est fort étroite ; plus que vous ne pensez. L'on doit aussi noter qu'il dit premièrement que la porte est étroite, afin de donner à entendre que pour entrer par cette porte de Christ qui est le commencement du chemin, il faut auparavant qu'elle se resserre et dépouille sa volonté de toutes les choses sensibles et temporelles, en aimant Dieu par-dessus toutes ; ce qui appartient à la Nuit du sens dont nous avons parlé.

3. Et aussitôt il ajoute que le chemin est étroit, à savoir, de la perfection, donnant à entendre que pour aller par le chemin de la perfection, non seulement il faut entrer par la porte étroite, s'évacuant du sensible, mais aussi il faut s'étrécir, en se désappropriant et se débarrassant particulièrement en ce qui est de la part de l'esprit; et ainsi ce qu'il dit de la porte étroite, nous pouvons le rapporter à la partie sensitive de l'homme, et ce qu'il dit du chemin étroit nous pouvons l'entendre de la spirituelle ou rationnelle, et en ce qu'il dit que peu sont ceux qui le trouvent, on doit noter la cause, à savoir, parce qu'il y en a peu qui sachent et veuillent entrer en cette extrême nudité et vide de l'esprit. Parce que ce sentier du haut mont de perfection, attendu qu'il va vers le sommet et qu'il est étroit, requiert de tels voyageurs qu'ils n'aient aucune charge qui les appesantisse quant à l'inférieur, ni chose qui les embarrasse quant au supérieur, car puisque c'est une affaire où seulement Dieu est cherché et gagné, aussi Dieu seul est celui qu'on doit chercher et gagner.

4. D'où l'on voit clairement que non seulement l'âme doit être débarrassée de tout ce qui est de la part des créatures, mais aussi elle doit cheminer désappro-priée et anéantie de tout ce qui est de la part de l'esprit. Aussi Notre Seigneur, nous instruisant et nous introduisant en ce chemin, propose en saint Marc, chapitre 8 (Mc 8,34-35), cette doctrine si admirable, d'autant moins pratiquée par les spirituels, si je l'ose dire, qu'elle leur est plus nécessaire, que, pour être tellement de notre propos, je rapporterai ici tout entière et l'expliquerai selon son sens véritable et spirituel. Il dit donc ainsi : Si quis vult me sequi, deneget semetipsum, et tollat crucem suam, et sequatur me. Qui enim voluerit animam suam salvam facere, perdet eam; qui autem perdiderit animam suam propter me... salvam faciet eam. Ce qui veut dire: Si quelqu'un veut suivre mon chemin, qu'il se nie soi-même, et qu'il porte sa croix et me suive. Car celui qui veut sauver son âme la perdra, et celui qui la perdra pour moi la gagnera.

5. Oh ! qui pourrait faire entendre, pratiquer et goûter ce qu'est ce conseil que nous donne ici Notre Sauveur de renoncer à nous-mêmes, pour montrer aux spirituels combien le moyen qu'ils doivent tenir en ce chemin est différent de celui que beaucoup d'entre eux pensent; se persuadant que n'importe quelle sorte de retraite et de réforme dans les choses est suffisante! et d'autres se contentent de pratiquer un peu les vertus, continuent l'oraison et poursuivent la mortification, mais ils n'arrivent pas à la nudité et pauvreté ou vide ou pureté spirituelle (car c'est tout un) que le Seigneur nous conseille ici – parce que, malgré cela, ils vont nourrissant et revêtant leur naturel de consolations et sentiments spirituels, plutôt que de le dénuer et de le nier en ceci et en cela pour Dieu -; ils pensent qu'il suffit de le nier en ce qui est du monde, et non pas de l'anéantir et purifier en la propriété spirituelle; d'où vient que, s'il se présente quelque chose de cette solidité et perfection qui est l'anéantissement de toute suavité en Dieu, en aridité, insipidité, difficulté (ce qui est la pure croix spirituelle et la nudité de l'esprit pauvre de Christ), ils fuient cela comme la mort et vont seulement rechercher des douceurs et communications savoureuses en Dieu. Ce qui n'est ni renoncer à soi-même, ni nudité d'esprit, mais gourmandise spirituelle. En quoi ils se rendent spirituellement ennemis de la croix de Christ ; parce que le vrai esprit recherche plutôt ce qu'il y a d'insipide en Dieu que le savoureux, et s'incline plutôt à pâtir qu'à être consolé, et plutôt à être privé de tout bien pour Dieu qu'à le posséder, et plutôt aux aridités et aux afflictions qu'aux douces communications, sachant que c'est cela suivre Christ et renoncer à soi-même, et il se peut que faire autrement soit se rechercher soi-même en Dieu, ce qui est fort contraire à l'amour; parce que se rechercher soi-même en Dieu, c'est rechercher les douceurs et délassements de Dieu, mais chercher Dieu en soi, c'est non seulement vouloir être privé de l'un et de l'autre pour Dieu, mais aussi avoir inclination à choisir pour Christ ce qu'il y a de plus insipide, soit de Dieu, soit du monde ; et cela est amour de Dieu.

6. Oh ! qui pourrait donner à entendre jusqu'où Notre Seigneur veut porter cette abnégation ! Sans doute elle doit être comme une mort et un anéantissement corporel, naturel et spirituel en tout, quant à l'estimation de la volonté, dans laquelle se trouve toute abnégation. Et c'est ce que Notre Sauveur a voulu exprimer quand il dit : Celui qui voudra sauver son âme la perdra (Jn 12,25), à savoir: Celui qui voudra posséder quelque chose ou la chercher pour soi, la perdra ; et celui qui perdra son âme pour moi la gagnera, à savoir: Celui qui renoncera pour Christ à tout ce que sa volonté peut désirer et goûter, choisissant ce qui ressemble plus à la croix (ce que le même Seigneur appelle en saint Jean abhorrer son âme), celui-là la gagnera. Et c'est aussi ce que Sa Majesté enseigne à ces deux disciples qui lui demandaient la droite et la gauche, quand, ne leur donnant aucune réponse à la demande d'une telle gloire, il leur offrit le calice qu'il devait boire, comme une chose plus précieuse et plus sûre en cette terre que la jouissance (Mt 20,22).

7. Ce calice est mourir à son naturel en le dénuant et anéantissant, afin qu'il puisse cheminer par ce sentier étroit, en tout ce qui peut lui appartenir selon le sens (comme nous avons dit) et selon l'âme (comme nous dirons ci-après), ce qui est le dénuer en son entendre, en son jouir et en son sentir; de manière que non seulement il demeure désapproprié en l'un et en l'autre, mais de plus, qu'en ce qui est de l'esprit, il ne demeure embarrassé pour marcher en ce chemin étroit; puisque (comme donne à entendre le Sauveur) il n'y a d'autre possibilité que l'abnégation et la croix qui est le bâton pour y monter et par lequel il est grandement allégé et facilité. D'où vient que Notre Seigneur dit en saint Matthieu : Mon joug est suave et ma charge légère (Mt 11,30), laquelle est la croix ; parce que si l'homme se détermine à s'assujettir à porter cette croix, ce qui est une vraie résolution à vouloir trouver et supporter des peines en toutes les choses pour Dieu, il trouvera en elles un grand allégement et beaucoup de suavité pour marcher par ce chemin, ainsi dénué de tout, sans rien vouloir; mais s'il prétend avoir quelque chose avec propriété, soit de Dieu, soit d'autre chose, il ne va pas dénué ni renoncé en tout, et ainsi il ne pourra pas tenir ni monter par ce sentier étroit vers le haut.

8. Et ainsi, je voudrais persuader aux spirituels comme ce chemin ne consiste pas en la multiplicité des considérations, ni des moyens, ni des manières, ni des goûts (encore que cela soit en sa manière nécessaire aux commençants), mais en une seule chose nécessaire, qui est de savoir se renoncer vraiment selon l'extérieur et l'intérieur, s'exerçant à pâtir pour Christ et à s'anéantir en tout; car en pratiquant ceci, tout ce qui a été dit et même davantage s'opère et se trouve ici, et si l'on manque à cet exercice, qui est la somme de tout et la racine des vertus, toutes les autres manières ne sont rien, sinon s'attacher à des broutilles et ne pas profiter, encore qu'on ait d'aussi hautes considérations et communications que les anges. Car on ne peut profiter qu'en imitant Christ qui est la voie, la vérité et la vie, et personne ne vient au Père que par lui, lui-même le dit en saint Jean (Jn 14,6); et ailleurs il dit: Je suis la porte; si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé. De sorte que tout esprit qui veut aller par les douceurs et la facilité et qui fuit d'imiter Christ, je ne le tiendrais pas pour bon.

9. Or, parce que j'ai dit que le Christ est le chemin, et que ce chemin c'est mourir à notre nature en ce qui est du sens et aussi de l'esprit, je veux donner à entendre comment cela peut se faire à l'exemple du Christ, parce qu'il est notre exemple et notre lumière.

10. Quant au premier, il est certain qu'il mourut spirituellement à ce qui est du sensuel en sa vie, et naturellement en sa mort, attendu, comme il dit, qu'en sa vie il n'eut pas où reposer sa tête (Mt 8,20), et en la mort encore moins.

11. Quant au second, il est certain qu'à l'instant de sa mort il fut aussi anéanti en l'âme, sans aucune consolation ni soulagement, son Père le laissant ainsi en une intime aridité, selon la partie inférieure, ce qui le contraint à s'écrier en disant : Mon Dieu ! mon Dieu! pourquoi m'as-tu délaissé ? (Mt 21,46). Ce délaissement fut le plus grand qu'il souffrît en la partie sensitive durant sa vie; aussi fit-il en ce délaissement le plus grand oeuvre qu'il eût opéré en toute sa vie par ses miracles et ses oeuvres, ni sur la terre ni dans le ciel, qui fut de réconcilier et unir le genre humain par grâce avec Dieu. Ce qui fut, comme je dis, au moment et à l'instant que ce Seigneur se trouva le plus anéanti en tout, à savoir: quant à l'estime des hommes, car, le voyant mourir, ils s'en moquaient plutôt que d'en faire aucun cas ; et quant à la nature, puisque mourant il s'anéantissait en elle; et quant à la protection et consolation spirituelle du Père, puisqu'en ce temps Il l'abandonna afin qu'il payât strictement la dette et unit l'homme à Dieu, en étant ainsi anéanti et réduit ainsi comme à rien. D'où vient que David dit de lui : Ad nihilum redactus sum, et nes-civi (Ps 12,22)48. Afin que l'homme vraiment spirituel entende le mystère de la porte et du chemin du Christ pour s'unir à Dieu, et qu'il sache que plus il s'anéantit pour Dieu selon ces deux parties, sensible et spirituelle, plus il s'unit à Dieu et fait une oeuvre meilleure. Et quand il sera réduit à rien, ce qui sera dans l'extrême humilité, alors l'union spirituelle sera faite entre l'âme et Dieu, ce qui est le plus grand et plus haut état où l'on puisse parvenir en cette vie. Il ne consiste donc pas en délassements, ni en goûts, ni en sentiments spirituels, mais en une radicale mort de croix sensible et spirituelle, c'est-à-dire intérieure et extérieure.

48 J'ai été réduit à néant, et ne compris pas.



12. Je ne veux pas m'étendre davantage sur cela, encore que je ne voudrais pas m'en tenir là, voyant le Christ si peu connu de ceux qui s'estiment ses amis; puisque nous les voyons chercher leurs goûts et consolations en lui, s'aimant trop eux-mêmes, et non ses amertumes et ses morts, en l'aimant beaucoup, Lui. Je parle de ceux qui, comme j'ai dit, se considèrent comme ses amis, car, quant à ceux qui vivent si éloignés de lui, séparés de lui, quoique grands lettrés et hommes puissants, et tous les autres qui vivent au monde, plongés dans les soins de leurs prétentions et de leurs grandeurs - dont nous pouvons dire qu'ils ne

connaissent pas Christ et dont la fin, si bonne soit-elle, ne sera que trop amère -, on n'en fait pas mention ici ; mais il en sera fait au jour du jugement, parce que c'est à eux qu'il appartenait principalement d'annoncer cette Parole de Dieu, comme gens que Dieu a comblés de savoir et de dignité.

13. Mais adressons-nous maintenant à l'entendement de l'homme spirituel, particulièrement de celui à qui Dieu a fait la grâce de le mettre en l'état de contemplation (car, comme j'ai dit, je m'adresse particulièrement à ceux-là) et disons comment on doit se diriger vers Dieu en foi et se purifier des choses contraires, en se recueillant pour entrer par ce sentier étroit d'obscure contemplation.


Chapitre 8 - QUI TRAITE EN GÉNÉRAL COMMENT NULLE CRÉATURE NI AUCUNE CONNAISSANCE QUI PUISSE TOMBER EN L'ENTENDEMENT NE PEUT LUI SERVIR DE MOYEN PROCHAIN POUR S'UNIR À DIEU


1. Avant que nous ne traitions du moyen propre et proportionné pour s'unir à Dieu, qui est la foi, il convient que nous prouvions comment il n'y a chose créée, ni pensée, qui puisse servir à l'entendement de moyen propre pour s'unir à Dieu, et comment tout ce que l'entendement peut acquérir lui sert plutôt d'empêchement que de moyen, s'il voulait s'attacher à cela. Nous le prouverons maintenant en ce chapitre en général, et ensuite nous en parlerons en particulier, descendant par toutes les connaissances que l'entendement peut recevoir de la part de quelque sens que ce soit, intérieur ou extérieur, et nous dirons les inconvénients et dommages qu'il peut recevoir par le moyen de ces connaissances intérieures et extérieures, pour ne pas avancer attaché au moyen propre, qui est la foi.

2. Il faut donc savoir que, selon une règle de philosophie, tous les moyens doivent être proportionnés à la fin, à savoir : ayant quelque convenance et ressemblance avec elle, telles qu'elles suffisent pour atteindre par eux la fin qu'on prétend. Prenons un exemple : Celui qui veut arriver à une ville. Nécessairement il doit aller par le chemin, qui est le moyen qui mène et unit à la ville même. Autre exemple : Soit à joindre et unir le feu avec le bois. Il est nécessaire que la chaleur qui est le moyen, dispose d'abord le bois avec tant de degrés de chaleur qu'il ait une grande ressemblance et proportion avec le feu. D'où vient que si on voulait disposer le bois par un autre moyen que celui qui convient, qui est la chaleur, en se servant par exemple de l'air, de l'eau ou de la terre49, il serait impossible que le bois pût s'unir avec le feu; de même aussi l'est-il d'arriver à la ville, si on ne va par le chemin qui y mène. Ainsi donc, afin que l'entendement s'unisse en cette vie avec Dieu, autant qu'il est possible, il doit nécessairement prendre ce moyen qui joint avec Lui et qui avec Lui a une très proche ressemblance.

49 On reconnaît les quatre éléments.



3. À quoi il faut prendre garde qu'entre toutes les créatures supérieures et inférieures, il n'y en a aucune qui joigne de près à Dieu, ni qui ressemble à son être, car, encore qu'il soit vrai que toutes, comme disent les théologiens, aient une certaine relation à Dieu et un vestige de Dieu - les unes plus, les autres moins, selon la noblesse plus ou moins grande de leur être -, de Dieu à elles, il n'y a aucun rapport ni ressemblance essentiels, au contraire, il y a une distance infinie entre son être divin et le leur; c'est pourquoi il est impossible que l'entendement puisse atteindre Dieu par le moyen des créatures, soit célestes, soit terrestres, pour autant qu'il n'y a aucune proportion de ressemblance. Aussi, David, parlant des célestes, dit : Il n'y a rien de semblable à toi parmi les dieux, Seigneur (Ps 85,8) ; appelant dieux les anges et les âmes saintes ; et ailleurs : Dieu, ton chemin est dans la sainteté. Quel grand Dieu y a-t-il comme notre Dieu ? (Ps 16,14) ; comme s'il disait: Le chemin pour venir à toi, Seigneur est un chemin saint, à savoir, la pureté de la foi; car quel Dieu se trouvera si grand? c'est-à-dire, quel ange si élevé en son être et quel saint si exalté en gloire sera si grand qu'il soit un chemin proportionné et suffisant pour venir à toi? Le même David parlant conjointement des choses terrestres et célestes, dit: Haut est le Seigneur et il regarde les choses basses, et les choses hautes, il les connaît de loin (Ps 131,6) ; comme s'il disait: Étant si relevé en son être, il voit l'être des choses terrestres fort bas, comparé à la hauteur de son être ; et les choses hautes, qui sont les créatures célestes, il les aperçoit et les connaît fort éloignées de son être. Donc toutes les créatures ne peuvent servir à l'entendement de moyen proportionné pour atteindre Dieu.

4. Ni plus ni moins, tout ce que l'imagination peut imaginer et l'entendement recevoir et comprendre en cette vie n'est, ni ne peut être un moyen prochain pour l'union de Dieu ; car, si nous parlons naturellement, comme l'entendement ne peut comprendre aucune chose si elle n'est comprise et ne se trouve sous les formes et l'image des choses que l'on reçoit par les sens corporels - qui, nous avons dit, ne peuvent servir de moyen - on ne peut tirer profit de l'intelligence naturelle. Si nous parlons de la surnaturelle selon qu'il se peut en cette vie, par sa puissance ordinaire l'entendement n'a point d'aptitude ni de capacité en la prison du corps pour recevoir une claire connaissance de Dieu ; vu que cette connaissance n'est pas de cet état, car ou il faut mourir ou ne pas la recevoir. C'est pourquoi, à Moïse qui lui demandait cette connaissance claire, Dieu répondit qu'il ne pourrait le voir, en disant: Pas un homme ne me verra qui puisse demeurer en vie (Ex 33,20). Et saint Jean dit: Dieu personne ne l'a jamais vu, ni chose qui lui ressemble (Jn 1,18). Et saint Paul (1Co 2,9) avec Isaïe: L'oeil ne l'a vu, ni l'oreille ouï, et il n'est point tombé au coeur de l'homme. C'est la cause pour laquelle Moïse n'osait contempler le buisson ardent où Dieu était présent, comme il est dit aux Actes des Apôtres (Ac 1,32), car il savait que son entendement ne pouvait considérer aucune chose de Dieu comme convenable, conformément à ce qu'il sentait de Dieu. Et d'Élie, notre Père, il est dit que sur le mont il se couvrit la face en présence de Dieu (1R 19,13), ce qui signifie aveugler l'entendement; ce qu'il fit alors, n'osant porter une main si basse sur une chose si élevée, sachant avec évidence que tout ce qu'il eût considéré et compris particulièrement, eût été bien distant et dissemblable de Dieu.

5. Ainsi, il n'y a aucune notion50 ni préhension surnaturelle, en cet état mortel, qui puisse servir de proche moyen pour la haute union d'amour de Dieu. Parce que tout ce que l'entendement peut comprendre, tout ce que la volonté peut goûter et l'imagination inventer est très dissemblable et disproportionné -comme nous avons dit - à Dieu. Le prophète Isaïe (Is 40,18-19) donne tout ceci admirablement à entendre en cette remarquable autorité, en disant : À qui avez-vous fait Dieu semblable ? Ou quelle image lui mettez-vous qui lui ressemble. Peut-être que le ferronnier en a fait quelque statue, ou que l'orfèvre l'a figuré avec l'or ou l'argentier avec des lames d'argent ? Par le ferronnier est désigné l'entendement dont l'office est de former les notions en les extrayant du fer des images et fictions. Par l'orfèvre s'entend la volonté qui est habile à recevoir la figure et la forme du plaisir causé par l'or de l'amour. Par l' argentier, qu'il dit ici ne pouvoir figurer Dieu avec des lames d'argent, s'entend la mémoire avec l'imagination, dont les notions et les images qu'elle peut feindre et fabriquer ressemblent aux lames d'argent. Et c'est comme s'il disait: ni l'entendement avec ses connaissances ne pourra concevoir chose qui lui soit semblable; ni la volonté goûter de délectation et de douceur qui ressemble à celle qui est Dieu, ni la mémoire mettre en l'imagination des notions et des images qui le représentent. D'où il est évident qu'aucune de ces connaissances ne saurait immédiatement acheminer l'entendement à Dieu, et que pour arriver à Lui, il doit plutôt cheminer sans entendre que de vouloir entendre, et plutôt en s'aveuglant et se mettant en ténèbre qu'en ouvrant les yeux pour s'approcher plus près du rayon divin.

50 Au sens ancien, noticia signifie connaissance. Nous traduisons par notion, notice ou connaissance.



6. Et de là vient que la contemplation, par laquelle l'entendement a la plus haute connaissance de Dieu, on la nomme théologie mystique, c'est-à-dire sagesse secrète de Dieu, parce qu'elle est cachée à l'entendement même qui la reçoit ; et pour cela saint Denis l'appelle rayon de ténèbre51. D'elle le prophète Baruc dit (Ba 3,23): Pas un ne sait son chemin et ne saurait imaginer ses sentiers. Il est donc certain que l'entendement doit fermer tous les sentiers auxquels il pourra arriver, s'il veut s'unir à Dieu. Aristote dit que, comme les yeux de la chauve-souris se comportent envers le soleil qui les met totalement en ténèbres, ainsi notre entendement se comporte à l'égard de ce qui est le plus lumière en Dieu, qui est totalement ténèbre pour nous. Il dit davantage : que plus les choses divines en soi sont hautes et claires, plus elles nous sont inconnues et obscures52. L'Apôtre en affirme autant en disant: Ce qui est élevé en Dieu est le moins connu des hommes (1Co 3,19).

51 Théologie mystique, C. I, § 1 : PG 3, 999.
52 Metaph. II chap 1, 993 b 10. Frued. Triest, 1948 p. 60.



7. Nous ne manquerions pas ici d'autorités et de raisons pour prouver et montrer qu'il n'y a point d'échelle avec laquelle l'entendement puisse arriver à ce haut Seigneur, parmi toutes les choses créées et qui peuvent tomber dans l'entendement; mais plutôt: il est nécessaire de savoir que si l'entendement voulait se servir de toutes ces choses, ou de quelques-unes d'entre elles, comme d'un moyen très proche pour une telle union, non seulement elles lui nuiraient, mais elles pourraient en outre le précipiter en plusieurs erreurs et tromperies en la montée de cette montagne.


Chapitre 9 - COMMENT LA FOI EST LE MOYEN LE PLUS PROCHE ET LE PLUS PROPORTIONNÉ À L'ENTENDEMENT, AFIN QUE L'ÂME PUISSE PARVENIR À LA DIVINE UNION D'AMOUR.

- ON LE PROUVE AVEC AUTORITÉS ET FIGURES DE LA DIVINE ÉCRITURE.



1. De ce qui a été dit, nous déduisons qu'afin que l'entendement soit disposé à cette union divine, il faut qu'il demeure net et vide de tout ce qui peut tomber dans le sens, et dénué et débarrassé de tout ce qui peut tomber clairement dans l'entendement intimement en repos et apaisé, établi en la foi ; qui seule est le moyen proche et proportionné pour que l'âme s'unisse avec Dieu. Attendu que, si grande est la ressemblance entre elle et Dieu qu'il n'y a d'autre différence sinon que Dieu soit vu ou soit cru ; parce que comme Dieu est infini, ainsi elle nous le propose infini, et comme il est Trine et Un, elle nous le propose Trine et Un, et comme il est ténèbre pour notre entendement, ainsi aveugle-t-elle et éblouit-elle notre entendement ; et ainsi, par ce seul moyen Dieu se manifeste à l'âme en lumière divine, qui surpasse tout entendement. C'est pourquoi, plus l'âme a de foi, plus elle est unie à Dieu. Et c'est ce que saint Paul a voulu dire dans l'autorité que nous avons alléguée, en disant : Celui qui veut s'unir avec Dieu est obligé de croire (He 11,6); c'est-à-dire doit s'acheminer par foi vers Lui, ce qui se fait, l'entendement demeurant aveugle et dans l'obscurité en la foi seule, parce que sous cette ténèbre l'entendement s'unit à Dieu et sous elle Dieu est caché, selon ce que dit David par ces paroles : Il a mis l'obscurité sous ses pieds; il est monté par-dessus les chérubins et a volé sur les ailes des vents et, pour cachette, a mis les ténèbres et une eau ténébreuse (Ps 11,10).

2. Il dit avoir mis l'obscurité sous ses pieds et pris les ténèbres pour cachette et que son tabernacle autour de lui est de l'eau ténébreuse, en cela se dénote l'obscurité de la foi où il est enfermé. Et dire qu'il est monté au-dessus des chérubins, qu'il a volé sur les ailes des vents, signifie comment il plane au-dessus de tout entendement ; parce que chérubins veulent dire intelligents ou contemplants, et les ailes des vents figurent les connaissances et les conceptions subtiles et relevées des esprits ; son être est bien au-dessus de toutes, là où personne par soi-même ne peut atteindre.

3. En figure de cela, nous lisons en l'Écriture que, Salomon ayant achevé de bâtir le temple, Dieu descendit dans une nuée et remplit le temple, en sorte que les enfants d'Israël ne pouvaient voir; et alors Salomon parla et dit: Le Seigneur a promis qu'il devait demeurer en ténèbre (1R 8,12). À Moïse aussi il apparut sur la montagne en ténèbre (Ex 24,15-18), dont il était couvert. Et toutes les fois que Dieu se communiquait beaucoup, il apparaissait en ténèbre; comme on voit dans Job (Jb 38,1 Jb 40,1), où l'Écriture dit que Dieu lui parla dans l'air obscur. Toutes ces ténèbres désignaient l'obscurité de la foi où la Divinité est cachée quand elle se communique à l'âme ; elle finira, comme dit saint Paul, quand ce qui n'est qu'en partie prendra fin (1Co 13,10), à savoir cette ténèbre de la foi, et ce qui est parfait viendra, à savoir la lumière divine. Ce dont nous avons aussi une assez bonne figure en la troupe de Gédéon, où il est dit que tous les soldats avaient des lumières dans les mains et ne les voyaient pas, parce qu'elles étaient cachées dans les ténèbres des vases, qui étant rompus, la lumière apparut aussitôt (Jg 1,16-20) ; et ainsi la foi, qui est figurée par ces vases, contient en soi la lumière divine ; cette foi étant achevée et cassée par la rupture et fin de cette vie mortelle, à l'instant paraîtra la gloire et la lumière de la Divinité qu'elle contenait en soi.

4. Il est donc clair que l'âme, pour venir à s'unir à Dieu en cette vie et pour communiquer immédiatement avec Lui, a besoin de s'unir avec la ténèbre où Salomon dit que Dieu avait promis d'habiter, et qu'elle doit se tenir près de l'air ténébreux où il daigna révéler ses secrets à Job, et prendre en mains à l'obscurité les cruches de Gédéon, pour tenir en ses mains (c'est-à-dire dans les oeuvres de sa volonté) la lumière qui est l'union d'amour, bien qu'obscurément en foi, afin qu'aussitôt que les vases de cette vie seront rompus, qui seuls empêchaient la lumière de la foi, on voie Dieu face à face dans la gloire.

5. Il reste maintenant à traiter en particulier de toutes les intelligences et préhensions que l'entendement peut recevoir, quels empêchements et dommages elles peuvent faire en ce chemin de la foi, et comment l'âme doit s'y comporter, afin qu'elles lui soient plus utiles que nuisibles, tant celles qui viennent de la part des sens que celles qui sont de l'esprit.



Montée Carmel II - 2003 6