Montée Carmel II - 2003 10

Chapitre 10 - DANS LEQUEL ON FAIT LA DISTINCTION DE TOUTES LES PRÉHENSIONS ET DE TOUTES LES INTELLIGENCES QUI PEUVENT TOMBER DANS L'ENTENDEMENT


1. Pour traiter en particulier du profit et du dommage que les notions et idées de l'entendement peuvent causer à l'âme touchant ce moyen que nous avons dit, la foi pour l'union divine, il est nécessaire de poser ici une distinction de toutes les idées tant naturelles que surnaturelles qu'il peut recevoir, afin que nous dressions en elles, plus distinctement et par ordre, l'entendement en la nuit et obscurité de la foi : ce que nous ferons le plus succinctement qu'il nous sera possible.

2. Il faut donc savoir que par deux voies l'entendement peut recevoir des notions et des intelligences : l'une naturelle, l'autre surnaturelle. La naturelle est tout ce que l'entendement peut comprendre, soit par la voie des sens corporels, soit par soi-même. La surnaturelle est tout ce qui est donné à l'entendement au-dessus de sa capacité et habileté naturelle.

3. De ces notions surnaturelles, les unes sont corporelles, les autres sont spirituelles. Les corporelles sont en deux manières : les unes qui sont reçues par la voie des sens corporels extérieurs : les autres, par la voie des sens corporels intérieurs, en quoi est compris tout ce que l'imagination peut saisir, feindre et fabriquer.

4. Les spirituelles sont aussi en deux manières : les unes sont distinctes et particulières, et l'autre est confuse, obscure et générale. Dans les distinctes et particulières, il entre quatre manières de préhensions particulières qui se communiquent à l'esprit sans l'entremise d'aucun sens corporel: ce sont les visions, révélations, paroles et sentiments spirituels. L'intelligence obscure et générale consiste en une seule, à savoir la contemplation qui se donne en foi. En elle nous devons mettre l'âme, l'acheminant à elle à travers toutes les autres en commençant par les premières, et en la dénuant d'elles.


Chapitre 11 -DE L'EMPÊCHEMENT ET DU DOMMAGE QUE L'ÂME PEUT RECEVOIR DANS LES PRÉHENSIONS DE L'ENTENDEMENT

PAR VOIE DE CE QUI SURNATURELLEMENT EST REPRÉSENTÉ AUX SENS CORPORELS EXTÉRIEURS, ET COMMENT L'ÂME DOIT S'Y CONDUIRE



1. Les premières connaissances dont nous avons parlé au précédent chapitre sont celles qui appartiennent à l'entendement par voie naturelle. Parce que nous en avons traité au premier livre, où nous avons acheminé l'âme en la Nuit du sens, nous n'en parlerons plus ici, car les concernant nous avons donné alors une doctrine pertinente à l'âme. Ainsi, le présent chapitre sera de ces notions et de ces préhensions qui n'appartiennent que surnaturellement à l'entendement par voie des sens corporels extérieurs, qui sont: voir, ouïr, flairer, goûter et toucher, au sujet desquels peuvent naître et se produisent habituellement chez les spirituels des représentations et des objets surnaturels. Car il se présente à leur vue des figures et des personnes de l'autre vie, de quelques saints, de bons ou de mauvais anges, et des lumières et splendeurs extraordinaires. Et avec l'ouïe, ils entendent des paroles extraordinaires, tantôt dites par ceux qu'ils voient, tantôt sans voir qui les dit. Dans l'odorat ils sentent parfois de très suaves odeurs, sans savoir d'où elles viennent. Au goût aussi il leur arrive de sentir une très douce saveur, et dans le toucher une grande jouissance, et parfois telle qu'il semble que toutes les moelles et que tous les os s'éjouissent, soient florissants et se baignent dans les délices, comme est habituellement celle qu'on appelle onction de l'esprit, qui descend de lui jusque dans les membres des âmes pures. Et ce goût du sens est très ordinaire aux spirituels, parce que, de l'affection et dévotion de l'esprit sensible, il en découle plus ou moins, chacun à sa manière.

2. Or il faut savoir que bien que toutes ces choses puissent arriver aux sens par la voie de Dieu, il ne faut jamais s'y fier, ni les admettre, mais les fuir totalement, sans vouloir examiner si elles sont bonnes ou mauvaises ; car plus elles sont extérieures et corporelles, moins il est certain qu'elles viennent de Dieu, car il est plus propre et ordinaire à Dieu de se communiquer à l'esprit - où il y a plus de certitude et de profit pour l'âme - qu'au sens, où il y a ordinairement beaucoup de danger et de tromperie, étant donné qu'en elles le sens corporel se rend juge et appréciateur des choses spirituelles, pensant qu'elles sont comme il les sent, alors qu'elles sont aussi différentes que le corps de l'âme et la sensualité de la raison; car le sens corporel est aussi ignorant des choses rationnelles et encore plus, dis-je, des spirituelles, comme une bête des choses raisonnables, et même davantage.

3. Et ainsi, il se trompe beaucoup celui qui estime de telles choses, et il se met en grand danger d'être trompé, et pour le moins il aura en soi un total empêchement pour aller au spirituel, parce que toutes ces choses corporelles, comme nous avons dit, n'ont aucune proportion avec les spirituelles ; et ainsi il faut toujours tenir que de telles choses viennent du démon plutôt que de Dieu, vu que le démon a plus de pouvoir dans l'extérieur et le corporel, et y induit en erreur bien plus aisément qu'en ce qui est plus intérieur et spirituel.

4. Ces objets et ces formes corporelles, plus ils sont en soi extérieurs, moins ils profitent à l'intérieur et à l'esprit, à cause de la grande distance et du peu de proportion qu'il y a entre le corporel et le spirituel, car, bien que par elles se communique un peu d'esprit - comme il se communique toujours quand elles sont de Dieu -, c'est beaucoup moins que si les mêmes choses étaient plus spirituelles et intérieures ; et ainsi, elles causent plus facilement de l'erreur, de la présomption et de la vanité en l'âme, parce qu'étant si palpables et matérielles, elles émeuvent fort le sens ; et il semble au jugement de l'âme que ce soit une grande chose puisque cela est fort sensible, et elle court après, abandonnant la foi, pensant que cette lumière est le guide et le moyen de son aspiration, qui est l'union de Dieu; et elle perd d'autant plus le chemin et le moyen qui est la foi, qu'elle fait davantage cas de telles choses.

5. En outre, l'âme qui se voit avec ces choses extraordinaires conçoit souvent une secrète opinion de soi-même, qu'elle est déjà quelque chose devant Dieu, ce qui est contraire à l'humilité. Le démon aussi sait bien glisser en l'âme une satisfaction de soi cachée, et parfois très manifeste. C'est pourquoi il met souvent ces objets dans les sens, montrant à la vue des figures saintes et des lumières très éclatantes et des paroles en l'ouïe bien déguisées et des odeurs très suaves, et des douceurs dans la bouche, et dans le toucher des délices, afin que les ayant appâtés par là, il les attire en bien des maux. De sorte qu'il faut toujours rejeter ces représentations et sentiments, car à supposer que certains soient de Dieu, cela néanmoins ne fait point de tort à Dieu, ni ne laisse pas d'en recevoir l'effet et le fruit que Dieu par eux veut faire à l'âme, encore que l'âme les rejette et ne les veuille.

6. La raison en est que la vision corporelle, ou le sentiment en l'un des autres sens, aussi bien qu'en toute autre communication des plus intérieures, si elle est de Dieu, à l'instant qu'elle paraît ou se sent, elle opère son effet en l'esprit, sans attendre que l'âme délibère si elle l'admet ou pas ; car comme Dieu donne ces choses surnaturellement sans participation suffisante ni habileté de l'âme, de même, sans son soin ni son adresse, Dieu fait en elle ce qu'il veut par de telles choses, parce que cela s'opère passivement en l'esprit, et ainsi cela ne consiste pas à vouloir ou ne pas vouloir pour que cela soit ou ne soit pas ; comme si on jetait du feu sur un homme nu, il ne lui servirait de rien de ne pas vouloir se brûler, vu que le feu ferait forcément son effet. Ainsi sont les bonnes visions et représentations, qui même sans le vouloir de l'âme, font leur effet en elle premièrement et principalement plutôt que dans le corps. De même celles qui sont de la part du démon, malgré l'âme, causent en elle du trouble, ou de l'aridité, ou de la vanité, ou de la présomption en l'esprit; encore qu'elles n'aient pas tant d'efficacité en l'âme que celles de Dieu au bien; parce celles du démon peuvent seulement mettre les premiers mouvements dans la volonté -et ne sauraient la porter à davantage si elle n'y consent - ; et leur inquiétude ne dure guère, si le peu de courage et de soin de l'âme ne l'entretient; mais celles qui sont de Dieu pénètrent l'âme et meuvent la volonté à aimer et laissent leur effet auquel l'âme ne peut pas plus résister, encore le voudrait-elle, que la vitre au rayon du soleil quand il donne sur elle.

7. Ainsi, l'âme ne doit jamais se risquer à vouloir les admettre, même si, comme je dis, elles sont de Dieu, car si elle veut les admettre, il y a six inconvénients. Le premier que la foi aille en diminuant, parce que les choses qu'on expérimente avec les sens y dérogent grandement, puisque la foi, nous l'avons dit, est au-dessus de tout sens ; et ainsi on s'écarte du moyen de l'union de Dieu, en ne fermant pas les yeux de l'âme à toutes ces choses des sens. Le deuxième, que si on n'y renonce pas, cela empêche l'esprit, parce que l'âme s'y arrête et l'esprit ne vole pas à l'invisible. C'est là une des causes pour lesquelles le Seigneur dit à ses disciples pourquoi il fallait qu'il s'en allât afin que vînt l'Esprit Saint (Jn 16,1); comme aussi il ne laissa pas Marie-Madeleine toucher ses pieds (Jn 20,11) après la résurrection, afin qu'elle s'établît en foi. Le troisième est que l'âme devient propriétaire en de telles choses et ne chemine pas en la vraie soumission et nudité d'esprit. Le quatrième, qu'elle perd l'effet et l'esprit qu'elles causent en l'intérieur, parce qu'elle met les yeux dans le sensible de ces choses, qui est le moins important ; et ainsi elle ne reçoit pas si abondamment l'esprit qu'elles causent, qui s'imprime et se conserve davantage en niant tout le sensible, qui est fort différent du pur esprit. Le cinquième, qu'elle va perdant les bienfaits de Dieu, attendu qu'elle s'en rend propriétaire et n'en profite pas bien ; et les prendre avec propriété et ne pas en faire son profit, c'est vouloir les accaparer; car Dieu ne les donne pas pour que l'âme veuille les prendre, puisque jamais l'âme ne doit se déterminer à croire qu'elles sont de Dieu. Le sixième est qu'en voulant les admettre, elle ouvre la porte au démon pour la tromper en d'autres semblables, qu'il sait fort bien simuler et déguiser en sorte qu'elles paraissent bonnes, puisqu'il peut, comme dit l'Apôtre, se transfigurer en ange de lumière (2Co 11,14). Dont nous traiterons, moyennant la faveur divine, au Livre II, au chapitre de la gourmandise spirituelle53.

53 Nuit Obscure, I, 6.



8. Ainsi, convient-il toujours à l'âme de les rejeter à yeux clos, de quelque part qu'elles viennent, parce que, si elle ne le faisait pas, elle donnerait tellement lieu à celles du démon, et favoriserait tellement le démon, que non seulement elle recevrait les unes au lieu des autres, mais que celles du démon se multiplieraient et que celles de Dieu cesseraient, tellement que tout se réduirait à être du démon et qu'il n'y aurait plus rien de Dieu ; comme il est arrivé à plusieurs âmes imprudentes et de peu de savoir, qui se sont tellement abandonnées à recevoir ces choses, que beaucoup ont été empêchées de retourner à Dieu en pureté de foi ; et plusieurs ne purent retourner, le démon ayant jeté en elles de nombreuses racines. C'est pourquoi, il vaut mieux se fermer à elles et les nier toutes, parce que dans les mauvaises on évitera les tromperies du démon, et dans les bonnes l'empêchement de la foi, et l'esprit ne laissera pas d'en tirer profit. Et comme Dieu les ôte quand on les admet, parce qu'ordinairement on y a de la propriété sans aucun fruit, et que le démon y introduit et augmente les siennes, parce qu'il trouve place et libre accès pour elles, ainsi, quand l'âme est soumise et contraire à elles, le démon cesse, voyant qu'il ne nuit point par là, et Dieu, au contraire, augmente et perfectionne les faveurs en cette âme humble et désappropriée, la traitant dans les grandes choses, comme le serviteur qui a été fidèle en peu de choses (Mt 25,21).

9. En ces faveurs, si l'âme se montre fidèle et retirée, le Seigneur ne s'arrêtera pas jusqu'à ce qu'il l'ait élevée de degré en degré à l'union et transformation divine ; car Notre Seigneur éprouve l'âme et l'élève de telle façon que premièrement il lui donne des choses très extérieures et très basses selon le sens, suivant sa petite capacité, afin que, se comportant comme elle doit en usant sobrement de ces premières bouchées seulement pour se nourrir et fortifier, il la conduise à une nourriture meilleure et plus abondante. De manière que si elle surmonte le démon au premier degré, elle passera au deuxième et si elle fait de même au deuxième, elle passera au troisième, et de là par toutes les sept demeures54, jusqu'à ce que son Époux la mette dans le cellier du vin (Ct 2,4) de sa parfaite charité, que sont les sept degrés d'amour.



54 On pense au château intérieure de Thérèse d'Avila.



10. Heureuse l'âme qui pourra combattre cette bête de l'Apocalypse (Ap 12,3) qui a sept têtes, ennemies de ces sept degrés d'amour, avec lesquelles elle guerroie contre chacun et, avec chacune, bataille contre l'âme en chacune de ces demeures, dans lesquelles l'âme s'exerce, gagnant chaque degré d'amour de Dieu ! Sans doute, si elle combat fidèlement en chacune et si elle est victorieuse, elle méritera de passer de degré en degré et de demeure en demeure, jusqu'à ce qu'elle arrive à la dernière, après avoir tranché les sept têtes de la bête, avec lesquelles celle-ci lui faisait une guerre furieuse; tellement que saint Jean dit en ce lieu qu'il lui fut permis d'attaquer les saints et de pouvoir les vaincre, mettant en oeuvre contre chacun de ces degrés d'amour des armes et des munitions suffisantes (Ap 13,1-7). Aussi, l'on ne saurait assez déplorer que plusieurs, qui entrent au combat spirituel contre la bête, n'aient même pas le courage de lui couper la première tête en renonçant aux choses sensibles du monde ; et si quelques-uns en viennent à bout et la tranchent, ils ne tranchent pas la deuxième, qui sont les visions du sens dont nous parlons. Mais ce qui est le plus triste est que quelques-uns ayant tranché la deuxième et la première, et même la troisième - qui concerne les sens sensitifs intérieurs, dépassant l'état de la méditation, et même plus avant -, au moment où ils sont sur le point d'entrer au pur de l'esprit, cette bête spirituelle les vainc, et de nouveau elle se révolte contre eux et ressuscitant jusqu'à la première tête, elle fait qu'ils sont pires à la fin qu'au début, prenant avec soi sept autres esprits pires qu'elle (Lc 11,26).

11. Le spirituel doit donc nier toutes les préhensions et délectations temporelles qui tombent dans les sens extérieurs, s'il veut couper la première et la seconde tête de cette bête, en entrant dans la première demeure d'amour et dans la seconde de foi vive, sans vouloir faire profit ni s'embarrasser avec ce qui est donné aux sens, car c'est ce qui déroge le plus à la foi.

12. Il est donc clair que ces visions et préhensions sensibles ne peuvent servir de moyen à l'union, puisqu'elles n'ont aucune proportion avec Dieu. Et c'est une des causes pour lesquelles Christ ne voulait pas que la Madeleine le touchât (Jn 20,11), ni saint Thomas (Jn 20,29).

Et ainsi le démon est fort aise qu'une âme veuille admettre des révélations et qu'il l'y voie portée, parce qu'il a bien l'occasion alors et le moyen de couler ses erreurs et selon ses possibilités de rabaisser la foi, car comme j'ai dit, l'âme qui les désire devient fort rude, et parfois avec beaucoup de tentations et d'impertinences.

13. Je me suis un peu étendu sur ces préhensions extérieures pour donner plus de lumière et éclairer davantage celles dont nous allons traiter. Mais il y a tellement à dire à ce sujet, que ce ne serait jamais fini, et je confesse avoir beaucoup abrégé. Je veux seulement dire qu'on prenne bien garde à ne les admettre jamais, si ce n'est quelquefois, avec un avis exceptionnel, et alors sans le désirer nullement, et il me semble que ce qui a été dit suffit en cette partie.




Chapitre 12 - DANS LEQUEL IL EST TRAITÉ DES PRÉHENSIONS IMAGINAIRES NATURELLES.

- ON DIT CE QU'ELLES SONT ET ON PROUVE QU'ELLES NE PEUVENT PAS ÊTRE UN MOYEN PROPORTIONNÉ POUR PARVENIR À L'UNION DE DIEU, ET LE TORT QU'ON SE FAIT DE NE PAS SAVOIR S'EN DÉTACHER



1. Avant de traiter des visions imaginaires qui ont coutume de se présenter surnaturellement au sens intérieur qui est l'imaginative et fantaisie55, il convient ici de traiter (pour procéder avec ordre) des préhensions naturelles du même sens intérieur corporel, afin que nous procédions du moins au plus, et du plus extérieur au plus intérieur, jusqu'à parvenir à l'intime recueillement où l'âme s'unit avec Dieu. C'est l'ordre que nous avons tenu jusqu'à maintenant, car nous avons traité premièrement de dépouiller les sens extérieurs des préhensions naturelles des objets -, et par conséquent des forces naturelles des appétits, ce qui a été au premier livre, où nous avons parlé de la Nuit du sens - ; puis nous avons commencé à dénuer ces mêmes sens des préhensions extérieures surnaturelles qui arrivent aux sens extérieurs (selon ce que nous avons fait au chapitre précédent) pour acheminer l'âme à la Nuit de l'esprit.

55 Imaginativa y fantasia. Au § 3 suivant Jean va préciser : « l'imaginative et la fantaisie sont les deux sens corporels intérieurs ». Il ne faut donc pas confondre la fantaisie avec l'imagination. En (VFB 3,69), il sera encore plus précis : « tous les sens du corps abordent avec les formes de leurs objets au sens commun qui est la fantaisie, comme à leur réceptacle et archive ». De même en (2MC 16,2). Nous n'avons trouvé cette définition de la fantaisie que chez Avicenne.



2. En ce second livre, ce qui s'offre maintenant en premier est le sens corporel intérieur, qui est l'imaginative et la fantaisie, de laquelle nous devons aussi évacuer toutes les formes et préhensions imaginaires qui y peuvent tomber naturellement et prouver qu'il est impossible que l'âme arrive à l'union de Dieu jusqu'à ce qu'elle cesse son opération en elles, pour autant qu'elles ne peuvent être ni propre moyen ni proche pour cette union.

3. Il faut donc savoir que les sens dont nous parlons ici en particulier sont deux sens corporels et intérieurs qu'on nomme imaginative et fantaisie56, qui ordinairement servent l'un à l'autre; parce que l'un discourt en imaginant, et l'autre rassemble l'imagination ou les fictions qui ont été imaginées. Et pour notre propos, traiter de l'un c'est traiter de l'autre; c'est pourquoi, quand nous ne les nommerons pas tous deux, que ce que nous avons dit ici soit bien entendu. D'où vient que tout ce que ces sens peuvent recevoir et fabriquer se nomme imaginations et fantaisies, qui sont des formes qui se présentent à ces sens avec une image et figure corporelle. Elles peuvent être en deux manières : les unes, surnaturelles, qui sans aucune opération de ces sens peuvent se représenter et se représentent passivement à eux; nous les nommons visions imaginaires par voie surnaturelle, dont nous traiterons après. Les autres sont naturelles : ce sont celles que, par leur habileté, ces sens peuvent activement fabriquer en eux-mêmes par leur opération, sous des formes, figures et images. Et ainsi, ces deux puissances servent à la méditation, qui est un acte de discours par le moyen des images, formes et figures fabriquées et formées par ces sens : comment imaginer Christ crucifié, ou attaché à la colonne, ou en un autre épisode; ou Dieu sur un trône en grande majesté; ou imaginer et considérer la gloire comme une très belle lumière, etc., et telles choses semblables, tant divines qu'humaines, qui peuvent tomber en l'imaginative. Toutes ces imaginations doivent être évacuées de l'âme, demeurant en obscurité selon ce sens, pour arriver à l'union divine, pour autant qu'elles ne peuvent avoir aucune proportion de proche moyen à l'égard de Dieu, aussi peu que les corporelles qui servent d'objet aux cinq sens extérieurs.

56 Voir page précédente, note 55.



4. La raison de cela est que l'imagination ne peut fabriquer ni imaginer aucune chose hors de celles qu'elle a expérimentées par les sens extérieurs, à savoir de ce qu'elle a vu de ses yeux, ouï des oreilles, etc. ; ou, tout au plus, peut-elle composer des choses semblables à celles qu'elle a vues, ouïes et senties, qui ne sont pas d'une entité supérieure, ni même égale, à celles qu'elle a reçues par les mêmes sens. Car encore qu'elle imagine des palais de perles et des montagnes d'or, parce qu'elle a vu de l'or et des perles, néanmoins, tout cela en vérité est moins que l'essence d'un peu d'or ou d'une perle, encore qu'en l'imagination cela semble multiplié et bien composé. Et comme les choses créées, ainsi qu'il a été dit ne peuvent avoir aucune proportion avec l'être de Dieu, il s'ensuit que tout ce qu'elle imaginera à leur ressemblance ne peut servir de moyen proche à l'union avec Lui, au contraire, nous l'avons dit, et bien moins encore.

5. D'où vient que ceux qui imaginent Dieu sous quelques-unes des figures suivantes : ou comme un grand feu, ou comme une lumière éclatante, ou quelques autres formes, et pensent que quelque chose de cela Lui ressemble, sont bien loin du compte; car bien qu'il soit nécessaire aux commençants d'avoir ces considérations, ces formes et modes de méditations pour séduire et appâter l'âme par le sens, (comme nous dirons après), et qu'ainsi ils servent de moyens éloignés pour s'unir à Dieu - par ces moyens les âmes doivent ordinairement passer pour arriver au terme et lieu du repos spirituel - néanmoins, ce doit être en telle sorte qu'ils passent par eux sans s'y arrêter toujours, parce que de cette manière ils n'arriveraient jamais au terme, qui n'est pas comme les moyens éloignés et n'a rien à voir avec eux; comme les degrés de l'escalier n'ont rien de comparable avec le terme et le haut de la montée dont ils sont les moyens, et si celui qui monte ne laissait les degrés en arrière, jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus, et s'il voulait s'arrêter sur l'un d'entre eux, jamais il n'arriverait ni ne monterait au lieu plan et paisible du terme. Pour la même raison, l'âme qui prétendra arriver en cette vie à l'union de ce souverain repos et bonheur doit passer par tous les degrés des considérations, formes et notices et en finir avec elles, vu qu'elles n'ont aucune ressemblance ni proportion avec le terme où elles acheminent, qui est Dieu. Ainsi, dans les Actes des Apôtres, saint Paul dit : non debemus oestimare auro vel argento, aut lapidi sculpturoe artis et cogitationis hominis, divinum esse similem; ce qui veut dire: Nous ne devons pas estimer ce qui est divin comme semblable à l'or ou à l'argent ou à la pierre artistement taillée ou à ce que l'homme peut fabriquer avec l'imagination (Ac 11,29).

6. Ainsi de nombreux spirituels s'abusent grandement, qui, s'étant exercés à s'approcher de Dieu par images, formes et méditations convenables aux commençants, et Dieu, les voulant attirer à des biens plus spirituels, plus intérieurs et invisibles en leur ôtant désormais le goût et le suc de la méditation qui se fait par discours, il n'achèvent point de s'en défaire et n'osent et ne savent quitter ces moyens palpables auxquels ils sont accoutumés ; et ainsi, ils s'efforcent encore de les garder, voulant aller par considération et méditation de formes comme avant, pensant que cela doit être toujours ainsi. En quoi ils peinent fort et trouvent peu ou point de suc ; au contraire, l'aridité, la fatigue et l'inquiétude de l'âme augmentent et s'accroissent d'autant plus qu'ils travaillent pour ce premier suc qui ne peut plus se trouver selon cette première manière, parce que l'âme ne savoure plus cette nourriture (comme nous avons dit) trop sensible, mais une autre plus délicate, plus intérieure et moins sensible, qui ne consiste pas à travailler avec l'imagination, mais à reposer l'âme et à la laisser en sa quiétude et son repos, ce qui est plus spirituel. Parce que plus l'âme s'avance en esprit, plus elle cesse l'oeuvre des puissances en actes particuliers, en se mettant plutôt en un seul acte général et pur; et ainsi, les puissances cessent d'opérer, qui cheminaient pour arriver où l'âme est parvenue, de même que les pieds s'interrompent et s'arrêtent, leur voyage achevé; car s'il fallait toujours marcher, on n'arriverait jamais, et si tout était moyen, où et quand jouirait-on des fins et du terme ?

7. C'est pourquoi, c'est pitié de voir qu'il y en a beaucoup qui, alors que leur âme veut être en cette paix et repos de quiétude intérieure où elle se remplit de paix et se nourrit de Dieu, l'inquiètent et la tirent dehors au plus extérieur, et veulent qu'elle retourne à marcher sans but par où elle cheminait auparavant, et qu'elle laisse la fin et le terme où elle se repose déjà, pour reprendre les moyens qui y acheminaient, qui sont les considérations. Ce qui n'arrive qu'avec un grand dégoût et répugnance de l'âme qui désire demeurer dans cette paix qu'elle n'entend pas, comme en son propre lieu; de même celui qui est arrivé avec peine là où il se repose, si on le fait retourner à l'oeuvre, cela lui pèse fort. Et comme ils ignorent le mystère de cette nouveauté, ils s'imaginent qu'ils demeurent oisifs, sans rien faire, de sorte qu'ils ne demeurent pas en repos, mais tâchent toujours de considérer et de discourir; de sorte qu'ils se remplissent de sécheresse et de labeur pour tirer le suc qu'ils n'exprimeront plus par là; au contraire, nous pouvons leur dire que plus ils redoublent d'efforts, moins cela leur profite, car plus ils s'obstineront de quelque façon, plus ils se trouveront pires, puisqu'ils tirent l'âme de la paix spirituelle, et c'est laisser le plus pour le moins, et reculer sur le chemin parcouru, et vouloir refaire ce qui est fait.

8. À ceux-là il faut dire qu'ils apprennent à demeurer avec attention et regard amoureux en Dieu en cette quiétude, sans se soucier de l'imagination ni de ses opérations, puisqu'alors (comme nous avons dit) les puissances se reposent et n'opèrent point activement, mais passivement, recevant ce que Dieu opère en elles ; et si parfois elles opèrent quelque peu, ce n'est pas avec effort, ni avec discours fort préparé, mais avec douceur d'amour, étant plus mues de Dieu que de l'habileté de l'âme, comme il sera déclaré après. Mais cela suffira, pour l'heure, à donner à entendre qu'il est nécessaire à ceux qui prétendent passer plus avant de savoir se détacher de tous ces modes et manières et opérations de l'imagination, au temps et au moment opportun où le demande et le requiert le progrès de l'état où ils sont.

9. Et afin qu'on apprenne quand et en quel temps cela doit être, nous donnerons au chapitre suivant quelques signes que le spirituel doit remarquer en soi pour connaître le temps et le moment opportun où il pourra librement user du terme dit et cesser de marcher par le discours et l'oeuvre de l'imagination.


Chapitre 13 - DANS LEQUEL ON DONNE LES SIGNES QUE LE SPIRITUEL DOIT AVOIR EN SOI PAR LESQUELS ON CONNAÎT EN QUEL TEMPS IL LUI CONVIENT DE LAISSER LA MÉDITATION

ET LE DISCOURS POUR PASSER À L'ÉTAT DE CONTEMPLATION

1. Et pour que cette doctrine ne demeure pas confuse, il sera convenable de donner à entendre en ce chapitre en quel temps et moment favorable il faudra que le spirituel laisse la méditation discursive par la voie desdites imaginations, formes et figures, afin qu'il ne les laisse ni plus tôt ni plus tard que l'esprit le requiert; parce que, comme il est à propos de les quitter à temps pour aller à Dieu, afin de ne pas être empêché par elles, de même aussi ne faut-il pas laisser la méditation imaginaire avant le temps, de peur de retourner en arrière. Parce que, bien que les préhensions de ces puissances ne servent de proche moyen d'union aux progressants, pourtant elles servent de moyen éloigné aux commençants, pour disposer et habituer l'esprit aux choses spirituelles par le sens et à cette occasion pour évacuer du sens, toutes les autres formes et images basses, temporelles, séculières et naturelles. Nous donnerons ici quelques marques et signes que le spirituel doit avoir en soi pour connaître s'il conviendra de les laisser en ce temps-là, ou non.

2. La première est de voir en soi qu'il ne peut plus méditer ni discourir avec l'imagination et qu'il n'y trouve plus de goût comme il en avait avant l'habitude ; au contraire, il trouve désormais de l'aridité là où il avait l'habitude de fixer le sens et d'en tirer du suc. Néanmoins tant qu'il tirera du suc et pourra discourir en la méditation, il ne doit pas la laisser, mais seulement quand son âme se mettra en la paix et quiétude dont il sera parlé au troisième signe.

3. La deuxième est quand il voit qu'il n'a aucune inclination de mettre l'imagination ni le sens en d'autres choses particulières, extérieures ni intérieures. Je ne dis pas qu'elle n'aille et ne vienne (car même en un grand recueillement, elle ne manque pas d'être vagabonde), mais que l'âme ne prenne pas plaisir de l'appliquer exprès en d'autres choses.

4. La troisième et la plus certaine est si l'âme prend plaisir à être seule avec attention amoureuse à Dieu, sans considération particulière, en paix intérieure, quiétude et repos, sans actes ni exercices des puissances, mémoire, entendement et volonté - du moins discursifs allant d'une chose à l'autre - mais seulement qu'elle demeure avec l'attention et connaissance générale amoureuse que nous disons, sans intelligence particulière et sans en comprendre l'objet.

5. Ces trois marques ensemble le spirituel doit les voir en soi, pour le moins, afin de se risquer à quitter sûrement l'état de la méditation et du sens et entrer en celui de la contemplation et de l'esprit.

6. Il ne suffit pas d'avoir la première seule sans la deuxième, car il se pourrait que cette impuissance d'imaginer et de méditer en les choses de Dieu comme avant, lui vînt de sa distraction et de son peu de diligence ; c'est pourquoi il doit voir aussi en soi la deuxième, qui est de n'avoir envie ni appétit de penser à d'autres choses étrangères ; car quand cela procède de distraction ou de tiédeur, de ne pouvoir fixer l'imagination et le sens en les choses de Dieu, on a aussitôt volonté et désir de la mettre en d'autres choses différentes, et envie de sortir de là. Il ne suffit pas non plus de voir en soi le premier et le deuxième signe, si le troisième n'y est conjointement; car, encore qu'il voie ne pouvoir discourir ni penser en les choses de Dieu, et qu'il n'ait pas non plus envie de penser en d'autres choses différentes, cela pourrait procéder de mélancolie ou de quelqu'autre mauvaise humeur du cerveau ou du coeur, causant dans le sens une certaine inhibition et suspension qui font qu'on ne pense à rien et ne veut rien et qu'on n'a pas envie de penser à aucune chose, mais seulement d'être en ce charme savoureux. Contre cela le spirituel doit avoir la troisième marque, qui est une connaissance et une attention amoureuse en paix, etc., comme nous avons dit.

7. Il est vrai qu'au commencement de cet état on ne voit presque pas cette connaissance amoureuse pour deux raisons : l'une, parce qu'au commencement, cette connaissance amoureuse est habituellement très subtile et délicate et quasi insensible; l'autre, parce que l'âme, ayant été habituée à l'autre exercice de la méditation qui est totalement sensible, n'aperçoit et ne sent presque pas cette autre nouveauté insensible, qui est désormais purement de l'esprit, spécialement quand, faute d'entendre ce nouvel état, elle ne se laisse pas reposer en lui, s'efforçant d'obtenir l'autre qui est plus sensible, avec lequel, quoique la paix intérieure amoureuse soit plus abondante, elle ne se met pas en situation pour la sentir, ni pour en jouir. Mais plus l'âme s'habituera à se laisser apaiser, toujours croîtra en elle et se sentira davantage cette connaissance générale amoureuse de Dieu, ce qu'elle goûte plus que toute autre chose, parce qu'elle lui apporte la paix, le repos, la saveur et un plaisir sans effort.

8. Et pour que ceci soit plus clair, nous dirons au chapitre suivant les causes et les raisons par lesquelles ces trois signes apparaîtront nécessaires pour acheminer à l'esprit.





Montée Carmel II - 2003 10