Montée Carmel II - 2003 14

Chapitre 14 - DANS LEQUEL ON PROUVE LA CONVENANCE DE CES SIGNES, EN DONNANT RAISON DE LA NÉCESSITÉ DE CE QUI A ÉTÉ DIT À LEUR SUJET POUR ALLER DE L'AVANT


1. Au sujet du premier signe que nous avons dit, il faut savoir que c'est pour deux raisons qui sont quasi comprises en une, que le spirituel - pour entrer dans la voie de l'esprit qui est la contemplative - doit laisser la voie imaginaire et de méditation sensible, quand il ne trouve plus de goût en elle ni ne peut plus discourir. La première, parce qu'il a été donné à l'âme, d'une certaine manière, tout le bien spirituel qu'elle devait trouver dans les choses de Dieu par la voie de méditation et du discours ; dont l'indice est de ne pouvoir plus méditer ni discourir comme avant, ni trouver plus de suc ni de nouveau goût en cela comme elle en trouvait avant, parce qu'elle n'était pas encore parvenue jusqu'à l'esprit qu'il y avait là pour elle. Car, ordinairement, toutes les fois que l'âme reçoit quelque bien spirituel, elle le reçoit en le goûtant (au moins avec l'esprit) dans ce moyen par où elle le reçoit et en fait son profit, sinon ce serait merveille s'il lui apportait du profit, ou si elle trouvait dans sa cause cet appui et ce suc qu'elle y trouve quand elle le reçoit. Cela se fait à la manière que disent les philosophes que quod sapit, nutrit ; c'est-à-dire : ce qui a de la saveur, nourrit et engraisse. C'est pourquoi Job le saint disait : Numquid poterit comedi insulsum, quod non est sale conditum ? Pourra-t-on manger l'insipide, qui n'est point assaisonné de sel ? (Jb 6,6). Telle est donc la cause pourquoi on ne peut considérer ni discourir comme avant: le peu de goût que l'esprit y trouve et le peu de profit.

2. La seconde cause est parce que l'âme, en ce temps, a désormais l'esprit de la méditation en substance et habitude. Car il faut savoir que la fin de la méditation et du discours dans les choses de Dieu, c'est de tirer quelque connaissance et amour de Dieu, et chaque fois que, par la méditation, l'âme la tire, c'est un acte, et comme plusieurs actes en n'importe quelle chose viennent à engendrer une habitude en l'âme, ainsi, beaucoup d'actes de ces connaissances amoureuses que l'âme a posés parfois en particulier, se poursuivent tellement par l'usage, qu'il s'en fait une habitude. Ce que Dieu a aussi accoutumé de faire en de nombreuses âmes sans le moyen de ces actes -au moins sans qu'il en ait précédé beaucoup -, en les mettant aussitôt en contemplation. De sorte que, ce que l'âme faisait auparavant parfois en travaillant à méditer en des connaissances particulières, s'est désormais (comme nous disons) constitué et tourné en elle, par l'usage, en habitude et en substance d'une connaissance amoureuse générale, ni distincte ni particulière comme avant. C'est pourquoi, se mettant en oraison, désormais, comme celui qui a déjà puisé l'eau, elle boit sans effort, avec suavité, sans qu'il soit besoin de la tirer des aqueducs des considérations passées, des formes et des figures ; de manière qu'aussitôt qu'elle se présente devant Dieu, elle se met en acte d'une connaissance confuse, amoureuse, paisible et tranquille, où l'âme boit la sagesse, l'amour et la saveur.

3. Et c'est la cause pour laquelle l'âme éprouve beaucoup de peine et d'insipidité, lorsque étant en ce repos on veut la faire méditer et travailler en des connaissances particulières ; il lui arrive comme à l'enfant qui recevant le lait qu'il trouve assemblé et ramassé au sein, on le lui ôte57 et l'on veut qu'avec sa diligence, en serrant et maniant, il retourne à le tirer et assembler; ou comme celui qui aurait ôté la peau et goûterait la substance, si on la lui faisait laisser pour recommencer à ôter ladite peau qui est déjà coupée; car il n'y trouverait plus de peau et ne goûterait plus de la substance qu'il avait déjà entre les mains, ressemblant en cela à celui qui laisse ce qu'il a pour prendre ce qu'il n'a pas.

57 Pour le sevrer.



4. Beaucoup font de même, en entrant en cet état, pensant que toute l'affaire consiste à discourir et à entendre des particularités par images et par formes (qui sont l'écorce de l'esprit) et ne les trouvant point en cette quiétude amoureuse et substantielle où leur âme veut se tenir et où ils n'entendent rien clairement, ils pensent être perdus et qu'ils perdent leur temps, et ils retournent chercher l'écorce de leur image et de leur discours, qu'ils ne trouveront plus parce qu'elle est ôtée. Et à la vérité ils se perdent, mais ce n'est pas comme ils pensent, car ils se perdent à leurs propres sens et à la première manière de sentir, ce qui est se gagner en l'esprit qu'on leur donne; en lui, moins ils entendent, plus ils entrent dans la Nuit de l'esprit (dont nous traitons en ce livre), par où ils doivent passer pour s'unir avec Dieu par-dessus tout savoir.

5. Quant au deuxième signe, il y a peu à dire parce que l'on voit déjà que, nécessairement, l'âme ne peut goûter en ce temps d'autres imaginations différentes qui soient au monde, vu que, de celles qui sont les plus conformes, qui sont celles de Dieu (selon ce que nous avons dit), elle ne goûte point pour les causes qui ont été dites. Seulement, comme il a été remarqué plus haut, en ce recueillement l'imaginative a coutume d'aller, de venir (mais non avec goût et volonté de l'âme ; au contraire, cela lui fait de la peine, parce qu'elle la trouble) et de troubler la paix et la saveur.

6. Et que le troisième signe qui est la connaissance ou le regard général et amoureux en Dieu, soit convenable et nécessaire pour pouvoir quitter ladite méditation, je n'estime pas nécessaire de le prouver ici vu que nous en avons déjà donné quelque chose à entendre en la première marque, et nous en traiterons expressément après, parlant de cette connaissance générale et confuse en son lieu, qui sera après toutes les préhensions particulières de l'entendement. Nous n'en dirons qu'une seule raison qui montrera clairement comment, au cas où le contemplatif doit laisser la voie de la méditation et du discours, cette connaissance ou ce regard amoureux et général de Dieu lui est nécessaire. C'est que, si l'âme n'avait alors cette connaissance ou présence en Dieu, il s'ensuivrait qu'elle ne ferait rien et n'aurait rien, parce que, laissant la méditation par laquelle l'âme opère en discourant avec les puissances sensitives, et lui manquant aussi la contemplation qui est la connaissance générale dont nous parlons, - en laquelle l'âme tient actuellement appliquées ses puissances spirituelles qui sont mémoire, entendement et volonté, déjà unies en cette connaissance qui est opérée et reçue en elles - elle manquerait infailliblement de tout exercice envers Dieu, puisque l'âme ne peut opérer ni recevoir ce qui est opéré en elle, si ce n'est par la voie de ces deux sortes de puissances, les sensitives et les spirituelles ; car, par les puissances sensitives (comme nous avons dit) elle peut discourir et chercher et opérer les connaissances des objets et par le moyen des puissances spirituelles, elle peut s'éjouir des connaissances déjà reçues en ces puissances, sans qu'elles n'opèrent plus.

7. Ainsi la différence qu'il y a de l'exercice que l'âme fait concernant les unes et les autres puissances, est celle qu'il y a entre agir et jouir de l'action faite, ou celle qu'il y a entre l'effort d'aller en marchant et le repos et la quiétude dont on jouit au terme ; ou aussi comme entre apprêter la nourriture et la manger et la goûter quand elle est apprêtée et mâchée, sans aucune manière d'exercice d'action, et celle qu'il y a entre recevoir et profiter désormais de ce que l'on a reçu. Si l'âme n'était pas employée soit à opérer avec les puissances sensitives, ce qui est la méditation et le discours, soit en ce qui est déjà reçu et opéré dans les puissances spirituelles, ce qui est la contemplation et la connaissance que nous avons dites, demeurant oisive dans les unes et les autres, on ne pourrait dire, ni d'où ni comment l'âme est occupée. Donc cette connaissance est nécessaire pour quitter la voie de la méditation et du discours.

8. Mais il faut savoir que cette connaissance générale dont nous parlons est parfois si subtile et délicate, principalement quand elle est plus pure et simple et parfaite, et plus spirituelle et intérieure, que l'âme encore qu'elle y soit employée, ne la voit ni ne la sent. Ce qui arrive principalement (comme nous avons dit) lorsqu'elle est en soi plus claire et parfaite et simple; et elle l'est quand elle rencontre une âme plus nette et plus éloignée d'autres intelligences et notions particulières dans lesquelles l'entendement ou le sens pourrait s'attacher ; et parce que l'âme manque de ces notions particulières, où l'entendement et le sens ont pouvoir et coutume de s'exercer, elle ne sent point cette connaissance générale, pour autant que lui manquent ses sensibles habituels. C'est la cause pourquoi plus cette connaissance est pure, parfaite et simple, moins l'entendement la sent et plus elle lui paraît obscure; et au contraire, quand cette connaissance est en soi moins pure et moins simple en l'entendement, l'entendement la trouve plus claire et plus forte, car elle est vêtue ou mêlée ou enveloppée en quelques formes intelligibles que l'entendement ou le sens peut mieux apercevoir.

9. Ce qui s'entendra bien par cette comparaison. Si nous considérons le rayon du soleil qui entre par la fenêtre, nous voyons que plus l'air est rempli d'atomes58 et de poussières, plus ce rayon paraît palpable, sensible et clair à la vue du sens, il est néanmoins évident qu'alors le rayon est en soi moins pur, moins simple, moins clair et moins parfait, étant environné de tant de poussières et d'atomes. Et nous voyons aussi que quand il est plus pur et plus net de ces poussières et atomes, il semble moins palpable et plus obscur à l'oeil matériel ; et plus il est net, plus il lui semble obscur et moins perceptible. Si le rayon était totalement pur et net de tous les atomes et grains jusqu'à la moindre poussière, il semblerait entièrement obscur et imperceptible à l'oeil, pour autant que les choses visibles y manqueraient qui sont l'objet de la vue ; et ainsi l'oeil ne trouverait d'espèces où s'arrêter, car la lumière n'est pas si proprement l'objet de la vue, que le moyen pour voir ce qui est visible ; si bien que s'il n'y avait point d'objets visibles en lesquels le rayon ou la lumière fissent réflexion, on n'apercevrait rien ; de façon que si le rayon entrait par une fenêtre et sortait par une autre sans rencontrer aucune chose qui eût corps, on ne verrait rien, et néanmoins le rayon serait plus pur et plus net en soi que lorsque, pour être plein de choses visibles, on le voyait et sentait plus clair.

58 Corpuscules qui voltigent dans l'air.



10. Il en arrive de même touchant la lumière spirituelle pour la vue de l'âme, qui est l'entendement: en lui cette connaissance et lumière générale surnaturelle, dont nous parlons, se glisse si purement, si simplement et si dénuée et éloignée de toutes les formes intelligibles qui sont les objets de l'entendement, qu'il ne la sent ni aperçoit; au contraire, parfois (quand elle est plus pure) elle lui cause de l'obscurité, parce qu'elle l'éloigne de ses lumières ordinaires de formes et d'images, et alors il sent et aperçoit bien l'obscurité. Mais quand cette divine lumière n'investit pas l'âme avec tant de force, elle ne sent point d'obscurité, ne voit point de lumière et ne saisit chose qu'elle sache d'ici ni de là; et ainsi l'âme demeure parfois comme en grand oubli, de sorte qu'elle ne saurait dire où elle était, ni ce qui s'est fait, et il lui semble qu'aucun temps se soit passé pour elle. D'où il peut se faire - et il arrive ainsi - que plusieurs heures se passent en cet oubli, et que, l'âme revenant à soi, cela ne lui semble pas avoir duré, ou qu'il n'y a rien eu.

11. La cause de cet oubli est la pureté et la simplicité de cette connaissance ; occupant l'âme, elle la rend ainsi simple, pure et nette de toutes les données et formes du sens et de la mémoire, par où l'âme opérait dans le temps, et ainsi elle la laisse en oubli et sans temps. D'où vient que cette oraison, encore qu'elle soit fort longue, comme nous avons dit, semble très courte à l'âme, parce qu'elle a été unie en pure intelligence qui n'est pas dans le temps. Et c'est la prière courte (Si 35,21) qu'on dit pénétrer les cieux, courte parce qu'elle n'est pas dans le temps ; et qui pénètre les cieux, parce que l'âme est unie en intelligence céleste. Ainsi cette connaissance laisse l'âme, quand elle se réveille, avec les effets qu'elle a opérés en elle sans qu'elle s'en aperçût, qui sont un élèvement d'esprit à intelligence céleste, et une privation et exclusion de toutes les choses et de leurs formes et figures et souvenirs. Ce que David révèle lui être arrivé, revenant à soi de cet oubli en disant: Vigilavi, et factus sum sicut passer solitarius in tecto (Ps 101,8) ; ce qui veut dire : Je me suis éveillé et je suis devenu comme un passereau solitaire sur le toit. Il dit solitaire, à savoir étranger et abstrait de toutes choses ; et sur le toit, c'est-à-dire l'esprit élevé en haut. Et ainsi l'âme demeure comme ignorante de toutes choses, parce qu'elle sait seulement Dieu sans savoir comment. Aussi l'Épouse déclare dans les Cantiques59 (Ct 6,11), parmi les effets de ce sommeil et de cet oubli, ce non savoir quand elle dit qu'elle y descendit, en précisant: Nescivi, c'est-à-dire: Je n'ai su. Mais (comme nous avons dit) encore qu'il semble à l'âme ne rien faire en cette connaissance, et qu'elle ne s'emploie à rien, puisqu'elle n'opère rien avec les sens ni avec les puissances, qu'elle ne croie pas néanmoins perdre son temps, car bien que le concours des puissances de l'âme cesse, toutefois son intelligence demeure en la manière que nous avons dite. C'est pourquoi dans les Cantiques, l'Épouse qui était sage, se répondit à soi-même à ce doute, en disant : Ego dormio et cor meum vigilat (Ct 5,2). Comme si elle disait: Quoique je dorme, en ce que je cesse naturellement d'opérer, mon coeur veille, surnaturellement élevé en connaissance surnaturelle.

59 Le Cantique des Cantiques de la Bible.



12. Or il faut savoir qu'on ne doit pas croire que cette connaissance doive causer nécessairement cet oubli pour être telle que nous disons ici, parce que cela arrive seulement quand Dieu prive l'âme de l'exercice de toutes les puissances naturelles et spirituelles ; ce qui arrive le moins souvent parce que cette connaissance n'occupe pas toujours l'âme entière. Et, pour qu'elle suffise dans le cas que nous traitons, c'est assez que l'entendement soit abstrait de toute connaissance particulière, soit temporelle, soit spirituelle, et que la volonté n'ait envie de penser ni aux unes ni aux autres (comme il a été dit), parce qu'alors c'est le signe que l'âme est occupée. Et c'est là l'indice pour connaître que l'âme l'est, quand cette intelligence s'applique et est communiquée seulement à l'entendement, et c'est alors que parfois l'âme ne l'aperçoit pas ; car quand elle se communique conjointement à la volonté - ce qui est presque toujours - l'âme ne manque pas d'entendre peu ou beaucoup (si elle veut y regarder) qu'elle est employée et occupée en cette connaissance, pour autant qu'elle s'y sent avec une saveur d'amour, sans savoir ni entendre particulièrement ce qu'elle aime. C'est pourquoi on l'appelle connaissance amoureuse générale, car tout ainsi qu'elle l'est en l'entendement, se communiquant obscurément à lui, elle l'est aussi en la volonté, lui communiquant le goût et l'amour confusément, sans qu'elle sache distinctement ce qu'elle aime.

13. Cela suffira maintenant pour entendre qu'il convient à l'âme d'être employée en cette connaissance pour avoir à quitter la voie du discours spirituel, et pour s'assurer qu'encore qu'il lui semble qu'elle ne fait rien, elle est néanmoins bien occupée, si elle se voit avec les signes dits ; et pour qu'on entende aussi, par la comparaison que nous avons faite, que si cette lumière se présente à l'entendement plus compréhensible et plus palpable - comme fait le rayon de soleil à l'oeil quand il est rempli d'atomes -, pour cela l'âme ne doit pas l'estimer plus pure ni plus élevée, ni plus claire, car il est évident, selon ce que disent Aristote et les théologiens, que plus la lumière divine est haute et forte, plus elle est obscure à notre entendement.

14. De cette divine connaissance, il y a beaucoup à dire, d'elle en soi et des effets qu'elle opère chez les contemplatifs. Nous reportons tout cela en son lieu, car même ce que nous avons dit ici ne devrait pas nous avoir tant arrêtés, n'eût été la crainte de laisser cette doctrine plus confuse qu'elle n'est, car il est certain (je le confesse) qu'elle l'est beaucoup. Parce que, outre que c'est une matière dont on traite peu en la manière que nous faisons, soit verbalement, soit par écrit, pour être en soi extraordinaire et obscure, s'ajoute aussi mon style gauche et mon peu de savoir. Aussi, me défiant de pouvoir la bien expliquer, j'excède souvent en longueur et je sors des limites suffisantes à ce lieu et à la partie de doctrine que je traite ; en cela j'avoue que je le fais parfois sciemment, car ce que l'on ne comprend pas avec une raison, s'entendra peut-être mieux par celles-là et par d'autres, parce que j'estime qu'ainsi on donne plus de lumière à ce qui sera dit ensuite. Pour cela, il me semble aussi (pour conclure cette partie) devoir répondre à un doute qu'on peut avoir concernant la suite de cette connaissance, ce qui sera brièvement au chapitre suivant.


Chapitre 15 - DANS LEQUEL ON DÉCLARE COMME IL CONVIENT AUX PROGRESSANTS QUI COMMENCENT À ENTRER EN CETTE CONNAISSANCE GÉNÉRALE DE CONTEMPLATION

DE SE SERVIR QUELQUEFOIS DU DISCOURS NATUREL ET DES OPÉRATIONS DES PUISSANCES NATURELLES



1. On pourra avoir un doute sur ce qui vient d'être dit, si ceux que Dieu commence à mettre en cette connaissance surnaturelle de contemplation dont nous avons parlé, par le fait même qu'ils commencent à l'avoir ne doivent plus du tout se servir de la voie de la méditation, discours et formes naturelles. À quoi on répond que l'on ne prétend pas que ceux qui commencent à avoir cette connaissance amoureuse ne doivent en général plus jamais tâcher de méditer, car au commencement de leurs progrès, ils n'ont pas une si parfaite habitude en cette connaissance qu'ils puissent dès qu'ils le voudront la mettre en acte, ni pareillement, ils ne sont pas si éloignés de la méditation qu'ils ne puissent méditer ni discourir parfois naturellement comme d'habitude, par les formes et sur les mystères dont ils avaient coutume, trouvant là quelques choses nouvelles. Au contraire, en ces commencements, quand ils verront, par les indices déclarés, que l'âme n'est pas employée en ce repos ou connaissance, ils devront se servir du discours jusqu'à ce qu'ils aient acquis l'habitude que nous avons dite, en quelque sorte parfaite, ce qui sera lorsque chaque fois qu'ils voudront méditer, aussitôt ils demeureront en cette connaissance et paix sans pouvoir méditer ni même en avoir envie, comme nous avons dit. Car jusqu'à ce qu'on en soit venu à ce stade qui est celui des progressants, il y aura tantôt de l'un tantôt de l'autre, à différents moments.

2. De sorte que souvent l'âme se trouvera en cette amoureuse ou paisible présence sans rien opérer avec les puissances, c'est-à-dire concernant des actes particuliers, en n'opérant pas activement, mais en recevant seulement; et souvent elle aura besoin de s'aider doucement et modérément du discours pour s'y mettre. Mais quand l'âme y est établie, nous avons dit qu'elle ne travaille plus avec les puissances ; parce qu'alors, on peut plutôt véritablement dire que l'intelligence et la saveur se produisent et sont produites en elle, et non pas qu'elle fait quelque chose, cette âme n'ayant rien à faire sinon d'être attentive à Dieu avec amour, sans vouloir sentir ou voir quelque chose. En cela Dieu se communique passivement à elle, comme la lumière se communique à celui qui a les yeux ouverts, passivement, sans qu'il fasse autre chose que de les tenir ouverts. Et recevoir la lumière qu'on lui infuse surnaturellement, c'est entendre passivement. Or, si on dit qu'elle n'opère pas, ce n'est pas qu'elle n'entende pas, mais qu'elle entend ce qui ne lui coûte aucune industrie mais qui requiert seulement qu'elle reçoive ce qu'on lui donne, comme il arrive en les illuminations et illustrations ou inspirations de Dieu ; quoiqu'ici la volonté reçoive librement cette connaissance générale et confuse de Dieu.

3. Il est seulement nécessaire, pour recevoir plus simplement et plus abondamment cette lumière divine, de ne pas se soucier d'interposer d'autres lumières plus palpables d'autres connaissances ou formes ou notions ou figures de discours, parce que rien de cela n'est semblable à cette sereine et claire lumière. D'où vient que si on voulait alors entendre et considérer des choses particulières, fussent-elles des plus spirituelles, cela empêcherait la nette et simple lumière générale de l'esprit, en interposant ces nuées ; tout comme, à celui devant les yeux de qui on mettrait quelque chose qui arrêterait sa vue, on empêcherait la lumière et la vue de ce qui est au-delà.

4. D'où s'ensuit clairement que, comme l'âme achève de bien se purifier et vider de toutes les formes et images perceptibles, elle demeurera en cette pure et simple lumière, se transformant en elle en état de perfection, parce que cette lumière ne manque jamais en l'âme, mais les formes et les voiles des créatures dont l'âme est couverte et embarrassée l'empêchent de se communiquer. Si elle ôtait entièrement ces empêchements et ses voiles (comme nous dirons après), en demeurant en la pure nudité et pauvreté d'esprit, aussitôt l'âme, désormais simple et pure, se transformerait en la simple et pure Sagesse qui est le Fils de Dieu. Parce que le naturel manquant à l'âme amoureuse, aussitôt le divin y est infusé, naturellement et surnaturelle-ment, pour qu'il n'y ait pas de vide en la nature.

5. Que le spirituel apprenne à se tenir avec un amoureux regard en Dieu, en tranquillité d'esprit, quand il ne peut méditer, encore qu'il pense ne rien faire, parce qu'ainsi, peu à peu et très rapidement, le repos et la paix divine lui seront infusés en l'âme avec d'admirables et sublimes connaissances de Dieu, enveloppées de l'amour divin; et qu'il ne s'applique plus à formes, méditations, imaginations, ou quelque discours, de peur d'inquiéter l'âme et de peur de la tirer de son contentement et de sa paix, ce en quoi elle recevrait du dégoût et de la répugnance. Et si, comme nous avons dit, il a scrupule de ne rien faire, qu'il croie que ce n'est pas peu de calmer l'âme et de la tenir en quiétude et paix, sans aucune oeuvre ni appétit, car c'est ce que notre Seigneur nous demande par David, en disant: Vacate, et videte quoniam ego sum Deus (Ps 45,11). Comme s'il disait: Apprenez à vous vider de toutes choses (à savoir, intérieurement et extérieurement) et vous verrez que je suis Dieu.


Chapitre 16 - DANS LEQUEL IL EST TRAITÉ DES PRÉHENSIONS IMAGINAIRES QUI SE PRÉSENTENT SURNATURELLEMENT À L'IMAGINATION.

- ON MONTRE COMMENT ELLES NE PEUVENT SERVIR À L'ÂME DE PROCHAIN MOYEN POUR L'UNION AVEC DIEU



1. Après avoir traité des préhensions que l'âme peut naturellement recevoir en soi et dans lesquelles elle opère en discourant avec la fantaisie et l'imaginative, il faut parler ici des surnaturelles qu'on appelle visions imaginaires qui se présentant avec des images, formes et figures, appartiennent à ce sens, ni plus ni moins que les naturelles.

2. Or, il faut savoir que sous ce nom de visions imaginaires, nous voulons entendre toutes les choses qui surnaturellement peuvent se représenter à l'imagination avec image, forme et figure et espèce ; car toutes les préhensions et espèces qui de tous les cinq sens corporels se présentent à l'âme et s'arrêtent en elle par voie naturelle, peuvent aussi avoir lieu en elle par voie surnaturelle et lui être représentées sans aucun ministère des sens extérieurs ; puisque ce sens de la fantaisie, joint à la mémoire60, est comme une archive et un réceptacle de l'entendement où sont reçues toutes les formes et images intelligibles, et ainsi comme si ce fût un miroir, il les possède en soi, les ayant reçues par la voie des cinq sens, ou bien, comme nous disons, surnaturellement; et ainsi il les représente à l'entendement et là l'entendement les considère et les juge. Et non seulement il peut cela, mais encore il peut en composer et imaginer d'autres à la ressemblance de celles qu'il connaît là.

60 Il s'agit alors d'une mémoire sensible bien proche de la fantaisie, archive des sensations ; et différente de la mémoire puissance de l'esprit.



3. Sachez donc que, comme les cinq sens extérieurs représentent les images et les espèces de leurs objets à ces sens intérieurs, ainsi Dieu et le démon peuvent surnaturellement, comme nous disons, sans les sens extérieurs, représenter les mêmes images et espèces, et de beaucoup plus belles et parfaites. D'où vient que souvent Dieu avec ces images fait voir de nombreuses choses à l'âme, et lui enseigne une grande sagesse, comme nous voyons à chaque pas dans l'Écriture ; tels : Isaïe voyant Dieu dans sa gloire, sous l'image de la fumée qui couvrit le temple, entre les Séraphins qui, de leurs ailes, se couvraient la face et les pieds (Is 6,2), à Jérémie, il fit voir le rameau qui veillait (Jr 1,11), à Daniel une multitude de visions (Da 1,10), etc. Le démon aussi, avec les siennes, bonnes apparemment, tâche de tromper l'âme, comme on peut voir au passage des Rois, quand il abusa tous les prophètes d'Achab, leur représentant en l'imagination les cornes dont il dit qu'il détruirait les Assyriens, ce qui fut un mensonge (1R 22,11) ; et les visions qu'eut la femme de Pilate pour empêcher la condamnation de Christ (Mt 21,19), et de nombreux autres passages; d'où l'on voit comment en ce miroir de la fantaisie et imaginative ces visions imaginaires arrivent plus souvent aux personnes avancées que les extérieures corporelles. Elles ne diffèrent point, comme nous disons, de celles qui entrent par les sens extérieurs, en tant qu'images et espèces. Mais, quant à l'effet qu'elles font et quant à leur perfection il y a bien de la différence, parce qu'elles sont plus subtiles et font plus d'effet en l'âme en tant qu'elles sont surnaturelles et plus intérieures que les surnaturelles extérieures ; encore que cela n'empêche pas que quelques-unes de ces corporelles extérieures ne fassent plus d'effet - car enfin c'est comme il plaît à Dieu que la communication se fasse -; mais nous parlons de ce qui est selon leur propriété, en tant qu'elles sont plus spirituelles.

4. Ce sens de l'imagination et fantaisie est celui où le démon s'adresse ordinairement avec ses ruses, soit naturelles, soit surnaturelles ; car c'est la porte et l'entrée de l'âme et, comme nous avons dit, l'entendement vient ici comme au port ou à la place du marché où il prend et il laisse. C'est pourquoi Dieu et aussi le démon viennent toujours ici avec leurs trésors d'images et formes surnaturelles pour les offrir à l'entendement, bien que Dieu ne se serve pas seulement de ce moyen pour instruire l'âme, vu qu'il demeure substantiellement en elle, et le peut par soi-même et par d'autres moyens.

5. Et il n'y a pas lieu que je m'attarde ici à enseigner une doctrine des indices qui servent à reconnaître si les visions sont de Dieu ou non, et lesquelles sont d'une sorte, les autres d'une autre ; vu que ce n'est pas ici mon dessein, mais seulement d'instruire l'entendement en ce qui les concerne, de peur qu'il ne s'embarrasse et qu'il n'empêche l'union de la Sagesse divine par les bonnes, et ne soit déçu par les fausses.

6. Pour autant, je dis que de toutes les préhensions et visions imaginaires et de toutes autres formes et espèces, qui s'offrent avec forme et image ou quelque intelligence particulière - soit fausses de la part du démon, soit qu'on les connaisse pour véritables de la part de Dieu -, l'entendement ne doit s'en embarrasser ni appâter, ni l'âme ne doit les admettre ou garder, si elle veut être détachée, dénuée, pure et simple, sans aucun mode ni manière, comme il est requis pour l'union.

7. La raison de cela est que toutes ces formes se présentent toujours en leur perception (selon ce que nous avons dit) sous quelques manières et modes limités, et que la Sagesse de Dieu, à laquelle l'entendement doit s'unir, n'a aucun mode ni manière, ni limite, ni intelligence distincte et particulière, attendu qu'elle est entièrement pure et simple. Or, vu que pour joindre deux extrémités, comme sont l'âme et la Sagesse divine, il est nécessaire qu'elles conviennent en un certain moyen de ressemblance entre elles, il s'ensuit que l'âme doit aussi être pure et simple, non limitée ni attachée à aucune intelligence particulière, ni modifiée avec quelque limite de forme, d'espèce ou d'image; car puisque Dieu ne tombe pas sous image ou forme, ni n'est compris sous intelligence particulière, l'âme non plus pour tomber en Dieu, ne doit point tomber sous forme ou intelligence distincte.

8. Or, qu'en Dieu il n'y ait aucune forme ni ressemblance, l'Esprit Saint le donne assez à entendre au Deutéronome, en disant : Vocem verborum eius audistis, et formam penitus non vidistis; ce qui veut dire: Vous avez ouï la voix de mes paroles et vous n'avez vu absolument aucune forme en Dieu (Dt 4,12) ; mais il dit qu'il y avait là des ténèbres, une nuée et l'obscurité dont nous avons parlé, en laquelle l'âme s'unit avec Dieu. Et il dit après : Non vidistis aliquam similitudinem in die, qua locutus est vobis Dominus in Horeb de medio ignis ; soit : Vous n'avez vu aucune ressemblance le jour où le Seigneur parla du milieu du feu sur le mont Horeb (Dt 4,15).

9. Et que l'âme ne puisse parvenir à la hauteur de Dieu, autant qu'il se peut en cette vie, par le moyen de quelques formes et figures, le même Esprit Saint le dit dans les Nombres, où Dieu reprenant Aaron et Marie, frère et soeur de Moïse, de ce qu'ils murmuraient contre lui, pour leur donner à entendre le haut état d'union et d'amitié qu'il lui avait donné, il dit: Si quis inter vos fuerit propheta Domini in visione apparebo ei, vel per somnium loquar ad illum. At non talis servus meus Moyses, qui in omni domo mea fidelissimus est: ore enim ad os loquor ei, et palam, et non per oenigmata et figuras Dominum videt ; ce qui veut dire: S'il y a quelque prophète du Seigneur parmi vous, je lui apparaîtrai en vision ou sous une forme ou je parlerai avec lui en songe. Mais il n'y en a point comme mon serviteur Moïse, qui en toute ma maison est très fidèle et je parlerai avec lui bouche à bouche, et il ne voit pas Dieu par comparaisons, ressemblances et figures (Nb 12,6-8). En quoi il donne clairement à entendre qu'en ce haut état d'union dont nous parlons, Dieu ne se communique point à l'âme par aucun déguisement de vision imaginaire, de ressemblance ou de figure, et il ne doit point s'y en trouver; mais bouche à bouche, c'est-à-dire en essence de Dieu pure et nue - qui est la bouche de Dieu en amour - avec l'essence pure et nue de l'âme, qui est la bouche de l'âme en l'amour de Dieu.

10. Par suite, pour venir à cette union essentielle d'amour de Dieu, l'âme doit prendre garde de ne point s'appuyer aux visions imaginaires, ni aux formes, ni aux figures, ni aux intelligences particulières, puisqu'elles ne peuvent lui servir de moyen proportionné et prochain pour un tel effet: au contraire elles lui seront un empêchement et, pour ce sujet, elle doit y renoncer et s'efforcer de ne pas les avoir. Car s'il fallait les admettre et estimer quelquefois, ce serait à cause du profit et du bon effet que les vraies causent à l'âme ; mais pour cela il n'est pas nécessaire de les admettre, au contraire, il convient de toujours les nier, pour un plus grand bien, parce que le bien que les visions imaginaires - aussi bien que les corporelles extérieures dont nous avons parlé - peuvent causer en l'âme, est de lui communiquer l'intelligence ou l'amour ou la suavité, mais pour qu'elles causent cet effet en elle, il n'est pas nécessaire de vouloir les admettre, parce que (comme nous avons dit plus haut) à l'instant même qu'elles sont présentes en l'imagination, elles opèrent en l'âme et versent l'intelligence, l'amour ou la suavité ou ce que Dieu veut qu'elles causent. Et non seulement conjointement mais principalement - quoique non dans le même temps - elles font en l'âme leur effet passivement sans qu'elle puisse l'empêcher encore le voudrait-elle, comme non plus elle ne l'a pu acquérir, bien qu'elle ait pu travailler auparavant à s'y disposer. C'est ainsi que la vitre ne saurait empêcher le rayon du soleil qui donne en elle, mais comme elle est disposée par la netteté, il l'éclaire passivement sans sa diligence ni son opération, de même l'âme, encore le voulût-elle, ne peut faire qu'elle ne reçoive en soi les influences et les communications de ces figures, quoiqu'elle s'efforce d'y résister, parce que la volonté négative ne peut résister aux infusions surnaturelles, demeurant avec résignation humble et amoureuse, mais seulement l'impureté et les imperfections de l'âme, aussi bien que les taches de la vitre empêchent la clarté.

11. D'où l'on voit clairement que plus l'âme se dénue par la volonté et l'affection des préhensions des taches de ces formes, images et figures, dans lesquelles sont enveloppées les communications spirituelles que nous avons dites, non seulement elle ne se prive point de ces communications et des biens qu'elles causent, mais encore elle se dispose beaucoup mieux pour les recevoir avec plus d'abondance, de clarté et de liberté d'esprit et simplicité, laissant à part toutes ces préhensions qui sont les rideaux et les voiles qui couvrent ce qu'il y a là de spirituel et qui ainsi occupent l'esprit et le sens (si l'âme veut se repaître en elles) de manière qu'on ne peut lui communiquer l'esprit simplement et librement, parce qu'il est évident que, s'entretenant en cette écorce, l'entendement n'a pas la liberté de recevoir ces formes. D'où vient que si l'âme voulait les admettre et en faire cas, ce serait s'empêtrer et se contenter de ce qu'il y a de moindre en elles qui est tout ce qu'elle peut saisir et connaître d'elles, à savoir cette forme et image et intelligence particulière ; car le principal qui est le spirituel qui lui est infus, elle ne saurait le saisir ni entendre, ni savoir comme il est, ni savoir le dire, parce qu'il est purement spirituel ; ce qu'elle en sait seulement, c'est (comme nous avons dit) le moins qui est en elles selon sa manière d'entendre, à savoir: les formes acquises par la voie des sens. C'est pourquoi je dis que passivement et sans qu'elle se donne la peine d'entendre, ni qu'elle sût le faire, on lui communique de ces visions ce qu'elle n'aurait su entendre ni imaginer.

12. Il faut donc toujours détourner les yeux de l'âme de toutes ces préhensions qu'elle peut voir et entendre distinctement - ayant communication avec le sens, elles n'établissent pas le fondement et la certitude de la foi - et les mettre en ce qu'elle ne voit pas et qui n'appartient pas au sens mais à l'esprit (qui ne tombe point sous la figure des sens) et c'est ce qui la conduit à l'union en foi qui est le moyen propre, comme il a été dit. Et ainsi, les visions profiteront à l'âme en ce qui est substantiel en elles, pour imprimer davantage la foi, quand elle saura bien nier ce qu'elles ont de sensible et d'intelligible, et bien user de la fin pour laquelle Dieu les donne à l'âme, en les rejetant, car comme nous avons dit des corporelles, Dieu ne les donne pas afin que l'âme veuille les prendre et s'y attacher.

13. Mais il naît ici un doute: s'il est vrai que Dieu donne à l'âme les visions surnaturelles, non afin qu'elle les accepte et s'y appuie et en fasse cas, pourquoi les lui donne-t-il, puisque l'âme peut tomber par là en plusieurs erreurs et dangers ou pour le moins dans les inconvénients ici décrits touchant son avancement, vu principalement que Dieu peut donner à l'âme et lui communiquer spirituellement et en substance ce qu'il lui communique par le sens, moyennant lesdites visions et formes sensibles ?

14. Nous répondrons à ce doute au chapitre suivant et c'est une doctrine riche et à mon avis très nécessaire, tant aux spirituels qu'à ceux qui les instruisent, parce qu'elle enseigne le style de Dieu et la fin qu'il se propose en elles; ce qu'étant ignoré de beaucoup, ils ne peuvent se gouverner ni acheminer par elles, ni eux, ni les autres, à l'union ; ils pensent que par le fait même qu'ils connaissent qu'elles sont vraies et de Dieu, il est bon de les admettre et de s'assurer en elles, ne regardant pas que l'âme trouvera aussi bien en elles sa manière de propriété, d'attachement et d'embarras que dans les choses du monde, si elle n'y sait pas renoncer aussi bien qu'à ce qui est du monde ; et ainsi, il leur semble à propos d'admettre les unes et de réprouver les autres, se réduisant, eux et les âmes, en extrême travail et péril pour discerner si elles sont vraies ou fausses, or Dieu ne leur demande pas de prendre cette peine, ni de mettre des âmes simples et crédules en ce hasard et en cette lutte, puisqu'ils ont la saine et sûre doctrine de la foi, en laquelle il doivent aller de l'avant.

15. Ce qui ne peut être sans fermer les yeux à tout ce qui est du sens et d'intelligence claire et particulière ; car, encore que Pierre fût si certain de la vision de gloire qu'il vit en Christ en la transfiguration -après l'avoir racontée aux fidèles en sa deuxième Épître canonique - il ne voulut pas qu'ils la prissent comme principal et ferme témoignage, mais les acheminant à la foi, il dit: Et habemus firmiorem propheti-cum sermonem : cui benefacitis attendetes quasi lucernoe lucenti in caliginoso loco, donec dies eluces-cat, etc. Ce qui veut dire : Nous avons un témoignage plus sûr que cette vision du Thabor dans les dires et paroles des prophètes qui témoignent de Christ, auxquels vous faites bien de vous arrêter comme à la lampe qui éclaire en un lieu obscur (2P 1,19). Si nous considérons cette comparaison, nous y trouverons la doctrine que nous enseignons ; car, dire que nous regardions la foi annoncée par les prophètes comme la chandelle qui luit en ténèbres, c'est nous avertir de demeurer en obscurité, les yeux clos à toutes ces autres lumières, et qu'en cette ténèbre, seule la foi - qui aussi est obscure - soit la lumière où nous nous appuyions ; parce que si nous voulons nous appuyer sur d'autres claires lumières d'intelligences distinctes, nous cessons de nous appuyer sur l'obscure qui est la foi, et elle cesse de nous éclairer au lieu obscur dont parle saint Pierre; ce lieu signifie l'entendement - qui est le chandelier où la chandelle de la foi est posée -, et ainsi il doit être jusqu'à ce que le jour de claire vision de Dieu l'éclaire en l'autre vie et, en celle-ci, celui de la transformation et union avec Dieu vers lequel l'âme chemine.



Montée Carmel II - 2003 14