Montée Carmel II - 2003 46

Chapitre 17 - DANS LEQUEL ON EXPOSE LA FIN ET LE STYLE QUE DIEU A, EN COMMUNIQUANT LES BIENS SPIRITUELS À L'ÂME PAR LA VOIE DES SENS,

ET L'ON RÉPOND AU DOUTE QUI A ÉTÉ ÉMIS

1. Il y a beaucoup à dire au sujet de la fin que Dieu se propose et du style dont il use en donnant ces visions pour élever une âme de sa bassesse à sa divine union ; tous les livres spirituels en traitent, et en ce nouveau traité aussi le but que nous poursuivons est de le donner à entendre. Et pour cela, en ce chapitre, je dirai seulement ce qui suffira pour satisfaire à notre doute, qui était de savoir pourquoi Dieu qui est très sage et qui a soin d'ôter les âmes des écueils et des pièges, offre et communique ces visions surnaturelles, puisqu'il y a tant de périls et de pièges pour passer plus avant avec elles, comme nous avons dit.

2. Pour répondre à cela, il faut supposer d'abord trois fondements. Le premier est de saint Paul aux Romains, où il dit : Quae autem sunt, a Deo ordinata sunt ; ce qui veut dire: les choses qui sont faites, sont ordonnées par Dieu (Rm 13,1). Et le deuxième est de l'Esprit Saint dans le livre de la Sagesse ; il dit: Disponit omnia suaviter (Sg 8,1); c'est comme s'il disait: la Sagesse de Dieu, encore qu'elle touche d'une fin à l'autre, à savoir d'une extrémité à l'autre, dispose toutes choses suavement. Le troisième est des théologiens qui disent que omnia movet secundum modum eorum. Soit: Dieu meut toutes choses à leur mode 61.

61 Saint Thomas, De veritate q. 12 a.6.


3. Or selon ces fondements, il est évident que Dieu, pour mouvoir l'âme et la relever de la fin et de l'extrémité de sa bassesse à l'autre fin et extrémité de sa grandeur en sa divine union, doit le faire avec ordre et suavité et à la manière de l'âme; attendu donc que l'ordre que tient l'âme en sa connaissance est par les formes et par les images des choses créées, et que sa manière de connaître et de savoir vient des sens, et de là Dieu, pour élever l'âme à la souveraine connaissance, et pour le faire suavement, doit commencer par toucher depuis le plus bas degré et l'extrémité des sens de l'âme, afin de la conduire ainsi à sa façon à elle jusqu'à l'autre fin de sa sagesse spirituelle qui ne tombe point dans le sens ; pour cela, l'instruisant premièrement par les formes et les images et par les voies sensibles selon sa manière d'entendre (tantôt naturelles, tantôt surnaturelles) et par le discours, il l'élève au souverain esprit de Dieu.

4. Et c'est la cause pourquoi Dieu lui donne les visions et les formes et les images et les autres connaissances spirituelles, sensibles et intelligibles ; ce n'est pas que Dieu ne voulût bien lui donner aussitôt la sagesse de l'esprit, dès le premier acte, si les deux extrémités qui sont l'humain et le divin, le sens et l'esprit, pouvaient convenir par voie ordinaire et se joindre par un seul acte, sans qu'interviennent d'abord de nombreux actes de disposition qui conviennent entre eux avec ordre et suavité, les uns servant de fondement et de disposition aux autres (comme dans les agents naturels), et ainsi les premiers servent aux seconds et les seconds aux troisièmes, et ainsi de suite, ni plus ni moins. De même Dieu va perfectionnant l'homme à la manière de l'homme, du plus bas et extérieur jusqu'au plus haut et intérieur. D'où vient que d'abord il lui perfectionne le sens corporel, l'incitant à user des bons objets naturels, parfaits et extérieurs, comme à ouïr les sermons et la messe, voir les choses saintes, mortifier le goût dans la nourriture, mater le toucher avec la pénitence et l'austérité. Et quand ces sens sont déjà quelque peu préparés, il a coutume de les perfectionner davantage, leur accordant quelques faveurs surnaturelles et douceurs pour les confirmer de plus en plus au bien, leur offrant quelques communications surnaturelles, comme visions corporelles de saints ou de choses saintes, de très suaves odeurs, des paroles, et dans le toucher, de très grandes délices ; par quoi le sens est fort confirmé en la vertu et rendu étranger à l'appétit des mauvais objets. En outre les sens corporels intérieurs dont nous traitons ici, soit l'imaginative et la fantaisie, sont conjointement perfectionnés et habitués au bien par des considérations, des méditations et de saints discours, instruisant l'esprit en tout cela. Or, Dieu a coutume d'illustrer62 ces personnes déjà disposées par cet exercice naturel, et de les spiritualiser davantage par quelques visions surnaturelles que nous appelons ici imaginaires, avec lesquelles conjointement (comme nous venons de le dire) l'esprit profite grandement; dans les unes et dans les autres, il se polit et se forme peu à peu. Ainsi Dieu mène l'âme de degré en degré jusqu'au plus intérieur. Non qu'il soit toujours nécessaire de garder cet ordre du commencement à la fin si ponctuellement, car Dieu fait parfois l'un sans l'autre, allant par ce qui est plus intérieur à ce qui l'est moins, ou tout ensemble, c'est comme Dieu voit ce qui convient à l'âme et comme il veut lui accorder ses grâces. Mais la voie ordinaire est conforme à ce qui a été dit.

62 Terme de théologie : éclairer l'esprit d'une manière surnaturelle.


5. De cette manière donc, Dieu instruit l'âme et la rend spirituelle, commençant à lui communiquer le spirituel par les choses extérieures, palpables et accommodées au sens, selon la petitesse et le peu de capacité de l'âme, afin que sous l'écorce de ces choses sensibles - qui sont bonnes en soi - l'esprit fasse des actes particuliers et reçoive tant de morceaux de communication spirituelle qu'il s'habitue au spirituel et arrive à la substance actuelle de l'esprit qui est éloignée de tout sens ; à laquelle, comme nous avons dit, l'âme ne peut arriver que bien peu à peu, à son mode, par le sens auquel elle a toujours été attachée. Si bien qu'à mesure qu'elle s'approche davantage de l'esprit en traitant avec Dieu, plus elle se dépouille et s'éloigne des voies du sens qui sont celles du discours et de la méditation imaginaire. Aussi, quand elle traitera parfaitement avec Dieu, il faut nécessairement qu'elle ait abandonné tout ce qui pouvait tomber sous le sens, touchant Dieu ; de même plus une chose s'appuie à une extrémité, plus elle s'éloigne et se détache de l'autre ; et quand elle s'y appuiera parfaitement, elle sera parfaitement écartée de l'autre extrémité. Pour cela, on dit communément un adage spirituel : Gustato spiritu, desipit omnis caro ; qui veut dire : Une fois qu'on a éprouvé le goût et la saveur de l'esprit, toute chair est insipide; soit: les goûts et les voies de la chair ne servent et ne plaisent plus ; en quoi l'on entend tout ce qui est de la manière de procéder du sens concernant le spirituel. Et c'est évident, parce que si c'est esprit, cela ne tombe plus au sens ; et si c'est tel que le sens puisse le comprendre, ce n'est pas pur esprit, car plus le sens et la préhension naturelle en peuvent savoir, moins cela a d'esprit et de surnaturel, comme nous l'avons donné à entendre plus haut.

6. Aussi l'esprit déjà parfait ne tient plus compte du sens, ne reçoit pas les choses par son entremise, ne s'en sert pas principalement ni n'a besoin de s'en servir en ce qui concerne Dieu, comme il faisait avant qu'il ne fût avancé en l'esprit. Ce que voulut enseigner l'autorité de saint Paul aux Corinthiens quand il leur dit : Cum essem parvulus, loquebar ut parvulus, sapiebam ut parvulus, cogitabam ut parvulus. Quando autem factus sum vir, evacuavi quoe erant parvuli. Ce qui veut dire : Quand j'étais enfant, j'avais des sentiments d'enfant, je parlais en enfant, je pensais comme un enfant ; mais quand je suis devenu homme, j'ai quitté les choses qui étaient de l'enfance (1Co 13,11). Nous avons déjà donné à entendre comment les choses du sens et la connaissance que l'esprit peut tirer par là, sont exercices enfantins ; et ainsi, si l'âme voulait toujours s'y attacher et ne pas s'en retirer, elle demeurerait toujours petit enfant, et parlerait de Dieu en enfant, et jugerait de Dieu en enfant, et penserait de Dieu en enfant, puisque s'attachant à l'écorce du sens qui est l'enfant, elle ne parviendrait jamais à la substance de l'esprit qui est l'homme parfait. C'est pourquoi l'âme ne doit vouloir admettre lesdites révélations, afin de croître, encore que Dieu les lui offre, ainsi que l'enfant doit quitter le sein pour accoutumer son palais à une nourriture plus forte et plus substantielle.

7. Donc - me direz-vous - l'âme aura besoin d'en user, étant petite, et elle les laisse quand elle sera grande, comme l'enfant a besoin de prendre le sein pour se sustenter jusqu'à ce qu'il soit assez fort pour le quitter. Je réponds que touchant la méditation et le discours naturel avec lesquels l'âme commence à chercher Dieu, il est certain qu'elle ne doit pas laisser la mamelle du sens pour se sustenter, jusqu'à ce qu'elle vienne en la saison et au temps qu'elle puisse la quitter; qui est quand Dieu met l'âme en un rapport plus spirituel, qui est la contemplation, dont nous avons dit la doctrine au chapitre 13 de ce livre. Mais quand ce sont des visions imaginaires ou d'autres préhensions surnaturelles qui peuvent tomber sous les sens sans le consentement de l'homme, je dis qu'en tout temps et saison, soit en état parfait, soit en moins parfait, bien qu'elles viennent de la part de Dieu, l'âme ne doit pas vouloir les admettre pour deux raisons : l'une, parce que, comme nous avons dit, Dieu produit leur effet en l'âme sans qu'elle puisse nullement l'empêcher, quoiqu'elle empêche et puisse empêcher la vision (ce qui arrive souvent), et par conséquent, cet effet que la vision devait causer en l'âme lui est communiqué beaucoup plus en substance, bien que ce ne soit pas de cette manière; car, comme nous l'avons dit aussi, l'âme ne peut empêcher les biens que Dieu veut lui communiquer, ni n'en est pas capable, si ce n'est par quelque imperfection ou esprit de propriété ; et à renoncer à ces choses par humilité et par crainte, il n'y a point d'imperfection ou propriété. L'autre raison est pour se délivrer du danger et de la peine qu'il y a pour discerner les mauvaises des bonnes et reconnaître si c'est un ange de lumière ou de ténèbres ; où il n'y a aucun profit, mais du temps perdu et un embarras de l'âme en cela, avec danger de s'exposer à plusieurs imperfections et de demeurer en arrière, ne mettant pas l'âme en ce qui est à propos - en la dégageant d'un fatras de petites préhensions et intelligences particulières - selon ce que nous avons dit des visions corporelles et dirons après davantage de celles-ci.

8. Croyez que si Notre Seigneur ne conduisait pas l'âme selon son mode à elle, comme nous avons dit, il ne lui communiquerait jamais l'abondance de son esprit par ces étroits canaux de formes, de figures et d'intelligences particulières, par le moyen desquelles il sustente l'âme comme avec des miettes. C'est pourquoi David dit: Mittit crystallum suam sicut buccellas (Ps 141,11) ; en d'autres termes : Il envoie sa sagesse aux âmes comme à petits morceaux. Ce qui est déplorable, vu que l'âme ayant une capacité infinie, on lui donne à manger par des bouchées du sens, à cause de son peu d'esprit et de son inhabileté sensuelle. Et pour ce sujet aussi, ce peu de disposition et cette petitesse pour recevoir l'esprit affligeait saint Paul quand écrivant aux Corinthiens il leur dit : Moi, frères, quand je suis venu vers vous, je n'ai pu vous parler comme à des spirituels, mais comme à des charnels; parce que vous n'en étiez pas capables et ne l'êtes pas encore maintenant. Tanquam parvulis in Christo lac potum vobis dedi, non escam. Ce qui signifie : Comme à de petits enfants en Jésus-Christ, je vous ai donné du lait à boire, non un aliment solide (1Co 3,1-2).

9. Il reste donc maintenant à savoir que l'âme ne doit pas jeter les yeux sur cette écorce de figure et d'objet qu'on lui propose surnaturellement, soit touchant le sens extérieur - comme sont les discours et les paroles à l'ouïe, les visions de saints pour les yeux, et les belles lumières éclatantes, et les odeurs pour le nez, et les goûts et suavités au palais, et d'autres plaisirs au toucher, qui ont coutume de procéder de l'esprit, ce qui est ordinaire aux spirituels -; et elle ne doit pas non plus mettre les yeux en aucune vision du sens intérieur, comme sont les imaginaires, mais au contraire renoncer à toutes. Elle doit seulement jeter les yeux sur le bon esprit qu'elles causent, tâchant de le conserver en travaillant et mettant en pratique ce qui est du service de Dieu, avec ordre, sans avoir égard à ces représentations et sans désirer aucun goût sensible. Et ainsi, on ne prend de ces choses que ce que Dieu en recherche et désire, qui est l'esprit de dévotion, puisqu'il ne les donne pas pour autre fin principale, et on laisse ce qu'il ne donnerait pas, si on pouvait le recevoir en esprit sans cela, qui est, comme nous avons dit, l'exercice et la préhension du sens.


Chapitre 18 -QUI TRAITE DU DOMMAGE QUE CERTAINS MAÎTRES SPIRITUELS PEUVENT FAIRE AUX ÂMES, FAUTE D'UNE BONNE MANIÈRE DE LES CONDUIRE TOUCHANT CES VISIONS,


IL DIT AUSSI COMBIEN IL PEUT Y AVOIR DE TROMPERIE EN ELLES QUOIQU'ELLES SOIENT DE DIEU


1. Nous ne pouvons, en cette matière de visions, être si brefs que nous voudrions, il y a trop à dire. C'est pourquoi, bien que nous ayons dit en substance ce qui est nécessaire pour donner à entendre au spirituel comment il doit se gouverner touchant ces visions, et au maître qui le guide la manière qu'il doit tenir envers son disciple, il ne sera pas superflu de particulariser un peu plus cette doctrine, et de voir plus clairement le dommage qu'en peuvent recevoir tant les âmes spirituelles que les maîtres qui les gouvernent, s'ils accordent trop de crédulité à ces visions, encore qu'elles soient de la part de Dieu.

2. Et la raison qui me fait étendre maintenant là-dessus, c'est le peu de discernement que j'ai reconnu, me semble-t-il, en certains maîtres spirituels qui se fiant auxdites préhensions surnaturelles - pour ce qu'ils les croyaient bonnes et de la part de Dieu -, les uns et les autres se sont grandement abusés et sont demeurés courts, accomplissant en eux la sentence de Notre Sauveur qui dit : Si coecus coeco ducatum proes-tet, ambo in foveam cadunt (Mt 15,14) ; ce qui veut dire : Si un aveugle mène un autre aveugle, ils tombent tous deux dans la fosse. Il ne dit pas qu'ils tomberont, mais qu'ils tombent ; car il n'est pas nécessaire d'attendre un faux pas pour qu'ils tombent, parce que la seule présomption de se gouverner l'un par l'autre est déjà une erreur, et ainsi cela suffit pour qu'ils tombent. Et premièrement, parce que quelques-uns usent d'un tel procédé, avec les âmes qui ont de telles manifestations, qu'ils les font faillir ou qu'ils les embarrassent ou bien qu'ils ne les guident pas par la voie d'humilité et les encouragent afin qu'elles jettent en quelque manière les yeux dessus, ce qui est cause qu'elles demeurent sans le vrai esprit de foi et qu'ils ne les édifient pas en la foi en se mettant à faire de longs discours sur ces choses ; en quoi ils leur donnent à connaître qu'ils s'y arrêtent et qu'ils en font cas et leur accordent du prix, et par conséquent elles aussi, et ces âmes attachées à ces préhensions demeurent là, et ne sont point édifiées en foi, ni vides, ni dénuées, ni détachées de ces choses pour voler à la hauteur de la foi obscure. Et tout cela naît de la manière et du langage que l'âme voit tenir à son maître à ce sujet ; et je ne sais comment si facilement elle s'attache pleinement à de telles choses et les estime, vu qu'elles ne sont point en son pouvoir, et qu'elles détournent les yeux de l'abîme de la foi.

3. La cause de cette facilité doit être que l'âme s'occupe trop de cela, car, étant choses du sens, à quoi le naturel est enclin, et aussi y étant déjà appâté et disposé par la préhension de ces choses distinctes et sensibles, il suffit de voir en son confesseur ou en quelqu'autre personne qu'ils les estiment et les apprécient, pour que non seulement l'âme en fasse cas, mais aussi que, à son insu, son appétit en devienne plus friand et qu'elle s'y repaisse davantage et y demeure plus inclinée et attachée. De là pour le moins, viennent de nombreuses imperfections, parce que l'âme n'est déjà plus si humble, pensant que c'est quelque chose et qu'elle possède quelque bien, et que Dieu fait cas d'elle ; si bien qu'elle demeure contente et satisfaite d'elle-même, ce qui est contre l'humilité. Et le démon aussitôt lui augmente cela secrètement sans qu'elle s'en aperçoive, et la fait se demander si les autres ont de ces faveurs ou non, ou si elles en sont ou non, ce qui est contre la sainte simplicité et solitude spirituelle.

4. Outre ces dommages, et outre qu'elles ne croissent pas en foi si elles ne se retirent point de ces visions, il y a d'autres dommages en ce genre - encore qu'ils ne soient si palpables ni si connaissables que ceux-là - plus subtils et plus odieux aux yeux de Dieu, faute de cheminer en nudité de tout, mais nous laisserons cela jusqu'à ce que nous traitions de la gourmandise spirituelle et des six autres vices où, Dieu aidant, nous dirons beaucoup de choses de ces taches subtiles et délicates qui s'attachent à l'esprit, pour ne pas savoir le conduire en nudité.

5. Maintenant nous dirons quel est le style de certains confesseurs envers les âmes, et comment ils les instruisent mal. Et certes je voudrais savoir le dire, comprenant que c'est une chose difficile de donner à entendre comment l'esprit du disciple s'engendre conforme à celui du père spirituel de façon occulte et secrètement. Et cette matière si abondante me fatigue, parce qu'il me semble que l'un ne peut se déclarer sans faire connaître l'autre, vu que comme ce sont des choses de l'esprit, les unes ont de la correspondance avec les autres.

6. Mais pour ce qui suffit ici, il me semble (et il est ainsi) que si le père spirituel est enclin à l'esprit des révélations, de sorte qu'il les estime, s'en remplisse et en repaisse son âme, il ne pourra manquer (quoique sans l'apercevoir) d'imprimer dans l'esprit de son disciple, ce suc et cette manière, si le disciple n'est pas plus avancé que lui ; et même s'il l'est, il lui apportera beaucoup de dommage s'il continue de traiter avec lui, car de cette inclination et de ce goût du père spirituel à de telles visions, lui naît une certaine estime, que s'il n'y prend soigneusement garde, il ne pourra si bien faire qu'il n'en donne des marques ou des sentiments à l'autre personne, et si l'autre personne a ce même esprit d'une telle inclination, à mon avis, il y aura de part et d'autre une grande communication de préhension et d'estime de ces choses.

7. Mais ne filons pas à présent si délié, parlons seulement du cas où le confesseur, qu'il y soit porté ou non, n'ait pas la prudence qu'il doit avoir de débarrasser l'âme et de dénuer l'appétit de son disciple de ces choses, mais au contraire qu'il en traite avec lui et qu'il emploie le principal du langage spirituel (comme nous avons dit) en ces visions, donnant les marques des bonnes et des mauvaises ; car encore qu'il soit bon de le savoir, il ne faut pas pourtant mettre l'âme en ce travail, en ce soin et en ce péril. Puisque en les rejetant sans en faire cas, on évite tout cela et l'on fait ce que l'on doit. Mais ce n'est pas tout, parce que les mêmes confesseurs, voyant que ces âmes ont de telles faveurs de Dieu, les prient de lui demander qu'il leur révèle ou leur dise telles ou telles choses qui les concernent, ou d'autres personnes, et les âmes, naïves, le font, pensant qu'il est permis de s'enquérir par cette voie; car elles pensent que, puisque Dieu veut révéler ou dire quelque chose surnaturellement comme Il lui plaît et pour telle fin qu'il voudra, il est licite de vouloir et même de Lui demander qu'Il nous le révèle.

8. Et s'il advient que Dieu condescende à leur demande, cela les rassure davantage et elles pensent que Dieu se plaît qu'on traite ainsi avec lui et le désire, puisqu'il répond; et, à la vérité, Dieu ne l'apprécie ni ne le désire, et bien souvent ils agissent ou croient conformément à ce qu'on leur a révélé ou répondu, parce que comme ils sont affectionnés à cette manière de traiter avec Dieu, leur volonté s'y attache et s'y accommode. Naturellement il s'y plaisent, naturellement aussi ils s'accommodent à leur façon d'entendre, et souvent ils se trompent, et trouvent qu'il ne leur advient pas comme ils l'avaient entendu, ce dont ils s'étonnent, et les doutes viennent aussitôt si elles étaient de Dieu, puisqu'elles n'arrivent pas et qu'ils ne les voient pas telles qu'ils attendaient. Ils s'étaient d'abord persuadés deux choses : l'une que la révélation était de Dieu, puisqu'elle était dès l'abord si enracinée en eux, et peut-être que le naturel enclin à cela causait cette conviction, comme nous avons dit; et la seconde, qu'étant de Dieu, elle devait s'accomplir comme ils l'entendaient ou le pensaient.

9. En quoi il y a grande tromperie, parce que les révélations ou les paroles de Dieu ne s'accomplissent pas toujours comme les hommes les entendent, ou selon qu'elles sonnent en soi; aussi ne faut-il pas trop s'y fier, ni les croire aveuglément, bien qu'on sache que ce sont révélations, réponses ou paroles de Dieu, parce que bien qu'elles soient certaines et véritables en elles-mêmes, elles ne le sont pas toujours dans leurs causes ni selon notre manière d'entendre ; ce que nous prouverons au chapitre suivant, et nous dirons et prouverons ensuite qu'encore que Dieu réponde parfois à ce qu'on lui demande surnaturellement, il n'y prend pas plaisir et s'en fâche parfois, encore qu'il réponde.



Chapitre 19 - DANS LEQUEL ON DÉCLARE ET PROUVE QU'ENCORE QUE LES VISIONS OU LES PAROLES QUI VIENNENT DE LA PART DE DIEU SOIENT VÉRITABLES EN SOI, NOUS POUVONS BIEN NOUS Y TROMPER.

- ON LE PROUVE PAR LES AUTORITÉS DE L'ÉCRITURE DIVINE


1. Pour deux raisons, nous avons dit que les visions et les paroles de Dieu, quoiqu'elles soient toujours véritables et certaines en soi, ne le sont pas toujours par rapport à nous. L'une vient de notre manière défectueuse de les entendre, l'autre de leurs causes qui parfois sont variables. Ces deux raisons nous les prouverons avec quelques autorités divines. Quant au premier, il est clair qu'elles ne sont ni n'arrivent pas toujours comme elles paraissent à notre manière d'entendre. La cause de cela est que, Dieu étant immense et profond, il a coutume, en ses prophéties, paroles et révélations, d'avoir d'autres voies, des conceptions et des intelligences fort différentes du propos et du mode auxquels communément nous pouvons les entendre, étant en elles d'autant plus véritables et certaines qu'il ne nous le semble pas. Cela se voit très souvent en l'Écriture où pour beaucoup d'anciens, beaucoup de prophéties et paroles de Dieu ne se réalisaient pas comme ils espéraient - les prenant à leur mode, d'une autre manière - au pied de la lettre. Ce qui paraîtra clairement en ces autorités.

2. En la Genèse, Dieu dit à Abraham, après l'avoir conduit en la terre des Cananéens : Tibi dabo terram hanc ; ce qui veut dire : Je te donnerai cette terre (Gn 15,1). Et comme il lui répétait cela souvent, Abraham étant déjà fort vieux, et qu'il ne la lui donnait point, comme Dieu le lui disait encore une fois, Abraham répondit: Domine, unde scire possum quod possessurus sum eam ?, soit: Seigneur, où et par quel signe pourrai-je apprendre que je dois la posséder ? Alors Dieu lui révéla que ce ne serait pas lui qui la posséderait en personne, mais sa postérité, après quatre cents ans. Alors Abraham entendit enfin la promesse qui était très véritable en soi, parce que Dieu la donnant à ses enfants pour l'amour de lui, c'était la donner à lui-même. Ainsi Abraham était induit en erreur dans la manière d'entendre; et s'il eût agi alors selon qu'il entendait la prophétie, il eût pu se tromper beaucoup (vu qu'elle n'était pas pour ce temps) et ceux qui l'auraient vu mourir sans l'avoir, ayant ouï que Dieu la lui donnerait, seraient demeurés confus et auraient cru qu'elle était fausse.

3. Comme il arriva aussi à son petit-fils Jacob, lorsque son fils Joseph l'attira en Égypte, à cause de la famine de Canaan, car étant sur le chemin, Dieu lui apparut et lui dit : Iacob, Iacob, noli timere, descende in AEgyptum, quia in gentem magnam faciam te ibi. Ego descendam tecum illuc... Et inde adducam te revertentem ; ce qui veut dire : Jacob, ne crains point et descends en Égypte, j'y descendrai avec toi, et quand tu en sortiras, je t'en tirerai, te conduisant (Gn 46,3-4). Ce qui néanmoins n'advint pas comme on le prendrait à notre manière d'entendre, parce que nous savons que le saint vieillard Jacob mourut en Égypte et n'en sortit pas en vie ; et c'était que cela devait s'accomplir en sa postérité qui n'en sortit que longtemps après, Lui-même leur servant de conducteur63 du chemin. Où l'on voit clairement que, qui aurait su cette promesse de Dieu à Jacob, aurait pu croire assurément qu'étant entré vivant et en personne en Égypte par l'ordre et la faveur divine, il en devait aussi sortir plein de vie et en personne en la même forme et manière, puisque Dieu lui avait promis la sortie et sa protection, et ainsi on se fût trompé et étonné, le voyant mourir en Égypte et que la chose ne s'accomplissait pas comme on attendait. De sorte que le dire de Dieu étant très véritable en soi, on peut beaucoup s'y tromper.

63 Même mot chez Pascal (fr. 483, 929 L).


4. Dans les Juges (Jg 20,11-48) aussi, nous lisons que toutes les tribus d'Israël s'étant assemblées pour combattre celles de Benjamin et pour punir un forfait auquel ils avaient consenti, parce que Dieu leur désigna un chef de guerre, ils étaient tellement sûrs de la victoire, qu'ayant été vaincus, avec perte de vingt-deux mille des leurs, ils demeurèrent fort étonnés et pleurèrent devant Dieu jusqu'à la nuit, ignorant la cause de leur déroute, eux qui avaient cru comprendre que la victoire était pour eux. Et comme ils demandaient à Dieu s'ils retourneraient au combat ou non, il leur répondit d'y aller et de batailler contre eux ; tenant alors cette fois la victoire pour certaine, ils sortirent avec grande audace et ils furent vaincus encore pour la deuxième fois, avec perte de dix-huit mille hommes ; ils en furent si éperdus qu'ils ne savaient plus que faire, voyant que Dieu leur commandant de combattre, ils demeuraient toujours vaincus, surtout qu'ils surpassaient leurs ennemis et en nombre et en force, parce que ceux de Benjamin n'étaient pas plus de vingt-cinq mille six cents, et eux quatre cent mille. Ils s'abusaient ainsi en leur manière d'entendre, car le dire de Dieu n'était pas trompeur; il n'avait pas dit qu'ils vaincraient, mais qu'ils combattent; et en ces déroutes, Dieu les voulut châtier d'une certaine négligence et présomption, et les humilier par ce moyen. Mais quand il leur répondit la dernière fois qu'ils vaincraient, il en fut ainsi, bien qu'ils vainquissent avec beaucoup de ruse et de travail.

5. De cette sorte et de beaucoup d'autres, il arrive que les âmes se trompent dans les paroles et révélations qui sont de la part de Dieu, en prenant l'intelligence à la lettre et à l'écorce. Car, comme j'ai donné à entendre, la principale intention de Dieu en ces choses est de dire et de donner l'esprit qui est enclos en de telles paroles et qui est difficile à entendre, et il est bien plus riche que la lettre et fort extraordinaire et hors des limites de la lettre, de façon que celui qui s'attachera à la lettre, ou à la parole, ou à la forme, ou à la figure saisissable de la vision ne pourra si bien faire qu'il n'erre beaucoup et qu'après il se trouve borné et confus, pour s'être conduit en elles selon le sens et n'avoir donné lieu à l'esprit en nudité du sens. Littera enim occidit, spiritus autem vivificat, comme dit saint Paul; soit: La lettre tue, mais l'esprit vivifie (2Co 3,6). C'est pourquoi il faut renoncer à la lettre qui en ce cas appartient au sens, et demeurer à l'obscurité en foi, qui est l'esprit, que ne peut comprendre le sens.

6. C'est pour cela que les paroles et les prophéties des prophètes, pour beaucoup des enfants d'Israël ne se réalisaient pas comme ils attendaient, et par suite, ils les méprisaient et n'y ajoutaient pas foi, au point qu'il y avait entre eux une raillerie publique tenue quasi comme proverbe, se moquant des prophètes ; ce dont se plaint Isaïe, en le disant et rapportant ainsi : Quem docebit Dominus scientiam ? et quem intelligere faciet auditum ? ablactatos a lacte, avulsos ab uberibus. Quia manda, remanda, manda, remanda ; exspecta, reexspecta, exspecta, reexspecta; modicum ibi, modicum ibi. In loquela enim labii et lingua altera loquetur ad populum istum. Ce qui veut dire ; À qui Dieu enseignera-t-il la science ? À qui fera-t-il entendre la prophétie et sa parole ? À ceux-là seulement qui sont déjà sevrés et qui ont quitté le sein. Car tous disent (cela s'entend des prophéties) : promets et promets encore ; attends et attends encore ; un peu parci et un peu par-là; parce qu'il parlera à ce peuple en la parole de ses lèvres et en un autre langage (Is 28,9-11). Où Isaïe donne clairement à entendre qu'ils se moquaient des prophéties et disaient par risée ce proverbe : Attends et attends à nouveau, nous enseignant qu'elles ne s'accomplissaient jamais parce qu'ils s'attachaient à la lettre, qui est le lait des enfants, et au sens, qui sont les seins, qui sont contraires à la grandeur de la science de l'esprit. À ce sujet il dit: À qui enseignera-t-il la sagesse de ses prophéties? Et à qui fera-t-il entendre sa doctrine, sinon à ceux qui déjà sont séparés du lait de la lettre et des mamelles de leurs sens ? C'est pourquoi ils ne les entendent pas, sinon selon ce lait de l'écorce et de la lettre et de ces mamelles de leurs sens, puisqu'ils disent: Promets et promets encore, attends et attends à nouveau, etc... ; parce que Dieu doit leur parler en la doctrine de sa bouche et non en la leur, et en une autre langue que celle dont ils se servent.

7. Ainsi il ne faut pas prendre garde à notre sens ni à notre langue, sachant que celle de Dieu est autre, selon l'esprit qui est très différent de notre manière d'entendre et fort difficile. Il l'est tellement que Jérémie lui-même, quoiqu'il fût prophète de Dieu, voyant la signification des paroles de Dieu si éloignée du commun sens des hommes, semble aussi s'y méprendre et vouloir soutenir le peuple, en disant: Heu, heu, heu, Domine Deus, ergone decepisti populum istum et Ierusalem, dicens : Pax erit vobis, et ecce pervenit gladius usque ad animam ? ; ce qui veut dire : Hélas, hélas, hélas, Seigneur Dieu ! n'avez-vous point par hasard trompé ce peuple et Jérusalem, en disant: la paix viendra sur vous, et voici que le couteau est parvenu jusqu'à l'âme ? (Jr 4,10). Et c'était que la paix que Dieu leur promettait de faire était entre lui et l'homme par le moyen du Messie qu'il devait leur envoyer, et eux l'entendaient de la paix temporelle64; c'est pourquoi, lorsqu'il leur survenait des guerres et des épreuves, il leur semblait que Dieu les trompait, voyant arriver tout le contraire de ce qu'ils attendaient. Et ainsi ils disaient, comme dit aussi Jérémie: Exspectavimus pacem, et non erat bonum ; soit: Nous avons attendu la paix et il n'y a aucun bienfait de paix (Jr 8,15). Et ainsi ils ne pouvaient manquer d'être trompés, se gouvernant seulement par le sens littéral. Car qui ne sera confus et abusé, s'attachant à la lettre de cette prophétie de David concernant Christ - au psaume 11, et en tout ce qu'il dit, notamment où il annonce -: Et dominabitur a mari usque ad mare, et a flumine usque ad terminos orbis terrarum (Ps 11,8) ; Il dominera d'une mer à l'autre et du fleuve jusqu'au bout de la terre ; et en ce qu'il dit encore : Liberabit pauperem a potente, et pauperem cui non erat adiutor (Ps 11,12) ; ce qui veut dire: Il délivrera le pauvre du pouvoir du puissant et le pauvre qui n'avait aucun secours ; en le voyant si abaissé en sa naissance, si pauvre en sa vie et si misérable en sa mort, de sorte que non seulement il ne domina pas temporellement la terre durant sa vie, mais il se soumit au bas peuple, jusqu'à ce qu'il mourût sous le pouvoir de Ponce Pilate, et que non seulement il ne délivra pas temporellement ses pauvres disciples de la main des puissants, mais les laissa tuer et persécuter pour son nom?

64 Cf. Pascal, fr. 502: le sens spirituel a été couvert sous le temporel; et sous le sens littéral : fr. 212.


8. Et c'était que ces prophéties devaient s'entendre spirituellement de Christ, et elles étaient très véritables en ce sens, car Christ n'était pas seulement le seigneur de toute la terre, mais aussi du ciel, puisqu'il était Dieu, et les pauvres qui devaient le suivre ne devaient pas être seulement rachetés et délivrés du pouvoir du démon, qui était le puissant contre lequel ils n'avaient aucune aide, mais aussi il devait les faire héritiers du royaume des cieux; et ainsi, Dieu parlait selon ce qui est essentiel pour Christ et ses partisans, qui sont le royaume éternel et la liberté éternelle, et eux l'entendaient à leur mode, de ce qui est le moins important (dont Dieu fait peu de cas) qui était la domination temporelle et la liberté temporelle, et qui devant lui n'est ni royaume ni liberté. D'où vient que s'aveuglant par la bassesse de la lettre et n'entendant pas leur esprit et leur vérité, ils ôtèrent la vie à leur Dieu et Seigneur, selon ce que dit saint Paul de cette manière : Qui enim habitabant Ierusalem et principes eius, hunc ignorantes et voces prophetarum, quoe per omne sabbatum leguntur, iudicantes impleverunt; ce qui veut dire : Les habitants et les princes de Jérusalem, ne sachant qui il était, et n'entendant pas les dits des prophètes qu'on lit chaque jour du sabbat, le jugeant le firent mourir (Ac 13,21).

9. Cette difficulté d'entendre les dits de Dieu comme il convenait, en vint à tel point que ses disciples mêmes, qui avaient cheminé avec lui, s'y trompaient, tels ces deux qui après sa mort s'en allaient au château d'Emmaùs, tristes et sans espérance, et disant: Nos autem sperabamus quod ipse esset redempturus Israel; soit: Nous espérions qu'il délivrerait Israël (Lc 24,21), et entendant eux aussi que la rédemption et la domination devaient être temporelles ; auxquels Christ notre Rédempteur apparut et les reprit de folie, de lourdeur et de dureté de coeur à croire les choses que les prophètes avaient prédites (Lc 24,25). Et même lorsqu'il monta au ciel, il y en avait encore en cette raideur, et ils lui demandèrent en disant : Domine, si in tempore hoc restitues regnum Israël ? ; soit: Seigneur, fais-nous savoir si c'est en ce temps que tu rétabliras Israël (Ac 1,6). L'Esprit Saint fait dire beaucoup de choses en un sens autre que les hommes ne l'entendent, comme on le voit en ce qu'il fit dire à Caïphe de Christ: Qu'il convenait qu'un homme mourût pour que toute la nation ne périsse pas (Jn 11,50) ; ce qu'il ne dit pas de soi-même, et lui le dit et l'entendit en un sens, et l'Esprit Saint en un autre.

10. Par là on le voit : encore que les paroles et les révélations soient de Dieu, il ne faut pas s'y fier, parce qu'on peut beaucoup et très facilement se tromper en notre manière de les entendre ; car elles sont toutes un abîme de profondeur d'esprit, et vouloir les restreindre à ce que nous entendons et que notre sens ne peut saisir, ce n'est pas plus que de vouloir prendre de l'air et saisir quelque poussière qu'y rencontre la main ; car l'air s'en va et il ne reste rien.

11. C'est pourquoi le maître spirituel doit tâcher que l'esprit de son disciple ne s'empresse pas de faire état de toutes les préhensions surnaturelles qui ne sont que des poussières d'esprit, avec lesquelles seulement il demeurera à la fin et sans aucun esprit, mais l'écartant de toutes les visions et paroles, qu'il lui impose de savoir demeurer en liberté et obscurité de la foi, où l'on reçoit la liberté et l'abondance d'esprit, et par conséquent la sagesse et intelligence propre des paroles de Dieu. Car il est impossible que l'homme, s'il n'est spirituel, puisse juger des choses divines ni les entendre raisonnablement, et alors il n'est pas spirituel quand il les juge selon le sens ; et ainsi, alors qu'elles viennent couvertes de ce sens, il ne les entend pas, ce qu'explique bien saint Paul en disant : Animalis autem homo non percipit ea quoe sunt spiri-tus Dei ; stultitia enim est illi, et non potest intelligere, quia de spiritualibus examinatur. Spiritualis autem iudicat omnia ; ce qui veut dire: L'homme animal ne conçoit pas les choses qui sont de l'esprit de Dieu, car elles sont folies pour lui, et il ne peut les entendre parce qu'elles sont spirituelles ; mais le spirituel juge de toutes les choses (1Co 2,14-15). Homme animal s'entend ici de celui qui use seulement du sens ; spirituel, de celui qui ne s'attache et ne se conduit pas par lui. C'est donc une témérité d'oser traiter avec Dieu et donner licence de le faire, par la voie de préhension surnaturelle dans le sens.

12. Pour mieux y voir, prenons quelques exemples : Voici le cas où un saint est fort affligé car ses ennemis le persécutent, et que Dieu lui réponde en disant: « Je te délivrerai de tous tes ennemis ». Cette prophétie peut être très véritable, encore que ses ennemis viennent à prévaloir et qu'il meure de leurs mains. Et ainsi, celui qui l'entendra temporellement sera trompé, parce que Dieu a pu parler de la vraie et principale liberté et victoire qui est le salut, où l'âme est délivrée et victorieuse de tous ses ennemis, beaucoup plus véritablement et hautement que si elle en était délivrée ici-bas. Et ainsi, cette prophétie était beaucoup plus vraie et plus riche que l'homme n'eût pu comprendre, s'il l'eût entendue quant à cette vie. Car Dieu parle toujours en ses paroles du sens principal et le plus utile, et l'homme peut les entendre à sa manière et à son propos selon le sens le moins important, et ainsi demeurer abusé; comme nous le voyons en cette prophétie que David a prononcée du Christ dans le psaume second, en disant : Reges eos in virga ferrea, et tamquam vas figuli confringes eos. Soit: Vous gouvernerez les nations avec une verge de fer, et les briserez comme un pot de terre (Ps 2,9) ; dans lequel Dieu parle de la principale et parfaite domination, qui est l'éternelle, et qui s'est accomplie, et non de la moins importante, qui était la temporelle, qui n'a point été accomplie en toute la vie temporelle de Christ.

13. Prenons un autre exemple. Voici une âme avec de grands désirs d'être martyre. Il arrivera que Dieu lui réponde : « Tu seras martyre », et lui donne intérieurement grande consolation et grande confiance qu'elle le sera, et néanmoins elle ne mourra pas martyre, quoique la promesse soit vraie. Or, comment ne s'est-elle pas accomplie de cette manière ? C'est qu'elle s'accomplira et pourra s'accomplir selon le principal et l'essentiel, en lui donnant l'amour et la récompense du martyre essentiellement; et ainsi Il accomplira en effet le souhait de l'âme et ce qu'Il lui a promis, parce que le principal de son désir était non ce genre de mort, mais de faire à Dieu ce service65 de martyre et d'exercer l'amour pour Lui comme martyre, parce que cette manière de mourir par elle-même ne vaut rien sans cet amour qu'il lui donne - et l'exercice et la récompense du martyre - très parfaitement par d'autres moyens ; de manière que même si elle ne meurt pas martyre, elle demeure néanmoins satisfaite d'avoir obtenu ce qu'elle désirait; car quand ces souhaits naissent d'un vif amour, et autres semblables, bien que cela n'arrive pas comme ils se l'imaginent et l'entendent, ils s'accomplissent toutefois d'une autre manière plus avantageuse et plus à l'honneur de Dieu qu'ils n'auraient su le demander. D'où vient que David dit : Desiderium pauperum exaudivit Dominus ; soit : Le Seigneur a réalisé pour les pauvres leur désir (Ps 9,11). Et dans les Proverbes, la Sagesse divine dit: Desiderium suum iustis dabitur. Aux justes sera donné leur désir (Pr 10,24). Nous voyons donc que beaucoup de saints ont souhaité beaucoup de choses en particulier pour Dieu, et leur désir n'a pas été réalisé en cette vie, mais il est de foi que leur désir étant juste et véritable, il s'est accompli parfaitement en l'autre. Ceci étant ainsi véritable, la promesse de Dieu était aussi véritable en cette vie, lorsqu'il leur dit: « Votre désir s'accomplira », mais non en la  manière qu'ils pensaient.

65 Service de Dieu, expression classique.


14. De cette façon et de plusieurs autres, les paroles et les visions de Dieu peuvent être véritables et certaines, et nous nous trompons à leur sujet, pour ne pas savoir les entendre hautement et principalement et selon les intentions et les sens que Dieu y cache. Il est donc plus sage et plus sûr de faire que les âmes fuient prudemment ces choses surnaturelles, les accoutumant, comme nous avons dit, à la pureté d'esprit en foi obscure, qui est le moyen de l'union.



Montée Carmel II - 2003 46