Montée Carmel II - 2003 27

Chapitre 27 - DANS LEQUEL EST TRAITÉ DU SECOND GENRE DE RÉVÉLATIONS, QUI EST UNE MANIFESTATION DE SECRETS ET MYSTÈRES CACHÉS.

- ON DIT EN QUELLE FAÇON ELLES PEUVENT SERVIR À L'UNION DE DIEU, ET EN QUELLE MANIÈRE ELLES EN PEUVENT DÉTOURNER, ET COMME LE DÉMON PEUT BEAUCOUP TROMPER EN CELA


1. Le second genre de révélations, nous avons dit que c'était une manifestation de secrets et de mystères cachés. Ce qui peut être en deux manières : La première concernant ce que Dieu est en soi; et en elle est incluse la révélation du mystère de la Très Sainte Trinité et unité de Dieu. La seconde concerne ce que Dieu est dans ses oeuvres, et elle comprend tous les autres articles de notre foi catholique et les propositions des vérités qu'elle peut avoir explicitement en ce qui les concerne. Dans lesquelles est inclus et enfermé un grand nombre des révélations des prophètes, des promesses et menaces de Dieu, et autres choses qui devaient et doivent arriver au sujet de cette affaire de la foi. Nous pouvons aussi comprendre en cette seconde manière maints autres cas particuliers que Dieu révèle ordinairement, de l'univers en général, mais aussi en particulier, concernant les royaumes, provinces, états, familles et personnes particulières. Ce dont nous avons des exemples en abondance dans les divines Écritures, tant de l'un que de l'autre, principalement en tous les prophètes, où il y a des révélations de toutes ces manières ; et cela est si clair et si simple que je ne veux pas perdre de temps ici à les évoquer, mais dire seulement que ces révélations ne se font pas seulement avec des paroles, car Dieu les fait en de nombreux modes et manières : parfois avec des paroles seules, parfois avec des signes seuls et des figures, images et ressemblances seules, parfois avec l'un et l'autre ensemble, comme on peut aussi voir en les prophètes (particulièrement en toute l'Apocalypse) où non seulement on trouve tous les genres de révélations que nous avons dits, mais aussi les moyens et manières que nous disons ici.

2. De ces révélations qui appartiennent à la seconde manière, Dieu en fait encore en ce temps à qui il lui plaît; car il a coutume de révéler à certaines personnes combien elles vivront, les épreuves qu'elles souffriront, ce qui doit arriver à telle ou telle personne, ou à tel royaume, etc. ; et même concernant les mystères de notre foi, de découvrir et déclarer à l'esprit leurs vérités, encore que cela ne s'appelle pas proprement révélation, pour autant qu'il est déjà révélé, mais c'est plutôt la manifestation et la déclaration de ce qui a été révélé.

3. Concernant ce genre de révélations, le démon peut beaucoup s'y entremettre, parce que, comme les révélations de ce genre ordinairement se font par paroles, figures et ressemblances, etc., le démon peut très bien en feindre autant, beaucoup plus que si les révélations sont purement spirituelles. Et pour autant, si en la première manière et en la seconde, dont nous parlons ici, il nous était révélé quelque chose de nouveau touchant la foi ou différent de la foi, il n'y faudrait nullement consentir, même si nous avions l'évidence que celui qui le dit est un ange du ciel ; car saint Paul avertissait ainsi, en disant : Licet nos, aut angelus de coelo evangelizet vobis proeterquam quod evangelizamus vobis, anathema sit ; ce qui veut dire : Quand nous autre ou un ange du ciel vous annoncerait ou vous prédirait autre chose que ce que nous avons prêché, qu'il soit excommunié.

4. D'où vient que, puisqu'il n'y a plus d'articles à révéler concernant la substance de notre foi, autres que ceux qui sont déjà révélés à l'Église, non seulement il ne faut pas admettre ce qui serait révélé de nouveau à l'âme concernant la foi, mais il lui convient par précaution de n'admettre d'autres variétés douteuses, et, à cause de la pureté que l'âme doit avoir en la foi (même si on lui révèle de nouveau des vérités déjà révélées) il ne faut pas les croire pour cette raison qu'elles sont suffisamment révélées à l'Église; mais fermant les yeux de l'entendement, qu'elle s'appuie simplement sur la doctrine de l'Église et la foi qu'elle enseigne, qui comme dit saint Paul entre par l'ouïe (Rm 10,11), et qu'elle ne croie pas facilement et n'accommode pas son entendement à ces choses de foi révélées de nouveau, même si elles lui paraissent très conformes et vraies, si elle ne veut pas être trompée ; car le démon, pour piper et couler des mensonges, appâte premièrement avec des vérités et des choses vraisemblables afin de rassurer et bientôt de tromper; c'est comme la soie72 pour coudre le cuir, parce que la soie étant ferme passe d'abord, et aussitôt après le fil qui étant faible, ne pourrait entrer si la soie dure ne le conduisait.

72 Cerda, la soie, le poil long et rude de certains animaux, comme le sanglier.


5. Et qu'on s'avise bien de cela; parce que, même s'il ne fallait pas craindre la tromperie, il convient beaucoup à l'âme de ne pas vouloir entendre clairement les choses concernant la foi afin de conserver pur et entier le mérite de cette foi et aussi pour venir, en cette nuit de l'entendement, à la divine lumière de l'union divine. Cela importe tellement de se tenir les yeux fermés aux prophéties passées, en quelque nouvelle révélation que ce soit, que saint Pierre même, quoiqu'il eût vu en quelque manière la gloire du Fils de Dieu sur le mont Thabor, dit néanmoins en sa lettre canonique ces paroles : Et habemus firmiorem propheticum sermonem : cui benefacitis attendentes, etc. (2P 1,19), ce qui est comme s'il disait: Quoique la vision de Christ que nous avons eue sur la montagne soit véritable, plus ferme et plus certaine est la parole de la prophétie qui nous a été révélée, sur laquelle vous faites bien d'appuyer votre âme.

6. Et s'il est vrai, pour les raisons déjà dites, qu'il convient de fermer les yeux aux révélations déjà dites qui arrivent concernant les propositions de la foi, combien cela sera-t-il plus nécessaire de rejeter et de ne donner crédit aux autres révélations qui sont de choses différentes, dans lesquelles ordinairement le démon s'immisce si avant, que je tiens pour impossible que celui qui ne s'efforcera pas de les rejeter ne soit trompé en beaucoup, selon l'apparence de vérité et le fondement dont le démon les revêt ; car il assemble tant d'apparences et de convenances pour les faire croire, et les plante si avant dans le sens et l'imagination, qu'on pense que sans doute cela arrivera ainsi; et il y attache et accroche l'âme de telle manière que si elle n'est pas humble on aura de la peine à la tirer de là et à lui faire croire le contraire. Aussi, l'âme pure, avisée et simple et humble, doit résister aux révélations et aux autres visions avec autant de force et de soin qu'aux plus dangereuses tentations, parce qu'il n'y a point de nécessité de les vouloir, mais plutôt de ne pas les vouloir, pour aller à l'union d'amour. Ce que Salomon voulait signifier quand il dit: Quelle nécessité a l'homme de vouloir et de chercher les choses qui surpassent sa capacité naturelle ? (Qo 1,1). Comme s'il disait: pour être parfait, il n'a aucune nécessité de vouloir des choses surnaturelles par voie surnaturelle, qui est au-dessus de sa capacité.

7. Et parce que les objections que l'on peut faire à ce sujet, ont été réfutées aux chapitres 19 et 2073 de ce livre, y renvoyant, je dis seulement que l'âme doit se garder d'elles toutes pour cheminer purement et sans erreur en la Nuit de la foi à l'union.

73 Ici, chapitres 21 et 22.



Chapitre 28 - DANS LEQUEL ON TRAITE DES PAROLES INTÉRIEURES QUI PEUVENT SURNATURELLEMENT SE PRÉSENTER À L'ESPRIT. - ON DIT COMBIEN IL EN EST DE MANIÈRES



1. Toujours le lecteur avisé doit se souvenir de l'intention et de la fin que j'ai en ce livre, qui est d'acheminer l'âme, par toutes ses préhensions naturelles et surnaturelles, sans qu'elle s'y trompe ni embarrasse en la pureté de la foi, à la divine union avec Dieu, afin qu'ainsi il sache qu'encore que concernant les préhensions de l'âme et la doctrine que je traite, je ne donne pas une doctrine aussi abondante, ni aussi détaillée que l'entendement le requiert, néanmoins je ne demeure pas court en cette partie ; car pour ce sujet, j'entends qu'il est donné des avis suffisants et assez de lumière et d'enseignement pour se conduire prudemment en toutes les circonstances de l'âme, extérieures et intérieures, pour passer outre. Et c'est la cause pour laquelle j'en ai terminé si brièvement avec les préhensions de prophéties, comme je l'ai fait aussi en les autres, ayant beaucoup plus à dire en chacune, selon les différences et les modes et les manières qu'il peut y avoir en chacune, qui comme je crois ne peuvent en finir d'être sues ; me contentant d'avoir donné la substance, la doctrine et les précautions qui conviennent pour cela et pour tout ce qui pourrait arriver de semblable en l'âme.

2. J'en ferai autant pour la troisième manière de préhensions que nous disions être paroles surnaturelles, qui sans le moyen d'aucun sens corporel, ont coutume de se faire dans les esprits des spirituels ; quoiqu'elles soient en tant de manières, elles peuvent se réduire à mon avis toutes à ces trois, à savoir: paroles successives, formelles et substantielles. J'appelle successives certaines paroles et raisons que l'esprit recueilli en soi forme et discourt avec lui-même. Les paroles formelles sont certaines paroles distinctes et formelles que l'esprit reçoit, non de soi mais d'une tierce personne, quelquefois étant recueilli, quelquefois ne l'étant pas. Les paroles substantielles sont d'autres paroles qui se font aussi formellement à l'esprit, recueilli ou non; qui en la substance de l'âme font et causent cette substance et cette vertu qu'elles signifient. Nous traiterons ici de toutes par ordre.



Chapitre 29 - DANS LEQUEL IL EST TRAITÉ DE LA PREMIÈRE SORTE DE PAROLES QUE QUELQUEFOIS L'ESPRIT RECUEILLI FORME EN SOI. - ON DIT LEUR CAUSE AVEC LE PROFIT ET LE DOMMAGE QU'IL PEUT Y AVOIR EN ELLES


1. Ces paroles successives arrivent toujours quand l'esprit est recueilli et plongé fort attentivement en quelque considération, et sur cette même matière qu'il pense, lui-même allant de l'une à l'autre forme des paroles et des raisons fort à propos, avec une telle facilité et une telle distinction, raisonnant et découvrant là-dessus des choses qui lui étaient tellement inconnues qu'il lui semble que ce n'est pas lui qui fait cela, mais qu'une autre personne lui en discourt intérieurement, ou lui répond ou l'enseigne; et à la vérité il y a grand sujet de le penser, parce qu'il raisonne lui-même avec soi, et se répond comme si c'était une personne avec une autre ; et à la vérité, en quelque manière il en est ainsi, car, encore que l'esprit fasse cela comme instrument néanmoins l'Esprit Saint l'aide souvent à produire et à former ces conceptions, paroles et vraies raisons, et ainsi il les prononce à soi-même comme si c'était une tierce personne, parce que comme l'entendement est alors recueilli et uni à la vérité de ce qu'il pense, et que l'Esprit divin est aussi uni avec lui en cette vérité (comme il est toujours en toute vérité), de là vient que l'entendement, communiquant en cette manière avec l'Esprit divin au moyen de cette vérité, va formant ensemble et successivement à l'intérieur les autres vérités qui concernent celle qu'il pensait, l'Esprit Saint enseignant lui ouvrant la porte et communiquant sa lumière. Car cette façon est une de celles par lesquelles enseigne l'Esprit Saint.

2. Et de cette manière illuminé et instruit de ce Maître, l'entendement comprenant ces vérités, forme de lui-même, conjointement ces paroles sur les vérités qui lui sont communiquées d'autre part; de manière que nous pouvons dire que la voix est de Jacob et les mains sont d'Esaü (Gn 21,22). Et celui en qui cela se passe ne peut croire autrement, sinon que ces paroles et ces propos sont d'une tierce personne, car il ignore que l'entendement puisse si facilement former pour lui-même des paroles comme venant d'une tierce personne, sur des conceptions et des vérités qui lui sont aussi communiquées d'une tierce personne.

3. Et quoiqu'il soit vrai qu'en cette communication et illustration de l'entendement, de soi il n'y ait pas de tromperie, néanmoins il peut y en avoir et il y en a souvent en les paroles formelles et raisons que l'entendement forme dessus; vu que cette lumière qui lui est donnée est parfois si subtile et si spirituelle que l'entendement n'arrive pas à bien s'en informer, et c'est lui, toutefois, qui (comme nous avons dit) forme de soi-même les raisons, de là vient que souvent il les forme fausses, d'autres fois vraisemblables ou défectueuses ; parce que, comme il a déjà commencé à prendre le fil de la vérité dès le commencement, et comme aussitôt il ajoute, de lui-même, l'habileté ou la stupidité de son petit entendement, il est facile de dévier conformément à sa capacité; et de tout en cette manière, comme si une tierce personne parlait.

4. J'ai connu une personne qui, ayant ces propos successifs, entre quelques-uns assez vrais et substantiels qu'elle formait du Très Saint Sacrement de l'Eucharistie, en mêlait de bien hérétiques. Et je m'étonne fort de ce qui se passe ici en ce temps, qui est qu'une âme, quelle qu'elle soit, avec quatre sous de réflexion, si elle sent quelques-uns de ces propos en son recueillement, baptise aussitôt le tout pour une chose de Dieu, et suppose qu'il en est ainsi, disant: « Dieu m'a dit », « Dieu m'a répondu » ; et il n'en est pas ainsi, mais (comme nous avons dit) c'est qu'eux-mêmes se le disent le plus souvent.

5. Et de plus, l'envie qu'elles ont de cela, et l'affection qu'elles en ont dans leur esprit, est cause qu'elles-mêmes se répondent, et elles pensent que c'est Dieu qui leur répond et leur parle. Ce qui les fait tomber en de grandes rêveries, si elles n'y mettent un sérieux frein et que celui qui les gouverne ne leur défende très expressément ces manières de discours ; car elles ont coutume d'en tirer plus de bavardage et d'impureté d'âme que d'humilité et de mortification d'esprit, pensant déjà que c'est une grande chose, et que Dieu leur a parlé, et ce sera un peu plus que rien, ou rien du tout, ou moins que rien. Parce que ce qui n'engendre point humilité et charité, mortification, sainte simplicité et silence, etc., qu'est-ce que cela peut être ? Or, je dis que cela peut détourner beaucoup du chemin de l'union divine, vu que, si l'âme en fait cas, cela l'écarte fort de l'abîme de la foi, dans lequel l'entendement doit être obscur et doit marcher à l'obscur par amour en foi et non avec beaucoup de raison.

6. Et si tu me demandes pourquoi l'entendement doit se priver de ces vérités, puisqu'en elles l'Esprit de Dieu illumine l'entendement, et qu'ainsi cela ne peut être mauvais, je réponds que l'Esprit Saint illumine l'entendement recueilli et qu'il l'illumine selon son recueillement et que l'entendement ne peut trouver un plus grand recueillement qu'en la foi, et ainsi l'Esprit Saint ne l'illuminera pas en autre chose davantage qu'en la foi, car plus l'âme est pure et éminente en foi, plus elle a de charité infuse de Dieu, et plus elle a de charité, plus Il l'éclaire et lui communique les dons de l'Esprit Saint, parce que la charité est la cause et le moyen par où ils se communiquent à elle. Et bien qu'il soit vrai qu'en cette illustration de vérités, Il communique à l'âme quelque lumière, néanmoins elle est aussi différente de celle qui est dans la foi - celle-ci sans entendre clairement - quant à la qualité, comme il en est de l'or fin au plus vil métal, et quant à la quantité, comme la mer excède une goutte d'eau ; parce qu'en l'une on lui communique la sagesse d'une ou deux ou trois vérités, etc., et en l'autre toute la sagesse de Dieu généralement, qui est le Fils de Dieu qui se communique à l'âme en foi.

7. Si tu me dis que tout est bon, et que l'un n'empêche pas l'autre, je réponds qu'il l'empêche beaucoup, quand l'âme en fait cas, parce que c'est déjà s'occuper en des choses claires et de peu d'importance, qui suffisent à empêcher la communication de l'abîme de la foi en laquelle Dieu enseigne surnaturellement74 et secrètement l'âme et l'élève en vertus et en dons alors qu'elle ne sait. Et le profit que doit faire cette communication successive ne doit pas être en y appliquant l'entendement intentionnellement - parce que, de cette manière, il la détournerait plutôt de soi (selon ce que la Sagesse, dans les Cantiques, dit à l'âme, par ces paroles : Détourne tes yeux de moi, parce qu'ils m'ont fait envoler ; à savoir: voler loin de toi et me tenir plus haut) -; mais que simplement et purement, sans mettre l'entendement en ce qui se communique surnaturellement, elle applique la volonté avec amour à Dieu, puisque par l'amour ces biens sont communiqués et de cette manière se communiqueront plus abondamment qu'avant. Parce que, si en ces choses qui se communiquent surnaturellement et passivement, on fait agir activement l'habileté de l'entendement naturel, ou d'autres puissances, leur manière trop grossière ne peut arriver jusque-là, et ainsi forcément, elle les modifiera à sa manière, et par conséquent les fera dévier; et ainsi, de nécessité, elle errera et formera les raisons de soi-même, ce qui ne sera plus surnaturel, ni même sa ressemblance, mais très naturel et très erroné et très bas.

74 Il y a donc deux sortes de surnaturel. Le surnaturel merveilleux, comme visions, révélations... dont l'âme doit se méfier car il risque d'empêcher l'union. Et le surnaturel normal pour le chrétien, comme ici, celui des vertus théologales et des dons du Saint Esprit, dont l'âme doit vivre, car il l'unit à Dieu.


8. Or, il existe des entendements si vifs et si subtils, qu'étant recueillis en quelque considération, naturellement et avec grande facilité, lorsqu'ils se livrent à des conceptions discursives, ils les forment dans lesdites paroles et raisons très vives et pensent ni plus ni moins qu'elles sont de Dieu, bien qu'il n'y ait que l'entendement qui, avec la lumière naturelle, étant un peu libre de l'opération des sens, sans aucune aide surnaturelle, peut ceci et davantage. Et il y en a beaucoup ainsi, et beaucoup se trompent, pensant que c'est grande oraison et communication de Dieu, et ainsi ils l'écrivent ou font écrire; et il arrivera que tout cela ne sera rien et n'aura substance d'aucune vertu, et ne servira pas plus qu'à en prendre de la vanité.

9. Que ceux-ci apprennent à ne faire cas que de fonder la volonté en un humble amour et en l'exercice sérieux de bonnes oeuvres et de souffrances, en imitant le Fils de Dieu en sa vie et en ses mortifications ; car c'est le chemin pour parvenir à tout bien spirituel, et non par beaucoup de discours intérieurs.

10. En ce genre de paroles intérieures successives, le démon s'immisce aussi beaucoup, particulièrement en ceux qui y ont quelque inclination ou affection; parce qu'au moment où ils commencent à se recueillir, le démon a coutume de leur offrir d'abondantes matières de digressions, formant en leur entendement les conceptions et les paroles par voie de suggestion, et ainsi il les précipite et les séduit très subtilement en des choses vraisemblables. C'est une des manières dont il se communique à ceux qui ont fait avec lui quelque pacte tacite ou exprimé et de cette façon il se communique à quelques hérétiques, principalement aux hérésiarques, leur informant l'entendement avec des conceptions et des raisons très subtiles, fausses et erronées.

11. Il ressort de ce qui a été dit que ces paroles successives peuvent procéder en l'entendement de trois causes qu'il convient de savoir: de l'Esprit divin qui le meut et illumine; de la lumière naturelle de cet entendement; et du démon qui peut lui parler par suggestion. Et dire maintenant les signes et indices pour connaître quand elles procèdent d'une cause ou de l'autre, il serait bien difficile d'en donner des signes et indices précis ; bien qu'on en puisse donner des généraux qui sont ceux-ci:

a. Quand avec les paroles et conceptions, l'âme aime et sent l'amour avec humilité et révérence de Dieu, c'est signe que c'est l'Esprit Saint qui, lorsqu'il fait semblables grâces, les revêt toujours ainsi.

b. Quand cela procède seulement de la vivacité et de la lumière de l'entendement, c'est lui alors qui fait tout sans cette opération des vertus (encore que la volonté puisse naturellement aimer en la connaissance et lumière de ces vérités) et, après la méditation, la volonté demeure sèche, quoiqu'elle ne soit pas inclinée à vanité ni à mal si le démon ne la tente de nouveau sur cela. Ce qui n'arrive pas en celles qui ont procédé du bon esprit, parce qu'après, la volonté demeure d'ordinaire affectionnée à Dieu et portée au bien, quoique parfois il arrive qu'ensuite elle soit aride, la communication ayant été du bon esprit, Dieu l'ordonnant ainsi pour l'utilité de l'âme ; d'autres fois, l'âme ne sentira pas beaucoup les opérations ou les mouvements de ces vertus, et néanmoins ce qu'elle aura eu sera bon. Et c'est pourquoi je dis qu'il est parfois difficile de connaître la différence qu'il y a des unes aux autres, à cause des effets divers qu'elles opèrent d'une fois à l'autre. Mais ceux que nous avons dits sont les plus communs, bien que parfois ils arrivent plus abondants et parfois moins.

c. Et même, celles du démon sont assez souvent difficiles à connaître et à découvrir, car, encore qu'il soit vrai qu'elles laissent ordinairement la volonté sèche en l'amour de Dieu et l'esprit enclin à vanité, estime propre ou complaisance, néanmoins quelquefois elles mettent en l'âme une fausse humilité et affection fervente de volonté fondée en amour-propre, en sorte qu'il est souvent besoin que la personne soit fort spirituelle pour le connaître. Et le démon fait cela pour mieux se dissimuler, sachant fort bien tirer parfois des larmes sur les sentiments qu'il donne, pour verser dans l'âme les affections qu'il veut ; mais il incite toujours la volonté à estimer ces communications intérieures et en faire cas, pour s'y adonner et pour occuper l'âme en ce qui n'est point vertu, mais plutôt occasion de perdre celle qu'on a.

12. Demeurons donc avec cette précaution nécessaire, tant dans les unes que dans les autres, pour n'être trompés ni embarrassés, à savoir: n'en faire aucun cas, mais seulement savoir dresser la volonté avec force à Dieu, accomplissant avec perfection sa loi et ses saints conseils, ce qui est la sagesse des saints, nous contentant de savoir les mystères et vérités avec simplicité et vérité comme l'Église nous les propose, car cela suffit pour enflammer beaucoup la volonté, sans nous jeter dans d'autres abîmes de curiosité où ce sera merveille s'il n'y a quelque danger. Car c'est à ce propos que saint Paul dit: il ne convient pas de savoir plus qu'il ne convient (Rm 12,3). Et cela suffit quant à cette matière des paroles successives.



Chapitre 30 - DANS LEQUEL ON TRAITE DES PAROLES INTÉRIEURES QUI FORMELLEMENT SE FONT À L'ESPRIT PAR VOIE SURNATURELLE.

- ON AVISE DU DOMMAGE QU'ELLES PEUVENT FAIRE ET DU MOYEN NÉCESSAIRE POUR SE GARDER D'Y ÊTRE TROMPÉ


1. Le deuxième genre de paroles intérieures sont des paroles formelles qui se font quelquefois à l'esprit par voie surnaturelle, sans le moyen d'aucun sens, tantôt l'esprit étant recueilli, et tantôt pas. Je les appelle formelles parce que formellement une tierce personne les dit à l'esprit, sans qu'il y mette rien du sien, et pour cela sont bien différentes de celles dont je viens de parler, car non seulement elles diffèrent en ce qu'elles se font sans que l'esprit y mette quelque chose de sa part comme il advient dans les autres, mais comme je dis, parfois elles lui viennent n'étant point recueilli, mais bien éloigné de ce qu'on lui dit ; ce qui n'est pas de même en les premières successives qui sont toujours sur le sujet que l'on considère.

2. Ces paroles sont quelquefois bien formées, d'autres fois elles ne le sont pas tant, parce que souvent elles sont comme des conceptions en lesquelles on lui dit quelque chose, ou en répondant, ou en parlant en une autre manière à l'esprit. Quelquefois ce n'est qu'un mot, quelquefois deux et davantage, parfois ces paroles sont successives comme les précédentes, parce qu'elles ont coutume de durer, donnant quelque doctrine, ou traitant de quelque point avec l'âme, et toutes sans que l'esprit y mette rien du sien, car elles sont toutes comme quand une personne parle à une autre. Ainsi lisons-nous qu'il arriva à Daniel qui dit que l'ange parlait en lui, ce qui se faisait en raisonnant formellement et successivement en son esprit et en l'instruisant (selon ce qu'il dit aussi en ce lieu), l'ange, disant qu'il était venu pour l'enseigner (Da 9,22).

3. Ces paroles, quand elles ne sont pas plus que formelles, elles ne font pas grand effet dans l'âme, parce que d'ordinaire elles sont seulement pour enseigner ou donner lumière en quelque chose, et pour faire cet effet, il n'est pas besoin qu'elles en aient un plus efficace que la fin où elles tendent; elles l'opèrent toujours en l'âme quand elles sont de Dieu, car elles la rendent prompte et claire en ce qu'on lui commande et enseigne, encore qu'elles n'ôtent pas quelquefois à l'âme la répugnance et la difficulté, tant s'en faut ! d'ordinaire, elles en donnent davantage; ce que Dieu fait pour plus d'instruction, d'humilité et un plus grand bien de l'âme. Et il lui laisse le plus ordinairement cette répugnance quand il lui commande des choses supérieures, ou celles en lesquelles l'âme peut avoir quelque excellence ; alors qu'en les choses basses et humbles, il donne plus de facilité et de promptitude. Ainsi nous lisons dans l'Exode (Ex 3,4) quand Dieu commanda à Moïse d'aller vers Pharaon et de délivrer le peuple, il sentit tant de répugnance qu'il se le fit dire par trois fois et donner des signes, et tout cela ne servait à rien, jusqu'à ce que Dieu lui donnât pour compagnon Aaron, qui eut sa part de l'honneur.

4. Le contraire arrive quand les paroles et les communications sont du démon, parce qu'il apporte de la facilité et de la promptitude en les choses de plus grande valeur, et de la répugnance en celles qui sont basses ; car Dieu, certes, a telle horreur de voir les âmes enclines aux grandeurs, que, quand même Il les commande et les met en elle, il ne veut pas qu'elles aient promptitude ni envie de commander; et en cette promptitude où Dieu met communément l'âme par ces paroles formelles, de telles paroles sont différentes de ces autres successives qui n'émeuvent pas tant l'esprit que celles-ci, et ne le rendent pas si prompt, celles-ci étant plus formelles et l'entendement y contribuant moins par lui-même ; encore que cela n'empêche pas que parfois quelques successives fassent plus d'effet, à cause de la grande communication qu'il y a quelquefois de l'Esprit divin avec l'humain; mais en la manière il y a beaucoup de différence. L'âme en ces paroles formelles n'a point à douter si elle les dit: elle voit bien que non, principalement quand elle n'était pas occupée en ce qu'on lui a dit, et si elle y était, elle voit clairement et distinctement que cela vient d'autre part.

5. De toutes ces paroles formelles, l'âme ne doit pas faire grand cas non plus que des autres successives, parce que, outre qu'elle s'occuperait en ce qui n'est pas légitime et non au proche moyen de l'union de Dieu qui est la foi, elle pourrait être fort facilement trompée du démon, car parfois à peine connaîtra-t-on celles qui sont proférées du bon ou du mauvais esprit; parce que ne faisant pas grand effet, il est difficile de les distinguer par les effets, vu que même quelquefois celles du démon ont plus d'efficacité dans les imparfaits, que les autres du bon esprit ne font dans les spirituels. Il ne faut pas faire ce qu'elles diront ni leur attacher d'importance, qu'elles procèdent de bon ou de mauvais esprit, mais il faut les exposer à un confesseur mûr, ou à une personne sage et avisée, afin qu'elle donne une doctrine et voie ce qu'il convient de faire en cela, et suivant son conseil, il faut qu'elle se comporte alors avec résignation et négativement. Et si l'on ne rencontre pas une personne expérimentée, il vaut mieux (ne faisant pas cas de ces paroles) n'en souffler mot à personne, car on rencontrerait facilement des gens qui détruiraient plutôt l'âme qu'ils ne l'édifieraient; car il n'est pas donné à tous de gouverner les âmes, puisque c'est une chose de très grande importance de se tromper ou de bien faire en une chose si grave.

6. Prenez soigneusement garde que l'âme n'entreprenne jamais rien de soi-même et n'admette rien de ce que ces paroles lui diront, sans beaucoup d'avis et de conseil d'autrui, parce qu'il arrive en cette manière de subtiles et étranges tromperies ; tellement, que j'estime pour moi que l'âme qui ne sera pas ennemie de telles choses ne pourra éviter d'être trompée en beaucoup d'entre elles, soit peu, soit beaucoup.

7. Mais parce que de ces tromperies et dangers et de la précaution à leur sujet, on a expressément traité aux chapitres 11, 18, 19 et 2075 de ce livre, auxquels je renvoie, je ne m'étends pas plus ici. Je dis seulement que la doctrine principale est de n'en faire aucun cas, quoi qu'il en semble, mais de nous gouverner en tout par la raison et par ce que nous a déjà enseigné l'Église, et ce qu'elle nous enseigne chaque jour.

75 Ici: 19 à 22.



Chapitre 31 - DANS LEQUEL ON TRAITE DES PAROLES SUBSTANTIELLES QUI SE FONT INTÉRIEUREMENT À L'ESPRIT.

- ON DIT LA DIFFÉRENCE QU'IL Y A ENTRE ELLES ET LES FORMELLES, LE PROFIT QU'IL Y A EN ELLES ET LA SOUMISSION ET LE RESPECT QUE L'ÂME DOIT AVOIR À LEUR ÉGARD


1. Le troisième genre de paroles intérieures nous avons dit qu'elles étaient paroles substantielles, qui, encore qu'elles soient aussi formelles pour autant qu'elles s'impriment très formellement dans l'âme, néanmoins sont différentes en ce que la parole substantielle fait un effet vif et substantiel en l'âme, ce que ne fait pas celle qui est seulement formelle. De manière qu'encore il soit vrai que toute parole substantielle est formelle, néanmoins toute parole formelle n'est pas pour cela substantielle, mais seulement celle qui (comme nous avons dit plus haut) imprime substantiellement en l'âme ce qu'elle signifie; comme si Notre Seigneur disait formellement à l'âme : « Sois bonne », aussitôt substantiellement elle serait bonne; ou s'il lui disait: « Aime-moi », aussitôt elle aurait et sentirait en elle la substance de l'amour de Dieu ; ou si la voyant en crainte, il lui disait: « Ne crains point », aussitôt elle sentirait une grande force et tranquillité. Parce que le dire de Dieu et sa parole, comme le dit le Sage, sont remplis de pouvoir (Qo 8,4), et ainsi il fait substantiellement en l'âme ce qu'il lui dit. C'est ce que David voulait dire quand il dit: Prenez garde, Il donnera à sa voix la voix de la vertu (Ps 61,34) ; et il fit ainsi envers Abraham, en disant ce qu'il lui dit: Marche en ma présence et sois parfait (Gn 11,1), et aussitôt il fut parfait et marcha toujours en la vue de Dieu. Tel est le pouvoir de sa parole en l'Évangile, dont il guérissait les malades et ressuscitait les morts, etc., par sa seule parole. Et en cette manière il dit des paroles substantielles à quelques âmes, et elles sont de telle importance et de telle valeur qu'elles sont à l'âme vie et vertu et bien incomparables, car une seule de ces paroles fait davantage que ce que l'âme a fait en toute sa vie.

2. Concernant ces paroles, l'âme n'a rien à faire, ni à vouloir ni à ne pas vouloir, ni à rejeter ni à craindre. Elle n'a pas à faire ce qu'elles disent, parce que Dieu ne lui dit jamais ces paroles substantielles pour qu'elle les mette en oeuvre, mais pour les opérer en elle ; ce qui est différent dans les formelles et successives. Et je dis qu'elle n'a rien à vouloir ni à ne pas vouloir, parce que son vouloir n'est pas nécessaire pour que Dieu opère leur effet, ni son non-vouloir ne suffit pas pour qu'elles ne fassent ledit effet; mais qu'elle s'y tienne avec résignation et humilité. Elle n'a rien à rejeter, parce que leur effet demeure substantié dans l'âme et rempli de biens divins, et comme elle reçoit cet effet passivement, son action est superflue de toute manière. Elle ne doit pas craindre non plus aucune tromperie, puisque l'entendement ni le démon ne sauraient s'entremettre en cela, ni le démon n'arrivera à faire passivement aucun effet substantiel en l'âme, en sorte qu'il lui imprime l'effet et l'habitude de sa parole, si ce n'est qu'elle se serait donnée à lui par pacte volontaire et que demeurant en elle comme son seigneur, il lui imprimerait ces effets non de bien, mais de malice, parce que, comme cette âme lui serait déjà unie par malice volontaire, le démon pourrait facilement lui imprimer les effets de ses dires et paroles en malice. Car nous voyons par expérience qu'il agit avec beaucoup de force en maintes choses par suggestion, même sur de bonnes âmes, en mettant beaucoup d'efficacité en elles ; que si elles étaient mauvaises, il pourrait les consumer en elles ; mais il ne peut imprimer des effets vraiment semblables à ceux dont nous avons parlé, car il n'y a point de comparaison de ses paroles à celles de Dieu ; toutes sont comme si elles n'étaient pas, si on les compare, et leur effet n'est rien par rapport à celui que celles-là opèrent. C'est pourquoi Dieu dit en Jérémie: Que vaut la paille au prix du grain ? Mes paroles ne sont-elles pas comme du feu, et comme le marteau qui brise la pierre (Jr 23,28-29). Et ainsi ces paroles substantielles servent beaucoup pour l'union de l'âme avec Dieu, et plus elles sont intérieures, plus elles sont substantielles et de plus grand profit. Heureuse l'âme à qui Dieu parlera. Parle, Seigneur, car ton serviteur écoute (1S 3,10).



Montée Carmel II - 2003 27