Augustin, qu. Évangiles 2039

2039 39. - Augmentez-nous la foi (Lc 17,5-10).» - Ces paroles des disciples au Seigneur: «augmentez-nous la foi,» peuvent signifier, il est vrai, qu'ils demandent l'accroissement de la foi aux choses qu'on ne voit point; mais il y a aussi la foi qui s'appuie, non sur les paroles mais sur les choses elles-mêmes; c'est ce qui se réalisera, quand la sagesse de Dieu, par qui toutes choses ont été faites (Ps 103,24), se révélera elle-même aux yeux des saints dans tout l'éclat de sa gloire. C'est sans doute de cette foi et de la lumière qui l'accompagne que parle l'Apôtre Paul, quand il dit: «La justice de Dieu est révélée dans l'Évangile par la foi et pour la foi (Rm 1,17).» En effet, le même Apôtre dit encore ailleurs: «Pour nous, contemplant sans avoir le visage voilé, comme dans un miroir, la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, nous avançant de gloire en gloire, comme par l'Esprit du Seigneur (2Co 3,18).» Il dit ici: «de gloire en gloire,» comme il a dit plus haut: «par la foi;» en d'autres termes, de même que 1 s croyants sont illuminés maintenant par lare de l'Évangile, pour arriver à la gloire de la vérité elle-même désormais immuable et sans voile, dont ils jouiront quand ils seront transformée; de même, de la foi aux paroles, qui nous fait croire ce que nous ne voyons pas encore, nous passerons à la foi aux réalités, qui nous obtiendra pour l'éternité ce qui est maintenant l'objet de notre foi. Ici trouvent leur application ces paroles de saint Jean dans son Epître aux Parthes: «Mes (343) bien-aimés, nous sommes à présent enfants de Dieu, mais ce que nous serons un jour, n'apparaît pas encore. Nous savons que quand il se montrera dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (1Jn 3,2).» D'où vient en effet que «nous sommes maintenant enfants de Dieu,» si ce n'est parce qu'il nous adonné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, en croyant en son nom (2Jn 1,12), et pour que nous voyions comme en énigme (1Co 13,12)? Et comment serons-nous alors semblables à Dieu,» si ce n'est parce que, suivant le texte sacré, «nous le verrons tel qu'il est?» C'est ce que nous lisons aussi: «Mais alors ce sera face à face.»
Comme la plupart ne comprennent pas cette foi à la vérité devenue très sensible, il. peut leur sembler que Notre-Seigneur n'a pas répondu à la prière formulée par, ses disciples. Car ils avaient dit: «Augmentez-nous la foi,» et il leur répond: «Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à ce mûrier: Déracine-toi, et transplante-toi au milieu de la mer, et il vous obéirait.» Puis il ajoute: «Or, qui de vous, ayant un serviteur occupé à labourer ou à paître les troupeaux, lui dit, aussitôt qu'il est revenu des champs: Va te mettre à table? Ne lui dit-il pas plutôt: «Prépare-moi à souper, ceins-toi et me sers jusqu'à ce que j'aië mangé et bu, et après tu mangeras et tu boiras. Et aura-t-il de la reconnaissance à ce serviteur d'avoir fait ce qu'il lui avait commandé? Je ne le pense pas. «Ainsi, vous, lorsque vous aurez fait tout ce qui vous a été commandé, dites: Nous sommes des serviteurs inutiles; nous avons fait ce que nous avons dû faire.» On ne voit pas facilement le rapport qui existe entre ces paroles et la prière adressée au Seigneur: «Augmentez-nous la foi,» à moins de les entendre dans le sens de la foi pour la foi,» c'est-à-dire, que de la foi qui anime au service de Dieu on sera transporté dans cette foi où Dieu lui-même se donne en récompense. La foi trouvera en effet son accroissement, quand, après avoir cru à la parole de l'Évangile, on croira aux réalités rendues sensibles. Or cette contemplation procure le suprême repos, qui s'obtient dans le royaume éternel de Dieu; et ce repos suprême est la récompense des saints labeurs, accomplis au service de l'Église. Aussi, quoique le serviteur laboure ou paisse les troupeaux dans les champs, en d'autres termes, quoiqu'il s'occupe aux travaux de la vie régulière ou terrestre, ou qu'il serve des hommes stupides comme des animaux, il est nécessaire qu'à la suite de ces travaux, il entre dans la maison, c'est-à-dire, dans l'Église; il faut aussi qu'il y serve son Maître jusqu'à ce qu'il ait pris son repas et bu, car, lui aussi, pressa par la faim, chercha des fruits sur un arbre (Mt 21,18-19), et pressé par la soif il demanda de l'eau à la Samaritaine (2Jn 4,7); le Seigneur doit donc faire sa nourriture et son breuvage de la confession et de la foi des nations, et cette nourriture lui est présentée par ses serviteurs, je veux dire, parles prédicateurs de la foi.
Ce qu'il dit en premier lieu du grain de sénevé trouve aussi son application en cet endroit. Il faut avoir d'abord la foi nécessaire à la vie présente: elle parait très petite, tant qu'elle est renfermée comme un trésor dans des vases d'argile; mais elle s'échauffe et germe avec une force extraordinaire. Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui veut être nourri par le ministère de ses serviteurs, c'est-à-dire, transformer les croyants en son corps, après les avoir pour ainsi dire, immolés et mangés, les nourrit aussi maintenant de la parole de foi et du mystère de sa passion. Car il n'est pas venu pour être servi mais afin de servir (Mt 20,28). Animés d'une foi semblable au grain de sénevé, que ces serviteurs disent donc à ce mûrier, c'est-à-dire à cet Evangile de la Croix de Notre-Seigneur, à ce bois où ses blessures sont comme autant de fruits, empourprés de son sang, qui doivent nourrir les nations: qu'ils lui disent de se déraciner de la terre perfide des Juifs et d'aller se transplanter dans la mer des Gentils car, en servant ainsi le Seigneur dans sa maison, ils rassasieront sa faim et sa soif. Qu'ils cherchent enfin à jouir éternellement des fruits incorruptibles de la divine. Sagesse, après avoir dit: «Nous sommes des serviteurs inutiles; nous avons fait ce que nous avons dû faire:» il ne nous reste plus rien à accomplir; nous avons achevé notre course, nous avons terminé notre combat, nous n'avons plus qu'à attendre la couronne (2Tm 4,7-8). Car on peut tout dire de cette ineffable jouissance de la vérité, et d'autant plus qu'on ne peut jamais en parler assez dignement. Elle est la lumière après les ténèbres, le repos après la fatigue, la patrie au retour de l'exil, la nourriture de ceux qui ont faim, la couronne des (344) vainqueurs; et quels que soient les biens temporels et passagers, que les infidèles demandent aux créatures, la piété des enfants les trouvera tous réunis, pour toujours et dans un sens plus vrai, au sein du souverain Créateur de toutes choses.

2040 40. - Les dix lépreux (Lc 17,12-19). - On peut, à propos des dix lépreux que le Seigneur guérit, en leur disant: «Allez vous montrer aux prêtres,» poser un grand nombre de questions qui présentent un intérêt véritable . Je ne parle pas seulement de la signification attachée au nombre dix, et de cette circonstance particulière, qu'il n'y en eut qu'un seul pour rendre grâces: car ce sont là des questions libres, et qui même n'étant pas approfondies, ne retardent que peu ou point l'attention des lecteurs; mais ce qu'il est le plus important de savoir, c'est le motif pour lequel il les envoya aux prêtres, pour qu'ils fussent guéris en y allant. On ne voit pas eu effet, parmi tous ceux qui lui durent la guérison corporelle, qu'il en ait envoyé aux prêtres d'autres que des lépreux. Déjà, c'était à un lépreux, guéri par sa bonté, qu'il avait dit: «Va te montrer au prêtre, et offre pour toi le sacrifice ordonné par Moïse, afin que cela leur serve de témoignage (Lc 5,13-14).» Ensuite quelle guérison spirituelle peut-on supposer dans ceux à qui il fait un reproche de leur ingratitude? Car il est facile de voir qu'un homme peut n'être pas affligé de la lèpre corporelle, sans avoir pour cela un bon coeur; mais quand on veut approfondir la signification de ce miracle, on se demande avec émotion. comment on peut dire d'un ingrat qu'il est guéri.
Voyons donc de quoi la lèpre elle-même est la figure. L'Evangile ne dit pas de ceux qui en ont été délivrés, qu'ils sont guéris, mais purifiés la lèpre est en effet un défaut de couleur, et non la privation de la santé ou de l'intégrité des serfs. et des membres. Il est donc permis de voir dans les lépreux le symbole de ces hommes qui, n'ayant pas la science de la vraie foi, professent ouvertement les divers enseignements contradictoires de l'erreur. Car ils ne voilent pas même leur inhabileté, mais ils font tous leurs efforts pour produire l'erreur au grand jour et mettent à son service toute la pompe de leurs discours. Or, il n'est pas de fausse doctrine quine renferme quelque mélange de vérité. Les vérités qui apparaissent dans la discussion ou la conversation d'un homme, mélangées sans aucun ordre avec l'erreur, comme des taches sur un corps, représentent donc la lèpre, qui couvre et macule le corps de l'homme de couleurs vraies et de couleurs fausses. Or, il faut que l'Église évite de tels hommes, afin, s'il est possible, qu'ils, élèvent du plus loin qu'ils sont un grand cri vers le Christ, comme les dix lépreux, qui s'arrêtèrent loin de lui, et élevèrent la voix, disant: «Jésus, notre précepteur, ayez pitié de nous.» Ce nom qu'ils donnent au Sauveur, et qu'aucun malade, que je sache, n'a employé pour lui demander la guérison du corps, me donne assez lieu de croire que la lèpre est la figure de la fausse doctrine, que le bon Maître guérit.
Quant au sacerdoce judaïque, il n'est presque pas de fidèles qui ne sache qu'il était le type du futur et royal sacerdoce qui est dans l'Église, et qui consacre tous ceux qui appartiennent au corps du Christ, le véritable chef et le premier de tous les prêtres. Aujourd'hui, en effet, ils ont tous en partage l'onction, qui était alors le privilège exclusif du sacerdoce et de la royauté; et quand saint Pierre, écrivant au peuple chrétien, lui donne le nom de sacerdoce royal (1P 2,9),» il proclame par là que ce double nom convenait au peuple, à qui était réservée cette onction. Ainsi, pour les défauts de santé de l'âme, et en quelque sorte de ses membres et de ses sens, le Seigneur les guérit et les corrige par lui-même intérieurement dans la conscience et dans l'esprit; mais à l'Église il appartient proprement, soit de pénétrer les âmes de sa doctrine par les Sacrements, soit de les catéchiser par des discours publics ou des lectures, où l'on découvre en quelque sorte la couleur de la vérité et de la sincérité, parce qu'elle est à la portée de tous, et parfaitement mise en évidence, car cela se fait, non dans le secret des pensées, mais par des manifestations extérieures. Aussi même après avoir entendu ces paroles du Seigneur: «Pourquoi me persécutes-tu?» et: «Je suis ce Jésus, que tu persécutes,» Paul fut-il envoyé vers Ananie, pour recevoir, du sacerdoce établi dans l'Église, le mystère de la doctrine de la foi, et être reconnu comme un véritable docteur (Ac 9,4-19). Ce n'est pas que le Seigneur ne puisse tout faire par lui-même: car, même dans l'Église, quel autre, que lui fait toutes ces choses? Mais il arrive ainsi que par cette approbation et communication réciproque de la vraie doctrine, observée dans la prédication - 345 - de la parole et dans la confection des Sacrements, la société de fidèles conserve aux yeux de tous le cachet de l'unité dans la vérité. Ce que dit le même Apôtre, trouve bien encore ici sa place: «Quatorze ans après, je montai à Jérusalem avec Barnabé, ayant pris aussi Tite avec moi. Or, j'y allai suivant une révélation; et de peur de courir ou d'avoir couru en vain, j'exposai à ceux de cette Eglise, et en particulier à ceux qui étaient les plus considérables, l'Evangile que je prêche parmi les Gentils.» Et un peu plus loin: «Ceux, dit-il, qui étaient reconnus.comme les colonnes de l'Eglise, Jacques, Pierre et Jean, ayant reconnu la grâce qui m'avait été communiquée, nous donnèrent la main, à Barnabé et à moi, en signe d'union (Ga 2,1 Ga 2,9) .» Cette entente des Apôtres faisait voir l'unité de leur doctrine, dont toute divergence était exclue. A ce propos, l'Apôtre donne encore aux Corinthiens cet avis salutaire: «Je vous conjure, mes frères, leur dit-il, par le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de faire en sorte que vous n'ayez tous qu'un même langage (1Co 1,10).» Quoique Corneille eût appris d'un Ange que ses aumônes avaient été reçues et ses prières agréées, cependant pour conserver l'unité de la doctrine et des sacrements, il reçoit lui aussi l'ordre d'envoyer vers Pierre; c'est comme si on lui avait dit, à lui et aux siens: «Allez, et montrez-vous aux prêtres.» Et ils furent, eux aussi, guéris en faisant cette démarche. Car déjà Pierre était venu vers eux; mais comme ils n'avaient pas encore reçu le sacrement de Baptême, ils ne s'étaient pas encore présentés spirituellement aux prêtres; et cependant leur guérison avait été rendue manifeste par la descente du Saint-Esprit et par le don des langues (Ac 10,44).
Les choses étant ainsi, il est facile de voir qu'on peut suivre dans la société de l'Eglise la pure et véritable doctrine, expliquer tout suivant là règle de la foi catholique, distinguer la créature du Créateur, et montrer par là qu'on a échappé à cette sorte de lèpre qui est le mensonge. avec ses variétés; et cependant qu'on peut aussi être ingrat envers le Seigneur Dieu, à qui l'on doit d'en être préservé; parce qu'on ne veut pas abaisser son propre orgueil dans l'humilité de l'action de grâces, et qu'on devient alors semblable à ces hommes dont parle l'Apôtre: «Qui, ayant connu Dieu, ne l'ont pas glorifié comme Dieu et ne lui ont pas rendu grâces (Rm 1,21).» En disant qu'ils ont connu Dieu, l'Apôtre montre, il est vrai, qu'ils ont été guéris de la lèpre, mais néanmoins il leur reproche aussitôt leur ingratitude. Aussi de tels hommes demeureront dans le nombre neuf, à raison de leur imperfection. Car ajoutez un à neuf, et l'image de l'unité est parfaite; il y a là quelque chose de si complet, que les nombres ne vont pas plus loin, à moins qu'on ne revienne à un; et cette règle doit être observée jusqu'à l'infini. Neuf veut donc un, pour former avec lui dix, symbole de l'unité; et pour garder l'unité, un n'a pas besoin de neuf. Aussi de même que les neuf lépreux qui n'ont pas rendu grâces furent réprouvés pour leur conduite, et exclus du concert de l'unité; ainsi celui qui fut le seul pour témoigner sa reconnaissance, a été loué et approuvé comme un type frappant de l'unité de l'Eglise. Et comme ceux-là étaient des Juifs, ils ont été déclarés déchus par leur orgueil du royaume des cieux, où l'unité se conserve dans les conditions les plus parfaites; quant à celui-ci, qui était samaritain, c'est-à-dire, gardien fidèle, attribuant à son bienfaiteur ce qu'il tenait de lui,.et chantant en quelque sorte ce verset du- psalmiste: «Je garderai ma force auprès de vous (Ps 18,10),» il s'est soumis au roi par sa reconnaissance, et par son humble dévouement il a conservé le privilège de l'unité.

2041 41. - Être sur le toit (Lc 17,31). - Que veut dire le Seigneur par ces paroles: «Que celui qui se trouvera sur le toit, et aura ses meubles dans la maison, ne descende point pour les emporter?» Celui qui est sur le toit,» c'est l'homme spirituel, qui, s'élevant au-dessus des idées charnelles, vit en quelque sorte dans un air libre. «Les vases qu'il a dans sa maison,» représentent les sens, au sujet desquels plusieurs s'abusent profondément, en cherchant à leur aide la vérité, qui s'acquiert par l'intelligence. Ces meubles de l'homme spirituel restent donc dans la maison: car, en dominant le corps par l'esprit, grâce à la force de son intelligence et demeurant ainsi, en quelque sorte, sur le toit, il jouit comme d'un ciel très serein dans sa prévoyante sagesse. Qu'il se garde donc, au jour de la tribulation, de retourner aux plaisirs de la vie charnelle qui s'alimente par les sens, et de descendre pour emporter des meubles de si peu de prix.

2042 42. - Être dans les champs (Lc 17,31). - Quel est le sens de ces paroles: «Et que celui qui sera dans le champ, ne retourne point non plus sur ses pas?» Que celui qui travaille dans l'Eglise, - 346 - plante et arrose comme Paul et Apollon (1Co 3,6), ne doit plus tourner les yeux vers les espérances du monde, auxquelles il a dit adieu.

2043 43. - La femme de Loth (Lc 17,32). - De qui la femme de Loth est-elle l'itpage? De ceux qui regardent en arrière dans la tribulation, et se détournent de' l'espérance attachée aux divines promesses. Aussi fut-elle changée en statue de sel, afin qu'en invitant les hommes à ne pas tomber dans ce désordre; elle soit pour leur coeur comme un condi, ment qui les empêche de s'affadir.

2044 44. - Le lit, le moulin et le champ (Lc 34,35). - Pourquoi dire qu'en cette nuit-là deux seront au lit, deux femmes occupées à moudre ensemble, et deux hommes au champ,» et que de toutes ces personnes se trouvant réunies deux à deux, l'une sera prise et l'autre laissée? Il me semble qu'il ya ici trois espèces d'hommes représentées;les uns ont fait choix de l'oisiveté et du repos, et ne s'occupent ni des affaires séculières ni des attires ecclésiastiques: le lit est l'image de leur repos; les autres, appartenant à la plèbe, sont dirigés par de plus savants qu'eux et s'emploient aux choses du siècle: ils sont figurés par des femmes, parce qu'ils ont besoin, comme je l'ai dit, d'être gouvernés par de plus habiles; ils sont représentés occupés à moudre, image du cercle interminable des affaires temporelles; cependant ces femmes travaillent ensemble, ce qui veut dire qu'elles contribuent de leurs propres biens et de leurs travaux aux besoins de l'Eglise: la troisième espèce d'hommes se compose de ceux qui occupent les emplois du ministère ecclésiastique et travaillent en quelque sorte dans le champ de Dieu; c'est de cette agriculture que parle l'Apôtre (1Co 3,9). Or, dans chacune de ces trois espèces d'hommes, il yen a encore de deux sortes, et on les distingue à la puissance de leur énergie. Quoique tous paraissent être du nombre des membres de l'Eglise, cependant quand arrivent l'épreuve et la tribulation, parmi ceux qui sont dans le repos, parmi ceux qui sont dans les embarras du siècle, et parmi ceux qui servent Dieu dans l'Eglise, il y en a quelques-uns qui demeurent debout et quelques-uns qui tombent:ceux qui restent debout, sont pris, et ceux qui tombent sont laissés. Quand il est dit que l'un sera pris et l'autre laissé,» cela ne doit donc pas s'entendre de deux hommes seulement, mais de deux genres de dispositions qui existent parmi les trois espèces de profession. «En cette nuit-là» signifie par conséquent, en cette tribulation. A ces trois espèces d'hommes qui sont pris; je crois devoir aussi faire rapporter le trois noms des saints personnages, qui, suivant le prophète Ezéchiel, seront seuls délivrés: Noë, Daniel et Job (Ez 14,14). Noë semble avoir un point de ressemblance avec ceux qui gouvernent l'Eglise: l'arche, figure frappante de l'Eglise, ayant été dirigée par lui sur les eaux du déluge. Da qui choisit le célibat, c'est-à-dire méprisa les noces terrestres, afin, comme dit l'Apôtre, de vivre sans sollicitude et de penser aux choses de Dieu (1Co 7,32-34), est la figure de ceux qui sont dans le repos, mais se montrent néanmoins très forts dans l'épreuve, afin de pouvoir être pris. Job, qui eut une femme et des enfants et des biens terrestres en abondance (Jb 1,1-3), représente ceux à qui 'est départi le travail du moulin, mais afin d'être, à son exemple, très courageux dans les épreuves; car ils ne pourront être pris autrement. Je ne pense pas qu'il y ait dans l'Eglise d'autres espèces d'hommes que les trois que nous venons de signaler, avec la double différence que constate l'élection ou l'abandon, quoiqu'on puisse trouver en, chacune d'elles une grande variété de volontés et de goûts concourant néanmoins à la concorde et à l'unité.

2045 45. - Du juge inique importuné par une veuve (Lc 18,1-8). - Comment se fait-il que, pour exhorter à prier toujours et à ne se lasser jamais, le Seigneur propose la parabole du juge inique, qui ne craignant point Dieu et ne se souciant point des hommes, céda cependant aux importunités d'une veuve pour lui rendre justice, de peur qu'elle ne lui causât de l'ennui? car c'est le sens de ces mots: «De peur qu'elle ne vienne me faire quelque affront.» Parfois le Seigneur, propose ses paraboles sous forme de similitude; c'est ce qui a lieu, par exemple, dans la parabole du serviteur à qui son maître remet, après sa reddition de compte, ce dont il se trouve débiteur, et qui cependant ne consent pas lui-même à accorder au moins un délai à son compagnon (Mt 18,23-35); dans celle du créancier qui, ayant remis les dettes à deux de ses débiteurs, fut aimé davantage par celui auquel il avait plus remis (Lc 7,41-43); dans celle encore de cet homme qui avait deux fils, l'aîné qui demeura auprès de lui aux champs, et le plus jeune, qui s'éloigna de lui et vécut dans la débauche (Lc 15,11-38); on pourrait - 347 - citer un grand nombre d'exemples de ce genre dans ces paraboles, en étudiant les traits de ressemblance l'intelligence va de l'objet qu'elles représentent à la recherche et à la découverte de la vérité. D'autres fois le Seigneur appuie ce qu'il avance sur les contraires; c'est ce qui a lieu dans le passage suivant: «Si Dieu revêt de cette sorte une herbe des champs, qui parait aujourd'hui et qui sera demain jetée au four, à combien plus forte raison, vous revêtira-t-il, ô hommes de peu de foi (Mt 6,30).» C'est à ce genre de paraboles qu'appartient ce qu'il dit du serviteur à qui le maître annonce qu'il lui retire l'administration de ses biens: ce serviteur trompait son maître, en falsifiant les promesses écrites et en remettant aux débiteurs de ce dernier ce qu'il jugeait convenable à ses propres intérêts. Cependant le Seigneur ne veut point à coup sûr que nous le trompions lui-même, mais s'il dit que l'économe infidèle fut loué par son maître pour avoir pourvu à son avenir, avec combien plus d'ardeur veut-il que nous fassions un bon usage des richesses d'iniquité, afin de pourvoir ainsi à nos intérêts éternels (Lc 16,1). Nous avons traité cette question en son lieu (Ci-dessus, Q. XXXIV 2034 ). C'est encore au même genre de paraboles qu'appartient celle où il est question d'un homme qui se lève au milieu de son sommeil, pour donner trois pains à son ami, non par sentiment d'amitié, mais pour se soustraire à ses importunités. Or, si cet homme adonné pour un pareil motif, à combien plus,forte raison Dieu, qui aime ses serviteurs et les exhorte à prier,leur accordera-t-il les biens qu'ils lui demandent (Mt 7,7-11). La première espèce de paraboles peut donc être résumée en ces termes: Ceci est semblable à celà; et la seconde, sous la forme suivante: Si telle chose est, à combien plus forte raison telle autre. Ou bien: Si telle chose n'est pas, combien moins telle autre . Mais tantôt ces paraboles sont obscures, tantôt elles présentent un sens facile à saisir. Ce juge inique nous est donc présenté, non pas sous la forme de similitude, mais au point de vue des contraires; le Seigneur a voulu montrer par cet exemple combien doit être grande la confiance de ceux qui prient avec persévérance le Dieu qui est à la fois la source de la justice et de la miséricorde et tout ce qu'on peut dire ou entendre de plus parfait, puisque la prière persévérante d'une femme a pu triompher du juge le plus inique, pour en obtenir ce qu'elle désirait.
Cette même veuve peut très bien être considérée comme l'image de l'Eglise: celle-ci est dans la désolation jusqu'à la venue du Seigneur, qui cependant la protège maintenant encore d'une manière mystérieuse. Si l'on demande pourquoi les élus veulent être vengés, comme les martyrs dans l'Apocalypse de saint Jean (Ap 6,10), tandis qu'il nous a été expressément ordonné de prier pour nos ennemis et nos persécuteurs; par cette vengeance des justes, il faut entendre qu'ils demandent la destruction du règne de tous les méchants; or, ceux-ci finissent leur règne de deux manières, ou parleur retour à la justice, ou par le châtiment qui détruit leur puissance, cette puissance qu'ils exercent maintenant contre les justes tant que le bien de ceux-ci y est intéressé ou du moins pendant un temps donné. D'ailleurs quand tous les hommes se convertiraient à Dieu, même les ennemis pour lesquels nous devons prier, il resterait encore le démon, qui agit parmi les fils de l'incrédulité (Ep 2,2), destiné qu'il est à être condamné à la fin des siècles; or, les justes appellent cette fin de leurs voeux, tout en priant pour leurs ennemis; ce n'est donc pas sans raison qu'ils réclament vengeance.

2046 46. - Le prince qui va prendre possession de son royaume (Lc 19,12-27). - Il y avait un homme de grande naissance, qui s'en alla dans un pays éloigné, «pour y prendre possession d'un royaume, et revenir;» cet homme distingué, c'est Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même. Ce pays éloigné c'est l'Eglise des nations répandue jusqu'aux extrémités de la terre. Il doit cependant revenir; il s'est éloigné en effet, pour faire entrer la plénitude des nations; et il reviendra, pour que tout Israël soit sauvé (Rm 11,35). Les dix mines signifient les dix commandements de la loi; les dix serviteurs, ceux à qui la grâce a été annoncée quand ils étaient -soumis à cette même loi. Car il faut bien l'entendre: les dix mines leur furent confiées, quand ils comprirent qu'il n'y avait plus de voile et que la Loi elle-même faisait partie de l'Evangile. Ceux de son pays qui lui envoyèrent des députés, pour protester qu'ils ne voulaient pas de lui pour roi, sont les Juifs, qui, même après la résurrection de Jésus-Christ, firent endurer des persécutions aux Apôtres et repoussèrent la prédication de l'Evangile. Or, il revint, après avoir - 348 - pris possession de son royaume: Celui qui est venu dans l'humanité, disant: «Mon royaume n'est pas de ce monde (Jn 18,36),» viendra un jour dans l'appareil et l'éclat le plus magnifique. Les serviteurs qui rendent compte de ce qu'ils ont reçu, et qui sont loués de l'avoir fait fructifier, représentent ceux qui,ayant fait bon usage de la foi, pour augmenter les richesses du Seigneur dans la personne de ceux qui croient, ont ainsi un compte favorable à rendre. Ceux qui se refusent à agir de la sorte, sont figurés par celui qui conserva sa mine enveloppée dans un mouchoir. Il y a en effet des hommes assez pervers pour se flatter de dire: Il suffit à chacun de rendre compte pour soi; qu'est-il besoin de prêcher aux autres ou de les servir, pour être ensuite forcé de rendre compte aussi pour eux, puisque ceux-là mêmes sont inexcusables devant Dieu, qui n'ont pas reçu la loi ni entendu l'Evangile, et se sont endormis: parce qu'ils pouvaient au moyen de la créature connaître le Créateur, ses perfections invisibles étant devenues intelligibles depuis la création du monde, par la connaissance que les créatures nous en donnent (Rm 1,20),? C'est en effet comme recueillir où il n'a pas semé, c'est-à-dire, considérer comme des impies ceux qui n'ont pas reçu la parole de la loi ou de l'Evangile. - Pour se soustraire, en quelque sorte, aux sévérités du jugement, ils s'abstiennent, dans une honteuse paresse, du ministère de la parole; or, c'est là tenir son talent enveloppé dans un mouchoir. Par cette banque où l'argent devait être déposé, nous entendons la profession même de la Religion, qui s'ouvre en quelque sorte publiquement pour procurer la facilité du salut. Parmi les serviteurs fidèles, celui qui a acquis dix mines et celui qui en a acquis cinq, représentent ceux qui, ayant eu l'intelligence de la loi par le moyen de la grâce, ont été acquis eux-mêmes au bercail du Seigneur, soit parce que la loi est contenue dans le décalogue, soit parce que le promulgateur de la Loi a composé les cinq livres du Pentateuque. Les dix villes et les cinq villes, sur lesquelles, ces serviteurs ont autorité, ont la même signification. La multiplication de l'intelligence dans la variété qui naît elle-même de chaque précepte ou de chaque livre, rapportée à un seul objet, forme pour ainsi dire la cité vivante des raisons éternelles. Car cette cité ne se compose pas d'êtres quelconques, mais d'une multitude d'intelligences raisonnables, unies ensemble par les liens d'une même loi. On ôte ce qu'il avait reçu à celui qui ne l'a pas t'ait fructifier, et on le donne à celui qui avait dix mines; cette circonstance signifie- que celui qui possède un don de Dieu, mais l'a comme s'il ne l'avait pas, c'est-à-dire, ne le fait pas fructifier, peut même le perdre; et que ce don peut s'accroître dans celui qui l'a dans un sens vrai, c'est-à-dire, en fait un bon usage. Quant à l'ordre donné par le roi de mettre à mort ses ennemis en sa présence, il marque l'impiété des Juifs qui n'ont pas voulu se convertir au Seigneur.

2047 47. - Du chameau qui passe par le trou d'une aiguille (Lc 18,25-27). - Que veut dire le Sauveur par ces paroles: «Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille, qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu?» En cette circonstance, il donne le nom de riche à l'homme avide des biens terrestres et fier de les posséder. Ces riches sont l'opposé des pauvres en esprit, à qui appartient le royaume des cieux (Mt 5,3). D'où il suit manifestement que tous les hommes avides de richesses sont compris sous l'anathème du Sauveur, quand. bien même ils ne seraient pas les détenteurs de la fortune: c'est pourquoi ceux qui entendirent ces paroles, s'écrièrent Et qui donc pourra être sauvé?» La foule des pauvres est de beaucoup la plus nombreuse; mais ils comprirent qu'au nombre des riches étaient comptés ceux-là même qui n'ont pas les biens de la terre, mais brûlent d'envie de les posséder. Or, voici le sens: Il est plus facile au Christ de souffrir pour les amateurs du siècle, qu'aux amateurs du siècle de pouvoir se convertir au Christ. Il a voulu se désigner lui-même sous l'emblème de ce chameau, car il a humilié ses épaules sous le fardeau. En qui, en effet, mieux qu'en lui-même, s'est vérifiée cette parole de l'Ecriture: «Plus vous êtes grand, plus il faut vous humilier (Si 3,20)?» L'aiguille est le symbole des piqûres, c'est-à-dire des douleurs de la Passion; le trou de l'aiguille marque par conséquent les angoisses endurées dans ces douleurs. Quant à ces paroles: «Ce qui est impossible aux hommes, est possible à Dieu,» elles ne veulent pas dire que les ambitieux et les superbes, figurés par le riche, entreront dans le royaume des cieux avec leur cupidité et leur orgueil; mais que Dieu peut, à l'aide de sa parole, comme nous l'avons déjà vu et comme nous le voyons encore tous les - 319 - jours, entraîner de l'amour effréné des choses temporelles à l'amour des choses éternelles, d'un orgueil plein de dangers à une humilité très salutaire.

2048 48. - Aveugles de Jéricho (Lc 18,35-43). - L'Évangile dit que Jésus et ses disciples étaient proches de Jéricho: ceci pourrait s'entendre en ce sens qu'ils étaient déjà sortis de la ville, mais qu'ils en étaient encore très rapprochés: il est vrai que cette manière de parler n'est pas conforme à l'usage; mais ce qui rendrait cette interprétation vraisemblable, c'est que, suivant saint Matthieu, la guérison des deux aveugles assis sur le bord du chemin eut lieu, quand Jésus sortait de Jéricho (Mt 20,29-34). Il n'y a pas à s'occuper du nombre, si un Evangéliste ne parle que d'un aveugle et ne s'est souvenu que d'un seul. En effet, saint Marc ne mentionne qu'un aveugle guéri par Notre-Seigneur, au moment où il sortait de Jéricho; il donne même son nom et celui de son père (Mc 10,46-52): ce qui nous donne à entendre que l'un des aveugles était très connu, et mérita par ce motif d'être signalé, tandis que l'autre était inconnu. Mais comme la suite du texte, dans l'Evangile selon saint Luc, démontre très clairement que la guérison racontée par lui s'opéra lorsque Jésus et ses disciples allaient à Jéricho, il ne reste plus qu'à reconnaître qu'il y a eu deux guérisons miraculeuses, l'une en faveur d'un aveugle quand Jésus venait à Jéricho, et l'autre en faveur de deux aveugles, au moment où Jésus sortait de cette ville: l'une racontée par saint Luc, et l'autre par saint Matthieu. Toutefois ces circonstances ne sont pas sans renfermer quelque mystère. Si l'on prend dans son sens figuré Jéricho, qui signifie lune, et par suite révèle l'idée de mortalité, le Seigneur, sur le point de mourir, ayant prescrit de porter aux Juifs exclusivement la lumière de l'Evangile, l'aveugle dont parle saint Luc est leur figure; mais après sa résurrection et au moment de s'éloigner, il voulut que la lumière de l'Evangile fut portée et aux Juifs et aux Gentils; les deux aveugles dont parle saint Matthieu sont la figure de ces deux peuples.

- Le temple (Lc 19,45-46). Par le temple dont il est fait mention dans l'Evangile, entendez l'humanité de Jésus-Christ, ou si vous le voulez encore, le corps même de Jésus-Christ, qui est l'Eglise. En tant qu'il est la tête de l'Eglise, il a dit: «Renversez ce temple, et en trois jours je le rétablirai.»
Mais il semble qu'il a fait allusion à son Eglise, quand il a dit: «Otez tout cela d'ici, car il est écrit: Ma maison sera appelée une maison de prières; et vous en avez fait une maison de trafic, ou une caverne de voleurs (Jn 2,1-148).» Image de ce qu'on devait voir un jour dans l'Eglise: des hommes y travaillant à leurs propres affaires, ou en faisant un asile pour cacher leur scélératesse, plutôt que d'imiter la charité du Christ, et après la réception du pardon qui suit l'aveu des péchés, de se corriger de leurs défauts.


Augustin, qu. Évangiles 2039