Augustin, de la continence. - CHAPITRE XIII. LA CONTINENCE DU CORPS ET DE L'ESPRIT.

CHAPITRE XIII. LA CONTINENCE DU CORPS ET DE L'ESPRIT.


28. C'est de la continence que l'Ecriture a dit: «Le propre de la Sagesse est de savoir par qui ce don nous est fait (2)». Gardons-nous donc d'en gratifier ceux qui, en restant continents, s'abandonnent à l'erreur, ou n'étouffent certaines cupidités plus légères que pour s'abandonner à des satisfactions plus grandes. Toute continence véritable nous vient du ciel, et loin de substituer le mal au mal, elle se propose de guérir le mal par le bien. Etudions brièvement son action. Réprimer et guérir toutes les délectations de la

1. 1Co 7,6 - 2. Sg 3,21

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concupiscence contraires à la délectation de la sagesse, telle est la fonction de la continence. C'est donc ne pas en comprendre toute l'extension que de prétendre qu'elle se borne à comprimer les passions corporelles. Il est plus exact de dire qu'elle a pour effet de gouverner les passions ou la cupidité en général, sans se restreindre à la cupidité corporelle. Ce vice de la cupidité réside aussi bien dans l'esprit que dans le corps. En effet, si la cupidité du corps se manifeste par la fornication et l'ivresse; n'est-ce pas clans les émotions et le trouble de l'esprit, plutôt que dans les voluptés du corps, que résident les inimitiés, les divisions, la jalousie, la haine? Toutefois l'Apôtre désigne toutes ces oeuvres sous le nom d'oeuvres de la chair, sans distinguer si elles procèdent de l'esprit ou du corps; car il désigne l'homme sous le nom de chair (1). En effet, on appelle oeuvres de l'homme celles qui ne viennent pas de Dieu, parce que, en tant qu'il les accomplit, l'homme suit ses propres inspirations et non celle de Dieu. Mais il est d'autres oeuvres de l'homme que l'on devrait plutôt appeler oeuvres de Dieu. Car, dit l'Apôtre, c'est Dieu qui opère le vouloir et le faire, suivant son bon plaisir (2). De là aussi ce mot: «Ceux qui se laissent conduire par l'Esprit de Dieu, sont ses enfants (3)».

29. Voilà pourquoi l'esprit de l'homme, en s'attachant à l'Esprit de Dieu, convoite contre la chair, c'est-à-dire contre lui-même et pour lui-même; car, en enchaînant en vue du salut les mouvements qui flattent l'homme et non pas Dieu et qui sont l'effet de la langueur acquise, il travaille à vivre selon Dieu et à pouvoir dire: «Je vis, non pas moi, mais Jésus-Christ en moi (4)»; car détruire le moi, c'est le rendre plus heureux; et quand un mouvement humain s'élève dans l'homme et y rencontre la résistance de l'Esprit, soumis à la loi de Dieu, à pouvoir dire encore: «Ce n'est pas là mon oeuvre (5)». A des âmes qui en étaient là, l'Apôtre adressait les paroles suivantes, que nous devons entendre comme étant membres de leur société: «Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, cherchez ce qui est au ciel, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu; goûtez les choses surnaturelles et non les choses terrestres. Car vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus

1. Ga 5,19-21 - 2. Ph 2,13 - 3. Rm 8,14 - 4. Ga 2,20 - 5. Rm 7,17

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Christ en Dieu. Quand Jésus-Christ, votre vie, aura apparu, vous apparaîtrez aussi avec lui dans; la gloire» . Comprenons à qui l'Apôtre adresse ces paroles, ou plutôt écoutons-les plus attentivement. Quoi de plus explicite? Quoi de plus formel? Saint Paul parlait évidemment à des hommes ressuscités avec Jésus-Christ, non pas d'une résurrection charnelle, mais spirituelle. Il parlait à des hommes qu'il dit morts et qui n'en sont que plus vivants: «Car, dit-il, notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu». De ces morts, voici le cri: «Je vis, non pas moi, mais Jésus-Christ en moi». Eh bien! c'est à ceux dont la vie est cachée en Dieu qu'il donne cet avertissement, qu'il adresse cette exhortation, de mortifier leurs membres qui sont saur la terre.
Mais peut-être hésiterez-vous à croire que ces justes sont encore obligés de mortifier leurs membres extérieurs et sensibles. Ecoutez donc ce que dit l'Apôtre: «Mortifiez vos membres: la fornication, l'impureté, la division, la concupiscence mauvaise et l'avarice, qui est une véritable idolâtrie». Mais de là conclurions-nous que ces hommes qui étaient morts à eux-mêmes, dont la vie était cachée avec Jésus-Christ en Dieu, se rendaient encore coupables de fornication, qu'ils se livraient encore aux moeurs et aux actions impures, qu'ils s'abandonnaient encore aux troubles de la concupiscence mauvaise et à l'avarice? Une telle conclusion serait une insigne folle. Que doivent-ils donc mortifier, par la continence? N'est-ce pas ces mouvements qui s'élèvent d'eux-mêmes en nous, sans aucun consentement de notre volonté, sans aucune action correspondante de nos membres? Et comment la continence peut-elle atteindre ces mouvements et les mortifier? N'est-ce pas en leur refusant le consentement de l'esprit et toute participation des membres? N'est-ce pas surtout en exerçant la vigilance la plus continuelle jusque sur la pensée elle-même? En effet, cette pensée, nécessairement obsédée par le charme et la séduction des mouvements de la concupiscence, doit pourtant leur refuser toute délectation volontaire et trouver un plaisir plus grand à s'élever vers les choses supérieures. Si donc elle nomme encore ces mouvements dans son langage, ce n'est pas pour qu'on s'y complaise, mais pour qu'on les repousse avec horreur. Voulons-nous (104) qu'il en soit ainsi? Ecoutons avec une bonne volonté, et avec l'aide de Celui qui nous l'impose, ce précepte apostolique: «Cherchez ce qui est d'en-haut, là où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu; goûtez les choses du ciel et non les choses de la terre».


CHAPITRE XIV. NE CESSER DE LUTTER CONTRE LES VICES DE LA CHAIR.


30. Après l'énumération de tous ces vices, l'Apôtre ajoute: «C'est pour en tirer vengeance, que la colère de Dieu est tombée sur les enfants de l'infidélité». Sous les coups de cette terreur salutaire, comment croire encore que la foi seule peut sauver, lors même que l'on s'abandonnerait à ces crimes? Cette croyance criminelle, l'apôtre saint Jacques la combat ouvertement: «Si quelqu'un, dit-il, affirme qu'il a la foi, mais sans en remplir les oeuvres, sa foi pourra-t-elle le sauver (1)?» C'est la même pensée qu'exprime saint Paul en affirmant que c'est à cause de ces maux que la colère de Dieu a frappé les enfants de l'infidélité. Il ajoute: «Et autrefois vous étiez de ce nombre quand vous viviez dans ces crimes». N'est-ce pas nous dire qu'ils n'y vivaient plus? Ils étaient morts à ces crimes, afin que leur Vie fût cachée en Dieu avec Jésus-Christ. Ils ne vivaient plus dans ces crimes, et cependant il leur est encore ordonné de les mortifier; n'est-ce pas faire entendre clairement que ces crimes vivaient encore en eux, comme je l'ai prouvé précédemment? S'il parle de leurs membres, il entend parler de ces vices qui habitaient dans leurs membres; il prenait ainsi le contenant pour le contenu. C'est dans le même sens que l'on dit: Tout le forum s'écria, pour signifier que ce sont les hommes qui étaient sur le forum qui s'écrièrent. Le Psalmiste emploie la même figure quand il chante: «Que toute là terre vous adore (1)», car c'est dire: que tous les hommes de la terre vous adorent.

31. «Maintenant donc, vous aussi, déposez tous ces vices (2)», s'écriait l'Apôtre en signalant les vices de ce genre. Pourquoi ces mots: «Vous aussi», et ne pas se contenter de ceux-ci: «Déposez tous ces vices?» Pour empêcher

1. Jc 2,14 - 2. Ps 65,4 - 3 Col 3,1-8

de croire qu'on pouvait commettre ces crimes, et cependant vivre sans crainte, parce que la foi serait un abus contre les coups dont Dieu frappe les enfants d'infidélité. L'Apôtre dissipe cette illusion. «Déposez, dit-il, vous aussi», ces vices qui attirent la colère de Dieu sur les enfants d'infidélité; gardez-vous de croire que ceux-ci ne sont frappés que parce qu'ils n'ont pas la foi, et ne vous promettez pas l'impunité, à cause de votre foi. Or, imposer ce précepte à des hommes qui s'étaient déjà dépouillés de ces vices, en ce sens du moins qu'ils n'y consentaient pas et qu'ils refusaient de faire de leurs membres des armes d'iniquité, n'était-ce pas leur faire entendre clairement que ce dépouillement de tous les vices est le caractère propre et l'unique préoccupation de la vie des saints sur la terre? En effet, tant que l'Esprit convoite contre la chair, le grand devoir de l'homme, c'est de résister aux délectations coupables, aux passions impures, aux mouvements charnels et honteux, et d'y trouver un contre-poids dans les douceurs de la sainteté, dans l'amour de la chasteté, dans la force spirituelle et dans la beauté de la continence. Alors seulement on peut dire en toute vérité que ces vices sont déposés quand ils le sont par ceux qui y sont morts et qui refusent d'y vivre en refusant d'y consentir. Ils sont déposés quand ils sont enchaînés par une continence perpétuelle qui leur rend impossible toute résurrection.
Mais si, trompé par une fausse sécurité, on croit pouvoir cesser cette lutte, aussitôt ces vices s'emparent de nouveau de la forteresse de l'âme, la renversent à leur tour, et la réduisent à une triste et honteuse servitude. Alors aussi le péché régnera dans le corps mortel de l'homme, le forcera d'obéir à ses désirs; bientôt les membres deviendront des armes d'iniquité (1), et le dernier état sera pire que le premier (2). Il eût été préférable de ne point engager ce combat, plutôt que de le quitter après l'avoir commencé, et de rester vaincu après avoir été un généreux combattant, voire même un vainqueur. Aussi le Seigneur ne dit pas: celui qui commencera, mais bien, «celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé (3)».

32. Soit que nous combattions avec courage, pour ne pas succomber, soit même que parfois, aidés d'une généreuse inspiration ou

1. Rm 6,12 - 2. Mt 12,45 - 3. Mt 10,22

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d'une circonstance heureuse, nous remportions la victoire, rendons toujours grâces à Celui qui nous donne la continence. Souvenons-nous de ce juste, qui, au sein de l'abondance, s'écria un jour: «Rien ne pourra jamais m'ébranler». Bientôt il reconnut qu'il avait été téméraire en s'attribuant à lui-même un don qui ne lui venait que du ciel. Lui-même nous en fait l'aveu, car il ajoute aussitôt: «Seigneur, c'est vous qui avez bien voulu donner la vertu à ma gloire; vous avez un instant détourné votre face, et j'ai été confondu (1)». La Providence, pour le guérir, permit qu'il fût un instant abandonné à lui-même, de crainte que, poussé par un funeste orgueil, il n'abandonnât son unique soutien. Dès lors, soit en ce monde, où nous avons toujours à lutter pour enchaîner nos vices et pour les affaiblir, soit au ciel, où nous cesserons d'avoir des ennemis, parce que nous jouirons d'une santé parfaite, toujours conformons-nous à cet avis salutaire: «Que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneurs».

1. Ps 29,7-8 - 2. 1Co 1,31

Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.


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