Augustin, 83 questions - 77. - La crainte est-elle un péché?

77. - La crainte est-elle un péché?

Tout trouble est une souffrance; toute passion est un trouble; donc toute passion est une souffrance. Or quand une souffrance quelconque existe en nous, nous souffrons par elle; et nous souffrons par cette passion même, eten tant qu'elle est passion. Or une souffrance, en tant que nous souffrons par elle, n'est pas un péché; par conséquent si nous éprouvons de la crainte, ce n'est point un péché. Si l'on disait: voilà un bipède, donc ce n'est point animal; cette conclusion serait fausse, parce qu'il y a beaucoup d'animaux bipèdes; de même ici la conséquence n'est pas juste, parce qu'il y a beaucoup de péchés qui nous font souffrir. Il n'est donc pas logique de dire que si nous éprouvons de la crainte, ce n'est pas un péché. Néanmoins c'est ce que tu prétends, tout en accordant qu'il y a quelques péchés qui nous font souffrir.


78. - De la beauté des statues.

Cet art souverain du Dieu tout-puissant, par lequel il a tout tiré du néant et qu'on appelle aussi sa Sagesse, agit dans les artistes et leur fait faire de beaux et harmonieux ouvrages; quoiqu'ils travaillent, non pas avec rien, mais avec du bois, du marbre, de l'ivoire ou d'autres matériaux de ce genre, devenus dociles sous leur main. La (482) raison pour laquelle ils ne peuvent rien faire avec rien, c'est qu'ils agissent à l'aide du corps. Mais les proportions, l'accord des lignes qu'ils impriment par leur corps sur un corps, ils les reçoivent par leur intelligence de cette souveraine Sagesse, qui les a gravés elle-même, avec un art bien plus parfait, sur ce vaste cops de l'univers qu'elle a tiré du néant, et qui renferme les corps des animaux déjà formés de quelque chose, c'est-à-dire d'éléments matériels, mais d'une manière plus excellente et plus parfaite que dans les figures et les imitations reproduites par les artistes. On ne trouve pas en effet dans une statue tous les détails du corps humain; cependant tout ce qu'on y en trouve, vient, par la main de l'ouvrier, de cette souveraine Sagesse, qui forme le corps humain lui-même d'après les lois de la nature.
Il ne faut. cependant pas trop estimer ceux qui' fabriquent ou aiment de tels ouvrages; parce que leur âme, préoccupée des objets de moindre importance qu'elle façonne matériellement à l'aide de son corps, s'attache trop peu à la souveraine Sagesse, de qui elle tient ces talents. Et ces talents même, elle en use mal, en les exerçant au dehors; car, affectionnant les objets sur lesquels elle les applique, elle néglige Celui qui en est le type intérieur et immuable, et devient plus vaine et plus faible. Quant à ceux qui ont rendu un culte à de tels ouvrages, ce qui fait comprendre à quel point ils se sont écartés de la vérité, c'est que, quand même ils eussent adoré les animaux, assurément plus parfaits que leurs images, nous dirions encore: Est-il rien de plus misérable?


79. - Pourquoi les magiciens de Pharaon ont-ils fait certains miracles comme Moïse, le serviteur de Dieu (Ex 7,8)?

1 Ex 7,8

1. Toute âme est en partie en possession de certain droit privé, et en partie contenue et gouvernée parles lois universelles. Donc comme toute chose visible en ce monde est sous la garde de quelque puissance angélique, ainsi que l'Ecriture sainte l'atteste en plusieurs endroits, cette puissance traite différemment l'objet qui lui est subordonné, selon qu'elle agit en vertu de son droit privé, ou en conformité aux lois générales. Car le tout l'emporte sur la partie; et l'exercice du droit privé n'est possible qu'autant que la loi générale le permet. Mais une âme est d'autant plus pieuse et plus pure, qu'elle se complaît moins dans ses intérêts personnels, pour s'attacher à la loi générale, et s'y dévouer avec empressement et bonne volonté. Or la loi de l'univers, c'est la divine sagesse. Donc plus l'âme recherche son bien propre, en laissant de côté les intérêts de Dieu, dont le gouvernement est si utile, si salutaire à toutes les âmes; plus elle désire s'appartenir à elle-même ou à qui il lui plaît, plutôt qu'à Dieu, préférant le pouvoir qu'elle exerce sur elle ou sur d'autres à celui de Dieu sur toutes les créatures; plus aussi elle devient difforme et se trouve astreinte, par punition, aux lois divines, comme régulatrice de l'univers. Donc aussi, plus une âme humaine, abandonnant Dieu, se complaira dans des honneurs propres ou dans sa puissance, plus elle est soumise aux puissances qui jouissent aussi de leur droit personnel, et désirent être honorés comme dieux par les hommes. Or la loi divine permet souvent à ces puissances de produire, en vertu de leur droit privé, quelque miracle à la prière de ceux qu'elles ont subjugués, parce qu'ils le méritaient miracles qui n'ont lieu que dans les objets de rang infime, auxquels ces puissances sont préposées dans l'ordre hiérarchique. Mais là où la loi divine commande comme loi générale, elle l'emporte sur tout droit privé; lequel droit serait absolument nul sans la permission de la puissance divine. D'où il arrive qu'en vertu de la loi générale et en quelque sorte royale, c'est-à-dire par la puissance du Dieu souverain, les saints serviteurs de Dieu, commandent, quand le bien l'exige, aux puissances inférieures, de faire quelques miracles visibles. Car c'est Dieu qui commande en eux: Dieu dont ils sont le temple et qu'ils aiment du plus ardent amour, au mépris de leur propre puissance. Mais dans les opérations magiques, dont le but est de tromper et de subjuguer ceux au profit de qui elles se font, les puissances inférieures cèdent aux prières et à l'intercession de leurs ministres, accordant de leur droit privé ce qu'elles peuvent accorder à ceux qui les honorent, les servent et sont liés avec elles par des pactes mystérieux. Et quand les magiciens ont l'air de donner un ordre, ils frappent de terreur ceux qui sont au dessous d'eux en invoquant des puissances plus élevées, et font paraître, à leur regards étonnés, quelques faits visibles, qui, à raison de l'infirmité de la chair, passent pour merveilleux aux yeux d'hommes incapables de contempler les beautés éternelles, réservées par le vrai Dieu à ceux qui l'aiment. Or Dieu, dans sa justice et dans sa sagesse, permet cela, pour proportionner aux passions et (483) au libre choix de chacun la servitude ou la liberté qu'il mérite. Et si quelquefois c'est en invoquant le Dieu souverain que les passions coupables sont exaucées, c'est de sa part, non une faveur,,mais un acte de vengeance. Car ce n'est pas sans; raison que l'Apôtre a dit: «Dieu les a, livrés aux désirs de leur coeur (1).» En effet la facilité de commettre certains péchés est la punition des péchés déjà commis.
2. «Quant à ces paroles de notre Seigneur Satan ne peut chasser Satan (2),» on ne doit pas en nier la vérité parce que quelqu'un aura chassé Satan, en invoquant quelques puissances inférieures. Il faut les entendre en ce sens que, quand Satan épargne le corps ou les sens du corps, il ne le fait que pour mieux triompher et exercer, à l'aide d'une erreur impie, un plus grand empire sur la volonté de l'homme. Dans ce cas Satan ne sort point, mais il pénètre jusqu'au fond du coeur, pour y agir comme le dit l'Apôtre: «Selon le prince des puissances de l'air, qui agit efficacement à cette heure sur les fils de la défiance (3).» Car il ne troublait point alors, il ne tourmentait point leurs sens corporels, il ne leur brisait pas les membres, mais il régnait sur leur volonté, ou plutôt sur leur passion.
3. En disant ailleurs que les faux prophètes feront beaucoup de signes et de prodiges, au point de tromper, s'il se peut, même les élus (4), le Seigneur nous fait entendre que des hommes souillés de crime peuvent opérer certains prodiges, que les saints mêmes ne pourraient faire. Il ne faut pas pour cela les croire plus en faveur près de Dieu. Les magiciens d'Egypte n'étaient pas plus agréables à Dieu que le peuple d'Israël, parce que ce peuple ne pouvait faire ce qu'ils faisaient, bien que, par la vertu divine, Moïse ait pu davantage (5). Si ce pouvoir n'est pas accordé à tous les saints, c'est pour que les faibles ne tombent pas dans cette fatale erreur, d'estimer ces dons au dessus des oeuvres de justice qui méritent la vie éternelle. Aussi le Seigneur défendait à ses disciples de s'en réjouir, quand il leur dit: «Ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis: mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans les cieux (6).»
4. Ainsi quand les magiciens opèrent les prodiges que font quelquefois les saints, l'apparence extérieure est la même, mais le but et le droit sont différents. En effet les magiciens cherchent

1 Rm 1,26 - 2 Mc 3,23 - 3 Ep 2,2 - 4 Mt 24,24 - 5 Ex 7,12 - 6 Lc 10,20

leur propre gloire, les saints cherchent la gloire de Dieu; les premiers font en quelque sorte un commerce privé, un métier d'empoisonneurs, en vertu de certaines concessions faites aux puissances, suivant leur rang; les seconds agissent en conformité aux lois générales, par l'ordre de Celui à qui toute créature est soumise. Autre chose est qu'un propriétaire soit forcé de livrer son cheval à un soldat; autre chose qu'il le vende, le donne ou le prête à qui il lui plaît. Et comme la plupart des mauvais soldats, au mépris de la discipline militaire, abusent du drapeau de leur général pour effrayer certains propriétaires, et extorquer d'eux des contributions illégales; ainsi quelquefois de mauvais chrétiens, des schismatiques ou des hérétiques, au nom du Christ, ou en employant des paroles chrétiennes et des objets consacrés, exigent quelque chose des puissances qui sont obligées de rendre hommage au Christ. Or, en obéissant à des êtres pervers, ces puissances cèdent au désir de tromper les hommes, dont les égarements font leur joie.
C'est pourquoi les magiciens, les bons chrétiens et les mauvais chrétiens font des miracles d'une façon différente: les magiciens en vertu de contrats particuliers, les bons chrétiens au nom de la divine justice, et les mauvais chrétiens au moyen des signes de cette même justice divine. Et d'ailleurs il n'est pas étonnant que ces signes aient de la valeur, quand ils les emploient; quoique usurpés par des étrangers, qui n'appartiennent en aucune façon au drapeau, il conservent leur force, en l'honneur du très auguste souverain. Tel était l'homme dont les disciples racontèrent au Seigneur qu'il chassait les démons en son nom, bien qu'il ne fût pas, comme eux, de la suite du Sauveur (1). Et quand les puissances n'obéissent pas à ces signes, c'est que Dieu les en empêche par des moyens secrets, pour des raisons justes et utiles. Car il n'est pas d'esprits qui puissent mépriser ces signes; ils tremblent à leur seul aspect. Mais, à l'insu de l'homme, Dieu leur donne quelquefois d'autres ordres soit pour la confusion des méchants, quand les méchants doivent être confondus, comme nous le lisons, dans les Actes des Apôtres, des fils de Scéva, à qui l'esprit immonde dit: «Je connais Jésus et, je sais qui est Paul: mais vous, qui êtes-vous (2)?» soit pour avertir les bons d'avancer dans la foi et d'user de ces pouvoirs, non

1 Lc 9,49 - 2 Ac 19,14-15

484

par jactance, mais dans des vues utiles; soit pour établir une différence entre les dons faits aux membres de l'Eglise, comme le dit l'Apôtre: «Tous opèrent-ils des miracles? Tous ont-ils le don de guérir (1)?» Pour ces raisons, comme nous l'avons dit, Dieu défend, souvent à l'insu de l'homme, aux puissances de cette espèce d'obtempérer aux volontés humaines, malgré l'emploi de ces signes.
5. Mais souvent ces esprits mauvais reçoivent le pouvoir de causer aux bons un mal temporel, et cela, dans l'intérêt même de ceux-ci et pour exercer leur patience. Que l'âme chrétienne soit donc toujours attentive dans les tribulations, à se conformer à la volonté de son Maître, de peur de s'attirer un jugement plus sévère en résistant aux ordres divins. Job aurait pu dire au démon ce que le Verbe Incarné disait à Ponce Pilate: «Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi, s'il ne t'avait été donné d'en haut (2)». Ce n'est donc point la volonté de celui dont le pouvoir malicieux s'exerce sur les bons que nous devons embrasser avec empressement; mais la volonté de celui qui a accordé le pouvoir. «Parce que la tribulation produit la patience; la patience, la pureté; et la pureté, l'espérance. Or l'espérance ne confond point, parce que la charité de Dieu est répandue en nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (3).»


80. - Contre les Appolinaristes.

1. Certains hérétiques, appelés Apollinaristes, du nom, dit-on, d'un certain Apollinaire, leur chef, prétendaient que Notre-Seigneur Jésus-Christ, en tant qu'homme n'a point eu d'intelligence humaine. Quelques partisans, leurs auditeurs, adoptèrent alors avec joie cette erreur perverse qui amoindrissait l'Homme-Dieu, en affirmant qu'il n'aurait point eu d'intelligence c'est-à-dire d'âme raisonnable, le signe qui distingue l'homme des animaux. Mais, rentrant en eux-mêmes et se voyant forcés de reconnaître que, s'il en était ainsi, il faudrait admettre que le Fils unique de Dieu, la Sagesse et le Verbe du Père, Celui par qui tout a été fait, n'aurait revêtu que le corps d'un animal sous la figure humaine, ils ont été pris de honte, non cependant assez pour se corriger, pour rentrer dans la voie de la vérité et confesser que la sagesse de Dieu a revêtu notre humanité tout entière, sans aucune diminution de sa nature. Poussant même l'audace plus loin, ils lui ont refusé jusqu'à l'âme que possèdent les

1 1Co 12,30 - 2Jn 29,11 - 3 Rm 5,3-5

autres homes, et ne lui ont attribué que la chair humaine, en s'appuyant sur le témoignage même de l'Évangile. Bien plus, ne comprenant pas ce texte, ils osent dans leur perversité, combattre la vérité catholique et dire qu'il est écrit: «Le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous (1).» D'après ces paroles, ils soutiennent que le verbe a été totalement uni, identifié à la chair, qu'il n'y plu de place chez lui pour l'intelligence, ni même pour l'âme humaine.
2. Il faut d'abord leur répondre que ce passage de l'Evangile signifie que le Seigneur est allé jusqu'à prendre une chair visible et que, dans cette unité complète, le principal est le Verbe, l'autre extrémité et le point le plus inférieur, la chair. Or l'Evangéliste voulant attirer notre attention sur le profond abaissement d'un Dieu et exprimer comment et jusqu'à quel point il s'est humilié, n'a parlé que du Verbe et de la chair, et n'a rien dit de l'âme qui est inférieure au Verbe et supérieure à la chair. En effet, saint Jean rend cet abaissement plus sensible en disant: «Le Verbe s'est fait chair,» que s'il eût dit: Le verbe s'est fait homme. En épluchant ces paroles, un autre esprit non moins pervers pourrait en tirer un sens aussi contraire à notre foi, et dire que le Verbe lui-même s'est changé et transformé en chair et a cessé d'être le Verbe, puisqu'il est écrit: «Le Verbe s'est fait chair;» absolument comme notre chair réduite en cendre n'est pas chair et cendre, mais chair devenue cendre. D'ailleurs suivant une formule de langage usuelle et bien connue, tout ce qui devient ce qu'il n'était pas, cesse d'être ce qu'il était. Ce n'est cependant point ainsi que nous entendons ces paroles; et les Apollinaristes eux-mêmes conviennent avec nous que le Verbe est resté ce qu'il était, et que ces paroles: «Le Verbe s'est fait chair,» signifient qu'il a pris la forme d'esclave, mais non qu'en prenant cette forme sa nature ait subi quelque changement.
Du reste si partout où l'on nomme la chair sans parler de l'âme, il faut supposer qu'il n'y a pas d'âme, ceux-là en seront aussi privés, dont on a dit: Et toute chair verra le salut de Dieu (2);» puis le Psalmiste: «Exaucez mes prières: toute chair paraîtra devant vous (3):» encore, dans ce passage de l'Evangile: «Comme vous lui avez donné puissance sur toute chair, afin que tout ce que vous lui avez donné ne périsse point mais ait la vie éternelle (4).»

1 Jn 1,14 - 2 Is 40,5 Lc 3,6 - 3 Ps 64,3 - 4 Jn 17,2

485

D'où l'on peut voir que quand, dans langage usuel, on ne nome que la chair, on peut entendre l'homme tout entier, en sorte que ces paroles: «Le Verbe s'est fait chair,» signifient simplement: le Verbe s'est fait homme. Car de même que souvent en ne nommant que l'âme, on entend parler de tout l'homme, comme on le voit par ce passage: «Tant d'âmes sont descendues en Egypte (1),» ainsi, sous le nom de chair, comprenons aussi l'homme tout entier, comme le prouvent les exemples cités plus haut.
3. Par conséquent notre réponse à l'objection tirée de l'Evangile, montre qu'il n'y a pas d'homme assez insensé pour que ce texte nous oblige à admettre que le Christ Jésus, médiateur entre Dieu et les hommes (2), n'ait pas eu d'âme. Mais à mon tour, je leur demande comment ils répondront aux objections que nous allons faire, aux innombrables passages de l'Evangile où nous démontrons avec tant de clarté, que l'on attribue au Sauveur des affections que l'âme seule peut éprouver.
Je ne parle pas de ce qu'il a dit tant de fois de lui-même: «Mon âme est triste jusqu'à la mort (3);» et encore: «J'ai le pouvoir de donner mon âme et de la reprendre (4);» et ailleurs: «Personne n'a un plus grand amour que celui qui donne son âme pour ses amis (5)» parce qu'un contradicteur obstiné peut dire que le Seigneur parlait en figure, comme on sait qu'il l'a souvent fait dans les paraboles. Certainement cela n'est pas. Cependant il n'est pas besoin d'insister sur ce point, quand nous avons les récits des évangélistes, qui nous apprennent que Jésus est né de la Vierge Marie, qu'il a été flagellé, crucifié, mis à mort, enseveli dans le tombeau: toutes choses qui ne peuvent s'entendre que d'un corps. Le plus insensé des hommes n'oserait dire que ce soient là des fictions ou des figures, quand ceux qui racontent ces choses écrivent d'après leurs propres souvenirs. De même donc que cela prouve que Jésus-Christ a eu un corps, ainsi toutes les affections propres à l'âme, mentionnées par ces mêmes évangélistes, démontrent qu'il a eu une âme. Par exemple: Jésus fut dans l'admiration (6); il se fâcha (7); il fut contristé (8); il se réjouit (9), et beaucoup d'autres expressions semblables; sans compter celles qui indiquent tout à la fois les foncions du corps et de l'âme,

1 Gn 46,22-27 - 2 1Tm 2,5 - 3 Mt 26,38 - 4 Jn 10,18 - 5 Jn 15,13 - 6 Mt 8,10 - 7 Mc 3,5 - 8 Mc 3,5 - 9. Jn 11,15

comme: Il eut faim (1); il dormit (2); fatigué de la route, il s'assit (3), et autres du même genre.
On ne saurait nous objecter que dans l'ancien Testament on dit que Dieu s'est mis en colère, s'est réjoui ou a éprouvé d'autres affections de cette nature, sans qu'on en puisse conclure que Dieu ait eu une âme. Car alors on employait le langage figuré des prophètes; on ne racontait pas. D'ailleurs on parle aussi des membres, des mains, des pieds, des yeux, de la face de Dieu et d'autres choses semblables; et cependant ces expressions ne prouvent point qu'il ait eu un corps; donc celles-là n'indiquent point qu'il ait eu une âme. Mais comme tous les récits où il est question de la main ou de la tête du Christ ou de quelque autre partie de son corps, indiquent qu'il a un corps; ainsi tout ce que l'on raconte des affections de son âme, démontrent qu'il a une âme. Or il est absurde de croire à l'évangéliste quand il raconte que le Christ a mangé, et de n'y pas croire quand il dit qu'il a eu faim. Cependant il n'est pas nécessaire d'avoir faim pour manger: car nous lisons qu'un ange a mangé (4), et nous ne lisons pas qu'il ait eu faim; il n'est pas non plus nécessaire de manger dès qu'on a faim, puisqu'on peut s'abstenir pour remplir quelque devoir, ou par défaut de nourriture, ou parce qu'on n'a pas le pouvoir de manger; Mais quand l'Evangéliste parle de l'un et l'autre (5), il faut croire l'un et l'autre; parce qu'il en parle comme de faits qui ont réellement lieu tous les deux. Or comme il n'est pas possible de supposer qu'on mange sans corps, de même on ne peut admettre qu'on ait faim sans âme.
4. Nous ne nous effrayons pas de la vaine et stupide objection que nous font des adversaires aussi obstinés que jaloux: Donc, disent-ils, si le fils de Dieu a vraiment éprouvé ces affections de l'âme, il a subi la loi de la nécessité. La réponse est facile: Oui, puisqu'il a été pris, flagellé, crucifié, mis à mort; et cependant, si on veut juger sans parti pris, on comprendra qu'il a éprouvé ces souffrances, c'est-à-dire ces affections, volontairement, quoique réellement, comme il a subi les douleurs de son corps par l'effet de la même volonté libre et sans y être nullement obligé. Chez nous, ni la mort ni la naissance ne sont volontaires, comme cela se devait, et cependant

1 Mt 4,2 - 2 Mt 8,24 - 3 Jn 4,6 - 4. Gn 18,8-9 Tb 12,19 - 5 Mt 4,2 Mt 9,11

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ont été très réelles. Comme donc le mot de nécessité n'empêche ni nous ni nos adversaires de croire à la' réalité de la passion, par laquelle le Christ a prouvé qu'il a un corps; de même ce mot de nécessité ne nous empêchera pas davantage de croire à la réalité des affections qui nous démontrent qu'il a une âme. Il ne doit pas non plus détourner ces hérétiques d'embrasser la foi catholique, s'ils ne sont misérablement retenus par la honte d'abandonner une op' ion qu'ils ont longtemps et témérairement défendue, malgré sa fausseté.


81. - Du Carême et de la Pentecôte.

1. Toute la sagesse, toi de la science propre à éclairer l'homme consiste à distinguer le Créateur et la créature, à se soumettre à l'empire de l'un, et à reconnaître la dépendance de l'autre. Or le Créateur c'est Dieu de qui, par qui, en qui sont toutes choses (1); par conséquent la Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit. Mais la créature est ou invisible, comme l'âme par exemple: ou visible, comme le corps. Le nombre trois est attribué à l'invisible. C'est pour cela qu'on nous ordonne d'aimer Dieu de trois manières: «De tout notre coeur, de toute notre âme, et de tout notre esprit (2).» Le nombre quatre est attribué au corps: évidemment à raison de sa nature, chaude et froide, sèche et humide. Le nombre' sept représente donc toute le création. C'est pourquoi le nombre dix est la clef de toute la science qui discerne le Créateur et la créature. Exprimée, dans le temps, par les mouvements des corps, cette science consiste dans la foi; elle allaite,' pour ainsi dire, les petits enfants du témoignage des faits qui surviennent et passent, de manière à les rendre capables de la contemplation, laquelle ne vient pas pour passer ensuite, mais reste permanente.
Or tout homme qui apprend par elle ce que le Dieu incarné a fait dans le temps pour le salut des hommes, comme aussi ce qu'il doit faire dans l'avenir; qui persévère dans la foi, compte sur les promesses, accomplit avec un amour constant les préceptes divins: celui-là traversera heureusement cette vie laborieuse et passagère, représentée par le nombre quarante. En effet le nombre dix, symbole de la science parfaite, forme quarante, quand on le multiplie par quatre, c'est-à-dire par le nombre attribué au corps, parce que le monde a pour loi le mouvement corporel, et que la foi repose là dessus, comme

1 Rm 11,36 - 2 Mt 22,37

nous l'avons dit. En ajoutant dix à quarante, on obtient la sagesse immuable, qui n'a pas besoin du temps et qui est représentée par le nombre dix, puisque les parties égales du nombre quarante, additionnées ensemble font cinquante. En effet le nombre quarante se divise par parties égales: d'abord quarante fois par l'unité, puis vingt fois par deux, dix fois par quatre, huit fois par cinq, cinq fois par huit, quatre foix par dix et deux fois par vingt. Donc un, deux, quatre, cinq, huit, dix, vingt, additionnés, font cinquante. C'est pourquoi, comme le nombre quarante, après l'addition de ses parties égales, produit de plus le nombre dix et s'élève à cinquante ainsi le temps de la foi à ce qui s'est fait et se fera pour notre salut, consacré à une vie régulière, obtient l'intelligence de la sagesse immuable, en sorte que la science s'appuie non plus seulement sur la foi, mais aussi sur l'intelligence qu'on en a.
2. Voilà pourquoi, bien que nous soyions enfants de Dieu, avant qu'on ne voie ce que nous serons, l'Eglise actuelle est dans les peines et les afflictions, et le juste vit de foi dans son sein (1). «Si vous ne croyez pas, est-il écrit, vous ne comprendrez pas (2).» C'est le temps où nous gémissons et où nous souffrons, en attendant la rédemption de notre corps (3), le temps que nous célébrons pendant le carême. «Mais nous savons que lorsqu'il apparaîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (4);» quand on ajoutera dix à quarante, en sorte que nous méritions non-seulement de croire tout ce qui tient à la foi, mais encore de comprendre clairement la vérité. Cette Eglise, où il n'y aura plus de tristesse, plus de mélange de méchants, plus d'iniquité, mais la joie, la paix et le bonheur, est figurée par la célébration des cinquante jours qui suivent la résurrection. En voici le motif: Notre-Seigneur étant ressuscité des morts, passa quarante jours avec ses disciples, pour rappeler, par ce nombre, l'oeuvre temporelle de son Incarnation, laquelle est l'objet de notre foi; puis il monta au ciel (5), et, dix jours après, il envoya le Saint-Esprit (6); c'est-à-dire ajouta dix à quarante, afin que l'âme humaine, animée et comme embrasée par le souffle de l'amour et de la charité, fût capable, non plus de connaître les choses humaines et passagères, mais de contempler les vérités

1 Rm 1,17 - 2 Is 7,9 - 3 Rm 8,23 - 4 Jn 3,2 - 5 Ac 1,3-9 - 6 Ac 2,1-4

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éternelles. Voilà pourquoi le total, c'est-à-dire le nombre de cinquante jours, doit être célébré dans la joie.
3. Notre-Seigneur a encore indiqué par les filets jetés dans la mer, ces deux époques, l'une de peine et de sollicitude, et l'autre de joie et de sécurité. Avant la passion, il est dit qu'on jeta le filet dans la mer, qu'on prit une si grande quantité de poissons qu'on eut peine à les amener au rivage. et que le filet se rompait (1). On ne le jeta point à droite, car l'Eglise actuelle renferme bien des méchants; ni à gauche, parce qu'elle renferme aussi des justes; mais il fut jeté au hasard, pour indiquer le mélange des bons et des méchants. La rupture du filet marque la rupture de la charité par la multitude des hérésies qui ont paru. Mais, après la résurrection, le Sauveur, voulant figurer d'avance l'Eglise des temps à venir, où il n'y aura plus que des parfaits et des saints, ordonna de jeter le filet sur la droite; et l'on prit cent cinquante trois grands poissons, à la brande surprise des disciples qui s'étonnaient qu'une telle capture ne brisât pas le filet (2). La grandeur de ces poissons est le symbole de la grandeur de la sagesse et de la justice, et leur nombre indique la science perfectionnée par l'oeuvre temporelle de l'Incarnation et par la régénération éternelle, et exprimée, comme nous l'avons dit, par le nombre cinquante. Car alors il n'y aura plus besoin d'auxiliaires matériels; l'âme renfermera en elle-même la foi et la sagesse. Or, nous avons dit que le nombre trois est attribué à l'âme; en le multipliant par cinquante, nous avons cent cinquante, à quoi nous ajoutons la Trinité, puisque toute perfection est consacrée au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Nous aurons ainsi cent cinquante-trois, nombre des poissons pris dans le filet jeté sur la droite.

1 Lc 5,6-7 - 2Jn 5,6-11 -

82. - Sur ces paroles: «Le Seigneur châtie celui qu'il aime, et il frappe de verges tout fils qu'il reçoit (He 12,6).»

He 12,6

1. Bien des gens murmurent sous la main de Dieu, et voyant les justes souvent accablés d'afflictions pendant cette vie, ils demandent quel profit ils ont à servir Dieu, puisqu'ils partagent les maux communs; qu'ils souffrent autant que les autres dans leur corps, dans leur fortune, dans leur honneur; qu'ils ont part à tout ce que les hommes regardent comme mal; qu'ils souffrent même davantage, à cause de la' parole de Dieu, à cause de la justice dont le joug est douloureux aux pécheurs et qui devient, contre ceux qui la prêchent, une occasion de mouvements séditieux, d'embûches et de haines. Nous répondons que, si les hommes n'avaient point à attendre d'autre vie que celle-ci, on aurait raison de dire qu'il ne sert à rien, qu'il est même nuisible de mener la vie du juste. Bien qu'il ne manque pas d'hommes qui pensent que les charmes de la vertu et la joie intérieure qu'elle procurent compenseraient tellement les peines et les inconvénients inséparables de la condition humaine, et aussi les injustices que la vertu attire sur ceux qui la pratiquent, qu'on éprouverait, même en dehors de l'espoir d'une autre vie, plus de satisfaction et de bonheur dans les tourments subis pour la vérité, que les débauchés n'en goûtent dans l'ivresse de leur passion.
2. Mais à ceux qui croient Dieu injuste, parce qu'ils voient les justes dans les douleurs et les afflictions; ou qui pensent, s'ils n'osent l'accuser d'injustice, qu'il est indifférent aux choses humaines, ou qu'il a établi de fatales nécessités, contre lesquelles il ne fait rien, pour ne pas paraître intervertir par inconstance l'ordre qu'il a fondé; ou qui s'imaginent qu'il est trop faible pour préserver les justes de ces maux: à ceux-là il faut répondre qu'il n'y aurait pas de justice chez les hommes, si Dieu ne s'occupait point des choses de ce inonde. En effet cette justice humaine que l'âme peut conserver en faisant le bien et perdre en faisant le mal, ne serait point gravée en elle, s'il n'existait une justice immuable que les justes trouvent dans sa plénitude lorsqu'ils se tournent vers elle, et que les pécheurs abandonnent entièrement, en fermant les yeux à sa lumière. Or cette justice immuable est celle de Dieu; et elle ne se prêterait point à éclairer ceux qui recourent à elle, si Dieu ne prenait aucun intérêt aux choses de ce monde. D'ailleurs s'il laissait les justes sous le poids de l'adversité, uniquement pour ne point déranger l'ordre qu'il a établi, il ne serait point juste lui-même; ce n'est donc point pour cela qu'il le permet, mais parce qu'il entre dans le plan même de sa Providence que les justes soient affligés innocemment. D'autre part, penser que Dieu n'est pas assez fort pour détourner des justes les maux qu'ils endurent, c'est être insensé, c'est ne pas comprendre qu'il y a autant d'impiété à nier la toute-puissance de Dieu qu'à l'accuser d'injustice.

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3. Après avoir posé ces principes sur la question proposée, et répondu brièvement et en passant qu'il est souverainement injuste de mettre en doute la justice et la toute-puissance de eu, nous disons que la raison la plus probable pour laquelle les justes souffrent ordinairement en cette vie, c'est que cela leur est avantageux. Autre en effet est la justice que l'homme possède actuellement pour obtenir le salut éternel, autre celle qu'il a dû poser dans le paradis terrestre pour conserver et ne point perdre ses droits à ce même salut. Si la justice en Dieu consiste à commander des choses utiles, puis à punir ceux qui désobéissent et à récompenser ceux qui obéissent; la justice dans l'homme consiste à obéir à ces utiles commandements. Mais comme le bonheur est à l'âme ce que la santé est au corps, et que le remède qu'on prescrit pour conserver la santé du corps n'est point celui qu'on donné pour la recouvrer quand elle est perdue: de même, dans l'ensemble de l'humanité, les commandements donnés à l'homme pour conserver l'immortalité n'étaient point ceux qu'on lui donne aujourd'hui pour la recouvrer. Et comme celui qui perd la santé du corps, et tombe malade pour n'avoir pas;observé les conseils préservatifs du médecin, reçoit d'autres remèdes pour se guérir, remèdes souvent insuffisants, à moins que le médecin n'y ajoute d'autres moyens ordinairement pénibles et douloureux, mais efficaces, d'où il résulte que le malade, tout en obéissant au médecin, souffre non-seulement de sa maladie, mais encore du remède: de même l'homme tombé par le péché dans les souffrances et les misères de cette vie mortelle, pour n'avoir pas voulu obéir à un premier commandement destiné à assurer son salut, a reçu de nouvelles prescriptions dans sa maladie. S'il les exécute, on peut avec raison dire qu'il vit dans la justice; néanmoins il souffre et de sa maladie non encore guérie et des prescriptions de la médecine. C'est à ces remèdes que font allusion ces paroles: «Le Seigneur châtie celui qu'il aime, et il frappe de verges tout fils qu'il reçoit.»
Ceux qui n'obéissent point à ces salutaires commandements, augmentent de plus en plus leurs maux. Et ils souffrent, même en cette vie, des misères et des douleurs innombrables, soit par l'effet même de ces maladies, soit par les punitions qui leur sont infligées dans le but de toucher au vif la partie mal saine, de les avertir charitablement du danger de leur état et de les amener à chercher dans la grâce de Dieu un remède à leurs maux. S'ils méprisent ces moyens, c'est-à-dire les réclamations de la Loi et la voix de la douleur, à juste titre ils encourent, après cette vie, la damnation éternelle. Donc celui-là seul peut voir, là, de l'injustice, qui ne croit qu'à la vie présente, qui n'ajoute point foi à ce que Dieu a prédit de l'avenir; et il se prépare les plus terribles supplices par sa persévérance dans le péché et dans l'infidélité.



Augustin, 83 questions - 77. - La crainte est-elle un péché?