Augustin, doctrine chrétienne




PROLOGUE.

IL N'EST PAS INUTILE D'ENSEIGNER A INTERPRÉTER L'ÉCRITURE SAINTE.


1 1. Il y a pour l'interprétation de l'Écriture, des règles que l'on peut, je crois, donner avec avantage à ceux qui s'appliquent à les étudier ils en profiteront, non-seulement quand ils liront les oeuvres de ceux qui ont porté la lumière dans les passages obscurs des divines lettres, mais encore lorsqu'ils en donneront aux autres l'intelligence. J'ai résolu de formuler ces préceptes en faveur de ceux qui ont le désir et la faculté de les apprendre, pourvu toutefois que notre, Dieu et Seigneur ne me refuse point pour les écrire, les inspirations qu'il a coutume de m'envoyer quand j'y réfléchis. Avant de commencer, je crois devoir répondre à ceux qui blâmeront mon dessein, ou qui le blâmeraient, si je ne prévenais leur critique; et si malgré mes observations, certains esprits persistent à censurer mon oeuvre, du moins ils ne feront aucune impression sur les autres: ils ne les détourneront pas d'une utile étude pour les jeter dans une ignorante paresse, comme ils auraient pu le faire, si l'on n'était prémuni et fortifié contre leurs attaques.

2 2. Quelques-uns censureront cet ouvrage, parce qu'ils ne comprendront pas les règles que j'y dois établir. D'autres en auront l'intelligence; mais quand ils voudront les appliquer, quand ils chercheront à s'en servir pour l'interprétation (les divines Écritures, et qu'ils se verront dans l'impossibilité de découvrir et d'expliquer ce qu'ils désirent, ils penseront que je me suis livré à un travail inutile. N'y trouvant aucun secours pour eux-mêmes, ils jugeront qu'il ne peut servir davantage à personne. Il se rencontrera, une troisième espèce de censeurs, parmi ceux qui en réalité interprètent ou croient bien interpréter les livres saints. Sans avoir jamais la aucune règle du genre de celles que j'ai dessein de tracer, ils croient à tort ou â raison qu'ils ont obtenu la grâce de commenter l'Écriture, et ils crieront partout que ces règles ne sont nullement nécessaires, et due tout ce que l'on peut découvrir de salutaires clartés dans la profondeur des divins oracles est dû exclusivement à l'assistance divine.

3 3. Je répondrai à tous en peu de mots. A (2) ceux qui ne comprennent pas les préceptes que je trace, je dirai que leur défaut d'intelligence n'est pas un motif de me censurer. Pourraient-ils me censurer, si, voulant voir à son déclin ou à son croissant la lune ou tout autre astre peu apparent, la faiblesse de leurs yeux ne leur permettait pas même d'apercevoir mon doigt qui le leur montre? Pour ceux qui, même avec la connaissance et l'intelligence de ces règles, ne pourront pénétrer dans les obscurités des divines Ecritures, qu'ils se regardent comme capables d'apercevoir mon doigt, mais non les astres vers lesquels je le dirige pour les leur indiquer. Que les uns et les autres cessent donc de me blâmer, et qu'ils conjurent le ciel de communiquer à leurs yeux la lumière. Si je puis mouvoir mon doigt pour indiquer, je ne puis donner des yeux pour faire voir le mouvement que j'imprime ni l'objet que je désigne.

4 4. Venons à ceux qui se félicitent des dons du ciel, qui se glorifient de comprendre et d'exposer les saints Livres, sans le secours de préceptes semblables à ceux que j'ai dessein de formuler, et qui, pour ce motif, s'arrêtent à l'idée que je n'ai entrepris qu'un travail superflu. Sans doute ils peuvent se réjouir des dons précieux qu'ils ont reçus de Dieu; mais pour tempérer l'amertume de leurs critiques, ne doivent-ils pas se rappeler que c'est de la bouche des hommes qu'ils ont reçu la connaissance des lettres mêmes? Parce qu'Antoine, ce saint et parfait solitaire d'Egypte, parvint, sans aucune connaissance des lettres; à retenir de mémoire les divines Ecritures, qu'il lui suffisait d'entendre lire, et à en acquérir l'intelligence par ses gages méditations, a-t-il le droit de les insulter? A-t-il aussi ce droit, l'esclave barbare devenu chrétien, de qui nous ont parlé dernièrement les hommes les plus graves et les plus dignes de foi? Sans aucun maître pour lui enseigner les lettres, il en obtint par ses prières une pleine connaissance; car, après trois jours de supplications, il put, au grand étonnement de ceux qui étaient là; parcourir à la lecture le volume qui lui fut présenté.

5 5. Si l'on révoque en doute la véracité de ces faits, je ne lutterai pas. Mais je m'adresse à des chrétiens qui se flattent de connaître les Ecritures sans le secours de l'homme; s'il en est ainsi, ils jouissent assurément d'un grand privilège. Ce qu'ils ne peuvent nier toutefois, c'est que nous avons tous appris notre propre langue par l'habitude de l'entendre parler dès notre première enfance, et que c'est de la même manière, ou par les leçons d'un précepteur, que nous avons acquis la connaissance de toute autre langue étrangère; grecque ou hébraïque, peu importe. Maintenant dirons-nous à tous nos frères de ne plus en enseigner aucune à leurs enfants, parce qu'en un instant les apôtres remplis des lumières de l'Esprit-Saint descendu sur eux, se sont mis à parler les langues de toutes les nations; ou que celui qui n'aura pas reçu des dons semblables ne doit pas se regarder comme chrétien, mais douter s'il a reçu le Saint-Esprit? Loin de là; que chacun de nous apprenne humblement de l'homme ce qu'il doit apprendre de lui, et que celui qui instruit les autres communique sans orgueil et sans envie ce qu'il a reçu. Ne tentons point non plus celui à qui nous avons donné notre foi; trompés par les ruses et la perversité de l'ennemi, peut-être refuserions-nous, pour entendre et apprendre l'Evangile même, d'aller dans les églises en lire le texte sacré, ou en écouter la lecture et la prédication; peut-être attendrions-nous que nous fussions ravis jusqu'au troisième ciel, soit avec notre corps, soit sans notre corps, ainsi que s'exprime l'Apôtre, pour y entendre des paroles ineffables qu'il n'est. pas permis à l'homme de rapporter (1),» pour y voir Jésus-Christ, notre Seigneur, et recevoir l'Evangile de sa bouche, plutôt que de celle des hommes.

6 6. Loin de nous, de telles prétentions, elles sont trop pleines d'orgueil et de dangers; rappelons-nous plutôt qu'instruit par la voix di vine qui l'avait terrassé du haut du ciel, Paul lui-même fut envoyé vers un homme pour recevoir de lui les sacrements- et être incorporé à l'Eglise (2). Après avoir appris de la bouche d'un ange que ses prières avaient été exaucées, et ses aumônes agréées de Dieu, le centurion Corneille fut également adressé à Pierre pour être baptisé de sa main. Il devait non-seulement recevoir de lui les Sacrements, mais encore apprendre ce qu'il faut croire, ce qu'il faut espérer et ce qu'il faut aimer (3). L'ange, sans doute, pouvait faire tout cela; mais la condition de l'homme serait bien vile,

1.
2Co 12,4 - 2. Ac 9,3-7 - 3. Ac 10,1-6

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si Dieu semblait ne vouloir pas transmettre sa parole aux hommes par l'organe des hommes. Eh! comment serait vraie cette maxime: «Le temple de Dieu est saint et vous êtes ce temple (1),» si Dieu ne rendait point d'oracles du sein de ce temple humain, s'il ne faisait plus entendre que du haut du ciel et par le ministère des anges, tout ce qu'il veut faire connaître aux hommes? Ensuite, si nous n'avions rien à apprendre de nos semblables, la charité elle-même qui nous étreint dans le noeud de l'unité, ne pourrait plus travailler au mélange et à la fusion des coeurs.

7 7. Aussi l'Apôtre ne renvoya point à un ange cet eunuque qui lisait le prophète Isaïe sans le comprendre; et ce qu'il n'entendait point ne lui fut ni expliqué par un ange, ni découvert intérieurement par une révélation divine, sans le concours d'aucun homme. Une inspiration céleste lui adressa Philippe, qui connaissait le prophète Isaïe; cet apôtre s'assit près de lui, et dans un langage humain lui découvrit ce que cette prophétie avait d'obscur pour lui. Moïse ne conversa-t-il pas avec Dieu? Cependant il reçut avec prudence et sans orgueil le conseil que lui donnait son beau-père, un étranger, pour le gouvernement et l'administration d'un peuple si nombreux. Ce grand homme savait que, quel que soit celui qui dicte un sage conseil, il faut l'attribuer non à celui qui le donne, mais au Dieu immuable qui est la vérité même.

8 8. Enfin, celui qui sans avoir étudié aucun précepte, remercie le ciel de lui avoir donné l'intelligence de toutes les obscurités de l'Ecriture, celui-là ne se trompe point, car il est vrai que de lui-même il n'a pas cette intelligence; elle ne vient pas de lui mais du ciel ainsi, il cherche la gloire de Dieu et non la sienne. Cependant, s'il lit et comprend sans aucun interprète humain, pourquoi affecte-t-il d'expliquer lui-même aux autres? pourquoi ne les renvoie-t-il pas à Dieu? Eux aussi ne devraient yen à l'homme et ne seraient éclairés que par l'enseignement du Maître intérieur? Il craint sans doute d'entendre: «Mauvais serviteur, pourquoi ne mettrais-tu pas mon argent entre les mains des banquiers (2)?»

1.
1Co 4,17 - 2. Mt 25,27

Ces hommes livrent à d'autres, par leurs discours ou leurs écrits, ce qu'ils comprennent dans les Ecritures, et moi, si je livre à mon tour, non-seulement ce qu'ils comprennent, mais encore les règles à observer pour bien comprendre, pourront-ils m'en faire un crime? Personne ne doit rien considérer comme sa propriété, si ce n'est peut-être le mensonge. Tout ce qui est vrai procède de Celui qui a dit: «Je suis la vérité (1).» Qu'avons nous en effet que nous n'ayons point reçu? Et si nous l'avons reçu, pourquoi nous en glorifier comme si. nous ne l'avions point reçu (2)?

9 9. Celui qui lit en présence d'auditeurs qui savent lire, exprime sans doute ce qu'il connaît; mais celui qui enseigne les lettres, apprend aux autres à lire; chacun d'eux néanmoins ne communique que ce qu'il a reçu. De même exposer ce qu'on comprend dans l'Ecriture, c'est remplir en quelque sorte l'office du lecteur qui fait entendre les lettres qu'il connaît; mais tracer des règles pour conduire à l'intelligence de l'Ecriture, c'est ressembler au maître qui enseigne les lettres, c'est-à-dire qui apprend à lire; et si celui qui sait lire n'est point, quand il rencontre un ouvrage, dans la nécessité de recourir à un lecteur étranger pour connaître ce qui y est écrit, celui qui aura été instruit des règles que je travaille à formuler, pourra également s'en servir comme des lettres; et s'il vient à rencontrer dans les Saints Livres quelque passage obscur, il ne sera point forcé de chercher un interprète pour en comprendre le sens caché; mais en marchant dans la voie qui va s'ouvrir, il le pénètrera lui-même sans erreur, du moins sans tomber dans une interprétation absurde ou dangereuse. Cet ouvrage même pourra montrer suffisamment que mon travail est utile et que c'est à tort qu'on voudrait le blâmer; cependant si l'on juge que par ces observations préliminaires, nous avons convenablement répondu à tous nos détracteurs, voici ce qui s'offre à nous dès l'entrée de la carrière où nous voulons marcher.

1.
Jn 14,7 - 2 1Co 4,7

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LIVRE PREMIER.


Pour découvrir le sens de l'Ecriture, il faut se rappeler que tout ce qu'elle comprend se divise en choses- et en signes. Parmi les choses, il en est dont nous pouvons jouir; il eu est d'autres dont nous ne pouvons que faire usage. A Dieu seul nous devons nous attacher pour jouir de lui, c'est à cette jouissance que nous conduisent les mystères du Verbe incarné et l'autorité confiée à l'Èglise. Tout le reste, même ce cire nous, devons aimer, est simplement destiné à notre usage, puisque cet amour doit être rattaché à Dieu. Ainsi toute l'Ecriture se rapporte au double précepte de la charité, à l'amour à Dieu pour lui-même et à l'amour du prochain par rapport à Dieu.



CHAPITRE PREMIER. POUR TRAITER DE L'ÉCRITURE, IL FAUT SAVOIR EN DÉCOUVRIR ET EN EXPOSER LE SENS.


1001 1. L'interprétation de l'Ecriture comprend deux choses: la manière de découvrir ce que l'on y doit comprendre, et la manière d'exposer ce que l'on y a compris. Nous parlerons successivement de la première et de la seconde. C'est une grande et difficile entreprise; n'est-il clone pas téméraire de m'y engager? Oui, sans cloute, si nous présumions de nos forces; mais lotit notre espoir de mener à bonne fin cet ouvrage, repose en Celui dont nous avons déjà reçu dans nos méditations bien des lumières sur ce sujet, et nous ne doutons point qu'il ne nous accorde celtes qui nous Manquent, dès que nous aurons commencé à communiquer celles qu'il nous a départies. Car posséder sans la donner une chose se donne sans s'épuiser, c'est ne pas la posséder encore comme il convient. Or, Dieu a dit: «Quiconque a déjà, on lui donnera encore (Mt 13,12).» Il donnera donc à ceux qui possèdent, c'est-à-dire, que si on use ave„ largesse de ce qu'on a reçu, il remplira et comblera la mesure qu'il a confiée. Ici il n'y avait que cinq pains et là que sept, avant de les donner â une multitude affamée; à peine eut-on commencé à les distribuer, qu'après en avoir rassasié plusieurs milliers d'hommes, on en remplit des corbeilles et des paniers entiers (Mt 14,17-21 Mt 15,34-38). De même donc que le pain se multiplia sous les mains qui le rompaient, ainsi ce que Dieu nous a déjà donné pour entreprendre cet ouvrage, dés que nous aurons commencé à le communiquer, se fécondera sous le souffle de son inspiration, et loin de, nous trouver jamais réduit à la disette dans le cours de notre tâche, nous aurons à nous réjouir au sein d'une merveilleuse abondance.



CHAPITRE II. LES CHOSES ET LES SIGNES.


1002 2. Tout enseignement a pour objet les choses ou, les signes; c'est par les seconds qu'on arrive à la connaissance des premières. J'appelle proprement chose ce qui ne sert pas à déterminer un autre objet, comme le bois, la pierre, un animal, ou, tout être semblable. Ceci donc ne s'applique pas au bois que Moïse, au rapport de l'Ecriture, jeta dans les eaux amères pour les adoucir (Ex 15,26), ni à la pierre que Jacob avait posé sous sa tête (Gn 18,17), à l'animal qu'Abraham immola en place de son fils (Gn 22,13). Car ce (5) bois, cette pierre et cet animal, outre la propriété d'être choses,» ont encore celle d'être signes» d'autres choses. Or il est des signes dont l'usage exclusif est de signifier quelque chose; telle est la parole que l'on n'emploie jamais qu'à cette titi. On comprend dès lors que j'entends par signe,» ce qui s'emploie pour désigner quelque chose. Ainsi tout signe est en même temps une certaine chose, autrement il ne serait absolument rien; mais toute chose n'est pas un signe. C'est pourquoi, dans cette division des choses et des signes, lorsque nous traiterons des choses, il pourra s'en rencontrer plusieurs qui aient la propriété de signifier; Tuais nous en parierons de manière à ne pas renverser l'ordre d'après lequel nous devons traiter d'abord des choses et ensuite des signes; et rappelons-nous que nous n'avons à considérer ici dans les choses que ce qu'elles sont en elles-mêmes, et non ce qu'elles peuvent signifier d'ailleurs.



CHAPITRE 3. DIVISION DES CHOSES.


1003 3. Il y a des choses dont il faut jouir, d'autres dont il faut user, d'autres enfin qui sont appelées à cette jouissance et à cet usage. Celles dont ou doit jouir, nous rendent heureux. Celles dont on doit user, nous soutiennent dans nos efforts vers la béatitude, et sont comme autant d'appuis et d'échelons à l'aide desquels nous pouvons parvenir et nous unir à l'objet qui doit faire notre bonheur. Pour nous, destinés à la jouissance et à l'usage de ces choses, nous sommes placés entre les premières et les secondes; si nous voulons jouir de celles dont il faudrait seulement user, nous entravons notre marche, et parfois même nous lui imprimons une fausse direction, en sorte que l'amour des biens inférieurs qui nous enlace, retarde pour nous, si même il ne l'éloigne pour jamais, la possession de ceux qui doivent être l'objet de notre jouissance.



CHAPITRE IV. DE LA JOUISSANCE ET DE L'USAGE


1004 4. Jouir, c'est s'attacher par amour à une chose pour elle-même. User, c'est. faire servir ce qui tombe sous l'usage, à obtenir l'objet qu'on aime, si toutefois il peut être aimé. Car user d'une chose pour une fin illégitime, c'est moins un usage qu'un abus. Représentons-nous donc comme des voyageurs qui n'ont de bonheur à attendre que dans la patrie; désireux de la rejoindre pour mettre titi terme aux peines et aux misères de l'exil, nous avons besoin d'employer les véhicules nécessaires pour nous transporter sur terre ou sur mer jusqu'à cette patrie dont nous voudrions jouir. Mais si, captivés par les beautés du voyage et les douceurs mêmes du transport, nous nous arrêtons à jouir de ce dont il fallait seulement user, alors nous désirons voir la voie se prolonger, et sous l'empire d'un plaisir funeste, nous oublions la patrie dont les charmes devaient nous rendre heureux. Ainsi en est-il dans le cours de cette vie mortelle où nous voyageons loin du Seigneur (1); s'il est vrai que nous soupirions après la patrie où se rencontre le vrai bonheur, il faut user de ce monde et non pas en jouir; il faut s'en servir pour découvrir et admirer dans l'image des créatures, les grandeurs invisibles du Créateur (2), et s'élever ainsi de la vue des choses sensibles et passagères à la contemplation des choses spirituelles et permanentes.



CHAPITRE V. L'OBJET DE NOTRE JOUISSANCE EST LA SAINTE TRINITÉ.


1005 5. La Trinité sainte, Père, Fils et Saint-Esprit, tel est donc l'objet de notre jouissance. Chose unique dans son excellence et commune à tous ceux qui en jouissent, si toutefois nous pouvons l'appeler une chose, et non pas plutôt la cause de toutes choses; et encore ce dernier ternie suffit-il pour l'exprimer? Car il est difficile de trouver un nom qui convienne à un Eire si sublime, et ce que nous avons encore de plus expressif, est de dire que cette Trinité sainte est le Dieu unique; principe, soutien et fin de toutes choses (3). Ainsi le Pie et le Fils et l'Esprit-Saint sont chacun Dieu, et tous ensemble ne sont qu'un seul Dieu; chacun d'eux possède la plénitude de substance, et les trois ne sont qu'une même substance. Le Père n'est ni le Fils ni l'Esprit-Saint; le Fils n'est ni le Père ni l'Esprit-Saint, et l'Esprit-Saint n'est ni le Père ni le Fils, mais le

1.
2Co 5,6 - 2 Rm 1,20 - 3. Rm 11,38

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Père est seulement le Père, le Fils seulement le Fils, et l'Esprit-Saint seulement l'Esprit-Saint. Aux trois appartiennent la même éternité, la même immutabilité, la même majesté et la même puissance. L'unité est dans le Père, l'égalité dans le Fils, et dans l'Esprit-Saint le lien de l'unité et de l'égalité. Et les trois sont tous trois un dans le Père, tous trois égaux dans le Fils, et tous trois unis dans l'Esprit-Saint.



CHAPITRE VI. DIEU NE PEUT SE DÉFINIR.


1006 6. Avons-nous dit et fait entendre un seul mot digne de Dieu? Non, sans doute, et je sens bien n'avoir eu que le désir de le faire, car ce que j'ai pu dire n'est pas ce que j'ai voulu dire. Si j'en ai la conviction, n'est-ce pas parce que Dieu est ineffable? Et si ce que,j'ai dit était ineffable, aurais-je pu l'exprimer? Comment. même dire de Dieu qu'il est ineffable, puisque tout en lui. appliquant . cette expression, c'est en dire quelque chose? 11 existe ainsi je ne sais quelle contradiction dans les termes; car si l'on doit regarder comme ineffable ce qui ne peut s'exprimer, ce dont on peut dire seulement qu'il est ineffable, n'est plus ineffable. Prévenons par le silence cette lutte de mots, plutôt que de chercher à y mettre un terme par la discussion. Dieu cependant, dont on ne peut dignement parler, n'a point dédaigné l'hommage de la parole de l'homme, et il nous a fait un devoir de célébrer avec joie dans notre langage ses louanges et sa gloire. De là le nom même de Dieu, Deus, que nous lui donnons. Ce n'est point assurément le son de ces deux simples syllabes qui le fait connaître; mais lorsqu'elles viennent frapper les oreilles de tous ceux qui comprennent la langue latine, elles éveillent aussitôt dans leur esprit la pensée d'une nature immortelle et souveraine dans son excellence.



CHAPITRE VII. TOUS LES HOMMES COMPRENNENT SOUS L'IDÉE DE DIEU L'ÊTRE LE PLUS EXCELLENT.


1007 7. Quand, en effet, les hommes s'arrêtent à considérer le Dieu souverain, et je parle de ceux-mêmes qui se figurent d'autres dieux dans le ciel ou sur la terre, à qui ils rendent des voeux et des hommages, toujours ils se le représentent comme la nature la plus excellente et la plus sublime que leur esprit puisse concevoir. Mais ils sont touchés par des biens de différente nature, les uns par les plaisirs des sens, d'autres par les plaisirs de l'esprit. Ceux donc qui se laissent captiver par les sens, regardent comme le Dieu souverain le ciel, ou ce qu'ils y voient de plus éclatant, ou le monde lui-même. Et ceux dont les conceptions s'élèvent au delà des limites de cet univers, imaginent quelque substance lumineuse qu'ils supposent infinie, et à laquelle ils prêtent, dans leurs vaines fictions, telle forme qu'ils jugent la plus parfaite; ils lui attribuent même la figure du corps humain, quand ils la préfèrent à toutes les autres. S'ils n'admettent pas l'existence d'un Dieu souverain de tous les dieux, mais en imaginent un nombre infini de même ordre, ils se représentent toujours chacun d'eux sous la forme corporelle qu'ils .jugent la plus parfaite. Quant à ceux qui cherchent à découvrir par l'intelligence ce qu'est Dieu, ils le placent au-dessus de toutes les natures visibles et corporelles, au-dessus même de toutes les substances intelligentes et spirituelles, au-dessus de tous les êtres muables. Tous proclament à l'envi l'excellence de la nature divine, et pas un- seul ne se rencontre qui regarde Dieu comme un être inférieur à quelqu'autre que ce soit. Ainsi tous reconnaissent d'une voix unanime pour Dieu toute substance qu'ils estiment au-dessus de toutes les autres.



CHAPITRE VIII. DIEU EST LA SAGESSE IMMUABLE ET DOIT ÊTRE PRÉFÉRÉ A TOUT.


1008 8. Tous ceux qui s'appliquent à se former l'idée de Dieu, le conçoivent comme une nature vivante; mais ceux-là seuls évitent de tomber dans des pensées absurdes et indignes de la divinité, qui le conçoivent comme la vie même. Car toutes les formes corporelles qui s'offrent à leurs regards leur apparaissent vivantes ou inanimées, et ils préfèrent celle qui possède la vie à celle qui en est privée. Ils comprennent aussi que cette forme corporelle vivante, quels que soient l'éclat dont elle brille, la grandeur qui la distingue et la (7) beauté dont elle est ornée, n'est pas la même chose que la vie qui l'anime, et ils attribuent à cette vie une excellence incomparable sur la matière à laquelle elle est unie. S'attachent-ils ensuite à considérer la vie en elle-même? ils estiment bien supérieure à la vie purement végétative des plantes, la vie sensitive des animaux, et plus parfaite que cette dernière, la vie intelligente de l'homme. Frappés de nouveau du caractère de mutabilité clé cette vie intelligente, ils se voient forcés de lui préférer encore une autre vie inaccessible au changement, c'est-à-dire cette vie qui ne s'écarte jamais des principes de la sagesse, et qui est proprement la sagesse même. Car l'esprit dont on dit qu'il est sage, c'est-à-dire qu'il a acquis la sagesse, n'était point sage avant de l'avoir acquise; tandis que la sagesse par essence n'a jamais cessé et ne peut jamais cesser d'être sage. Si les hommes ne connaissaient cette sagesse, ils ne préféreraient pas ainsi sans hésiter la vie immuablement sage à la vie sujette au changement. Car la règle de vérité elle-même qui leur fait porter ce jugement, leur apparaît avec ce caractère d'immutabilité, et cela dans une région supérieure à leur propre nature, puisqu'ils soient en eux le changement et la vicissitude.



CHAPITRE IX. TOUS LES HOMMES PORTENT LE MÊME JUGEMENT.


1009 9. Qui serait assez insensé pour oser dire Comment sais-tu qu'on doit préférer la vie et la sagesse immuables à la vie sujette au changement? Car la vérité dont on me demande l'origine, brille d'un éclat égal et invariable aux yeux de tous les hommes. Ne pas la saisir c'est ressembler à un aveugle en plein soleil; il ne lui sert de rien de recevoir sur les yeux les rayons d'une lumière aussi resplendissante. Mais malheur à qui la voit et la fuit! la vivacité de son esprit s'est émoussée dans l'amour des ombres charnelles. Et c'est ainsi que les désirs dépravés de leur coeur, comme autant de vents contraires, entraînent les hommes loin des rivages de leur patrie, pendant qu'ils s'attachent à des biens périssables et de moindre valeur que ceux dont ils reconnaissent la supériorité et l'excellence.



CHAPITRE X. PURETÉ D'AME NÉCESSAIRE POUR VOIR DIEU.


1010 10. Nous sommes donc destinés à jouir de cette vérité toujours vivante et immuable, et par laquelle la Trinité sainte, le Dieu souverain de l'univers, gouverne toutes ses créatures. Or, il faut purifier notre coeur pour le rendre capable d'apercevoir cette divine lumière et de s'y attacher une fois qu'il l'aura contemplée. Etablir en nous cette pureté, n'est-ce pas en quelque sorte marcher et naviguer vers la patrie? Car Dieu est partout, et on s'approche de lui, non par les mouvements du corps, mais par la pureté des désirs et l'innocence des moeurs.



CHAPITRE 11. LA SAGESSE INCARNÉE NOUS APPREND A PURIFIER NOTRE COEUR.

1011 11. Nous serions sur ce point dans une impuissance absolue, si la Sagesse elle-même daignant s'accommoder à notre profonde infirmité, ne nous eût donné un modèle de vie, dans une nature semblable à la nôtre. Mais si la sagesse pour nous est d'aller vers elle; elle, en venant à nous, a passé aux yeux des hommes superbes comme ayant fait une folie. Et si nous retrouvons la force en allant à elle, elle, en venant vers nous, a été regardée comme faible et infirme. «Mais ce qui parait en Dieu une folie, est plus sage que tous les hommes, et ce qui parait en Dieu une faiblesse, est plus fort que tous les hommes (1Co 1,26).» Elle était elle-même la patrie, et elle s'est abaissée jusqu'à devenir la voie qui nous y conduit. Partout présente et visible à l'oeil du coeur qui est pur et sain, elle a daigné aussi se montrer sensiblement à ceux dont cet oeil intérieur était malade et souillé. «Car Dieu voyant que le monde avec la sagesse humaine ne pouvait le connaître dans les ouvrages de sa sagesse divine, il lui a plu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui (1Co 1,21).»
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CHAPITRE XII. COMMENT LA SAGESSE DIVINE EST VENUE A NOUS.


1012 12. Ce n'est donc point en franchissant les espaces qu'elle est venue à nous, mais en apparaissant aux yeux des mortels sous l'enveloppe d'une chair mortelle. Elle est donc aussi venue là où elle était déjà, puisqu'elle était dans ce inonde, et que par elle le monde a été fait. Mais entraînés par la passion de jouir de la créature plutôt que du Créateur, les hommes qui se conformaient à l'image de ce monde, et méritaient ainsi d'en porter le nom, n'ont point connu cette sagesse; de là cette parole tic l'évangéliste: «Et le monde ne l'a pas connu (1).» Ainsi le monde avec la sagesse humaine, ne pouvait connaître Dieu dans les ouvrages de sa sagesse divine. Pourquoi donc est-elle venue là ou elle était, sinon parce qu'il a plu à Dieu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui? Et comment est-elle venue? N'est-ce pas quand «le Verbe s'est fait chair et qu'il a habité parmi nous (2)?» Quand nous parlons, la pensée intime de notre coeur devient un son, c'est-à-dire la parole sensible qui transmet cette pensée à l'esprit des auditeurs, en frappant leurs oreilles charnelles; et cette pensée néanmoins ne se change pas en la nature de ce même son, mais, conservant toute son intégrité sans aucune trace d'altération ni de changement, elle ne fait que revêtir la forme extérieure d'une voix qui l'insinue aux oreilles. Ainsi en est-il du Verbe divin; sans changer sa nature, il s'est fait chair pour habiter au milieu de nous.



CHAPITRE XIV. COMMENT LA SAGESSE DIVINE A GUÉRI L'HOMME.


1013 13. Cette divine Sagesse a voulu guérir et fortifier les pécheurs à la manière dont on rend la santé aux malades. A l'exemple des médecins qui s'appliquent à bander les blessures, non pas sans ordre, mais avec un certain art qui ajoute à l'utilité de leur appareil une agréable

1 Jean, 1,10. - 2. Ibid. 1,14.

proportion, la Sagesse, en revêtant la nature humaine, a su proportionner ses remèdes à nos blessures, nous les appliquant tantôt d'une nature contraire, tantôt d'une forme semblable à celle du mal. Le médecin qui soigne une blessure du corps, emploie les contraires; il combat, par exemple, le chaud par le froid, le sec par l'humide, et ainsi du reste. Il emploie aussi les semblables; ainsi il applique un linge de forme arrondie on allongée à une blessure de cette forme; il ne fait pas servir la même ligature pour tous les membres sans distinction, mais il la réserve pour ceux auxquels elle peut naturellement s'adapter. C'est ainsi que la Sagesse divine s'est montrée elle-même dans ce qu'elle a fait pour guérir l'homme, se donnant à la rois et comme médecin et comme remède. L'homme était tombé par orgueil; elle a eu recours à l'humilité pour le relever, La sagesse du serpent nous avait trompés; la folie de Dieu nous désabuse. La divine sagesse n'était que folie aux yeux de ceux qui méprisaient Dieu; et la divine folie est devenue la véritable sagesse pour ceux qui triomphent du démon. En abusant de l'immortalité, nous avions rencontré la mort; le Christ nous a l'ait retrouver la vie dans le bon usage qu'il a fait de notre mortalité. C'est du coeur corrompu de la femme que s'était répandue la contagion; c'est du corps pur et saint de la femme que nous est venue la guérison. A ce même genre de remèdes contraires appartiennent les vertus du Christ, dont l'imitation tend à déraciner nos vices. Voici maintenant les appareils conformes à la nature du mal, et semblables, pour ainsi dire, à des ligatures adaptées à nos membres malades et à nos blessures. Il est né de la femme pour délivrer ceux que la femme avait perdus; il s'est fait homme pour sauver les hommes, mortel pour sauver les mortels, et par sa mort, il a racheté ceux que la mort avait frappés. Il est bien d'autres traits semblables que je laisse à considérer plus au, long à ceux qui ne sont pas comme moi dans la nécessité de poursuivre un ouvrage commencé; ils s'instruiront merveilleusement en voyant l'économie de la médecine chrétienne employer ces remèdes, semblables ou contraires.

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CHAPITRE XV. LA RÉSURRECTION ET L'ASCENSION DE JÉSUS-CHRIST SOUTIENNENT NOTRE FOI; LE JUGEMENT LA STIMULE.


1014 14. Maintenant la croyance à la résurrection et à l'ascension du Seigneur donne à notre foi l'appui d'une grande espérance. Elle nous fait comprendre, de la manière la plus saisissante, avec qu'elle plénitude de volonté le Christ a donné sa vie pour nous, puisqu'il a eu le pouvoir de la reprendre ainsi. Quelle douce et consolante confiance pour l'espérance des fidèles, lorsqu'ils considèrent toutes les souffrances que ce grand Dieu a supportées pour eux avant même qu'ils eussent la foi! Mais quelle frayeur pour les chrétiens lâches et sans ferveur, quand ils se le représentent descendant du ciel pour juger les vivants et les morts! Que cette pensée est propre à les ramener à la fidélité à leurs devoirs, et à les porter bien plus à désirer son avènement par une vie sainte, qu'à le redouter par une vie criminelle! Et quelle langue pourra jamais exprimer, quel esprit pourra concevoir la magnifique récompense qu'il nous réserve à la fin de la carrière, puisque, pour nous consoler dans le pèlerinage de la terre, il répand sur nous avec abondance son divin Esprit, qui nous inspire, au milieu des adversités de cette vie, une si grande confiance et un si ardent amour pour Celui que nous ne pouvons encore contempler; puisque enfin, pour l'instruction et l'édification de son Eglise, il verse sur chacun de ses membres des dons si variés, qu'il nous fait accomplir, non-seulement sans murmure mais avec joie, les devoirs qu'il nous impose?




Augustin, doctrine chrétienne