Augustin, doctrine chrétienne 2019

CHAPITRE XIII. COMMENT IL FAUT CORRIGER UN DÉFAUT DE TRADUCTION.


2019 19. Mais il est souvent difficile de découvrir la véritable pensée de l'écrivain sacré, au milieu des différentes traductions que les interprètes ont cherché à en donner, dans la mesure de leur pénétration et de leur intelligence, à moins de consulter la langue qu'ils ont traduite en latin, ou de consulter les traductions de ceux qui se. sont trop attachés aux mots. Ces traductions ne suffisent pas sans doute, mais elles servent à découvrir la vérité ou l'erreur dans celles ou l'on a préféré suivre la pensée plutôt que la signification rigoureuse des expressions. Car on donne souvent des traductions de mots et même de locutions que la langue latine se refuse d'admettre, quand on veut conserver les principes des premiers maîtres en cette langue. Ces sortes de traductions ne nuisent pas ordinairement à l'intelligence des choses; mais elles peuvent choquer les esprits que la pensée frappe plus (26) agréablement, quand elle, est rendue dans son intégrité sous les termes qui lui sont propres. Le solécisme, par, exemple, n'est qu'une alliance de mots contraire aux règles tracées avant nous par les maîtres du langage. Or, qu'importe à celui qui ne cherche que la vérité, de savoir s'il faut dire en latin: Inter homines ou inter hominibus. Un barbarisme n'est qu'un mot écrit ou prononcé autrement qu'il ne l'a toujours été avant nous. Qu'importe à celui qui demande à Dieu qu'il daigne lui pardonner ses péchés, de savoir s'il doit faire longue ou brève la troisième syllabe de ignoscere, pardonner, et de quelle manière il faut le prononcer? La pureté du langage est-elle donc autre chose que la conformité aux règles observées autour de nous et autorisées par la pratique des temps antérieurs?

2020 20. Mais plus les hommes sont faibles, plus ils sont susceptibles, et ils sont d'autant plus faibles qu'ils veulent paraître plus instruits. Je dis plus instruits, non dans la connaissance de la vérité, dont le propre est d'édifier, mais dans la science du langage, dont il est facile de tirer vanité, puisque la science de la vérité même n'engendre que trop souvent l'orgueil, si l'esprit ne s'abaisse sous le joug du Seigneur. La construction de la phrase suivante est-elle un obstacle au lecteur: Quae est terra in qua isti insidunt super eam, etc: «Considérez quel est le pays et les peuples qui l'habitent, s'il est bon ou mauvais et quelles sont les villes et ceux qui y résident (1)? Plutôt que d'y chercher un sens profond et mystérieux, je n'y vois qu'une forme d'expression empruntée à une langue étrangère. De même le terme floriet, en usage parmi les peuples dans le chant de ce verset des psaumes: Super ipsum autem floriet sanctificatio mea: «Ma sainteté fleurira sur sa tête (2),» n'enlève rien à l'intégrité de la pensée. Et cependant une oreille plus délicate et plus exercée préférerait entendre florebit au lieu de floriet. L'emploi habituel de ce terme dans le chant s'oppose seul à ce qu'on fasse cette simple correction. Le lecteur qui ne s'arrête pas à ce qui ne peut altérer le sens véritable, n'attache aucune importance sérieuse à ces irrégularités de langage. Il en serait autrement dans ce passage de saint Paul: Quod stultum est Dei, sapientius est hominibus, et quod infirmum est

1.
Nb 13,20 - 2. Ps 131,18

Dei, fortius est hominibus: «Ce qui paraît en Dieu une folie est plus sage que la sagesse des hommes, et ce qui paraît en Dieu une faiblesse est plus fort que la force des hommes (1).» Si. on eût voulu reproduire la construction grecque et dire: Sapientius est homiuum, fortius est hominum, un lecteur attentif en aurait sans doute saisi le sens vrai, mais un esprit moins pénétrant ou n'aurait pas compris, ou serait tombé dans une fausse interprétation. Car cette locution, en latin, est non-seulement défectueuse, mais présente aussi une équivoque, et semble insinuer que la folie et la faiblesse des hommes ont plus de sagesse et de force que la force et la sagesse de Dieu. Sapientius est hominibus, n'est pas d'ailleurs sans ambiguïté, quoiqu'il n'y ait pas de solécisme; c'est l'évidence de la pensée qui seule fait reconnaître si hominibus est au datif ou à l'ablatif. La traduction la plus irréprochable, eût donc été celle-ci Sapientius est quam homines, fortius est quam homines.



CHAPITRE XIV. SOURCES OU L'ON DOIT PUISER LA CONNAISSANCE DES TERMES ET DES LOCUTIONS INCONNUES.


2021 21. Nous parlerons dans la suite des signes équivoques; occupons-nous d'abord des signes inconnus. Or il y a deux sortes de paroles inconnues . car le lecteur peut être arrêté par une expression, ou par une locution inconnue. Si elles proviennent de langues étrangères, qu'on en demande la signification à ceux qui parlent ces langues, ou qu'on les apprenne soi-même si l'on se reconnaît assez d'intelligence et de loisir pour cette étude, ou enfin qu'on compare entre eux les différents interprètes. Si, dans notre propre langue, on rencontre des termes ou des locutions dont on ignore le sens, on le découvre facilement par l'habitude de les lire et de les entendre. Il est d'une extrême importance de confier à sa mémoire ces sortes d'expressions et de locutions inconnues, afin de les avoir présentes à l'esprit, quand il se rencontrera quelqu'un plus éclairé, qu'on pourra consulter à cet égard, ou quand on lira quelque passage dont le contexte en fera saisir la propriété ou la signification. Constatons cependant ici que tel est l'empire de l'habitude,

1.
1Co 1,25

27

même quand il s'agit de s'instruire, que ceux qui ont été en quelque sorte nourris et élevés dans l'étude des saintes Écritures, trouvent ces locutions plus étranges et moins con formes au génie de la langue latine, que celles qu'ils ont apprises clans l'Écriture, et qu'on ne rencontre pas dans les meilleurs auteurs latins. Ajoutons qu'il est d'une grande utilité en cette matière, de comparer entr'elles les traductions, et d'en faire une étude attentive et un examen intelligent. Mais avant tout qu'on fasse disparaître toute erreur du texte; car ceux qui désirent connaître l'Écriture, doivent s'appliquer d'abord à en corriger les exemplaires. Ceux qui auront subi cette épreuve, devront jouir d'une autorité supérieure à celle des traductions qui ne sont le fruit que des lumières d'un seul interprète.



CHAPITRE XV. EXCELLENCE DE LA VERSION ITALIQUE ET DE CELLE DES SEPTANTE.


2022 22. La version latine qu'on doit préférer à toutes les autres, est la version italique: elle joint à la clarté de la pensée la fidélité des termes. Pour corriger les versions latines, quelles qu'elles soient, il faut recourir aux exemplaires grecs, et spécialement à la version des Septante, qui jouit de la plus grande autorité pour l'Ancien Testament (1) . Au témoignage des Églises les plus célèbres, une assistance miraculeuse de l'Esprit-Saint ne forma en quelque sorte de tous ces interprètes qu'une seule et même bouche. S'il faut en croire la tradition et plusieurs personnages dignes de foi (2), ces interprètes travaillèrent, chacun dans une cellule séparée, à traduire l'Écriture, et leurs traductions particulières se trouvèrent entièrement conformes les unes aux autres, jusques dans la nature et l'arrangement des termes Quelle autorité comparer, et encore moins préférer à cette imposante autorité? Et quand même ils auraient mis en commun leurs travaux et leurs lumières pour arriver à cette unanimité. de pensées et d'expressions, serait-il encore nécessaire, serait-il même convenable qu'un seul interprète, si profonde que fût sa science, tentât de réformer le sentiment de tant de

1. Voir Cité de Dieu, liv. 28,chap. 43.

2. Saint Irénée, liv. 3,ch. 25; Clém. Alex. livre, Strom.; saint Cyrill. Jérus. Catéch, IV; saint Justin, mart. Disc. cont. les Gentils Comparez saint Jérôme, préf. du Pentateuq.

vénérables savants? Y eût-il certaines divergences entre le texte hébreu et leur traduction; il faut considérer ici avant tout les vues de la Providence, dont ils furent les instruments. Cette Providence divine voulait que par la puissance du roi Ptolémée, ces livres que la nation juive refusait, par religion ou par envie, de livrer. aux autres peuples, fussent remis, dès cette époque reculée, entre les mains des nations qui devaient un jour croire en Jésus-Christ. Ils ont donc pu faire leur traduction de manière qu'elle fût en rapport avec les . besoins de ces peuples, selon que le jugeait l'Esprit-Saint qui les dirigeait et qui mettait sur leurs lèvres le même langage. Cependant, comme je l'ai remarqué, il n'est pas inutile, pour mieux saisir une pensée, de mettre en regard les interprètes qui se sont le plus attachés aux expressions. Ainsi, comme je l'ai déjà insinué, les traductions latines de l'ancien Testament doivent être corrigées, s'il est nécessaire, sur les exemplaires grecs, et principalement sur ceux des Septante, qui ont interprété l'Écriture avec une si étonnante conformité de pensées et d'expressions. A l'égard des livres du nouveau Testament, si la divergence des versions latines fait surgir quelque incertitude, il est incontestable qu'il faut s'en rapporter aux textes grecs, surtout à ceux qui passent dans toutes les Eglises pour les plus célèbres par leur fidélité et leur exactitude.



CHAPITRE XVI. UTILITÉ DE LA CONNAISSANCE DES LANGUES, DE LA NATURE, DES NOMBRES ET DE LA MUSIQUE POUR L'INTELLIGENCE DES SIGNES FIGURÉS.


2023 23. Le lecteur qui rencontre des signes figurés dont il ignore la signification, doit la chercher, soit dans la connaissance des langues, soit dans celle des choses mêmes. Ainsi le nom de Siloë, cette piscine où le Seigneur envoya pour s'y laver, celui dont il avait oint les yeux avec de la terre détrempée de sa salive, renferme un symbole frappant et révèle un profond mystère. Si l'évangéliste n'eût expliqué ce terme d'une langue inconnue, nous en eussions ignoré la signification profonde. Il y a dans les Livres saints beaucoup d'autres noms hébreux dont les auteurs n'ont pas donné l'interprétation; et il est certain que cette

1.
Jn 9,7

28

interprétation une fois connue, sert beaucoup à résoudre les difficultés de l'Écriture. Aussi plusieurs savants, très-versés dans la connaissance de cette langue, ont rendu un service considérable à la postérité, en s'appliquant à recueillir ces termes et à en donner l'explication; nous apprenant ce que signifie Adam, Eve, Abraham, Moïse, et ces noms de lieux: Jérusalem, Sion, Jéricho, Sina, Liban, Jourdain et tant d'autres noms hébreux qui nous sont inconnus. Il y a là une source de lumières pour l'intelligence des locutions figurées répandues dans les Livres saints.

2024 24. Ce qui contribue aussi à rendre obscures les expressions métaphoriques, c'est l'ignorance de la nature des choses, comme des animaux, des pierres, des plantes, etc,..., que l'Écriture emploie souvent comme termes de comparaison. Nous savons, par exemple, que le serpent expose au péril son corps tout entier pour préserver sa tête. Cette connaissance ne nous fait-elle pas mieux saisir la pensée du Seigneur, quand il nous ordonne d'imiter la prudence du serpent (1)? Ne nous fait-elle pas entendre que nous devons livrer tous nos membres à nos persécuteurs, pour conserver Jésus-Christ qui est notre chef, et ne pas laisser mourir et s'éteindre en nous la foi chrétienne en reniant notre Dieu, pour épargner notre corps? Le serpent, après s'être enfermé dans une étroite, caverne, y dépose son ancienne enveloppe et y reprend de nouvelles forces. N'est-ce pas là nous dire que, à l'imitation de sa prudence, il nous faut. dépouiller le vieil homme, comme s'exprime l'Apôtre (2), nous revêtir du nouveau, et faire ce dépouillement en passant par la voie étroite, selon cette parole du Seigneur: «Entrez par la porte étroite (3)?» Si donc la connaissance de la nature du serpent facilite l'intelligence des comparaisons que l'Écriture emprunte au caractère de cet animal, l'ignorance au contraire des habitudes des autres animaux ne peut que rendre incompréhensibles les nombreuses figures dont ils sont l'objet. J'en dirai autant à l'égard des pierres, des plantes et de tout ce qui tient à la terre par des racines. La connaissance de l'escarboucle qui brille dans les ténèbres, répand une vive lumière sur les obscurités des Livres saints, la où elle sert de comparaison. L'ignorance des propriétés du

1.
Mt 10,16 - 2. Ep 4,2 Col 111,9-10 - 3 Mt 6,13

béril et du diamant, est souvent un voile sur les yeux du lecteur. Comment voyons-nous si facilement, dans ce rameau d'olivier que la colombe rapporta à son retour dans l'arche (1), le signe d'une paix perpétuelle, sinon parce que nous savons que le doux contact de l'huile résiste à l'action des liquides étrangers, et que l'olivier est toujours couvert de son feuillage? Si plusieurs eussent connu l'hysope, et la propriété qu'a cette plante, si petite et si faible, de purifier les poumons et de faire pénétrer, dit-on, ses racines dans les rochers, ils auraient compris la raison de cette parole de l'Écriture «Vous m'arroserez avec l'hysope, et je serai purifié (2).»

2025 25. L'ignorance des nombres est encore un obstacle à l'intelligence de plusieurs passages métaphoriques et mystérieux de l'Écriture. Un esprit peu éclairé se demandera toujours avec étonnement pourquoi la durée du jeûne de Moïse, d'Elfe et du Seigneur a été de quarante jours. La difficulté que présente. cette figure disparaît avec la connaissance de la signification du nombre quarante. Il contient quatre fois dix, et comprend sous ce rapport la connaissance de toutes les choses soumises à la règle du temps. Le nombre quatre sert, en effet, à diviser le cours des jours et des années; le jour se compose des, heures du matin, du midi, du soir et de la nuit; et les mois, qui forment l'année, se distinguent en quatre saisons, le printemps, l'été, l'automne et l'hiver. Or, pendant que nous vivons dans le temps, il nous faut jeûner et nous abstenir des joies du temps, nous qui aspirons à vivre dans l'éternité. D'ailleurs, la rapidité du temps nous apprend assez par elle-même à mépriser les biens passagers et à désirer ceux qui sont permanents et éternels. D'un autre côté le nombre dix implique la science du Créateur et de la créature. Trois de ses parties représentent la Trinité divine, et les sept autres l'homme dans son corps et dans son principe vital. Ce principe de vie se manifeste par trois facultés différentes, qui ont donné lieu au précepte d'aimer Dieu de tout son «coeur,» de toute son«âme» et de tout son «esprit» Dans le corps se distinguent les quatre éléments qui le composent. Le nombre dix multiplié par le nombre quatre, qui marque la révolution des temps, nous rappelle donc l'obligation où nous

1
Gn 8,11 - 2. Ps 50,9 - 3. Ex 24,18 1R 9,8 Mt 4,2 - 4. Mt 17,37

29

sommes de vivre dans la chasteté et la continence, et de renoncer aux joies frivoles du siècle présent. Tel est l'enseignement qui ressort de ce jeûne de quarante jours; enseignement exprimé par la Loi personnifiée dans Moïse, par les prophéties personnifiées dans Elie, et par le Seigneur lui-même, qui parut sur la montagne dans l'éclat de sa gloire aux yeux de ses trois disciples effrayés, ayant à ses côtés ces deux grands hommes, pour marquer que la Loi et les Prophètes lui rendaient témoignage (1).
C'est ainsi qu'on peut examiner encore comment du nombre quarante se forme le nombre cinquante, qui, dans la religion chrétienne, a reçu un caractère si sacré du mystère clé la Pentecôte; constater que, répété trois fois, à raison des trois époques de la vie de l'humanité, avant la loi, sous la loi, et sous la grâce, ou à raison des noms du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et augmenté du nombre auguste de la Trinité même, il s'applique au mystère de l'Eglise sanctifiée, et forme le nombre des cent cinquante-trois poissons que prirent les apôtres après la résurrection du Seigneur, en jetant leurs filets du côté droit (2). D'autres mystères sont aussi voilés sous ces diverses figures des nombres répandus dans les saints Livres, et passent inaperçus aux yeux du lecteur peu versé dans cette connaissance.

2026 26. Bien des vérités échappent aussi par suite de l'ignorance de ce qui tient à l'art de la musique. En traitant de la différence du psaltérion et de la harpe, un certain auteur a donné de plusieurs symboles une excellente explication. C'est une question qui a son intérêt, entre les hommes de l'art, de savoir s'il est quelque loi musicale qui oblige à donner au psaltérion le nombre de dix cordes (3). S'il n'existe aucune loi de ce genre, il faut reconnaître dans ce nombre une signification plus mystérieuse encore, tirée, soit des dix préceptes du Décalogue qui se rapportent au Créateur et à la créature, soit des considérations exposées plus haut sur le nombre dix. Ce nombre de quarante-six ans que dura la construction du temple, au rapport de l'Evangile (4), fait entendre je ne sais quelle harmonie; car, appliqué à la formation du corps du- Seigneur, dont lui-même voulait parler sous la figure

1.
Mt 17,2-3 - 2. Jn 21,11 - 3. Ps 32,2 Ps 91,4 - 4. Jn 2,20

du temple, il contraint certains hérétiques à reconnaître que le Fils de Dieu a revêtu, non un corps fantastique, mais un véritable corps humain. C'est ainsi que ça et là dans l'Ecriture se montrent d'augustes de nobles allégories empruntées aux nombres et à la musique.



CHAPITRE XVII. ORIGINE DE LA FABLE DES NEUF MUSES.


2027 27. On doit en effet rejeter l'erreur des païens qui, dans leurs vaines superstitions, ont représenté les neuf Muses tommes filles de Jupiter et de la Mémoire. Varron, celui qui fut parmi eux le plus éclairé peut-être et le plus versé dans ces sortes de matières, s'est attaché à réfuter cette fable. Il rapporte qu'une ville, dont le nom m'échappe, chargea trois ouvriers de sculpter chacun trois statues des Muses, dont elle voulait orner le temple d'Apollon; elle devait acheter celles qu'elle jugerait le plus parfaitement exécutées. Les trois artistes réussirent également dans leur oeuvre, et la ville fut si ravie de la beauté des neuf statues, qu' elle en fit l'acquisition et les dédia à Apollon dans son temple. Ce fut le poète Hésiode qui dans la suite leur imposa des noms. Les neuf Muses ne sont donc pas filles de Jupiter, mais l'oeuvre égale de ces trois artistes; et cette ville avait commandé trois statues, non parce qu'elle en avait vu trois en songe, ou que ce même nombre était apparu à chacun de ses habitants; mais par suite de la nature même des sons musicaux. Tout son, en tant qu'il forme un chant, peut se produire de trois manières différentes: ou par la voix, comme dans celui qui chante sans le secours d'aucun instrument; ou par le souffle, comme dans la flûte et la trompette; ou par la percussion, comme sur la harpe, le tambour, et tout autre instrument qui résonne de la même sorte.



CHAPITRE XVIII. NE PAS MÉPRISER CE QUE LES PROFANES ONT DE BON ET D'UTILE.


2028 28. Que ce récit de Varron soit vrai ou faux, les superstitions profanes ne sont pas un motif de repousser la musique, quand elle sert à nous faciliter l'intelligence des saintes (30) Ecritures; pas plus que nous ne devons assister à leurs spectacles frivoles, parce que nous tirons de leurs instruments de musique des considérations qui nous font mieux saisir les choses. spirituelles. Laisserons-nous de côté l'étude des lettres, parce qu'ils prétendent que Mercure en a été l'inventeur? Fuirons-nous la justice et la vertu, parce qu'ils leur ont consacré des temples et qu'ils ont mieux aimé les adorer sous des images de pierres que de les porter dans leurs coeurs? Loin de là: que tout chrétien fidèle et sincère sache que partout où il rencontre la vérité, elle appartient à son Dieu et Seigneur, et que, faisant profession de ne suivre que sa divine lumière, il déteste, jusques dans les Livres saints, les fables superstitieuses; qu'il s'éloigne avec une douloureuse compassion de ces hommes, «qui, connaissant Dieu, ne l'ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces de ses bienfaits; mais, s'étant égarés dans leurs vaines pensées, leur coeur, privé d'intelligence, a été rempli de ténèbres. Car, en voulant passer pour sages, ils sont devenus de véritables insensés, et ils ont transféré l'honneur qui n'était dû qu'au Dieu incorruptible, à l'image d'un homme corruptible, et à des figures d'oiseaux, de bêtes à quatre pieds et de reptiles (1).»



CHAPITRE XIX. DEUX SORTES DE SCIENCES PARMI LES PAIENS.


2029 29. Pour donner à cette matière d'une si grande importance, de plus amples développements, nous ferons remarquer qu'il y a deux sortes de sciences en usage parmi les païens, et qui se traduisent dans leurs moeurs. L'une a pour objet les choses d'humaine institution, l'autre celles que l'homme a trouvées préalablement établies ou instituées de Dieu même. A l'égard des institutions humaines, une partie est entachée de superstitions, le reste en est exempt.



CHAPITRE XX. SCIENCES HUMAINES REMPLIES DE SUPERSTITIONS.


2030 30. Il faut regarder comme superstitieuses les institutions humaines relatives à l'érection

1.
Rm 1,21-23

et au culte des idoles; soit qu'elles enseignent à honorer une créature quelconque comme la divinité, ou à consulter les démons, et à se lier avec ses esprits de ténèbres par des pactes et des conventions, telles que les opérations de la magie que l'on retrouve ordinairement dans les écrits des poètes, plutôt à titre de souvenirs que de doctrines. A cette catégorie appartiennent les livres des aruspices et des augures, remplis des plus vaines puérilités; ces ligatures et ces remèdes réprouvés par la science de la médecine, et qui consistent soit dans des enchantements et dans je ne sais quelles marques appelées caractères, soit dans des choses qui se suspendent, se lient ou s'ajustent de certaine manière, non pour le soulagement du corps, mais pour en former des symboles secrets ou apparents. Pour en voiler le caractère superstitieux et lui prêter une efficacité naturelle, ils donnent à ces choses le nom imposant de physiques. Tels sont ces anneaux d'or suspendus aux oreilles, ces autres, faits d'os d'autruche, qui se mettent aux doigts, et la coutume, quand on a le hoquet, de se presser avec la main droite le pouce de la main gauche.

2031 31. A ces extravagances viennent s'ajouter mille observations aussi vaines, quand un membre tressaille, quand une pierre; un chien ou un enfant se rencontrent entre deux amis qui se promènent ensemble. Encore vaut-il mieux les voir fouler aux pieds la pierre qu'ils regardent comme cause de la rupture de leur amitié, que frapper un enfant qui vient à passer au milieu d'eux. Mais ici les enfants trouvent quelquefois leurs vengeurs dans les chiens; s'il est des hommes assez superstitieux pour oser frapper un chien qui passe entre eux, ce n'est pas impunément, car souvent cet animal envoie à un véritable médecin celui qui cherchait un vain remède en le frappant. Et ces autres chimères: Ne point passer devant sa maison sans mettre le pied sur le seuil; retourner à son lit, si on éternue en se chaussant; rentrer chez soi, si l'on fait un faux pas en marchant; si un vêtement est rongé par les souris, regretter moins le dommage que trembler dans l'appréhension du malheur qui doit arriver. A cette occasion Caton répondit fort plaisamment. Un homme le consultait sur ce que des -souris avaient rongé ses souliers: ce n'est pas là, lui dit-il, une (31) merveille; il y en aurait une si les souliers avaient rongé les souris.



CHAPITRE XXI. SUPERSTITIONS DES ASTROLOGUES.


2032 32. Mettons encore au nombre des sectateurs de ces dangereuses superstitions les faiseurs d'horoscopes, qui observent les jours de la naissance et sont aujourd'hui vulgairement connus sous le nom de mathématiciens. Ils peuvent sans doute étudier la véritable situation des astres à la naissance de quelqu'un, et parfois la découvrir; mais c'est une étrange aberration d'appuyer sur cette découverte la prédiction des actions et des évènements de la vie; ils vendent chèrement à la crédulité ignorante un avilissante servitude. Un homme entre chez l'un de ces mathématiciens avec la conscience de sa liberté, et il donne son argent pour savoir au sortir de là qu'il est sous l'esclavage de Mars, de Vénus ou plutôt de tous les astres, auxquels ceux qui tombèrent les premiers dans cette erreur et qui la transmirent à la postérité, imposèrent, tantôt des noms de bêtes, par suite d'une certaine ressemblance, tantôt des noms d'hommes, en l'honneur de quelques hommes. Rien là d'étonnant, puisqu'à une époque encore toute récente, les Romains ont voulu dédier l'étoile que nous appelons Lucifer, à la gloire et au nom de César (1). Son nom fût peut-être resté à cet astre jusqu'aux âges les plus reculés, si Vénus, son aïeule, n'eût joui avant lui de ce titre; héritage qu'elle n'avait aucun droit de transmettre à ses descendants, puisque, pendant sa vie, elle n'en avait pas eu la possession, ni réclamé la jouissance. Quand on découvrait au ciel un astre non encore consacré à la mémoire de quelque ancien héros, on s'empressait, comme c'est la coutume, d'y attacher un nom illustre. C'est ainsi que le cinquième et le sixième mois ont été appelés juillet et août, en l'honneur de Jules César et d'Auguste. Qui ne sait que longtemps auparavant, ces astres accomplissaient leur course dans les cieux? Ce n'est qu'après la mort de ces héros, dont la puissance des rois ou la vanité des hommes voulait célébrer la mémoire, qu'on a donné leurs noms aux astres, comme pour les élever jusqu'au ciel. Mais quels que

1. Voy. Virg. Eglogue IX.

soient les noms que les hommes donnent à ces astres, ils ne sont néanmoins que l'oeuvre de Dieu, qui les a placés dans l'ordre qu'il lui a plu; leurs mouvements sont soumis à une règle fixe, et servent à marquer la distinction et la variété des saisons. Il est facile d'observer ces divers mouvements à la naissance de quel qu'un, à l'aide des règles découvertes et tracées par ces hommes que l'Ecriture condamne dans ces paroles: «S'ils ont pu avoir assez de lumière pour connaître l'ordre du monde, comment n'ont-ils pas connu plus facilement celui qui en est le Seigneur et le Maître (1)?».



CHAPITRE XXII. VANITÉ DES PRÉDICTIONS FONDÉES SUR L'OBSERVATION DES ASTRES.


2033 33. Mais prétendre s'appuyer sur ces observations pour prédire, à la naissance des hommes, leurs moeurs, leurs actions et les évènements de leur vie, c'est une grande erreur et une insigne folie. C'est une superstition qui trouve sa réfutation la plus parfaite dans l'enseignement même de ceux qui se sont appliqués à l'étude de ces dangereuses puérilités. Car, que sont leurs constellations, sinon l'aspect et la situation où se trouvent les astres à la naissance de celui sur le sort duquel ces misérables sont consultés par de plus misérables encore? Ne peut-il pas arriver que deux jumeaux se suivent de si près, au sortir du sein maternel, qu'entre la naissance de l'un et celle de l'autre, il n'y ait nul intervalle de temps saisissable, et qui puisse être marqué par différents mouvements des constellations? Nécessairement donc il y aura des jumeaux qui naîtront sous la même constellation, sans que rien se ressemble dans les évènements qu'ils auront à accomplir ou à subir; souvent même il y aura entr'eux cette immense distance, que l'un sera au comble du bonheur pendant que l'autre gémira sous le poids de l'infortune. Tels furent Esaü et Jacob, dont la naissance fut tellement simultanée, que Jacob, qui venait le dernier, tenait de sa main le pied de son frère, qui le précédait (2). Assurément l'observation du jour et de l'heure de leur naissance ne pouvait constater pour les deux qu'une seule et même constellation.

1.
Sg 13,9 - 2. Gn 25,25

32

Et cependant, quelle différence entre leurs moeurs, leurs actions, leurs travaux et leurs destinées? Nous en avons pour garant le témoignage de l'Ecriture, aujourd'hui répandue parmi tous les peuples.

2034 34. Dira-t-on que le plus court intervalle de temps qui sépare la naissance de deux jumeaux, est d'une grande importance dans la nature et eu égard à la vitesse prodigieuse des corps célestes? Quand même je reconnaîtrais cette importance, un mathématicien peut-il saisir un instant si rapide dans les constellations, à l'aspect desquelles il se vante de prédire les destinées? Si donc il ne découvre aucune différence dans les constellations, s'il les voit nécessairement les mêmes et pour Jacob et pour Esaü, que lui sert que dans les corps célestes, il y ait cet intervalle qu'il soutient avec une assurance téméraire, s'il n'existe point sur ces tablettes qu'il consulte en, vain avec tant d'application? Aussi doit-on mettre au nombre des conventions faites avec les démons, ces doctrines qui enseignent à chercher la connaissance des évènements dans des signes établis par la vanité présomptueuse des hommes.



CHAPITRE XXIII. POURQUOI IL FAUT REJETER LA SCIENCE DES ASTROLOGUES.


2035 35. Il arrive en effet que, par un secret jugement de Dieu, les hommes au coeur perverti sont livrés aux illusions et aux erreurs que mérite la dépravation de leurs désirs; qu'ils sont séduits et trompés par les anges prévaricateurs à qui la providence de Dieu a soumis cette partie inférieure du monde, pour la plus grande beauté de l'univers. Sous l'empire de leurs artifices et de leurs prestiges, ces hommes à l'aide de leurs sciences divinatoires, aussi funestes que superstitieuses, révèlent des événements passés ou à venir, qui arrivent souvent comme ils ont été prédits, et d'une manière conforme à leurs observations; et leur curiosité, de plus en plus stimulée, les jette et les enlace dans les noeuds inextricables de la plus pernicieuse erreur.
L'Écriture, signalant le danger, a stigmatisé cet égarement de l'esprit humain; non-seulement elle nous avertit de fuir avec. horreur ces extravagances comme provenant de la bouche des professeurs de mensonges, elle va jusqu'à dire: «Quant même ce qu'ils vous «auront dit arriverait, ne les croyez point (1).» Parce que l'ombre de Samuel, après sa mort, ne prophétisa rien que de vrai au roi Saül (2), les sacrilèges qui furent commis, en évoquant ce fantôme, n'en sont pas moins détestables.
Et bien que cette femme ventriloque, dont il est parlé dans les Actes, rendit un témoignage véritable aux Apôtres du Seigneur, saint Paul n'épargna pas pour ce motif l'esprit qui était en elle, mais il la délivra en menaçant et en chassant le démon qui l'obsédait (3).

2036 36. Tout chrétien doit donc fuir et rejeter ces superstitions puériles ou dangereuses, qui entretiennent un commerce contagieux entre les hommes et les démons, et ne sont que la convention d'une fausse et perfide amitié. «Ce n'est pas, dit saint Paul, qu'une idole soit quelque chose, mais je dis que ce que les païens immolent, ils l'immolent aux démons et non pas à Dieu. Or je ne veux pas que «vous ayez aucune société avec les démons (4).»
Ce que l'Apôtre dit des idoles et des victimes immolées, en leur honneur, il le faut dire de toutes ces vaines institutions qui portent à honorer les idoles ou une créature quelconque, comme on honore Dieu; lui enseignent à recourir à ces remèdes et à ces observances qui n'ont point été divinement et publiquement établis pour développer l'amour de Dieu et du prochain, et ne font que livrer le coeur de quelques misérables aux désirs déréglés des choses temporelles. Dans ces sortes de sciences on ne saurait trop craindre ni trop éviter toute société avec les démons, car de concert avec leur chef, ils ne cherchent qu'à nous fermer la voie du retour à la patrie.
Mais ce n'est pas seulement aux astres, que Dieu a créés et placés chacun à son rang, que les hommes ont emprunté tant de fausses conjectures: ils en ont tiré des différentes productions de la nature, de tous les évènements déterminés par l'action de la Providence divine, et les ont consignées dans leurs écrits, comme des règles infaillibles, dès qu'ils étaient témoins d'un phénomène extraordinaire, comme quand une mule était devenue féconde, bu qu'un corps quelconque avait été frappé de la foudre.

1.
Dt 13,1-3 - 2. 1S 28,14-20 Si 46,23 - 3. Ac 16,16-18 - 4. 1Co 10,19-20

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Augustin, doctrine chrétienne 2019