Augustin, de la Foi, Espérance et Charité - CHAPITRE XX. TOUTE ERREUR N'EST PAS UN PÉCHÉ. RÉFUTATION DU SCEPTICISME DE LA NOUVELLE ACADÉMIE.

7. Faut-il voir des fautes dans une foule d'erreurs, par exemple: on abonne opinion d'un méchant homme dont on ne connaît pas les moeurs; un rêve nous présente des fantômes que l'imagination conçoit comme des réalités, et la réalité semble quelquefois n'être qu'un songe: témoin l'apôtre Pierre qui, délivré tout à coup de ses chaînes et de sa prison par un ange, croyait rêver'; dans l'ordre physique même, on confond le rude avec le poli, le doux avec l'amer, les parfums avec les mauvaises odeurs; le bruit d'une voiture fait croire qu'il tonne; la ressemblance des traits fait prendre un homme pour un autre, surtout. quand elle est frappante comme chez quelques jumeaux et qu'elle produit «cette «illusion charmante pour les parents» dont parle le poète (2)? Je l'ignore. Je ne veux point entreprendre non plus de résoudre le problème qui a tant tourmenté les subtils philosophes de l'Académie, ni examiner avec eux si le sage ne doit pas s'abstenir de tout jugement dogmatique, pour éviter de tomber dans l'erreur en prenant le faux pour le vrai: car d'après eux, tout est mystère ou incertitude. J'ai composé trois livres sur ce sujet, au début même de ma conversion, afin d'écarter les amas de contradictions qui auraient pu arrêter mes premiers pas. Avant tout, en effet, j'avais à réfuter les arguments dont ils s'appuient pour démontrer que la vérité est introuvable. Dans ce système, toute erreur est une faute, et l'unique moyen de l'éviter, c'est de suspendre en toutes choses son jugement: car l'erreur consiste à donner son adhésion à des apparences, et il n'y a aucune certitude dans nos idées, parce que le faux ne présente aucun caractère qui le distingue du vrai, lors même que le vrai serait caché sous les apparences. Voilà leur théorie, et pour la soutenir, ils prodiguent toutes les ressources de la dialectique.. la plus subtile et la plus audacieuse. Pour nous, au contraire: «Le juste vit de la foi (3)». Mais si toute adhésion est impossible, la foi est détruite; car on ne peut croire sans donner son adhésion à la vérité. Or, il y a des choses vraies quoique invisibles, qu'il faut

1. Ac 12,9 - 2. Virg. En. 10,392. - 3. Rm 1,17

croire sous peine de n'arriver jamais à la vie bienheureuse, en d'autres termes, à la vie éternelle. Aussi je ne sais trop si nous devons discuter avec des philosophes qui, loin d'admettre l'immortalité de l'âme, ne savent pas même s'ils vivent ici-bas, que dis-je? qui prétendent ne pas savoir ce qu'ils savent nécessairement. On ne peut en effet douter de son existence; car, sans l'existence, on n'est capable de rien, même d'ignorer, puisque pour ignorer, comme pour savoir, il faut d'abord exister. En refusant d'admettre leur propre existence, ils s'imaginent éviter l'erreur, comme si l'erreur même n'était pas la preuve irrésistible qu'ils existent: car si on n'existait pas, on ne pourrait se tromper. Notre existence est donc un fait aussi vrai qu'incontestable, et ce principe entraîne une foule de vérités tellement évidentes, que le doute serait à cet égard moins philosophique qu'insensé.




CHAPITRE XXI. L'ERREUR, SANS ÊTRE TOUJOURS UNE FAUTE, EST ESSENTIELLEMENT UN MAL.

Quant aux choses sur lesquelles la foi ou le doute, la certitude ou l'erreur ne contribuent en rien à la conquête du royaume de Dieu, l'illusion qui fait prendre le vrai pour le faux n'entraîne aucune faute, ou du moins cette faute est légère et sans conséquence. Pour tout dire, de pareilles erreurs, quelles qu'en soient la nature et la gravité, sont en dehors de la voie qui nous conduit à Dieu, en d'autres termes, «de la foi agissant par l'amour (1)». Ce n'était point sortir de cette voie que d'éprouver l'illusion charmante qui faisait confondre deux jumeaux à leurs parents, que de se croire, comme l'apôtre Pierre, dupe d'un songe qui lui faisait prendre la réalité pour une chimère de son imagination, jusqu'au départ de l'ange, son libérateur; de même le patriarche Jacob ne quittait pas cette voie en se figurant que son fils, qui vivait encore, avait été dévoré par une bête cruelle (2). Nous sommes victimes de ces illusions et de ces erreurs, sans perdre la foi en Dieu ni quitter la voie qui mène vers lui; à ce titre, elles ne sont pas des péchés: toutefois il faut les ranger parmi les maux de cette vie, où la vanité domine avec tant d'empire qu'on y voit sans

1. Ga 5,6 - 2. Gn 37,33

10

cesse le faux tenu pour vrai, le vrai sacrifié au faux et l'incertain regardé comme évident. Car, quelque étrangères que soient ces erreurs à la foi, qui nous mène, par un chemin sûr et infaillible, au bonheur éternel, elles font partie de la misère au sein de laquelle nous sommes encore plongés. Nos facultés morales et physiques seraient à l'abri de l'erreur, si nous jouissions déjà de la véritable et souveraine félicité.




CHAPITRE XXII. TOUT MENSONGE EST UN PÉCHÉ.

Au contraire, tout mensonge doit être regardé comme un péché, parce que l'homme, soit qu'il sache la vérité, soit qu'il se trompe et s'égare par suite de sa faiblesse naturelle, doit parler comme il pense: peu importe ici que. son langage exprime la vérité ou qu'il la contredise, pourvu qu'il soit sincère. Car le mensonge ne consiste qu'à parler contre sa pensée et dans l'intention de tromper. Les mots n'ont pas été établis pour déguiser la pensée, mais pour la communiquer, C'est donc un péché que de se servir du langage pour tromper en le détournant de son but primitif. Et n'allons pas justifier le mensonge sous prétexte qu'il peut être utile.
A ce titre, on pourrait obliger un pauvre, en commettant un larcin dont il recueillerait le bénéfice, sans qu'il en résultât le moindre inconvénient pour le riche que l'on aurait volé en secret: toutefois, on n'oserait jamais soutenir que ce larcin ne soit pas un péché. On pourrait encore voir dans l'adultère un moyen de rendre service, en consentant à satisfaire la passion d'une femme qui semblerait exposée à mourir d'amour, et qui aurait ensuite le temps de se purifier par le repentir pourtant un commerce aussi infâme est incontestablement un péché. Si la chasteté a tant de prix à nos yeux, la vérité est-elle moins belle? Nous ne voudrions pas, dans l'intérêt d'autrui, commettre un adultère; pourquoi voudrions-nous commettre un mensonge? On ne saurait nier sans doute que mentir dans le seul but de sauver un homme, c'est avoir progressé déjà beaucoup dans la vertu; mais ce qui mérite alors la louange ou la reconnaissance, aux yeux du monde, c'est la bienveillance plutôt que le mensonge même: il suffit qu'on excuse celui-ci sans l'approuver, surtout quand on est. héritier du Nouveau Testament et qu'on doit suivre ce précepte «N'ayez à la bouche que ces mots: oui, oui; non, non: tout ce qu'on dit de plus vient du mal! (1)». Et c'est parce que ce mal ne cesse de se glisser dans la vie humaine que les cohéritiers de Jésus-Christ s'écrient: «Remettez-nous nos dettes (2)» .




CHAPITRE XXIII. LA BONTÉ DE DIEU EST LE PRINCIPE DE TOUS LES BIENS: LE MAL VIENT DE LA RÉVOLTE DE LA VOLONTÉ CHEZ LES ÊTRES D'UNE PERFECTION BORNÉE.


8. De plus longues explications dépasseraient les limites de cet ouvragé. Examinons donc maintenant quelles sont les causés du bien et du mal, autant que nous devons les connaître pour marcher sûrement dans la voie qui mène à ce royaume où la mort ne sera plus associée à la vie, l'erreur à la vérité, l'inquiétude au bonheur. Sur ce point, nous devons croire, sans le plus léger doute, que la bonté dé Dieu est le principe de tous les biens qui sont le privilège de notre nature, tandis que les maux ont pour cause la révolte qui sépare du bien immuable la volonté des êtres où le bien est sujet au changement, en d'autres termes, de l'ange et de l'homme.



CHAPITRE XXIV. LE MAL A UNE SECONDE CAUSE, L'IGNORANCE ET LA CONCUPISCENCE.

Voilà donc quel est le mal premier de la créature raisonnable, en d'autres termes quelle est en elle la première privation du bien. La révolte de la volonté a eu pour conséquence immédiate et involontaire l'ignorance du devoir et la concupiscence, et à leur suite, l'erreur et la douleur, qui en sont les compagnes naturelles. Quand nous sommes menacés de ces deux maux, notre âme cherche à les éviter, et c'est ce mouvement qu'on appelle la crainte. Quand nous possédons l'objet de nos convoitises, l'erreur nous empêche d'en sentir le danger ou le vide; notre âme est alors dominée par le plaisir corrupteur, ou elle s'abandonne aux transports d'une joie insensée. Ces passions, filles du besoin et non de l'abondance, sont la source de toutes les misères qui accablent la créature raisonnable.

1. Mt 5,37 - 2. Mt 6,12

11

CHAPITRE XXV. CHATIMENTS DU PÉCHÉ.

Toutefois, au sein même de sa misère, l'être intelligent ne saurait perdre le goût de la félicité. Ces maux, il est vrai, sont communs aux hommes et aux anges que leur rébellion a fait justement condamner parla justice du Seigneur; mais l'homme a de plus un châtiment spécial à subir, la destruction du corps. Dieu, en effet, l'avait menacé de cette peine s'il venait à pécher; il lui accordait le privilège de la liberté, mais il voulait l'assujétir à ses lois en lui offrant l'image menaçante de la mort: c'est à cette condition qu'il le plaça dans un jardin de délices, faible image délit vie plus heureuse où il devait s'élever par sa fidélité aux lois de la justice.




CHAPITRE 26. LA PEINE ATTACHÉE AU PÉCHÉ D'ADAM SE TRANSMET A TOUTE SA RACE.

Chassé de l'Eden après sa faute, il enchaîna à sa condamnation et à sa. peine tous ses descendants, corrompus en lui comme dans leur source; par conséquent, toute la racé qui devait naître de lui et de sa femme, coupable et condamnée comme lui, et sortir de cette concupiscence charnelle qui avait été la cause et demeurait le châtiment de leur désobéissance; toute cette race, dis-je, fut soumise au péché de son origine, et par suite aux illusions et aux douleurs de toute espèce, qui aboutissent au châtiment éternel où elle tombe avec les anges rebelles ses corrupteurs, ses maîtres et ses compagnons d'infortune. «C'est ainsi que par un seul homme le péché est entré dans le monde, et avec le péché, la mort, qui a passé à tous les hommes par celui en qui tous ont péché (1)». Le mondé, dans ce passage de l'Apôtre; désigne le genre humain tout entier.




CHAPITRE 26I. DE L'ÉTAT DE L'HOMME APRÈS LE PÉCHÉ D'ADAM. MISÉRICORDE DE DIEU ENVERS LUI.

Tel était l'état de l'homme: le genre humain tout entier, sous le poids de sa condamnation,

1. Rm 5,12

était plongé dans le mal, ou plutôt il ne faisait que tomber d'un -mal dans un autre, et, confondu avec les anges coupables, il expiait sa révolte impie; car, il ne faut pas moins voir un effet de colère divine dans les désordres attrayants auxquels une concupiscence aveugle et sans frein entraîne les méchants, que dans les peines évidentes et sensibles qu'ils subissent malgré eux. Cependant le Créateur par sa bonté a maintenu le don de l'existence et de l'immortalité aux mauvais anges, qui, sans ce concours, auraient été anéantis; quant aux hommes, quoique la source en soit corrompue et maudite, il n'a pas cessé de créer et de vivifier les éléments dont leurs corps sont formés, de disposer leurs membres, d'entretenir la vivacité de leurs sens, de les nourrir, dans tous les temps comme dans tous les lieux. Il a mieux aimé faire sortir le bien du mal que de supprimer le mal lui-même. S'il eût voulu que la chute de l'homme fût irréparable, comme celle des anges criminels, n'aurait-il pas agi avec. justice? L'être qui avait abandonné Dieu, qui n'avait fait usage de sa puissance que pour fouler aux pieds et transgresser le commandement si doux à observer de son Créateur; qui avait déshonoré en lui l'image de son Père, et fermé obstinément les yeux à sa lumière; qui s'était affranchi du joug salutaire de la lai divine en faussant sa liberté, cet être ne méritait-il pas de se voir à jamais abandonné et d'expier son crime par un châtiment éternel? Tel eût été son sort, si Dieu n'avait consulté que sa justice, au lieu d'écouter sa miséricorde et de la déployer avec d'autant plus d'éclat que ceux qu'elle affranchissait gratuitement de leur peine en étaient plus indignes.



CHAPITRE 28. SORT DES BONS ANGES.


9. Lorsqu'une partie des anges eurent abandonné Dieu dans leur orgueil impie et qu'ils eurent été précipités des hauteurs du ciel dans les ténèbres les plus profondes de l'atmosphère terrestre, la troupe fidèle des anges continua de participer au bonheur et à la sainteté de Dieu. C'est qu'on ne voit pas ici un ange primitivement déchu et maudit donner naissance à toute une postérité, qui reçoit par transmission, comme la race humaine, la souillure du péché originel et est soumise en masse au (12) châtiment de son auteur. l'archange, devenu depuis le Tentateur, entraîna ses compagnons dans les rêves de son orgueil comme dans sa chute: les autres restèrent unis à Dieu par une pieuse obéissance, et, par une faveur que n'avaient pas reçue les rebelles, ils acquirent la certitude que leur bonheur était désormais à l'abri de tout changement et de toute vicissitude.



CHAPITRE XXIX. LA PARTIE DU GENRE HUMAIN QUI SE RELÈVE DE SA CHUTE REMPLACE LES ANGES BANNIS DU CIEL.

Quels ont été les desseins du Dieu Créateur et arbitre de l'univers? Les anges ne s'étaient pas tous révoltés contre lui; il a donc condamné par un arrêt irrévocable ceux qui s'étaient perdus; quant à ceux qui n'avaient pas pris part à la révolte, il leur a donné la douce certitude que leur bonheur était à jamais assuré. L'autre espèce de créatures raisonnables, c'est-à-dire le genre humain, s'était perdue tout entière par le péché originel et les crimes qu'elle y avait librement ajoutés: Dieu a permis qu'elle se relevât en partie de sa chute, pour remplir les vides faits dans le ciel par la catastrophe de Satan. L'Ecriture, en effet, promet aux justes «qu'ils seront, après «la résurrection, semblables aux anges (1)». Ainsi la Jérusalem céleste notre mère, la cité de Dieu, loin de voir diminuer le nombre de ses habitants, deviendra peut-être plus .peuplée et plus florissante. Car nous ne savons ni le nombre des justes, ni celui des démons que les enfants de l'Eglise, cette sainte mère qui paraissait ici-bas frappée de stérilité, sont destinés à remplacer au sein de la paix éternelle et du bonheur qu'ont perdu les rebelles. Le nombre de ces citoyens privilégiés tel qu'il est ou qu'il sera un jour, n'est présent qu'à la pensée du divin Architecte qui «appelle les choses existantes comme celles qui ne sont pas encore (2)» et «règle tout avec nombre, poids et mesure (3)».

1. Lc 20,38 - 2. Rm 4,17 - 3. Sg 11,21




CHAPITRE XXX. L'HOMME NE SE RELÈVE POINT PAR SES MÉRITES, MAIS PAR LA PUISSANCE DE LA GRACE.

Serait-ce donc par le mérite de ses actes que pourrait se relever la partie du genre humain que Dieu a promis d'affranchir et d'admettre dans son royaume éternel? Loin de nous cette erreur. Quel bien en effet pourrait accomplir avant d'avoir été arraché à sa misère celui qui s'est perdu? Serait-ce par un libre effort de sa volonté? Non, sans doute: car, en abusant de la liberté, l'homme a perdu ce privilège et s'est perdu lui-même; il s'est suicidé. Un homme qui se tue abuse de son existence; mais du même coup il la perd et ne saurait la recouvrer par sa propre énergie. De même l'abus de la liberté a entraîné la perte de la liberté qui a péri dans le triomphe du péché: «Quiconque est vaincu devient esclave de son vainqueur (1)» . Ces paroles sont sûrement de l'apôtre Pierre; et, comme elles sont infaillibles, l'esclave du péché peut-il avoir d'autre liberté que celle qui lui fait trouver dans le péché un irrésistible attrait? Servir librement, c'est exécuter avec plaisir la volonté de son maître. Si donc l'esclave du péché n'est libre que pour pécher, il ne saurait observer la justice librement, sans avoir été affranchi du péché et engagé dans les liens de la justice même. La véritable indépendance éclate dans la joie qu'inspire le bien accompli; la pieuse servitude, dans la soumission au commandement. Mais comment l'homme livré et vendu au péché retrouvera-t-il cette liberté dans le bien, s'il n'est émancipé par Celui qui a dit: «Si le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres (2)?» Or, avant d'avoir senti s'opérer en lui ce prodige, l'homme est impuissant à accomplir le bien librement. Eh! pourrait-il se vanter d'accomplir le bien par un acte de sa volonté, sans être enflé de cet orgueil insensé dont l'Apôtre réprime les transports, quand il nous dit: «C'est la grâce qui vous a sauvés par la «foi (3)?»




CHAPITRE XXXI. LA FOI ET LES BONNES OEUVRES SONT UN DON DE DIEU.

Pour ôter à l'homme la pensée que la foi est une inspiration de son sens propre plutôt qu'un don du ciel; après avoir déclaré dans un autre endroit de ses Epîtres «qu'il a été prévenu par la miséricorde du Seigneur pour être fidèle (4)», l'Apôtre ajoute aux paroles que nous venons de citer: «La grâce ne vient pas de vous, c'est un pur don de Dieu: ce n'est

1. 2P 2,19 - 2. Jn 8,38 - 3. Ep 2,8 - 4. 1Co 7,25

13

pas le fruit de vos oeuvres, et personne ne peut s'en rapporter la gloire (1)». Il ajoute encore, pour empêcher de croire que les fidèles soient stériles en bonnes oeuvres: «Il nous façonne; c'est lui qui nous a créés en Jésus-Christ pour opérer les bonnes oeuvres dans lesquelles il avait réglé d'avance que nous devions marcher (2)». Ainsi nous devenons véritablement libres, lorsque Dieu nous façonne; en d'autres termes, lorsqu'il forme et crée en nous, je ne dis pas l'homme, puisqu'il a déjà fait cet ouvrage, mais l'homme de justice, ce qui est l'oeuvre de la grâce, «afin que nous soyons un être nouveau créé en Jésus-Christ (3)», selon cette parole du prophète: «Seigneur, créez en moi un cœur nouveau (4)». Il est en effet trop évident que le coeur, comme organe, avait déjà été créé.



CHAPITRE 32. LA BONNE VOLONTÉ DÉPEND DE DIEU.

L'homme est-il tenté de s'enorgueillir non plus de ses bonnes oeuvres, mais de son initiative, et de trouver en lui-même le principe de son mérite, dont la récompense naturelle serait la liberté de bien faire? Qu'il écoute les paroles du prédicateur de la grâce: «C'est Dieu qui opère en vous le vouloir et le faire, selon son bon plaisir (5)»; et ces autres: «Cela ne dépend pas de celui qui veut ou qui court, mais de Dieu, selon sa miséricorde (6)» . Assurément l'homme, à l'âge de raison, ne peut croire, espérer, aimer, sans le vouloir; il est incapable de conquérir la palme du triomphe s'il n'y court volontairement (7). Comment donc «cela ne dépendrait-il ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu dans sa miséricorde», si la volonté elle-même «n'était prédisposée par le Seigneur» ainsi qu'il est écrit (8)? Autrement, si ces paroles n'ont été dites que pour marquer que la volonté de l'homme doit s'allier à la miséricorde de Dieu, il faut entendre par là que la volonté humaine est impuissante sans la miséricorde divine, au même titre que la miséricorde divine est insuffisante sans le concours de la volonté humaine. Si tout le sens de ce passage consiste à voir dans les mots: «Cela dépend, non de celui qui veut, mais de celui qui fait

1. Ep 2,7-8 - 2. Ep 2,8-10 - 3. Ga 5,15 - 4. Ps 4,12 - 5. Ph 2,13 - 6. Rm 9,16 - 7. Ph 3,14 - 8. Pr 8,35 sel. Sept.

miséricorde», que la volonté humaine réduite à elle-même ne saurait atteindre le but; pourquoi ne pas adopter la proposition contraire que voici: Cela dépend non de la miséricorde de Dieu, mais de la volonté de l'homme, puisque, réduite à elle-même, la volonté divine est insuffisante? Or, il n'y a pas de chrétien assez téméraire pour admettre cette interprétation, qui contredit évidemment les paroles de l'Apôtre. Ce passage attribue donc toute l'influence à Dieu. Ainsi il dispose la volonté de l'homme à recevoir son secours, et l'aide encore quand il l'a disposée. La bonne volonté précède plusieurs dons de Dieu chez l'homme, mais elle ne les précède pas tous, et, parmi ceux qu'elle ne devance pas, il faut la compter elle-même. Cette distinction des bienfaits de Dieu est nettement marquée dans les Ecritures; car, il y est dit, d'une part: «Sa miséricorde me préviendra (1)», et de l'autre: «Sa miséricorde me suivra». En d'autres termes, elle va au-devant de notre volonté, afin de lui inspirer le désir du bien; elle suit nos résolutions, afin qu'elles ne soient pas stériles. Il nous est enjoint «de prier pour nos ennemis (2)» les plus obstinés à ne pas vivre dans la piété; n'est-ce pas pour demander à Dieu de créer en eux le bon vouloir qui leur manque? On nous commande encore de demander pour recevoir; n'est-ce pas uniquement pour voir réaliser les désirs de notre volonté par l'auteur même de notre bonne volonté? Nous prions donc pour nos ennemis afin que la miséricorde de Dieu les prévienne avec la même bonté qu'elle nous a prévenus nous-mêmes; nous prions pour nous afin que la miséricorde ne cesse pas de nous accompagner.



CHAPITRE XXXIII. NÉCESSITÉ D'UN MÉDIATEUR: EN QUOI CONSISTE LA COLÈRE DE DIEU.


10. Le genre humain était donc tout entier enveloppé dans une juste condamnation: les hommes étaient tous les fils de la colère dont il a été écrit: «Parce que tous nos jours ont été remplis de péchés et que nos péchés ont provoqué votre colère, nos années seront considérées comme les toiles fragiles de l'araignée (3)». C'est encore cette colère que Job désigne ainsi: «L'homme né de la femme est

1. Ps 58,11 - 2. Mt 5,44 - 3. Ps 89,9

14

pauvre d'existence, mais riche de colère (1)» . Notre-Seigneur en parle également: «Celui qui croit au Fils, a la vie éternelle; celui qui ne croit point au Fils, n'a point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui (2)». Remarquons bien qu'il ne dit pas: «elle viendra», mais: «elle demeure sur lui», parce qu'elle naît avec l'homme. Voilà pourquoi l'Apôtre dit: «Nous aussi nous sommes nés comme les autres, fils de la colère (3)». Les hommes étant donc tous enveloppés dans cette colère par suite du péché originel, aggravé encore par leurs fautes personnelles, il leur fallait un Médiateur pour les réconcilier avec Dieu et apaiser sa colère par l'offrande d'un sacrifice extraordinaire, dont- les sacrifices de l'ancienne loi et des prophètes n'étaient que l'ombre. C'est ce dogme qu'expose l'Apôtre quand il dit: «Si, lorsque nous étions encore ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils, à plus forte raison étant devenus ses amis, serons-nous délivrés par son sang de la colère divine (4)».
Du reste, en parlant de la colère divine, on n'entend pas un mouvement passionné, analogue à celui qu'éprouve un homme irrité; c'est une métaphore destinée à désigner, par un mouvement du coeur humain, la vengeance divine toujours juste. Quand donc nous sommes réconciliés avec Dieu par notre Médiateur et que nous recevons l'Esprit-Saint qui nous transforme en fils du Seigneur, selon cette parole que «tous ceux qui sont dirigés «par l'Esprit de Dieu sont enfants de Dieu (5)», c'est une grâce que nous recevons par l'entremise de Notre-Seigneur Jésus-Christ.


CHAPITRE XXXIV. DE L'INCARNATION DU VERBE. RÉFUTATION DES APOLLINARlSTES.

Le dogme du Médiateur exigerait un long développement qui répondit à la grandeur du sujet; mais le langage de l'homme peut-il s'élever à la sublimité de ce mystère? Comment trouver des paroles assez, hautes pour expliquer «que le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous (6)», et pour nous initier à la foi en Jésus-Christ, Fils unique du Dieu tout-puissant, son Père, né du Saint-Esprit et

1. - 2. Jn 3,36 - 3. Ep 2,3 - 4. Rm 5,10-9 - 5. Rm 8,14 - 6. Jn 1,14

de la Vierge Marie? Le Verbe, en s'incarnant, a pris l'enveloppe de .la chair par un effet de sa puissance divine; il n'a pas transformé en chair sa divinité. Le mot chair n'est ici qu'une métonymie où l'on prend la partie pour le tout, et qui désigne l'homme, comme dans ce passage de saint Paul: «Nulle chair ne sera justifiée par les oeuvres de la loi (1)». Car l'incarnation n'a laissé de,côté aucune partie de la nature humaine, le doute sur ce point serait un blasphème (2); mais elle a pris cette nature sans aucun des péchés qui l'entravent. Ce n'est point, il est vrai, l'homme fait de l'union des sexes, ouvrage de la concupiscence de la chair, et dès lors souillé du péché que doit purifier le bain de la régénération: non, c'est l'homme tel qu'il devait naître d'une Vierge, dont la foi, dégagée de toute passion, avait fécondé le chaste sein. Si le Christ, même dans sa puissance, eût altéré l'intégrité de sa Mère, il ne serait plus le Fils d'une Vierge; ce serait en vain, ô blasphème! que la maternité virginale de Marie serait proclamée par l'Eglise entière, qui, vierge comme elle, et comme elle mère, enfante chaque jour ses membres. Veuille à ce sujet lire la lettre que j'ai adressée à un personnage illustre, Volusien; si je cite son nom, c'est autant par estime que par amitié (3).



CHAPITRE XXXV. JÉSUS-CHRIST EST TOUT ENSEMBLE DIEU ET HOMME.

Jésus-Christ, Fils de Dieu, est tout ensemble Dieu et homme: il est Dieu dans l'éternité, homme dans le temps; Dieu, parce qu'il est le Verbe de Dieu et «que le Verbe était Dieu (4)»; homme, parce qu'il a rassemblé dans l'unité de sa personne divine une âme et un corps. Par conséquent il ne fait qu'un avec son Père (5), comme Dieu; comme homme, il voit son Père au-dessus de lui (6). Fils unique de Dieu par essence et non par grâce, il s'est fait Fils de l'homme pour devenir aussi plein de grâce. De ces deux natures s'est formée la personne unique du Christ, selon ces paroles de l'Apôtre «Etant de la nature de Dieu, il n'a point usurpé l'égalité avec Dieu», car il tenait ce privilège de sa nature; «mais il s'est anéanti lui-même en prenant la nature d'un esclave (7)», sans perdre toutefois sa nature divine ni se

1. Rm 3,20 - 2. Réfutation des Apollinaristes. - 3. Lett. 137. - 4. Jn 1,1 - 5. Jn 10,30 - 6. Jn 14,28 - 7. Ph 2,6-7

dégrader. C'est ainsi qu'il est devenu inférieur à Dieu sans cesser de lui être égal, un en deux natures, inférieur comme homme, égal si on considère en lui le Verbe. Le Fils de Dieu et le Fils de l'homme, le Fils de l'homme et le Fils de Dieu ne sont qu'une seule et même personne. Le Dieu et l'homme ne forment pas en lui un double Fils de Dieu: il est simplement Fils de Dieu; il n'a pas de commencement comme Dieu, il est né dans le temps, comme homme; son nom,c'est Notre-Seigneur Jésus-Christ.



CHAPITRE XXXVI. LA GRACE ÉCLATE DANS L'HUMANITÉ DE JÉSUS-CHRIST.


11. Ce mystère fait éclater dans toute sa grandeur la grâce divine. Quel titre avait l'humanité unie à Jésus-Christ, pour mériter l'honneur sublime d'entrer dans l'unité personnelle du Fils de Dieu? Avait-elle antérieurement mérité, par la pureté des intentions, l'enthousiasme pour le bien et la sainteté des actes, le privilège de former avec Dieu une seule personne? Avait-elle déjà existé et obtenu par un mérite incomparable cette incomparable faveur? Non: dès le premier instant de l'Incarnation, l'homme ne fut autre que le Fils de Dieu, et par suite ne forma avec lui qu'un Dieu, le Verbe divin s'étant incorporé à lui pour se faire chair. Ainsi, de même que l'homme n'est qu'une personne formée par l'union d'une âme et d'un corps, de même le Christ n'est qu'une personne formée par l'union du Verbe avec l'humanité. D'où vient donc cette glorification de la nature humaine, qu'elle né pouvait attendre de ses mérites et qui n'est évidemment qu'une pure faveur? La grâce infinie de Dieu n'apparaît-elle pas avec une évidence irrésistible dans ce mystère considéré avec les lumières de la foi, pour faire comprendre aux hommes qu'ils sont justifiés de leurs péchés par la grâce toute-puissante qui a préservé l'homme en Jésus-Christ du pouvoir même de pécher? Cette pensée se révèle dans les paroles dont l'ange salua Marie, en venant lui annoncer le prodige de sa maternité: «Je vous salue, ô vous qui êtes pleine de grâce», dit-il, et il ajouta presque aussitôt: «Vous avez trouvé grâce devant Dieu (1)». La plénitude de la grâce qu'elle a trouvée devant Dieu, voilà

1. Lc 1,25-30

son titre à devenir mère de son Seigneur, ou plutôt du Seigneur de l'univers. Que dit Jean l'Evangéliste de Jésus-Christ lui-même? «Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous»; puis il ajoute immédiatement: «Nous avons vu sa gloire qui est celle du Fils unique de Dieu»,nous l'avons vu «plein de grâce «et de vérité». A l'expression «le Verbe s'est «fait chair» correspondent les termes «plein de grâce»; «la gloire du Fils unique du Père» est l'attribut «de Celui qui est plein de vérité»: car le Verbe, fils de Dieu par nature et non par grâce, s'est uni si étroitement â l'humanité par la vertu de la grâce, qu'il est devenu en même temps le Fils de l'homme.




CHAPITRE XXXVII. LA NAISSANCE DE JÉSUS-CHRIST, EN TANT QU'ELLE EST L'ŒUVRE DU SAINT-ESPRIT, EST UN EFFET DE LA GRACE.

En même temps qu'il est Fils unique de pieu, Jésus-Christ, Notre-Seigneur, est né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie. Or, l'Esprit- Saint est le don de Dieu, et, comme il est égal à son principe, il est Dieu lui-même et n'est inférieur ni au Père ni au Fils. Que prouve donc l'intervention de l'Esprit-Saint dans la naissance de Jésus-Christ comme homme, sinon le concours de la grâce? Aussi, que répondit l'ange à la Vierge, quand elle lui demanda comment s'accomplirait le mystère qu'il lui révélait, puisqu'elle ne connaissait point d'homme? «L'Esprit-Saint surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre. C'est pourquoi le Saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu (1)». Et quand Joseph, qui avait respecté la virginité de Marie, résolut de la renvoyer comme adultère, que lui répondit l'ange? «Ne craignez pas de prendre chez vous Marie, votre épouse: car ce qui est né en elle, est l'ouvrage du Saint-Esprit (2)». En d'autres termes, ce que vous regardez comme le fruit de l'adultère, n'est que l'œuvre du Saint-Esprit.

1. Lc 1,35 - 2. Mt 1,20



CHAPITRE XXXVIII. JÉSUS-CHRIST N'EST PAS LE FILS DU SAINT-ESPRIT, MAIS IL A MARIE POUR MÈRE.

12. Faut-il dire pour cela que l'Esprit-Saint est le Père de Jésus-Christ comme homme? (p. 16) A ce titre, Dieu le Père aurait engendré le Verbe, l'Esprit-Saint aurait engendré l'homme, et Jésus-Christ, composé de ces deux substances, serait à la fois Fils de Dieu, comme Verbe, et comme homme, Fils du Saint-Esprit qui, jouant le rôle de père, aurait fécondé le sein d'une Vierge. Mais qui oserait soutenir une pareille erreur? Il serait superflu de faire ressortir les conséquences révoltantes de cette proposition; elle est si révoltante en elle-même qu'aucune oreille fidèle ne saurait l'entendre sans horreur. Donc, ainsi que nous le reconnaissons dans le symbole, Jésus-Christ Notre Seigneur qui est «Dieu «de Dieu n et qui, comme homme, est né de l'Esprit-Saint et de la Vierge Marie, reste en l'une et l'autre nature Fils unique du Père tout-puissant dont procède le Saint-Esprit. Mais comment entendre que Jésus-Christ est né du Saint-Esprit s'il n'en a pas été engendré? Serait-ce parce qu'il est son ouvrage? Car, si Jésus-Christ Notre-Seigneur est, comme Dieu, celui par qui tout a été créé (1), il a été créé lui-même dans son humanité «de la race de David selon la chair (2)», pour emprunter les paroles de l'Apôtre. Mais la créature que la Vierge a conçue et mise au monde n'est-elle pas l'ouvrage de la Trinité tout entière, bien qu'elle n'appartienne qu'à la personne du Fils? La Trinité, dans ses actes, n'offre-t-elle pas une union indissoluble? Comment donc attribuer uniquement cet ouvrage à l'Esprit-Saint? Ne faut-il pas voir le concours de la Trinité dans l'oeuvre attribuée à une personne divine? Cette dernière explication est la vraie, et nous pourrions citer à l'appui une foule d'exemples: mais pourquoi nous arrêter plus longtemps sur ce point? Ce qui trouble la raison, c'est de savoir comment Jésus-Christ est né du Saint-Esprit, sans être son Fils à aucun titre. Dieu a créé le monde est-ce donc une raison pour dire que le monde est Fils de Dieu et qu'il est né de lui? Non ce que nous pouvons dire, c'est qu'il a été créé, tiré du néant, produit ou formé par la puissance divine (3). Cependant nous reconnaissons dans le Symbole que Jésus-Christ est né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie: puisqu'il est né de tous deux, comment ne serait-il pas le Fils du Saint-Esprit et de la Vierge Marie? Voilà le point difficile à expliquer. car le Saint-Esprit n'est pas son père, au même titre que Marie est sa Mère; c'est une chose certaine.

1. Jn 1,3 - 2. Rm 1,3 - 3. L'Incarnation est nettement distinguée de cette immanation divine qui est le principe du Panthéisme.




Augustin, de la Foi, Espérance et Charité - CHAPITRE XX. TOUTE ERREUR N'EST PAS UN PÉCHÉ. RÉFUTATION DU SCEPTICISME DE LA NOUVELLE ACADÉMIE.