Augustin, de ce qui est bien dans le mariage. - CHAPITRE XXIII. LA CONTINENCE ET LA CHASTETÉ CONJUGALE.

CHAPITRE XXIII. LA CONTINENCE ET LA CHASTETÉ CONJUGALE.


28. En comparant ces vertus l'une à l'autre, il est évident que la chasteté virginale l'emporte sur la chasteté conjugale, quoique toutes deux soient bonnes en elles-mêmes. Mais si nous comparons les hommes entre eux, le meilleur sera celui qui possède, le bien le plus excellent. Or celui qui, dans le même genre, possède plus, possède aussi moins; tandis que la réciproque ne peut pas être vraie. Dans le nombre soixante se trouve le nombre trente, tandis qu'il est faux de dire que trente renferme soixante: de même dans l'accomplissement des devoirs on peut ne pas faire les actes de telle vertu que pourtant l'on possède; par exemple on peut avoir la vertu de miséricorde et ne rencontrer aucun malheureux à qui l'on puisse faire l'aumône.

29. De là il suit que c'est à tort que l'on voudrait comparer les hommes les uns aux autres, en ne se plaçant qu'à un seul point de vue. Car il peut se faire que l'un possède ce que l'autre n'a pas, mais qu'il remplace par un bien plus excellent. Ainsi l'obéissance est assurément supérieure à la continence. En effet, nous ne trouvons nulle part, dans les saintes Ecritures, de condamnation portée contre le mariage; tandis que la désobéissance y est partout sévèrement condamnée. Si donc vous me présentez une personne engagée dans la virginité perpétuelle, mais désobéissante, et une autre qui, engagée dans le mariage parce qu'elle n'a pu rester vierge, se montre toujours d'une obéissance parfaite, à laquelle des deux donneriez-vous la préférence? Est-ce à celle qui mérite moins de louanges, que si elle était vierge, ou à celle que l'Ecriture condamne, toute vierge qu'elle soit? De même si vous comparez une vierge intempérante à une épouse. parfaitement sobre, hésiterez-vous à porter un jugement semblable? Le mariage et la virginité sont deux biens dont l'un l'emporte sur l'autre; la sobriété et l'obéissance sont également des biens réels, tandis que l'intempérance et la désobéissance sont des maux véritables. Or il est mieux de posséder tous les biens, ou des biens inférieurs, que d'unir un grand mal à un grand bien; mieux vaut n'avoir que la taille de Zachée avec une bonne santé, que d'être malade avec la taille de Goliath.

30. Mais au lieu de comparer une vierge, de tous points désobéissante, à une épouse obéissante, supposons uniquement que la vierge est moins obéissante que l'épouse, sans oublier que celle-ci n'a que la chasteté conjugale, par elle-même bien inférieure à la chasteté virginale. Je suppose donc qu'il y a d'autant moins d'obéissance qu'il y a plus de chasteté et réciproquement, sans oublier qu'avant d'établir une comparaison entre l'une et l'autre, il demeure bien certain que l'obéissance est la mère de toutes les vertus. D'où il suit que l'obéissance peut exister sans la virginité, puisque la virginité n'est que de conseil et non de précepte, et, quand je parle d'obéissance, j'entends l'obéissance à l'égard des préceptes. C'est dire clairement que si l'obéissance peut. exister sans la virginité, elle est absolument inséparable de la chasteté. En effet c'est le propre de la chasteté de résister à la fornication, à l'adultère, à toute passion illicite; autrement, on viole les préceptes divins et on renonce à l'obéissance. Au contraire, la virginité peut exister sans l'obéissance, car une femme, toute résolue qu'elle est de conserver la virginité, peut désobéir et violer les commandements. Ne connaissons-nous pas un grand nombre de vierges, coupables de loquacité, de curiosité, d'intempérance, d'avarice, d'orgueil, et semant la discorde? Or il y a là violation formelle d'autant de préceptes, et autant d'actes de désobéissance;qui donnent la mort, comme ils l'ont donnée à la première femme. Ainsi, non-seulement je préfère une épouse obéissante à une vierge qui ne l'est pas; je mets encore une épouse plus obéissante au-dessus d'une vierge qui l'est moins.

31. C'est en vertu de l'obéissance qu'Abraham, à la fois époux et père, accepta d'immoler lui-même son. fils unique; quand sur lui seul reposait l'accomplissement de cette promesse: «Je te susciterai une race en Isaac (1)». Avec quel empressement, plus vif encore, il eût embrassé la virginité, si Dieu la lui eût demandée! Comment, dès lors, ne pas nous étonner de rencontrer des chrétiens de l'un et de l'autre sexe, qui, après avoir embrassé la continence absolue, n'obéissent qu'avec une coupable négligence aux préceptes, et montrent tant d'ardeur à se refuser ce qui leur est permis? Comment ne pas voir que c'est

1. Gn 21,12

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une profonde erreur de vouloir comparer ces pères et ces mères des temps primitifs, avec les hommes et les femmes de notre époque qui vivent sans doute dans la virginité, mais qui sont moins obéissants; lors même que les patriarches n'auraient pas été intérieurement disposés à faire ce que font extérieurement ceux-ci? Si donc, il leur est un jour donné de suivre l'Agneau en chantant le cantique nouveau selon cette parole de l'Apocalypse: «Ceux-là suivent l'Agneau, qui n'ont jamais connu de femmes (1)»; le seul mérite qu'ils auront à présenter, ce sera d'être restés vierges. Toutefois qu'ils se gardent bien de se préférer aux saints patriarches qui ont usé chastement du mariage. Nous l'avons dit, tout ce qui, dans l'usage du mariage, se fait en dehors des exigences de la génération, est toujours une souillure, ne fût-elle que vénielle; autrement, s'il n'y avait aucune faute, pourquoi le pardon que promet l'Apôtre? Or, je dis que si les enfants qui suivent l'Agneau n'avaient pas persévéré dans la virginité, je m'étonnerais beaucoup qu'ils fussent innocents de ces souillures.


CHAPITRE XXIV. TROIS SORTES D'AVANTAGES DANS LE MARIAGE DES CHRÉTIENS.

32. Parmi toutes les nations et aux yeux de tous les hommes, le désir d'une postérité et la fidélité conjugale impriment au mariage un caractère de bonté réelle. Chez les chrétiens, il faut y ajouter la sainteté du sacrement qui défend à une épouse répudiée de convoler à de nouvelles noces, pendant la vie de son premier mari, lors même qu'elle n'aspirerait à un nouveau mariage que dans le but d'avoir des enfants. Ce but, en effet, est le seul que l'on doive se proposer dans le mariage. Supposé qu'il ne puisse être obtenu, le lien nuptial n'est pas brisé pour ce seul motif, il ne peut l'être que par la mort de l'un des deux époux. On ordonne un clerc pour diriger une réunion de fidèles; supposé que cette réunion n'ait pas lieu, le sacrement de l'ordre reste validement conféré. Bien plus, lors même qu'en punition de quelque faute ce clerc mériterait d'être interdit des fonctions de son ordre, il conserve toujours

1. Ap 14,4

le caractère du sacrement et il le portera au jugement dernier.
Que la génération soit le but du mariage, c'est ce qui résulte de ces paroles de l'Apôtre: «Je veux que les jeunes veuves se marient»; puis supposant qu'on lui demande pourquoi, il continue: «Afin de créer des enfants et de devenir mères de famille (1)». Quant à la fidélité conjugale, il s'exprime ainsi: .«L'épouse n'a pas la puissance sur son propre corps, cette puissance appartient au mari; de même l'époux n'a pas la puissance sur son propre corps, cette puissance appartient à la femme». Parlant enfin de la sainteté du sacrement, il s'écrie: «Que l'épouse ne se sépare point de son mari; si elle s'en sépare, qu'elle s'interdise tout nouveau mariage, ou qu'elle se réconcilie avec son époux. De même, que le mari ne renvoie point sa femme». Tels sont donc les biens qui impriment au mariage tout autant de caractères de bonté: les enfants, la fidélité, le sacrement.
Toutefois, depuis Jésus-Christ, il est plus parfait de renoncer à cette postérité charnelle, de conserver la virginité perpétuelle et de n'avoir d'autre époux que Jésus-Christ; pourvu néanmoins que ce soit dans le dessein de fixer toutes ses pensées en Dieu, de ne chercher à plaire qu'à lui seul (2), en d'autres termes, de chercher constamment à ne pratiquer pas moins l'obéissance que la continence. Cette obéissance a été la vertu radicale, et comme la vertu mère des saints patriarches. Quant à la continence elle n'était en eux que comme habitude de l'âme. Or, je dis que cette obéissance qui les rendait justes et saints, qui les disposait à toute sorte de bonnes oeuvres, les eût aussi rendus et conservés vierges, s'il leur avait été prescrit de s'interdire tout commerce avec une femme. En effet, admettez un ordre ou un conseil qui les appelle à la virginité, ne leur était-il pas plus facile d'y répondre que de se montrer prêts, par obéissance, à immoler le seul enfant qui avait été le but de leur mariage?


CHAPITRE XXV. LES PATRIARCHES VENGÉS DES CALOMNIES MANICHÉENNES.


33. Viennent donc les hérétiques, manichéens ou autres, déversant sur les patriarches

1. 1Tm 5,14 - 2. 1Co 7,4 1Co 7,10-11

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de l'Ancien Testament d'injustes calomnies au sujet de leurs femmes et les accusant d'incontinence. Je crois, dans ce qui précède, leur avoir suffisamment répondu. Mais sont-ils capables de comprendre qu'ils n'ont péché: ni contre la nature, puisque ce n'était point par libertinage mais pour avoir des enfants qu'ils usaient de leurs femmes; ni contre les usages reçus, puisqu'ils ne faisaient que suivre la coutume de leur temps; ni contre aucun précepte, car alors aucune loi ne leur défendait d'agir comme ils l'ont fait? Quant à ceux qui ont illicitement usé des femmes, ou bien l'Ecriture a répandu sur eux un blâme solennel, ou bien en nous proposant leurs fautes à lire, l'Esprit-Saint veut que nous les condamnions, que nous évitions leurs désordres, au lieu de les approuver ou de les imiter.


CHAPITRE 26. RESPECT DU AUX SAINTS PATRIARCHES. JOINDRE L'HUMILITÉ A LA VIRGINITÉ.


34. De toutes nos forces donc nous invitons les époux chrétiens à ne pas juger les saints patriarches selon leur propre faiblesse, ne se jugeant que d'après eux-mêmes, comme s'exprime l'Apôtre (1); comprenez plutôt quelle force d'âme il leur fallait déployer pour ne céder en rien à leurs passions, pour résister aux mouvements de la chair, pour se conserver dans les justes limites de la génération, autant que l'exigeaient l'ordre de la nature, les moeurs de leur époque et les lois divines. D'où peuvent donc venir ces soupçons désavantageux, si ce n'est, ou bien de l'incontinence qui rend le mariage nécessaire, ou bien de l'usage immodéré du. mariage lui-même?
Quant à ceux qui gardent la continence, quant aux maris qui, après la mort de leur femme, aux femmes qui, après la mort de leur mari, ou enfin quant aux époux qui, l'un et l'autre et d'un consentement réciproque, ont voué la continence, ils n'ignorent pas sans doute qu'ils ont droit à une plus belle récompense que celle qu'ils auraient obtenue par la

1. 2Co 10,12

chasteté conjugale. Cependant loin de mépriser intérieurement, qu'ils regardent, comme bien supérieur à leur propre continence, le mariage de ces patriarches, dont l'union était toute prophétique, qui ne cherchaient dans cette union que la postérité, et qui dans cette postérité même ne voyaient qu'un moyen de faciliter et de hâter la venue du Sauveur.

35. Nous rappelons également aux vierges des deux sexes qui vouent à Dieu leur intégrité, de chercher, pour le trésor qu'ils conservent sur la terre, une protection efficace dans une humilité d'autant plus profonde, que ce qu'ils ont voué est plus élevé et plus divin. N'est-il pas écrit: «Plus vous êtes grand, plus vous devez en tout vous humilier (1)?» C'est à nous d'exalter leur glorieux privilège, c'est à eux de s'appuyer sur une humilité profonde. Nous avons parlé de certaines grandes figures patriarcales, auxquelles les vierges mêmes ne peuvent se préférer parce que, si ces vierges étaient mariées, elles n'auraient point porté aussi haut la vertu. Cependant lors même qu'à la suite d'un premier mariage les époux de notre temps auraient voué la continence, les vierges n'hésitent pas un seul instant à regarder leur état comme l'emportant sur le leur, non pas autant que Susanne l'emporte sur Anne, mais autant que Marie l'emporte sur ces dernières. Je ne parle ici que de la sainte intégrité de la chair; car de qui sont ignorés les autres mérites de Marie?
Que leur vie réponde donc à leur haute vocation, et ils seront assurés de la brillante récompense qui les attend; qu'ils n'oublient pas que si, entre eux et tous les fidèles, ces membres élus et bien-aimés du corps de Jésus-Christ qui viendront en grand nombre de l'Orient et de l'Occident, il doit y avoir une différence de gloire, proportionnée aux mérites, néanmoins ils prendront également place dans le royaume de Dieu avec Abraham, Isaac et Jacob (2), lesquels sont devenus époux et pères non pour suivre les penchants du siècle, mais en vue du Christ.

1. Si 3,20 - 2. Mt 8,11
Augustin, de ce qui est bien dans le mariage. - CHAPITRE XXIII. LA CONTINENCE ET LA CHASTETÉ CONJUGALE.