Augustin, contre les académiciens. - CHAPITRE XVII. POURQUOI LES ACADÉMICIENS ONT CACHÉ LEUR VÉRITABLE SENTIMENT.

CHAPITRE XVII. POURQUOI LES ACADÉMICIENS ONT CACHÉ LEUR VÉRITABLE SENTIMENT.


37. Qu'ont-ils donc voulu, de si grands hommes, dans ces discussions perpétuelles et opiniâtres, en soutenant que personne ne pouvait parvenir à la connaissance de la vérité? Ecoutez maintenant avec plus d'attention encore, non ce que je sais mais ce que je pense. Je réservais ceci pour la fin, afin de mieux expliquer, s'il m'est possible, ce que je crois être tout le système des académiciens.

Platon, l'homme le plus sage et le plus savant de son temps, qui a parlé de telle sorte que tout ce qu'il disait devenait grand et qui a exprimé de telles idées que, de quelque manière qu'il les énonçât, aucune ne devenait petite (1), Platon apprit, dit-on, beaucoup de choses des pythagoriciens après la mort de son maître, Socrate, qu'il avait tendrement aimé; car Pythagore, non content de la philosophie de la Grèce, qui alors n'était presque rien ou du moins était très-cachée, avait été excité par les discussions d'un certain Phérécide de Syrie, à croire que l'âme est immortelle. Il avait encore entendu beaucoup d'autres sages dans ses voyages lointains, et ajoutant à la grâce et à la finesse que montra Socrate dans sa morale, la science des choses divines et naturelles qu'il avait apprise de ces sages dont je viens de parler; joignant aussi, comme pour donner la forme à ces connaissances diverses ou pour en juger, la dialectique qui était elle-même la sagesse, ou sans laquelle la sagesse ne pouvait exister-; il composa un enseignement de philosophie qui a été réputé parfait, et dont il n'est pas temps de traiter maintenant. Il suffit, pour mon dessein, que Platon ait cru qu'il y avait deux mondes: l'un intelligible où habitait la vérité, et l'autre sensible„ que nous sentons évidemment par la vue et le toucher; ainsi, le premier était le monde véritable, et celui-ci le monde vraisemblable et fait à l'image de l'autre. C'est pourquoi le premier était le principe de l'éclat et de la pureté dont brille la vérité dans une âme qui se connaît, et l'autre était la cause, non des connaissances, mais des opinions qui peuvent naître dans l'esprit des insensés. Cependant tout ce qui se faisait


1. Rét. liv. I. ch. 1,n. 4

281

dans ce monde par ces vertus qu'il appelait civiles et qui étaient semblables à d'autres vertus véritables et connues seulement d'un petit nombre de sages, ne pouvait s'appeler que vraisemblable.


38. Ces maximes, et d'autres semblables, me paraissent avoir été conservées, autant qu'ils en étaient capables, par les successeurs de Platon, et cachées même comme des mystères. Car elles ne sont aisément comprises que de ceux qui, se purifiant de toute souillure, se sont élevés à un genre de vie plus qu'humain; mais celui-là ne pèche pas légèrement qui, en étant instruit, veut les enseigner à tous les hommes, quels qu'ils soient.

Aussi j'estime qu'on tint pour suspect Zénon, chef des stoïciens, lorsque, après avoir entendu, adopté déjà quelques doctrines, il vint dans l'école laissée par Platon, et que Polémon tenait alors; il ne parut pas tel qu'on dût lui révéler et lui confier facilement ces dogmes en quelque sorte sacrés de Platon, avant qu'il eût renoncé à ces autres idées qu'il apportait à cette école. Polémon mourut et eut pour successeur Arcésilas, qui avait été, sous Polémon, condisciple de Zénon. Zénon était attaché à son sentiment sur le monde et, spécialement sur l'âme, au sujet de laquelle la vraie philosophie est en éveil; il disait qu'elle est mortelle, que rien n'existe en dehors de ce monde sensible, et qu'il n'y a rien que de corporel; il croyait que Dieu même n'était que le feu. Ce fut donc ce me semble avec beaucoup de prudence et de raison qu'Arcésilas, s'étant aperçu que ces erreurs gagnaient partout insensiblement, cacha tout à fait le véritable sentiment des Académiciens, et l'enfouit comme un trésor que la postérité trouverait quelque jour. C'est pourquoi, comme la foule est prompte à se jeter dans des opinions fausses; comme elle croit facilement et malheureusement, par l'habitude de voir avec les corps, que tout est corporel, cet homme, très-pénétrant et très-humain, résolut de soustraire plutôt la science à des gens dont il souffrait avec peine la mauvaise doctrine, que d'enseigner ceux qui ne lui paraissaient pas dociles. De là, sont nées ces extravagances qu'on attribue à la nouvelle Académie, et que les anciens académiciens n'avaient pas eu besoin d'alléguer.


39. Si Zénon s'était un jour éveillé; s'il avait réfléchi d'un côté que rien ne pouvait être connu qui ne fût conforme à sa définition, et que rien de semblable ne pouvait se trouver parmi des corps auxquels il attribuait tout, ces sortes de discussions, qu'une grande nécessité avait allumées, eussent été depuis longtemps éteintes. Mais Zénon, séduit par l'illusion d'une fermeté imaginaire, comme l'ont cru les académiciens, et comme je le crois un peu moi-même, fut toujours opiniâtre; de sorte que cette opinion pernicieuse qu'il avait sur les corps se conserva, je ne sais comment, jusqu'au temps de Chrysippe, qui lui donna une forte impulsion, car il en était fort capable, pour la répandre partout. Heureusement Carnéade, plus pénétrant et plus attentif que ses prédécesseurs, s'opposa énergiquement à cette doctrine et je m'étonne qu'elle ait pu conserver dans la suite quelque autorité. Car il l'abandonna d'abord comme une erreur audacieuse qui lui paraissait déshonorer la mémoire d'Arcésilas; et, pour ne paraître pas vouloir par ostentation s'élever contre tous, il prit spécialement à tâche de combattre et de ruiner les stoïciens et Chrysippe.



CHAPITRE XVIII. DE QUELLE MANIÈRE LES ACADÉMICIENS RÉPANDIRENT LA DOCTRINE DE LA PROBABILITÉ.


40. De tout côté ensuite on pressait ce même Carnéade; on lui objectait que, si on ne donnait créance à rien, le sage ne ferait rien. O l'homme admirable et non pas si admirable pourtant, puisqu'il descendait de Platon comme de source! il examina donc sagement quelles étaient les actions que les philosophes approuvaient, et voyant qu'elles ressemblaient à je ne sais quelles actions véritables, il donna le nom de vraisemblable à tout ce qu'on croirait devoir faire en ce monde. Car il connaissait parfaitement à quoi cela ressemblait, et le cachait prudemment. C'est aussi ce qu'il appelait probable; car, on peut bien approuver le mérite d'une copie quand on voit l'original; et comment le sage peut-il approuver et suivre la ressemblance de la vérité, s'il ignore ce que c'est que la vérité? Donc ces philosophes connaissaient et approuvaient ces choses fausses, quand ils y voyaient une imitation belle et fidèle des choses vraies. Mais comme il n'était ni permis ni facile de découvrir ces mystères à des profanes, ils laissèrent à la postérité et à ceux qui purent alors les entendre quelque indice de (282) leur sentiment, défendant, soit par mépris soit pour plaisanter, à ces vrais dialecticiens, d'agiter aucune question de mots. Voilà pourquoi Carnéade est appelé chef et père de la troisième académie.


41. Ce débat se traîna donc jusqu'à notre Cicéron, avec bien des blessures et enflant de son dernier souffle les lettres latines. Car je ne connais rien de plus vain que de tant écrire et d'un style si orné sur des choses qu'on ne croit pas. Ce fut pourtant cette vanité qui emporta, je crois, et dispersa comme de la paille le platonicien Antiochus; car les troupeaux des épicuriens ont établi leurs bergeries au soleil chez les peuples amis du plaisir. Autiochus donc, disciple de Philon, personnage très-prudent, autant que j'en puis juger, avait déjà commencé, pour ainsi dire, à ouvrir les portes, quand les ennemis se retiraient, et à rappeler l'académie aux préceptes et à l'autorité de Platon; il est vrai, Méthorodore avait auparavant essayé de le faire, avouant le premier que les académiciens n'avaient pas cru sincèrement qu'on ne pût rien connaître, mais qu'ils avaient été contraints de recourir à ces armes contre les stoïciens. Et Antiochus, comme j'avais commencé de le dire, après avoir été disciple de Philon l'académicien, et de Mnézarque, le stoïcien, s'était introduit dans l'ancienne académie dépourvue en quelque sorte de défenseurs et se croyant en sûreté par l'absence de tout ennemi; il s'y était introduit comme un de ses protecteurs et de ses membres, mais tirant des cendres des stoïciens je ne sais quoi de mauvais qui violait les secrètes avenues de Platon. Or, Philon, prenant de nouveau les mêmes armes, lui résista jusqu'à la mort, et notre Cicéron écrasa les restes de cette doctrine, ne pouvant souffrir que pendant sa vie rien de ce qu'il avait aimé fût détruit ou souillé. Vers ce temps donc et fort peu après, toute opiniâtreté ayant cessé, et tous les nuages de l'erreur étant dissipés, parurent à découvert les admirables principes de Platon qui sont ce qu'il y a de plus pur et de plus lumineux dans la philosophie. Ce fut surtout dans Plotin son disciple qu'on les put admirer. On le trouve en tout si semblable à son maître qu'on croirait qu'ils ont vécu ensemble, si le grand espace de temps qui s'écoula entre eux ne faisait dire plutôt qu'on voyait Platon revivre en lui.



CHAPITRE XIX. PLUSIEURS GENRES DE PHILOSOPHIE.


42. C'est pourquoi nous ne voyons presque plus maintenant d'autres philosophes que les cyniques, les péripatéticiens et les platoniciens. Il y a des cyniques parce qu'une certaine liberté et licence de vie leur plaît. Pour ce qui regarde l'instruction, la science et les moeurs qui servent à régler l'âme, il s'est rencontré des hommes habiles et pénétrants, qui dans leurs discours ont enseigné qu'Aristote et Platon étaient tellement d'accord ensemble que ce n'étaie. que par ignorance et faute d'attention qu'on pouvait les croire opposés; après beaucoup de siècles et beaucoup de discussions, il est donc devenu clair, je pense, qu'il n'existe qu'une école- de vraie philosophie. Car cette philosophie n'est pas celle de ce monde que nos saintes croyances détestent avec raison, mais celle du .monde intelligible, et toute la subtilité de la raison n'aurait pu ramener vers ce monde intelligible nos esprits aveuglés par toutes sortes de ténèbres et d'erreur et profondément souillés par leur contact avec les corps, si le Dieu souverain, plein dé miséricorde envers son peuple, n'eût fait descendre et n'eût abaissé l'autorité de la divine intelligence jusque dans un corps humain, afin que les âmes, excitées non-seulement par ses préceptes mais encore par ses exemples, pussent, sans recourir aux discussions, revenir à elles-mêmes et regarder leur patrie.



CHAPITRE XX. CONCLUSION DE L'OUVRAGE.


43. Voilà donc ce que je me suis persuadé avec probabilité, comme je l'ai pu, touchant les académiciens. Si cela n'est pas vrai, peu m'importe: car il me suffit de ne pas croire qu'il est impossible à l'homme de trouver la vérité. Celui qui pense que les académiciens le jugeaient impossible, peut consulter Cicéron lui-même. Car il dit qu'ils avaient coutume de cacher leurs opinions et de ne les découvrir qu'à ceux qui avaient vieilli dans leurs écoles. Quelle était cette opinion? Dieu le sait: je crois pourtant que c'était celle de Platon.

Mais voici en lieu de mots toute ma pensée:

283

De quelque manière que se possède la sagesse humaine, je vois que je ne la connais pas encore. Cependant n'ayant que trente-trois ans (1), je ne dois pas désespérer de l'acquérir un jour. J'avais résolu de m'appliquer à la chercher, en méprisant généralement tout ce que les hommes regardent ici-bas comme des biens. Cependant les raisons des académiciens m'effrayaient beaucoup dans cette entreprise: mais je me suis, je crois, assez armé contre elles dans cette discussion. Tout le monde sait qu'il y a deux moyens de connaître: l'autorité et la raison. Je suis résolu de ne m'écarter en rien de l'autorité du Christ; car je n'en trouve pas de plus puissante. Quant à ce qu'il faut examiner avec la pénétration de la raison, car mon caractère me fait ardemment désirer de ne pas croire seulement la vérité, mais aussi de la comprendre, j'espère pouvoir trouver chez les platoniciens une doctrine quine sera pas opposée à nos saints mystères.


44. S'apercevant ici que j'avais achevé mon discours,. les jeunes gens, quoiqu'il fût nuit et qu'on eût même écrit quelque chose depuis qu'on nous avait apporté la lumière, attendaient vivement pour savoir si Alype ne s'engagerait pas à répondre au moins un autre jour. Celui-ci alors: Je l'affirme, dit-il, jamais rien ne m'a autant réussi que de sortir vaincu de la discussion d'aujourd'hui. Et je ne crois pas que cette joie ne doive être que la mienne: je la partagerai donc avec vous, mes antagonistes, ou bien nos juges. Car les académiciens eux-mêmes ont peut-être souhaité d'être vaincus de cette manière par ceux qui devaient les suivre. En


1. Saint Augustin avait donc commencé cet ouvrage Contre les Académiciens dans sa trente-deuxième année, dit-il lui-même (Rét, liv. 1,ch. 2) pour rédiger le Traité de la Vie Bienheureuse, auquel avait donné occasion l'anniversaire de sa naissance, 13 novembre.

283

effet, que pouvions-nous trouver et que pouvait on nous offrir de plus agréable par le charme du discours, de plus juste dans la gravité des pensées, de plus promptement donné par la bienveillance, et de plus rempli de science? Je ne puis admirer assez dignement comment des questions aussi épineuses ont été traitées avec tant d'enjouement, avec quelle force on a triomphé du désespoir, avec quelle modération on a exprimé ses convictions, avec quelle clarté on a touché à des choses aussi obscures. Ainsi, mes amis, renoncez à votre attente, ne me provoquez plus à répondre, nourrissez plutôt avec moi une espérance plus ferme de nous instruire. Nous avons un guide pour nous conduire, sous la direction de Dieu même, dans le sanctuaire de la vérité.


45. Comme leur visage laissait voir un certain mécompte puéril de ce qu'Alype ne paraissait pas vouloir me répondre: Etes-vous jaloux de ma gloire? leur dis-je en souriant? Sûr de la constance d'Alype, je ne le crains plus; mais, pour vous donner sujet à vous-mêmes de me rendre grâces, je vais vous armer contre celui qui a trompé si cruellement votre espoir. Lisez les Académiciens, et quand vous y aurez trouvé Cicéron vainqueur de ces bagatelles (1) (qu'y a-t-il de plus facile)? obligez Alype de défendre mon discours contre les arguments invincibles de ce philosophe. Voilà la récompense pets agréable que je t'accorde, Alype, en échange des louanges trop peu fondées que tu m'as décernées. - Cela les fit rire, et nous mîmes fin à cette longue discussion, solidement, je ne sais, mais plus rapidement et plus promptement que je ne l'avais espéré.


1. Rétr. liv. 1,chap. 1,n, 1.

Traduction de M. Adrien de RIANCEY.


Augustin, contre les académiciens. - CHAPITRE XVII. POURQUOI LES ACADÉMICIENS ONT CACHÉ LEUR VÉRITABLE SENTIMENT.