Augustin, des moeurs. - CHAPITRE XVII. DU SCEAU DES MAINS.

CHAPITRE XVII. DU SCEAU DES MAINS.


54. Considérons maintenant le sceau des mains. Et, d'abord, Jésus-Christ condamne comme une superstition formelle notre refus de verser le sang des animaux ou de déchirer les arbres. Il déclare, en effet, qu'il n'y a aucune relation à établir entre nous et les animaux et les arbres, et il envoya les démons dans une troupe de pourceaux (1). L'arbre sur lequel il n'avait trouvé aucun fruit, il le maudit et le condamna à se dessécher (2). Quel péché avaient commis ces pourceaux ou cet arbre? Nous ne poussons pas encore la folie jusqu'au point de croire qu'un arbre choisisse volontairement la fécondité ou la stérilité. Notre-Seigneur, dans ces faits extérieurs, cachait donc un autre enseignement; qui peut en douter? Le signe que devait donner le Fils de Dieu, ce n'était certainement pas l'homicide, et cependant vous prétendez que c'est un homicide de couper un arbre ou de tuer un animal. Il a fait des prodiges sur les hommes avec lesquels nous sommes en société; mais ces prodiges il les a produits en guérissant les hommes et non pas en les tuant. Il devait donc en agir de même avec les animaux et les arbres, s'il croyait comme vous qu'il y a une société réelle entre nous et eux.


55. Comme je ne puis suivre vos subtilités au sujet de l'âme des pourceaux et d'une certaine vie attribuée aux arbres, j'ai cru devoir invoquer ici l'argument d'autorité. Je sais que vous avez une ressource pour ne pas vous laisser écraser par le témoignage des Ecritures, c'est de dire qu'elles ont été falsifiées toutefois vous n'avez pas encore songé à mettre au nombre des passages frauduleusement insérés dans l'Évangile, ceux que je viens de citer, au sujet de l'arbre stérile et de la trou lie de pourceaux; mais dans la crainte que vous trouvant condamnés par ces témoignages vous ne les accusiez bientôt de falsification, je poursuivrai mon raisonnement. Tout d'abord, à vous, si féconds en promesses de raison et de vérité, je demanderai quel tort on peut faire à



1. Mt 8,32 - 2. Mt 20,19

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un arbre, je ne dis pas en cueillant ses fruits ou en arrachant ses feuilles, parmi vous un tel acte accompli avec connaissance serait réputé, sans -nul doute, une corruption du sceau, mais cri l'arrachant entièrement. En effet, cette âme fût-elle raisonnable, comme vous le supposez, se trouverait, c'est vous qui l'affirmez, délivrée des chaînes qui l'unissaient à cet arbre et dans lesquelles elle gémissait sans y trouver aucune utilité. Ne menace-t-on pas chez vous, comme d'un dur châtiment, si ce n'est le châtiment suprême, les hommes de redevenir arbres? C'est du moins la doctrine du fondateur de votre secte. Est-ce donc que l'âme est capable de revenir à la sagesse dans un arbre comme dans un homme? Quant à respecter la vie de l'homme, les plus graves motifs nous en font un devoir; soit parce que sa sagesse et sa vertu peuvent être pour les autres d'une grande utilité; soit parce qu'il peut lui-même arriver à la sagesse, grâce à un avertissement qui lui sera donné extérieurement par quelqu'un, ou bien grâce à un rayon divin qui viendra éclairer intérieurement ses pensées. Quant à l'âme de l'homme, plus elle sera sage en sortant d'un corps, plus il lui est utile d'en sortir; la raison et l'autorité confirment à l'envi cette vérité. Donc celui qui coupe un arbre ne fait autre chose que délivrer une âme qui y séjournait sans profit pour sa perfection dans la sagesse. C'est pourquoi votre premier devoir, à vous, qui êtes d'une sainteté parfaite, devait être de couper les arbres, et après avoir délivré leurs âmes de ces chaînes, de leur procurer, par vos prières et vos cantiques, un séjour préférable. Pourquoi cela ne peut-il se faire qu'à l'égard de ces âmes que vous ensevelissez dans votre estomac, sans les aider de vos prières?


56. Quoiqu'il soit pour vous de la dernière évidence que les âmes des arbres ne profitent aucunement en sagesse, pendant qu'elles séjournent dans les arbres, vous ne laissez pas d'éprouver les plus vives angoisses, quand on vous demande pourquoi il n'est pas d'apôtre envoyé pour les arbres, ou pourquoi l'apôtre des hommes ne prêche pas en même temps aux arbres. Vous êtes contraints de répondre que les âmes, eu cet état, ne peuvent percevoir les préceptes divins. Mais cette réponse n'est pour vous qu'une cause de nouveaux embarras, car vous affirmez, en même temps, que ces âmes entendent votre voix, qu'elles comprennent vos paroles, qu'elles discernent les corps et leurs mouvements et qu'elles perçoivent même les pensées. S'il en est ainsi, pourquoi donc un apôtre de la lumière ne peut-il rien sur elles? Ne devraient-elles pas apprendre plus facilement que nous puisqu'elles connaissent ce qu'il y a de plus secret dans l'esprit? Pour nous instruire, un maître a besoin de parler; pour instruire ces âmes il lui suffirait de penser, et ses pensées seraient perçues par elles avant qu'il les eût formulées par la parole. Si tout cela est faux, reconnaissez donc de quelle erreur profonde vous êtes les victimes.


57. Ainsi vous ne cueillez pas les fruits, vous n'arrachez pas les herbes, mais vous ordonnez à vos auditeurs de les cueillir et de les arracher, et, en cela, vous croyez être utiles, non pas seulement à ceux qui vous obéissent, mais même aux objets qui vous sont apportés une semblable absurdité peut-elle être tolérée? D'abord peu importe que vous commettiez le crime vous-mêmes ou que vous le fassiez commettre pour vous. Vous ne le faites pas commettre, dites-vous; mais comment venir au secours de cette partie divine qui séjourne dans les laitues et les poireaux, si personne ne les arrache, et ne les présente à des saints pour les purifier? Ensuite, supposé qu'en passant dans ce champ où tout a été mis à votre disposition par un ami, vous apercevez un corbeau se jetant sur une figue, que ferez-vous alors? A moins de contredire votre système, il doit vous sembler entendre la figue vous adresser la parole, et avec des cris pitoyables, vous supplier de la couper et de la confier à un ventre saint pour la purifier et la ressusciter, plutôt que de la laisser dévorer par un corbeau, de la mêler à un ventre impur et de la condamner à une multitude de transformations aussi viles que cruelles? Quelle cruauté, vraiment, si votre système est vrai! et quelle ineptie s'il est faux! Briser le sceau, quelle contradiction à vos enseignements! et si vous le gardez, quelle hostilité contre un membre de Dieu!


58. Ce résultat montre un côté ridicule de votre faux système; mais de par votre erreur même, vous êtes convaincus de cruauté manifeste. Un homme en proie soudain à une défaillance corporelle, accablé de fatigue, se rencontre gisant et à demi-mort sur le chemin, il ne peut plus que prononcer quelques paroles, pour de demander une poire, (540) pour réclamer ton assistance, pour te conjurer de le soustraire à la mort en lui cueillant un fruit qu'aucun droit humain ou divin ne nous défend de cueillir; et toi, homme chrétien, d'une sainteté éminente, tu continueras ta route, tu délaisseras cet homme au sein de ses douleurs et malgré ses supplications, de peur que l'arbre ne pleure tandis que tu détacheras son fruit, et qu'en violant le sceau tu ne tombes victime des châtiments manichéens) Quelles moeurs, quelle étrange innocence!


59. Mais j'arrive à la mort des animaux, et sur ce point encore combien de choses à dire! Si un loup en tue un autre, quel danger y a-t-il pour son âme?Ce loup, tant qu'il vivra, restera loup et il n'obéira à aucun prédicateur qui lui défendrait de toucher au sang des agneaux; la mort de cet animal ne délivre-t-elle pas des liens du corps cette âme, selon vous, raisonnable? Vous défendez aussi à vos auditeurs de se souiller par la mort de cet animal, et cette faute vous semble encore plus grande que lorsqu'il s'agit des arbres. Cette sensibilité corporelle, je ne la désapprouve pas plus qu'il ne faut. En effet, aux mouvements et aux cris de ces animaux, nous comprenons que la mort leur est douloureuse, et cependant l'homme méprise cette douleur parce qu'aucune relation ne l'unit à la bête, par la raison que celle-ci n'a point d'âme raisonnable; mais je me demande quelles impressions vous pouvez éprouver quand vous considérez les arbres, et sur ce point je vous trouve dans un aveuglement complet. En effet, si le sentiment de la douleur ne se manifeste dans un arbre par aucun mouvement extérieur, n'est-il pas évident que ce même arbre est en pleine santé quand il croît, quand il se couvre de feuillage, de fleurs et de fruits? Cette vigueur il la doit le plus souvent à l'émondage. Dès lors, si, comme vous le prétendez, le fer lui était à ce point douloureux, toutes ces blessures devraient le faire sécher et souffrir plutôt que d'accroître sa sève et sa vie.


60. Mais pourquoi voyez-vous un plus grand crime à tuer un animal qu'à couper un arbre, puisque l'âme d'un arbre vous paraît plus pure que celle de la chair? Mais, objectez-vous, lorsqu'on enlève quelque chose aux campagnes pour le donner à purifier aux élus et aux saints, il y a compensation. J'ai déjà précédemment réfuté cette objection et suffisamment démontré qu'aucune raison ne peut prouver que les fruits ont une plus grande part de bien que les viandes. Mais je suppose un homme qui gagne sa vie en vendant de la chair, il emploie tout le profit qu'il retire de ce commerce à acheter les aliments de vos élus, et il leur en procure ainsi plus que le laboureur et l'homme des champs; n'y a-t-il pas aussi, en ce cas, compensation à tuer des animaux? Mais il réplique à cela qu'il est encore une autre raison plus secrète. Car l'homme rusé trouve toujours dans l'obscurité des faits de la nature, de quoi surprendre les ignorants. Les princes célestes, dit-il, vaincus et captifs de la nation des ténèbres, ont été mis chacun à sa place, sur cette terre, par le Créateur du monde, et chacun d'eux possède les animaux qui lui conviennent et qui sont issus de son espèce et de sa race. Les détruire, à leurs yeux, c'est un crime; ils ne permettent pas à ceux qui s'en rendent coupables de sortir de ce monde; et ils les accablent de toutes sortes de châtiments et de leur vengeance. Les ignorants ne vont-ils pas redouter ces menaces, et eux qui ne voient rien dans de pareilles ténèbres, ne croiront-ils pas qu'il en est comme on le leur dit? Je n'abandonnerai pas mon dessein, et Dieu me secondera de ses lumières pour réfuter ces obscurs mensonges par l'éclat éblouissant de la vérité.


61. Je demande donc si ces animaux qui sont sur la terre ou dans les eaux, descendent de ces princes par voie de génération et de gestation, puisque ceux qui naissent maintenant ont pour auteurs ces avortons. S'il en est ainsi, je demande si les abeilles, les grenouilles, et autres animaux nombreux qui naissent en dehors de l'union des sexes, peuvent être impunément mis à mort. Non, répondez-vous. Ce n'est donc pas à cause de leur parenté avec je ne sais quels princes que vous défendez à vos auditeurs de tuer les animaux. Ou bien si vous admettez entre tous les corps une parenté générale, comment leur permettez-vous de détruire les arbres? N'est-ce pas aussi offenser les princes? La seule ressource qui vous reste et nous en connaissons l'impuissance, consiste à dire que la faute commise par les auditeurs à l'égard des arbres, est compensée par les fruits qu'ils apportent à l'Eglise. Ou a été jusqu'à dire que les bouchers qui préparent et vendent la viande des animaux, pourvu qu'ils soient vos auditeurs, et qu'ils consacrent leur gain à vous procurer des fruits, peuvent se croire permise (541) cette immolation quotidienne, en mépriser la faute et la croire expiée par vos festins.


62. Comme vous l'aviez dit des fruits et des légumes, vous regardez l'immolation des animaux comme une faute qui peut se racheter, non pas cependant de la même manière; car vous défendez à vos auditeurs de manger la chair. Mais que direz-vous des épines et des herbes inutiles que les cultivateurs arrachent de leurs champs et qu'ils détruisent sans qu'ils puissent vous fournir aucun aliment en compensation? Quel pardon accorder à une dévastation aussi générale, qui ne procure aucune nourriture aux saints? Direz-vous que cette faute, par suite de laquelle aura lieu une plus grande production des légumes et des fruits, est largement compensée par la manducation de ces légumes et de ces fruits? Mais si les champs se trouvent ravagés par les sauterelles, les rats et les souris, et cela n'arrive que trop souvent, que ferez-vous? Un cultivateur admis au nombre de vos auditeurs pourra-t-il les tuer, car alors il ne péchera que pour aider à la production des fruits? Ici vous voilà certainement dans l'embarras. Car ou bien vous concédez à vos auditeurs le droit de tuer les animaux quoique votre fondateur le leur ait refusé, ou bien vous leur défendez l'agriculture quand il la leur a permise. Souvent en effet on vous a entendus proclamer qu'un usurier est plus innocent qu'un homme de la campagne. Telle est l'amitié que vous professez pour les melons; vous les préférez aux hommes. Pour empêcher de nuire aux melons vous laissez écraser l'homme par l'usure. Une telle justice est-elle à désirer ou à applaudir? ne doit-on pas plutôt réprouver et condamner de tels artifices? Est-ce là une miséricorde insigne? n'est-ce pas plutôt une exécrable cruauté?


63. Mais pourquoi, vous qui épargnez le sang des animaux, n'épargnez-vous pas aussi les punaises, les poux et les puces? Vous vous justifiez en disant que ces insectes sont les saletés de notre corps. Je soutiens d'abord que cette accusation est fausse, si vous l'adressez aux punaises et aux puces. N'est-il pas évident en effet que ces animaux ne tirent pas leur existence de notre corps? Ensuite, puisque vous avez une si vive horreur de l'union des sexes, pourquoi donc ceux qui naissent de notre chair sans aucune union, ne vous paraissent-ils pas les plus purs? Sans doute dans la suite ils enfantent par la génération, mais ils tirent de notre corps leur première naissance en dehors de toute génération de notre part. Et puis si l'on doit regarder comme impurs les animaux qui naissent de corps vivants, que penser de ceux qui naissent de corps morts? Aussi aimez-vous à répéter que l'on peut tuer plus impunément les souris, les couleuvres et le scorpion, qui, selon vous surtout, naissent des cadavres humains. Mais je passe sous silence ce qui est obscur ou incertain. La renommée raconte que les abeilles naissent des cadavres des boeufs. On peut donc les tuer impunément. Dira-t-on qu'il y a encore ici du doute? au moins on ne niera pas que les scarabées tirent leur origine des mottes de fumier (1)? Dès lors vous devez regarder ces animaux et d'autres qu'il serait trop long d'énumérer, comme moins purs que vos punaises; cependant vous verriez une folie à conserver celles-ci et vous voyez un crime à détruire les autres. Mais peut-être n'avez-vous que du mépris pour les animaux qui vous semblent trop petits? Alors si un animal vous paraît d'autant plus méprisable qu'il est plus petit, vous vous mettez dans la nécessité de donner la préférence au chameau sur l'homme.


64. Ici revient cette gradation dont je n'ai jamais pu vous entendre parler sans frémir. Si; à cause de sa petitesse, vous ne croyez pas devoir épargner le pou, épargnez aussi la mouche qui prend naissance dans une fève. Et si vous épargnez la mouche, pourquoi n'épargnerez-vous pas l'insecte un peu plus fort dont le fétus est assurément plus petit qu'une mouche? D'après ce principe, on pourra aussi tuer impunément une abeille dont le rejeton est de même taille que cette mouche. Et de là nous arriverons au petit de la sauterelle et à la sauterelle elle-même, au petit de la souris et à la souris elle-même. Et pour ne pas m'étendre outre mesure, ne remarquez-vous pas que de degrés en degrés nous arriverons jusqu'à l'éléphant, et nous prouverons que quiconque croit pouvoir sans péché tuer un pou à cause de sa petitesse, se verra amener à conclure qu'il peut en faire autant de cette bête monstrueuse? Mais il me semble inutile d'insister davantage sur de semblables niaiseries.



1. Rétract., liv. 1,c. 7,n. 6.

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CHAPITRE XVIII. LE SCEAU DU SEIN. - INFAMES MYSTÈRES DES MANICHÉENS.


65. Reste le sceau du sein, et votre chasteté s'y trouve fort ébranlée. Non contents de condamner l'union des sexes, réalisant le mot déjà si ancien de l'Apôtre, vous prohibez réellement les noces (1), ou le mariage qui en est la justification honnête. Je le sais, vous allez vous récrier, votre susceptibilité va s'irriter, vous attesterez que si vous recommandez, que si vous louez hautement la chasteté parfaite, cependant vous ne condamnez pas les noces. Et vous donnerez pour preuve la permission du mariage accordée à vos auditeurs qui forment le second ordre parmi vous. Quand vous l'aurez dit bien haut et avec une grande indignation, donnant à mes paroles toute la douceur possible, je vous ferai simplement cette question: N'est-ce pas vous, qui, par cette raison que la génération enchaîne une âme à la chair, la regardez comme un crime bien plus grave que l'union même des sexes? N'est-ce pas vous qui nous répétiez sans cesse de bien observer le temps pendant lequel la femme, après sa purification, devient plus apte à concevoir, et de nous abstenir alors, autant que possible, de toute relation avec elle, pour ne pas exposer une âme à s'unir à la chair? D'où je conclus que si vous permettez une épouse, ce n'est pas pour en avoir des enfants, mais pour satisfaire les passions. Or c'est pour engendrer des enfants que le mariage, comme les lois nuptiales le proclament, unit deux sexes différents. Dès lors quiconque voit un plus grand mal dans la génération que dans l'union, prohibe par cela seul le mariage; il fait de la femme, non plus une épouse, mais une prostituée qui, moyennant certaine donation, se prête à la passion de l'homme. Là où il y a épouse, il y a mariage. Or il n'y a pas mariage là où l'on empêche la maternité: l'épouse disparaît donc par là même. Il est donc bien vrai que vous défendez le mariage, et vous ne pouvez alléguer aucune raison qui vous lave de ce crime dont le Saint-Esprit vous accusait déjà prophétiquement.


66. D'un côté donc vous vous opposez fortement à ce que l'union des sexes enchaîne une âme à la chair; de l'autre vous affirmez



1. 1Tm 4,3

énergiquement que par la nourriture des saints l'âme se dégage des semences. Eh bien! malheureux, ne confirmez-vous pas les soupçons que les hommes forment contre vous? En vous nourrissant de froment, de fèves, de lentilles et d'autres semences, vous nous laissez croire que vous voulez délivrer l'âme de ces semences; pourquoi ne le croirions-nous pas aussi des semences animales? Ce n'est pas parce qu'elle n'a plus d'âme, que vous appelez impure la chair d'un animal tué, car vous pourriez en dire autant de la semence d'un animal vivant, semence dans laquelle vous croyez enchaînée l'âme qui apparaîtra dans l'enfant, et dans laquelle vous avouez s'être trouvée ensevelie l'âme de Manès lui-même. Et parce que vos auditeurs ne peuvent vous offrir ces semences pour les purifier, comment ne pas soupçonner que vous faites entre vous cette purification secrète, en évitant de vous révéler à eux, dans la crainte qu'ils ne vous abandonnent? Plaise à Dieu qu'il n'en soit pas ainsi! Mais enfin vous voyez à quels soupçons votre superstition donne libre cours et combien vous avez tort de vous irriter contre ceux qui s'y laissent aller, puisque tout cela résulte des aveux par lesquels vous proclamez que par la nourriture et le breuvage vous voulez arracher les âmes aux corps et aux sens. Je ne veux pas insister davantage, mais vous voyez combien l'invective pourrait être abondante et facile. D'un autre côté le sujet est tel qu'on le craint plutôt qu'on ne cherche à l'approfondir dans le discours. Du reste j'ai déjà suffisamment prouvé que je ne veux rien exagérer, et que je sais me contenter de faits visibles et de raisons évidentes. Passons donc à autre chose.



CHAPITRE XIX. CRIMES DES MANICHÉENS.


67. Maintenant nous savons que penser de vos trois sceaux. Voilà vos moeurs, voilà où aboutissent vos admirables préceptes. on n'y trouve rien de certain, rien de constant, rien de raisonnable, rien d'innocent. Tout, au Contraire, y est douteux, plus que cela, tout y est faux, contradictoire, absurde, abominable. On surprend dans ces moeurs des crimes si nombreux et si graves, que si l'on voulait dresser contre tous un réquisitoire, pour peu que l'on eût de talent on ferait des volumes (543) sur chacun. Si vous observiez vos préceptes, si vous traduisiez dans la pratique vos enseignements, vous offririez le plus frappant tableau d'ineptie, de folie et d'ignorance. Aussi vous contentez-vous d'en faire l'éloge et d'en exposer la théorie, mais sans les accomplir, et en cela vous donnez le plus hideux spectacle de la fraude, de la ruse et de la méchanceté.


68. Pendant neuf années tout entières je me suis fait votre auditeur assidu et vigilant (1), et jamais je n'ai pu connaître un seul élu qui au point de vue de ces préceptes, n'ait été reconnu coupable ou n'ait prêté flanc à de honteux soupçons: on en surprit beaucoup s'adonnant au vin et à la chair, beaucoup se livrant aux douceurs du bain. Nous ne tenons ces détails que de la renommée. Plusieurs ont été convaincus d'avoir séduit les femmes d'autrui et sur ce point il n'y a pas de doute possible. Mais supposons encore que la renommée ait quelque peu exagéré. J'ai vu moi-même, non pas moi seul, mais en compagnie, d'autres personnes qui ont dépouillé cette superstition ou que je voudrais en voir dépouillés, nous avons vu dans un carrefour de Carthage, sur une place très-fréquentée, non pas un seul, mais plus de trois élus apostropher des femmes qui passaient, avec des cris tellement lubriques qu'ils surpassaient de beaucoup ce qu'on peut imaginer de plus trivial en fait de débauche grossière. Ce qui nous a amenés À conclure que c'était là pour eux une habitude, et qu'ils se permettaient souvent ces licences entre eux, c'est qu'aucun d'eux rie parut s'occuper de la présence de ses compagnons, et tous paraissaient adonnés à la même corruption. Ces hommes, en effet, n'habitaient pas le même foyer, et peut-être venaient-ils de quitter le lieu de leurs assemblées. Quant à nous, nous fûmes profondément agités, et nous exhalâmes de graves plaintes. Et quel châtiment fut infligé pour une pareille faute? Je ne parle pas de l'expulsion de l'Eglise; mais y eut-il seulement une réprimande sévère, proportionnée à la grandeur du crime?


69. Pour expliquer cette impunité, la seule excuse possible c'est la crainte que l'on éprouvait de voir ces coupables, si on les frappait, trahir les secrets de la secte, à cette époque où les réunions publiques étaient interdites par la loi. Que devient alors cette prétention à soutenir qu'ils souffriront toujours


1. Confess., I. 1,c. 1. - 2. Ci-dessus, I. 1,c. 18, n. 34.

persécution dans le monde, et à s'appliquer, pour se donner un certain relief, ce que dit saint Jean de la haine des hommes pour la vérité (1)? Afin de prouver que c'est auprès d'eux qu'il faut chercher la vérité, ils s'appuient sur ce qu'il a été dit dans la promesse du Saint-Esprit, que ce monde ne peut pas le recevoir (2). Ce n'est pas ici le lieu de traiter ce su,jet. Du moins si, jusqu'à la fin du siècle, vous devez continuellement souffrir persécution, jusque-là aussi vous afficherez cette dissolution et l'impunité contagieuse de toutes ces hontes, par la raison que vous craindrez de punir les coupables.


70. C'est aussi la réponse qui noirs a été faite, quand nous adressant aux principaux de la secte nous nous plaignions de ce fait horrible au sein d'une réunion de femmes qui se croyaient parfaitement en sûreté, à cause de la réputation de sainteté des Manichéens, entrent plusieurs élus, et l'un deux éteint la lumière. Une de ces femmes, ignorant quel était celui qui la saisissait au milieu des ténèbres et lui faisait violence, ne put échapper à ses étreintes qu'en poussant des cris déchirants. Ce crime inouï n'est-il pas le fruit d'une longue habitude? Et ceci se passait alors même que l'on célébrait parmi vous les veilles d'une fête. De plus, supposé même qu'on n'eût à craindre aucune révélation, comment traduire en jugement devant l'évêque, un homme qui avait si bien prisses mesures pour ne pas être reconnu? Et puis, tous ceux qui avaient pénétré dans l'enceinte pouvaient être assurément enveloppés dans ce crime. Car ce fut au milieu des rires et des cris joyeux de l'assistance que la lumière fut éteinte.


71. Comment du reste ne pas donner cours aux plus graves soupçons, quand nous trouvions réunis dans ces assemblées, des hommes notoirement haineux, avares, adonnés à la bonne chère, querelleurs, et d'une mobilité sans égale? Pouvions-nous croire qu'ils s'abstiendraient de ce dont ils font profession de s'abstenir, alors qu'ils devaient ne rencontrer autour d'eux que l'obscurité et les ténèbres? A la vérité il y avait à cette époque parmi eux deux hommes d'une assez bonne réputation, d'un esprit facile, très-habiles dans la discussion et avec qui nous avions de préférence des relations d'estime et d'amitié: l'un d'eux que j'affectionnais davantage à raison de ses études littéraires est maintenant prêtre dans la



1. Jn 15,18 - 2. Jn 14,17

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secte. Mais tous deux se portaient une jalousie bien prononcée, et l'un reprochait à l'autre, non pas ostensiblement mais à mots couverts, d'avoir fait violence à l'épouse d'un auditeur. Pour se justifier, l'autre accusait du même crime un élu, ami intime dece même auditeur. Il ajoutait qu'entrant inopinément dans cette demeure il avait surpris les deux coupables et leur avait conseillé, de peur que quelque chose ne vint à transpirer, de dire que c'était là une calomnie inventée par son ennemi et son rival. Tout cela nous jetait dans l'embarras; sans nous prononcer d'une manière positive sur cet attentat, nous voyions avec peine cette haine que se portaient réciproquement deux hommes que nous regardions comme les plus parfaits, et de là nous nous laissions aller à toute sorte de conjectures.


72. Enfin il nous arrivait souvent de rencontrer au théâtre des élus mûris par l'âge, de moeurs sévères, et même un prêtre aux cheveux blancs. Je ne parle pas des jeunes gens que nous surprenions en pleine querelle au sujet d'acteurs et de cochers. C'est assez pour que nous puissions nous demander comment ils peuvent s'abstenir de crimes secrets, puisqu'ils ne peuvent vaincre cette curiosité qui les pose en spectacle aux yeux de leurs auditeurs, et les trahit lorsque surpris, ils rougissent et cherchent à se dérober à leurs yeux. Et cet autre saint dont les discussions nous attiraient en si grand nombre dans le quartier des marchands de figues, aurait-on connu ses désordres s'il avait pu, en s'attaquant à une vierge consacrée, n'en faire qu'une femme et non une mère? Mais la grossesse trahit ce crime secret et épouvantable. Sur la révélation que lui en fit sa mère, le jeune frère de cette vierge fut plongé dans la plus profonde douleur; et la religion seule l'empêcha de porter ce fait devant la justice. Il parvint à le faire expulser sans éclat de cette église. Mais il ne voulut pas laisser sans correction un crime que personne ne peut supporter; il s'adjoignit quelques amis, et ils tombèrent sur le coupable à coups de pied et à coups de poing. Ce dernier, déjà grièvement blessé, conjurait qu'on l'épargnât et invoquait l'autorité de Manès, s'écriant qu'Adam, le premier héros, avait péché, et qu'après sa faute il était devenu plus saint.


73. C'est là en effet l'idée que vous vous faites d'Adam et d'Eve. Vous avez inventé à leur sujet une longue fable, mais je n'en reproduirai que ce qui convient à mon sujet. Vous prétendez donc qu'Adam reçut de ses parents, ces avortons princes des ténèbres, une naissance telle, qu'il fut presque en entier composé de lumière, avec un très-faible mélange de ténèbres. A l'aide de cette abondance de bien il menait une vie sainte, quand la partie mauvaise l'inclina à l'oeuvre de chair. Telle fut donc sa chute et son péché; mais à partir de ce moment, sa vie devint plus sainte. Ne croyez pas cependant que je fasse retomber toute ma haine sur ce coupable qui sous l'extérieur d'un élu et d'un saint couvrit toute une famille de honte et d'infamie, par son action criminelle. Ce n'est pas là ce que je vous objecte, et même je veux bien croire que c'est là le fait d'un homme plutôt qu'une conséquence de vos habitudes. Je me contente donc de le lui reprocher à lui personnellement, sans vous en faire un crime. Cependant ce que je ne puis m'expliquer, c'est que vous supportiez et tolériez dans vos rangs de semblables forfaits, c'est que vous souteniez que l'âme est une partie de Dieu et que s'il s'y mêle un peu de mal, le bien n'en devient que plus abondant et plus fécond. Ne suffit-il pas d'accepter une semblable doctrine, si peu du reste que l'on soit agité par la passion, pour s'y abandonner tout entier, loin de s'appliquer à en réprimer les élans, à en dompter la violence?



CHAPITRE XX. CES MÊMES CRIMES DÉCOUVERTS A ROME.


74. Que dirai-je encore, de vos moeurs? J'ai cité les crimes que j'avais connus pendant mon séjour à Rome. Ce qui s'y est passé depuis mon absence, il serait trop long de le raconter. Pourtant je veux en dire un mot. Les choses ont revêtu une tulle publicité que les absents eux-mêmes ne peuvent les ignorer, et tout ce que j'avais appris m'a été confirmé à mon retour dans cette ville. J'en avais besoin, car malgré l'amitié et la sincérité de mon correspondant je n'avais pu me dépouiller de toute hésitation. Un de vos auditeurs, qui ne le cédait en rien aux élus dans cette mémorable abstinence, imbu du reste d'une éducation libérale et tout dévoué à l'honneur et à la prospérité de votre secte, souffrait depuis longtemps de s'entendre objecter sans cesse les moeurs (545) criminelles de tant de frères dispersés de tous côtés et sans habitation fixe. Il conçut donc le projet de réunir dans sa demeure et d'entretenir à ses frais, tous ceux qui se sentaient disposés à embrasser généreusement cette discipline. Il était tout à la fois et fort riche et très-économe. Ce dont il se plaignait c'était de voir ses efforts échouer devant la dissolution des évêques, sur le concours desquels il avait cru pouvoir compter. Enfin, il fit connaissance de votre évêque, homme d'un extérieur dur et d'une rusticité que j'ai pu constater moi-même, mais dont la dureté même lui parut être d'un puissant secours pour conserver les bonnes moeurs. Pendant longtemps il désira se mettre en contact avec lui, enfin cette jouissance lui fut accordée, et il en profita pour lui communiquer ses projets. L'évêque l'approuve et le félicite, il lui promet même de se faire le premier de ses hôtes. Aussitôt tous les élus que l'on put trouver à Rome se réunirent à lui. Dans une lettre de Manès on trouva un règlement de vie; plusieurs le jugèrent intolérable et se retirèrent; quelques-uns retenus par la honte persévérèrent.

On entreprit donc ce genre de vie dont on était convenu et que prescrivait une autorité aussi imposante. Bientôt l'on vit cet auditeur presser vivement tous ses hôtes d'observer fidèlement tous les points de la règle en se gardant bien de leur imposer autre chose que ce qu'il accomplissait lui-même. Mais des rixes très-fréquentes s'élevèrent entre les élus; ils se reprochèrent mutuellement leurs crimes. Pour lui, il gémissait profondément de cet état de choses, et ne négligeait rien, toutefois, pour les amener à faire des aveux complets. Ils révélèrent des choses atroces et infâmes. Alors seulement on connut ce qu'étaient ces hommes, qui seuls s'étaient cru capables de mener le genre de vie le plus conforme à leur doctrine. Que pouvait-on penser des autres, quel jugement porter sur leur conduite? Mais pourquoi insister davantage? Après avoir subi pendant quelque temps une sorte de coaction, ils déclarèrent qu'ils ne pouvaient plus supporter de tels préceptes: c'était la sédition qui commençait. L'auditeur défendait parfaitement et en peu de mots sa cause. Il soutenait, ou bien que l'on devait accomplir ces préceptes, ou bien qu'il fallait regarder comme un fou celui qui avait ainsi formulé des statuts que nul homme ne pouvait accomplir. Mais, et il devait en être ainsi l'opinion d'un seul fut écrasée sous les frémissements de la majorité. A la fin l'évêque lui-même céda et se couvrit de honte en prenant la fuite. On trouva que souvent il se faisait apporter de la viande en secret et contre la règle, et qu'il la payait au moyen d'une bourse particulière qu'il avait soin de tenir cachée.



Augustin, des moeurs. - CHAPITRE XVII. DU SCEAU DES MAINS.