Augustin, réfutation de l'Épître manichéenne appelée Fondame - CHAPITRE XXXVI. ORIGINE DU MAL, OU DE LA CORRUPTION DU BIEN.

CHAPITRE XXXVI. ORIGINE DU MAL, OU DE LA CORRUPTION DU BIEN.


41. En cherchant la nature du mal, nous avons trouvé qu'il n'est pas une substance naturelle, mais une chose contre nature. Maintenant cherchons-en l'origine. Si Manès s'était posé sérieusement la même question, il n'aurait pas rivé si étroitement sur lui les chaînes de l'erreur. Pourquoi cherchait-il d'abord l'origine du mal avant d'en chercher la nature? En agissant ainsi, il était naturel qu'il s'abandonnât à de folles divagations, à des rêves insensés, que ne peut plus secouer un esprit nourri de sensations charnelles. Eh bien! dira quiconque préfère la vérité à la chicane, quelle est donc l'origine de cette corruption qui nous a paru si évidemment le mal universel de toutes les choses bonnes, mais corruptibles? Celui qui pose cette question avec un vif désir de connaître la vérité et la ferme résolution d'en poursuivre la recherche avec persévérance, aura bientôt trouvé la solution, si surtout il ne néglige pas la prière. En effet, au moyen de la parole, les hommes réveillent bien en nous des souvenirs, mais celui qui nous enseigne véritablement, c'est le Maître par excellence, l'incorruptible Vérité, l'unique Maître intérieur. S'il s'est fait maître extérieur, c'est pour nous rappeler des choses extérieures aux choses intérieures; en prenant la forme d'esclave, il a voulu se montrer humble à ceux qui gisaient dans la bassesse afin de faire connaître sa sublimité à ceux qui s'élevaient. C'est en lui (140) que nos supplications espèrent, c'est par lui que nous implorons la miséricorde du Père, pour obtenir de lui ce que nous cherchons. Vous demandez l'origine de la corruption, on vous répond en quelques mots: la corruption vient de ce que les natures qui peuvent être corrompues n'ont pas été engendrées de Dieu, mais par lui tirées du néant; et comme la raison nous a prouvé précédemment que ces natures sont bonnes, ce serait une grande erreur de dire que ce n'est pas Dieu qui est l'auteur de tous les biens. On a pu dire que Dieu a créé souverainement tous les biens, mais cette phrase signifiait simplement que Dieu qui a créé ces biens est lui-même le souverain bien.



CHAPITRE XXXVII. DIEU SEUL EST LE SOUVERAIN BIEN.


42. Comment, dites-vous, le mal serait-il possible, si tout ce qui est, était souverainement bon? Cependant, admettons que Dieu le Père est le souverain bien; supposons ensuite que quelqu'un demande, s'il était un autre souverain bien, quelle en serait l'origine, nous répondrions sans hésiter que ce serait Dieu le Père qui est le souverain bien. Pour expliquer pieusement notre pensée, nous ajouterions que cet autre souverain bien est né de lui, et n'a pas été fait de rien; voilà pourquoi il est le bien suprême, c'est-à-dire incorruptible. Aussi nous paraît-il souverainement injuste de prétendre que ce qui a été fait de rien doit être le souverain bien au même titre que ce qui est né de Dieu. S'il l'a engendré, il l'a engendré ce qu'il est lui-même, puisque la génération est son couvre à lui seul. C'est donc à tort et par ignorance que l'on voudrait trouver des frères au Fils unique de Dieu, par qui le Père a créé de rien tous les biens, à moins que la question ne roule uniquement sur son humanité. En effet, les Ecritures le désignent clairement comme Fils unique et premier-né; fils unique du Père, premier-né d'entre les morts. «Et nous avons vu sa gloire, dit saint Jean c'était celle du Fils unique du Père, et il était rempli de grâce et de vérité (1)». Saint Paul dit de son côté: «Afin qu'il soit lui-même le premier-né parmi beaucoup de frères (2)».


43. Dirons-nous que ces biens qui auraient


1. Jn 1,14-18 - 2. Rm 8,29

été créés de rien n'existent pas, qu'il n'y a de bien que la nature même de Dieu? Ce serait porter envie à d'aussi grands biens; ce serait prononcer une parole impie, une injure, de penser que ces biens particuliers sont distincts de Dieu lui-même, et qu'il ne peut en exister aucun par la raison que Dieu lui serait préféré. Je pense qu'il est évident pour vous, âme raisonnable, que vous êtes inférieure à Dieu, et que vous reconnaissez d'autant mieux votre infériorité, qu'après Dieu personne ne revendique sur vous la supériorité. Souffrez cet aveu et montrez-vous plus généreuse envers Dieu, de peur qu'il ne vous repousse dans cet abîme, où sous l'étreinte d'angoisses trop justement méritées vous perdriez même l'estime du bien qui est en vous. Vous n'êtes plus qu'une nature orgueilleuse envers Dieu, si vous vous irritez contre ce qui l'emporte sur vous; et c'est faire à Dieu une trop sanglante injure que de refuser de le remercier d'avoir fait de vous un bien si grand que lui seul l'emporte sur vous. Cette vérité bien établie, gardez-vous de dire: je dois être la seule nature que Dieu ait faite; je voudrais, qu'il n'y eût pas d'autre bien après moi. Après Dieu vous êtes le premier bien, est-ce .qu'il ne doit y avoir que vous seul de bon? Une preuve frappante de la dignité à laquelle Dieu vous a élevée, c'est que lui qui avait naturellement empire sur vous, a créé d'autres biens sur lesquels vous puissiez dominer. Maintenant ne vous étonnez pas que ces biens se révoltent contre vous, et quelquefois même vous crucifient: le Seigneur n'a-t-il pas plus de puissance sur les choses qui vous servent que vous n'en avez vous-même? ses droits sont ceux du Maître sur les serviteurs de ses serviteurs. Qu'y a-t-il donc d'étonnant que ces biens sur lesquels vous exerciez votre empire, deviennent pour vous comme autant de châtiments pour punir vos péchés, ou votre rébellion contre Dieu? Dieu n'est-il pas la justice même? Si nous avions ici à examiner le péché originel, il nous serait facile de montrer que la nature humaine dans la personne d'Adam a réellement mérité tous ces maux; qu'il nous suffise de remarquer qu'on reconnaît la justice d'un maître à la justice de ses récompenses et de ses châtiments, au bonheur qu'il accorde aux justes et aux châtiments dont il frappe les pécheurs. Cependant vous n'avez pas été délaissé de toute miséricorde, (141) puisque par la succession même des choses et des temps, vous êtes appelé à rentrer dans votre premier état. Ainsi grâce à cette bienveillance infinie du Créateur, laquelle s'est étendue même jusqu'aux biens terrestres qui se corrompent et se reforment, votre supplice est mêlé de quelques soulagements. Comment donc ne pas rapporter à Dieu par la louange ce bel ordre de choses? comment, après avoir fait la triste expérience du mal, ne pas chercher un refuge auprès de Dieu seul? Concluons: les choses terrestres vous obéissent pour vous rappeler que vous êtes leur maître; et quand elles sont pour vous des instruments de souffrance, c'est pour que vous sachiez que vous devez servir le Seigneur.



CHAPITRE XXXVIII. LA NATURE EST L'OEUVRE DE DIEU, ET LA CORRUPTION, CELLE DU NÉANT.


44. Nous avons prouvé que la corruption, c'est le mal et qu'en cette qualité elle n'est pas l'oeuvre du Créateur, mais la conséquence du principe en vertu duquel nous avons établi que toutes les natures ont été créées de rien. Cependant, d'après l'ordre même établi par Dieu, la corruption ne peut nuire qu'aux natures inférieures, pour servir soit de supplice aux damnés, soit d'épreuve et d'avertissement à ceux qui rentrent dans la voie du bien et qui ont besoin de s'attacher au Dieu incorruptible et de demeurer incorrompus, ce qui pour nous est le seul bien nécessaire. En effet, le prophète nous dit: «Il m'est bon de m'attacher à Dieu (1)». Ne dites pas que Dieu ne devait pas faire les natures corruptibles. En effet, si Dieu les a faites, c'est en tant qu'elles sont natures, mais il ne les a pas faites en tant qu'elles sont corruptibles; il ne peut être l'auteur de la corruption, puisqu'il est l'incorruptibilité même. Si vous goûtez cette doctrine, rendez-en grâces à Dieu; si vous ne la goûtez pas, abstenez-vous de condamner témérairement ce que vous ne comprenez pas; demandez l'intelligence à celui qui est la lumière véritable. En effet, quand nous unissons ces deux mots: nature corruptible, nous associons deux idées très-distinctes; il en est de même quand nous disons: Dieu a créé de rien. Conservez à chacune de ces expressions sa signification


1. Ps 72,28

particulière, et vous comprendrez que s'il s'agit de la nature, c'est à Dieu qu'il faut en attribuer l'existence; s'il s'agit de la corruptibilité, elle découle du néant. Toutefois, quoique la corruption ne soit pas l'oeuvre de Dieu, elle est un instrument soumis à sa puissance, pour confirmer l'ordre général et déterminer le mérite des âmes. Voilà pourquoi nous disons qu'il est l'auteur de la récompense et du supplice. Ce n'est donc pas Dieu qui a créé la corruption, mais il a le pouvoir de lui abandonner comme victime celui qui a mérité d'être corrompu, c'est-à-dire celui qui a déjà commencé à se corrompre lui-même par le péché et s'est ainsi exposé à ressentir tous les déchirements de la corruption, après n'avoir voulu goûter que ses séduisantes caresses.



CHAPITRE XXXIX. EN QUEL SENS DIEU EST-IL L'AUTEUR DU MAL?


45. Nous lisons déjà dans l'Ancien Testament: «Je fais le bien et j'envoie le mal (1)». Mais le Nouveau est plus explicite, dans ces paroles du Sauveur: «Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et trouvent là le terme de leur puissance; mais craignez celui qui après avoir tué le corps a le pouvoir de précipiter l'âme dans l'enfer (2)». Que la corruption volontaire soit suivie de la corruption comme châtiment, ce juste jugement de Dieu nous est clairement révélé par l'Apôtre, en ces termes: «Le temple de Dieu est saint, et c'est vous qui êtes ce temple; et quiconque corrompt le temple de Dieu, Dieu le corrompra (3)». Si c'était dans la loi judaïque que nous lisions ces paroles, comme les Manichéens s'en empareraient pour lancer l'invective et accuser Dieu d'être l'auteur de la corruption! Craignant l'énergie de cette expression, beaucoup d'interprètes latins, à ce mot corrompra, ont substitué celui-ci: Dieu le perdra: sans s'écarter du sens, ils ont voulu échapper à la rudesse de l'expression. Il est certain cependant que mes adversaires n'auraient lias plus de ménagements pour ces mots: Dieu le perdra, si on les trouvait dans la loi ou dans les prophètes. Quoi qu'il en soit, il est hors de doute que les exemplaires grecs portent: «Quiconque corrompt le temple de Dieu, Dieu le corrompra». Quelqu'un se scandaliserait-il de ces paroles qui


1. Is 45,7 - 2. Mt 10,28 Lc 12,4 - 3. 1Co 3,17

142

pourraient laisser croire que Dieu est corrupteur? les Manichéens eux-mêmes répondent aussitôt que le mot: corrompra, signifie: livrera à la corruption. S'ils étaient animés d'aussi bonnes dispositions à l'égard de l'ancienne loi, ils y rencontreraient beaucoup de choses admirables; et au lieu de lacérer par haine ce qu'ils ne comprennent pas, ils se sentiraient saisis de respect et en chercheraient l'explication.



CHAPITRE XL. LA CORRUPTION TEND À LA DESTRUCTION.


46. Hésitez-vous à croire que la corruption vienne du néant? Souffrez alors que j'emprunte une comparaison qui rendra cette vérité plus sensible aux intelligences les plus paresseuses. Mettez donc en regard l'un de l'autre, l'être et le néant; entre les deux, placez, par exemple, un corps animé. Ce corps se forme, il naît, prend du développement selon son espèce, il se nourrit, se fortifie, s'embellit, s'affermit; or, pendant cette période de développement, de quel côté incline-t-il, est-ce vers l'être, ou vers le néant? Dès son origine même, il est; mais plus sa forme, son espèce et sa nature s'affermissent, plus il revêt les conditions de l'être, plus il tend vers l'être. Qu'il commence à se corrompre, que sa nature s'affaiblisse, que ses forces languissent, que sa vigueur s'épuise, que sa forme s'efface, que ses membres se disloquent, que l'harmonie de son corps disparaisse; qu'on se demande alors ou il tend par cette corruption, vers l'être ou vers le néant? La réponse ne saurait être douteuse; l'homme le plus aveugle, le moins intelligent comprend que plus un corps se corrompt, plus il tend vers sa propre destruction. Or, ce qui tend vers la destruction, tend vers le néant. Si donc Dieu est l'être essentiellement immuable et incorruptible, il suit de là que nous appelons néant ce qui n'est pas. Si donc, ayant en face de vous l'être et le néant, vous comprenez que plus un corps développe son espèce, plus il tend vers l'être, tandis que plus la corruption se développe, plus il tend vers le néant, comment hésitez-vous encore à reconnaître ce qui dans chaque nature vient de Dieu et ce qui vient du néant? L'être n'est-il pas selon la nature, et là corruption contre nature? En développant l'espèce, vous développez l'être, et nous avons dit que Dieu est l'être par excellence; au contraire, la corruption en se développant hâte la destruction, et ce qui n'est pas n'est rien. Pourquoi donc, demanderai-je de nouveau, né pas avouer ce qui vient de Dieu et ce qui vient du néant dans toute nature corruptible, c'est-à-dire, dans tout être que vous appelez nature et que vous appelez corruptible? Pourquoi donc vous obstiner à chercher entre telle nature et Dieu une opposition réelle? Si, pour vous, Dieu est l'être par excellence, l'être peut-il lui être contraire?



CHAPITRE XLI. SI LA CORRUPTION VIENT DE NOUS, C'EST PAR LA PERMISSION DE DIEU.


47. Mais, dites-vous, pourquoi donc la corruption détruit-elle ce que la nature a reçu de Dieu? Elle ne le détruit que quand Dieu le permet; or, il le permet quand cette destruction entre dans les plans de sa rigoureuse justice, pour faire ressortir la gradation des choses et le mérite des âmes. Ainsi, dès qu'une parole est prononcée, elle disparaît et fait place au silence. Cependant ce n'est que par cette succession de paroles qui passent et disparaissent que le langage ou le discours peut exister; ce sont les intervalles de silence qui en font toute la grâce et toute la beauté. Il en est dé même de la beauté grossière des choses temporelles, elle consiste surtout dans cette succession variée de choses qui passent et d'autres qui renaissent. S'il nous était possible de bien saisir et de comprendre cet ordre et ces caractères de la beauté, nous serions tellement frappés que nous n'oserions donner le nom de corruption à ces disparitions qui nous frappent. Quand nous souffrons de voir nous échapper ces choses temporelles que nous aimons, n'oublions pas que Dieu a voulu, par là, nous avertir que nous avons besoin d'expier nos péchés et de n'attacher notre coeur qu'aux choses éternelles.



CHAPITRE XLII. EXHORTATION A AIMER LE SOUVERAIN BIEN.


48. Ne cherchons donc pas dans cette beauté ce qui n'y est pas; et puisqu'elle n'a pas reçu ce que nous désirons trouver, regardons-la comme digne de nos mépris. Quant aux jouissances que nous y puisons, rapportons-en (143) toute la gloire à Dieu qui a daigné pour nous verser quelques rayons de sa bonté infinie sur ces natures infimes. Toutefois, que cette bonté matérielle ne captive pas nos coeurs, élevons nos pensées plus haut; n'y enchaînons pas notre intelligence et louons le Seigneur. Aspirons vers ce Bien qui ne subit pas le déplacement des lieux, les vicissitudes du temps, et qui est la source d'où découlent pour les choses de ce monde, la forme et la beauté. Pour entrevoir ce bien, purifions nos coeurs par la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a dit: «Bienheureux ceux qui ont le coeur a pur, parce qu'ils verront Dieu (1)». Il ne s'agit donc nullement ici des yeux du corps avec lesquels nous percevons la lumière physique répandue dans l'espace et divisée à l'infini. Le regard que nous devons purifier, c'est celui qui nous permet de voir, autant qu'il est possible en cette vie, ce qui est juste, ce qui est saint, ce qui constitue la beauté de la sagesse. Celui qui a reçu le privilège de cette vision surnaturelle n'éprouve plus que dégoût ou du moins de l'indifférence pour les beautés de ce monde; et il sent que pour se livrer à cette contemplation il doit arracher son âme à la dissipation et la fixer dans ce monde spirituel.


1. Mt 5,8



CHAPITRE XLIII. CONCLUSION.


49. Cette vision surnaturelle n'a pas de plus grands ennemis que ces fantômes que notre imagination se crée par le moyen des sens. Prenons donc en horreur cette hérésie, qui, se faisant l'esclave de ces fantômes, jette comme une masse informe et répand la substance divine à travers l'espace, cet espace fût-il infini, et la mutile ensuite sur un point, afin d'y trouver une place pour le mal. Pour comble d'aveuglement, cette hérésie ne saurait comprendre que le mal n'est pas une nature, mais qu'il est contre nature; de plus, comme il est des biens sans lesquels on ne peut concevoir l'existence d'aucune nature, par exemple l'espèce, la forme, l'harmonie des parties, ces hérétiques ont fait de tous ces biens comme autant d'ornements du mal, afin d'ensevelir le mal lui-même sous l'abondance du bien. Mais terminons ici ce livre: si Dieu nous en fait la grâce, nous aurons occasion, dans d'autres écrits, de réfuter toutes ces erreurs issues de l'orgueil et de la démence.

Traduction de M. BURLERAUX


Augustin, réfutation de l'Épître manichéenne appelée Fondame - CHAPITRE XXXVI. ORIGINE DU MAL, OU DE LA CORRUPTION DU BIEN.