Augustin, nature du bien


DE LA NATURE DU BIEN





CHAPITRE PREMIER. DIEU, BIEN SUPRÊME ET INCORRUPTIBLE.

Dieu, tel est le bien suprême et infini; c'est dire clairement que ce bien est souverainement immuable et dès lors essentiellement immortel, essentiellement éternel. Tous les autres biens particuliers n'ont d'autre principe que ce bien suprême, mais ils ne sont pas de même nature. Ce qui est de même nature que lui, n'est autre que lui-même; mais ce qui a été fait par lui, n'est pas ce qu'il est lui-même. Puisque seul il est immuable, tous les autres biens tirés du néant sont soumis au changement. S'ils existent, c'est de lui qu'ils ont reçu l'être, car il est tout-puissant, et du néant ou de ce qui n'est as il peut créer des biens ou plus grands ou plus petits, célestes et terrestres, spirituels et corporels. Il est aussi souverainement juste . voilà pourquoi ce qu'il a tiré du néant, il n'a pu l'égaler à ce qu'il a engendré de sa propre nature. Ainsi donc, tous les biens particuliers, quel que soit leur degré dans l'échelle des êtres, les grands comme les petits, n'ont que Dieu pour principe. D'un autre côté, toute nature en tant que nature est toujours un bien; à ce titre elle est nécessairement l'oeuvre du Dieu suprême et véritable, car tous les biens, que leur excellence les rapproche du souverain bien ou que leur simplicité les en éloigne et les place au dernier rang, tous ont infailliblement pour principe le bien suprême. De là je conclus que tout esprit est soumis au changement, et que tout corps vient de Dieu: l'esprit et la matière c'est là toute la nature créée. Donc toute nature est nécessairement ou esprit ou corps. Dieu aussi est Esprit, mais l'Esprit immuable; tout esprit soumis au changement n'est qu'une nature créée, quoique supérieure au corps. De son côté, le corps n'est pas un esprit, quoique dans le sens figuré on donne le nom d'esprit au vent, parce qu'il nous est invisible en lui-même, quoique ses effets nous soient parfaitement sensibles.



CHAPITRE II. COMMENT CES PRINCIPES SUFFISENT POUR RÉFUTER LES MANICHÉENS.

Nous connaissons des hommes qui, ne pouvant comprendre que toute nature, esprit ou corps, est bonne par elle-même, parce qu'ils voient l'esprit victime de l'iniquité, et le corps, de la mortalité, ne trouvent d'autre parti à prendre que de soutenir que Dieu n'est l'auteur ni de l'esprit méchant ni du corps mortel. C'est à eux que nous nous adressons en ce moment. Ils avouent que tout ce qui est bien n'a d'autre principe que le Dieu suprême et véritable: c'est là une vérité hors de toute discussion, et je déclare que s'ils veulent en peser les conséquences, elle suffit à elle seule pour les arracher à l'erreur.


CHAPITRE 3. BIENS GÉNÉRAUX QUE NOUS TROUVONS DANS LES CHOSES CRÉÉES.

Nous, catholiques, nous adorons Dieu principe de tous les biens grands ou petits, principe de tout monde grand ou petit, principe de toute beauté grande ou petite, principe de tout ordre grand ou petit. Plus les choses créées reflètent le mode, la beauté et l'ordre, plus elles sont bonnes-; moins elles brillent par le mode, la beauté et l'ordre, moins elles sont bonnes. Sans parler d'une multitude d'autres caractères qui découlent plus ou moins directement de ceux-ci, je dis que le mode, la beauté et l'ordre sont trois biens.généraux que nous rencontrons dans toutes les choses créées, spirituelles ou corporelles. Dieu surpasse donc infiniment toute créature quant au mode, quant à la beauté et quant à l'ordre; il ne s'agit pas ici d'une supériorité (439) résultant de l'élévation locale, mais d'une puissance ineffable et divine, d'où découle nécessairement tout ce qui est mode, beauté ou ordre. Là où ces trois caractères sont à un haut degré, le bien y est dans la même proportion; de même, le bien est médiocre, là où ils sont à un faible degré; sont-ils nuls? le bien y est également nul. De même, là où ces trois caractères sont grands, les natures sont grandes; s'ils sont faibles, les natures sont petites; s'ils manquent absolument, la nature est nulle. Donc toute nature est bonne.



CHAPITRE IV. LE MAL N'EST QUE LA CORRUPTION DU MODE, DE LA BEAUTÉ ET DE L'ORDRE.

Avant de demander d'où vient le mal, il faut d'abord chercher quelle est sa nature. Or, le mal n'est autre chose que la corruption ou du mode, ou de la beauté, ou de l'ordre naturel. La nature mauvaise est donc celle qui est corrompue; car toute nature qui n'est pas corrompue est bonne. Même la nature corrompue ne laisse pas que d'être bonne en tant qu'elle est nature; mais elle est mauvaise en tant qu'elle est corrompue.



CHAPITRE V. UNE CHOSE D'UN ORDRE SUPÉRIEUR, QUOIQUE CORROMPUE, L'EMPORTE SUR UNE CHOSE D'UN ORDRE INFÉRIEUR, QUOIQUE NON CORROMPUE.

Il peut arriver qu'une nature, placée dans un ordre plus élevé quant au mode et quant à la beauté, se corrompe et reste cependant supérieure à une autre nature non corrompue, mais placée dans un ordre inférieur quant au mode et quant à la beauté. C'est ainsi qu'en se renfermant dans l'effet produit sur les yeux de l'homme, l'or, même corrompu, l'emporte sur l'argent non corrompu; et que l'argent, quoique corrompu, l'emporte à son tour sur le plomb non corrompu. Il en est de même dans les choses morales et spirituelles. Ainsi une puissance rationnelle, quoique corrompue, reste supérieure à toute substance privée de raison, quoique non corrompue; un esprit, quoique corrompu, est supérieur à un corps quoique non corrompu. En effet, toute nature qui, en vertu de sa supériorité sur le corps, est pour lui un principe de vie, l'emporte toujours sur une nature qui n'a pas la vie par elle-même. Supposez un esprit de vie aussi corrompu que vous voudrez, il peut toujours donner la vie au corps; et, en cette qualité, fût-il corrompu, il l'emporte sur le corps, celui-ci fût-il dans toute son intégrité.



CHAPITRE VI. LA NATURE INCORRUPTIBLE CONSTITUE LE SOUVERAIN BIEN.

Si la corruption détruit, dans les choses corruptibles, tout ce qui y constituait le mode, la beauté et l'ordre, elle détruit aussi par le fait la nature elle-même. Il suit de là que toute nature essentiellement incorruptible est par elle-même le souverain bien, c'est-à-dire Dieu. Dès lors toute nature soumise à la corruption n'est qu'un bien imparfait et particulier, car la corruption ne peut l'atteindre qu'en détruisant ou en diminuant en elle ce qui constitue sa bonté.



CHAPITRE VII. POUR LES AMES RAISONNABLES IL Y A UNE CORRUPTION VOLONTAIRE ET UNE CORRUPTION PÉNALE.

Tel est le don fait par le Créateur aux créatures les plus excellentes, c'est-à-dire aux esprits raisonnables, que s'ils le veulent, ils peuvent se soustraire à la corruption. En effet, s'ils se conservent dans une parfaite dépendance à l'égard du Seigneur, ils restent en communication avec son incorruptible beauté; au contraire, s'ils se révoltent contre Dieu, c'est volontairement qu'ils se livrent à la corruption du péché, et ensuite ils subiront involontairement la corruption pour châtiment. Dieu est pour nous un bien si grand et si généreux, qu'en nous attachant à lui, aucun mal ne peut nous atteindre; de même, parmi les choses créées, la nature raisonnable est une chose si excellente, qu'aucun bien ne peut la rendre heureuse si ce n'est Dieu. En péchant, l'homme sort de l'ordre, le châtiment l'y fait rentrer; mais parce que cet ordre n'est pas conforme à sa nature, nous l'appelons une peine. Au contraire, envisagé par rapport à sa faute, ce châtiment lui est parfaitement approprié .: voilà pourquoi nous l'appelons justice.

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CHAPITRE VIII. DE QUOI RÉSULTE LA BEAUTÉ DE L'UNIVERS.

En dehors de l'esprit raisonnable, aucune des autres créatures inférieures ne peut être ni heureuse ni malheureuse. Toutefois, comme l'ordre et la beauté rendent ces natures bonnes en elles-mêmes; comme, en cette qualité, c'est de Dieu seul qu'elles ont reçu l'existence et la bonté, nous affirmons sans crainte que ces natures d'un degré inférieur ont été ordonnées de telle sorte que les plus faibles doivent le céder aux plus fortes, les plus fragiles aux plus durables, les plus impuissantes aux plus puissantes, les terrestres aux célestes; l'harmonie de l'ensemble résulte de cette dépendance générale. Dans l'ordre naturel les choses paraissent et disparaissent pour faire place à d'autres: cette variété est un des principaux caractères de la beauté; de cette manière, ce qui périt ou cesse d'être ne porte aucune atteinte au mode, à la beauté et à l'ordre de l'ensemble. Voyez un discours: chaque syllabe, chaque son naît et disparaît; et de cette succession bien harmonisée résulte la beauté du discours.



CHAPITRE IX. CHAQUE FAUTE A SON CHATIMENT DÉTERMINÉ.

Quant à fixer la nature et la gravité du châtiment dû à telle faute, l'homme n'y peut rien, Dieu seul en est juge. Quand Dieu fait remise de ce châtiment aux pécheurs convertis, c'est un effet de sa bonté infinie, mais il n'y a aucune injustice de sa part, quand il frappe le coupable du châtiment qu'il mérite; car la nature de l'ordre exige que le pécheur gémisse plutôt dans son supplice, que de se réjouir impunément dans son péché. Eh bien! fût-elle accablée dans son châtiment, cette nature présente encore du mode, de la beauté et de l'ordre, elle est donc encore un bien en elle-même; elle ne cesserait d'être un bien qu'en cessant d'être une nature, c'est-à-dire en perdant entièrement le mode, la beauté et l'ordre.



CHAPITRE X. LE NÉANT, PRINCIPE ET CAUSE DE LA CORRUPTION.

Toutes les natures corruptibles ne sont donc des natures que parce qu'elles ont reçu l'être de Dieu. D'un autre côté, elles ne seraient pas corruptibles si elles avaient été engendrées de la substance divine, car alors elles seraient ce qu'est Dieu lui-même. Dès lors, de quelque mode, de quelque beauté, de quelque ordre qu'elles jouissent, elles n'en jouissent que parce qu'elles ont été créées par Dieu; et si elles sont corruptibles, c'est uniquement parce qu'elles ont été tirées du néant. N'est-ce donc pas une sacrilège audace d'égaler le néant à Dieu, en comparant ce qui est né de Dieu avec ce qui est sorti du néant?



CHAPITRE 11. COMMENT UNE CHOSE PEUT NUIRE, ET A QUI.

Rien ne peut nuire à Dieu, de quelque manière que ce soit; quant aux créatures, rien ne doit leur nuire injustement. En effet, s'il en est qui nuisent injustement, la volonté injuste qui les dirige leur sera imputée comme un crime. D'un autre côté, la puissance qui leur permet de nuire, c'est de Dieu même qu'ils la tiennent, et Dieu sait quels châtiments méritent à leur insu, ceux à qui il permet que le mal arrive.



CHAPITRE XII. TOUS LES BIENS VIENNENT DE DIEU.

Si nos adversaires qui supposent l'existence d'une nature que Dieu n'a pas créée, voulaient seulement réfléchir sur ces considérations si simples et si évidentes, ils ne seraient plus tentés de recourir à ces nombreux blasphèmes par le moyen desquels ils prétendent concilier le souverain mal avec des biens de toute sorte, et trouver en Dieu des maux si nombreux. Comme je l'ai dit plus haut, il suffirait, pour les ramener à la vérité dont l'évidence les frappe malgré eux, qu'ils voulussent ne pas perdre de vue que tout ce qui est bien ne peut venir que de Dieu. Soutenir que les grands biens viennent de celui-ci, et les petits biens de celui-là, c'est une absurdité; tous les biens, grands et petits, n'ont d'autre principe que Dieu, qui est le souverain bien.



CHAPITRE XIII. DIEU, SOURCE DE CHAQUE BIEN PARTICULIER.

Enumérons tous les biens en aussi grand nombre qu'il nous sera possible, et quand nous aurons attribué à Dieu tous ceux dont il (441) est la source, nous verrons si, en dehors de ces biens, une seule nature nous paraîtra capable d'exister. Toute existence grande et petite, toute puissance grande et petite, toute santé grande et petite, toute mémoire grande et petite, toute force grande et petite, tout entendement, toute tranquillité, toute richesse, tout sentiment, toute lumière, toute suavité, toute mesure, toute beauté, toute paix et autres biens semblables soit spirituels, soit corporels, tout mode, toute forme, tout ordre grand et petit, tout cela ne peut venir que de Dieu. Celui qui voudra abuser de tous ces biens, Dieu le frappera dans sa justice; supposez au contraire qu'aucun de ces biens n'existe, comment une seule nature pourrait-elle exister?



CHAPITRE XIV. POURQUOI LES BIENS INFÉRIEURS SONT DÉSIGNÉS DIFFÉREMMENT.

Parmi ces biens, ceux qui sont d'un ordre inférieur portent, il est vrai, des noms contraires, mais ce n'est que par comparaison avec ceux d'un ordre supérieur. Par exemple, la forme humaine est le véritable type de la beauté; si à cette beauté vous comparez celle du singe, cette dernière vous paraîtra une difformité véritable. Cela suffit pour qu'un ignorant se trompe jusqu'à appeler la première un bien, la seconde un mal; il ne considère plus dans le corps du singe le mode qui lui est propre, l'harmonie des membres, la concordance des parties, le soin de son existence et une multitude d'autres choses qu'il serait trop long d'énumérer.



CHAPITRE XV. LA BEAUTÉ DANS LE CORPS D'UN SINGE EST UN BIEN, QUOIQUE D'UN ORDRE INFÉRIEUR.

Faisons en sorte d'être compris, même par les intelligences les plus paresseuses; poussons à bout ceux qui s'obstinent dans leur résistance et refusent d'avouer l'évidence; demandons-leur si la corruption peut nuire au corps d'un singe. Si la corruption peut le rendre plus laid, que lui enlèvera-t-elle? n'est-ce pas le bien de la beauté? Au contraire, aussi longtemps que cette beauté persévère, aussi longtemps subsiste la nature même du corps. Mais puisque la nature est détruite par le fait même de la destruction du bien, il faut conclure rigoureusement que la nature est bonne. De même, dans la lenteur nous voyons le contraire de la rapidité; et cependant on ne peut appeler lent celui qui ne se donne aucun mouvement. Le son aigu- nous paraît contraire au son grave; faites que la voix n'ait plus ni forme ni caractère, vous tombez dans le silence le plus profond; et cependant le silence est regardé comme étant le contraire de la voix. Ce qui est clair et ce qui est obscur nous paraissent deux choses contraires; et cependant, même ce qui est obscur possède encore quelque lumière, car si la lumière manquait absolument, les ténèbres dans l'absence de toute lumière seraient ce qu'est le silence par l'absence de toute voix.



CHAPITRE XVI. DIEU A JUSTEMENT ORDONNÉ LA PRIVATION DES BIENS.

Nous remarquons dans les choses créées une belle variété dans la distribution des biens, et pour peu qu'on y prête attention on est frappé de l'admirable succession dans laquelle ils se présentent. Par exemple, Dieu, en privant de lumière certains lieux du monde et certaines heures du jour, s'est montré aussi sage dans la formation des ténèbres que dans la création du jour. Les silences dont nous entrecoupons un discours, en rehaussent la beauté et prouvent notre talent; combien plus belles assurément sont les privations dont certains objets furent frappés de la part du Créateur de toutes choses! De là vient que, dans le cantique des trois jeunes israélites, la lumière et les ténèbres louent de concert le Seigneur (1), c'est-à-dire qu'elles soulèvent le besoin de la louange dans le coeur de ceux qui savent les contempler.



CHAPITRE XVII. AUCUNE NATURE N'EST MAUVAISE EN ELLE-MÊME.

Aucune nature, comme telle, n'est donc mauvaise, et le mal en elle n'est qu'une diminution du bien. Si, à force de diminuer, le bien disparaissait entièrement, toute nature serait anéantie par le fait, non-seulement telle nature en particulier, non-seulement la nature imaginée par les Manichéens, et dans la

1. Da 3,72

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quelle nous trouvons tant de caractères de bonté, mais toute nature dont il soit possible de se faire l'idée.



CHAPITRE XVIII. L'HYLÉ DES ANCIENS N'ÉTAIT PAS UN MAL.

Cette matière que les anciens appelaient Hylé, ne doit pas être regardée comme un mal en soi. Je ne parle pas de ce je ne sais quoi, que Manès, dans son orgueilleuse démence, a appelé Hylé. Comme il lui attribuait la formation des corps, on a conclu qu'il en faisait un Dieu, car Dieu seul a le pouvoir de former et de créer les corps. En effet, pour qu'un corps existe, il doit présenter un mode, une forme, un ordre, trois caractères qui sont tout autant de biens réels, et qui ne peuvent avoir d'autre principe que Dieu, comme, sans doute, ils en conviennent eux-mêmes. Or, cette Hylé n'est qu'une matière informe et sans qualité, ce qui ne les empêche pas de croire que c'est d'elle que sont formées toutes les qualités que nous percevons dans les objets; une telle doctrine était déjà professée par les anciens. C'est, du reste, sous ce nom que les Grecs désignent la forêt, parce qu'elle fournit les matériaux aux constructions, quoique par elle-même elle soit incapable de faire quoi que ce soit. Même, cette Hylé ne doit donc pas être regardée comme un mal, quoique, loin de la percevoir par une forme extérieure déterminée, on puisse à peine s'en faire une idée par l'absence de toute forme. Il suffit qu'elle soit capable de recevoir telle forme que ce soit; or, si elle n'avait pas au moins cette capacité, on ne pourrait plus l'appeler matière. Si donc la forme est un bien comme la beauté, la capacité même de recevoir une forme doit également être un bien. La sagesse est un bien; c'est un bien aussi d'être capable de sagesse. Et puisque tout bien vient de Dieu, il faut rigoureusement conclure que cette matière grossière dont nous parlons, si elle existe, ne peut être que l'oeuvre de Dieu.



CHAPITRE XIX. L'ÊTRE VÉRITABLE N'APPARTIENT QU'A DIEU.

Quelle magnificence dans cette parole adressée par Dieu à son serviteur: «Je suis Celui qui suis; et tu diras aux enfants. d'Israël: «Celui qui est m'a envoyé vers vous (1)». Dieu est l'être parfait, puisqu'il est immuable. En effet, un objet, en changeant, devient ce qu'il n'était pas; il n'y a donc que celui qui est immuable qui ait l'être véritable; et tout ce qui a été créé par lui a reçu de lui une manière d'être particulière. Celui qui est l'être souverain, n'a donc pour opposé que le néant; et puisque tout bien vient de lui, ce qui n'a qu'une bonté naturelle vient également de lui, puisque tout ce qui a l'être naturel est bon. D'où je conclus de nouveau que toute nature est bonne, que tout bien vient de Dieu; et, par conséquent, que toute nature vient de Dieu.



CHAPITRE XX. LA DOULEUR DANS LES NATURES BONNES.

La douleur, que certains hommes regardent comme le plus grand de tous les maux, qu'il s'agisse de la douleur de l'esprit ou de la douleur du corps, ne peut se rencontrer que dans les natures bonnes. En effet, ce qui résiste jusqu'à la douleur affirme à sa manière qu'il refuse de ne pas être ce qu'il était, parce qu'il était bien. Quand c'est pour devenir meilleur que l'on souffre, la douleur est utile; quand c'est pour devenir pire, la douleur est inutile. La douleur dans l'esprit n'est donc, à proprement parler, que l'effort de la volonté pour résister à une puissance supérieure; dans le corps, ce qui constitue la douleur, c'est la résistance opposée par les sens à un corps plus puissant. Les plus grands maux sont ceux qui sont sans douleur; ainsi, se réjouir de l'iniquité est un mal bien plus grand que de s'attrister de la corruption. Toutefois cette joie, même dans l'iniquité, ne peut venir que de l'acquisition de biens d'un ordre inférieur, tandis que l'iniquité est un acte de renoncement aux biens supérieurs. De même, quand il s'agit du corps, une plaie accompagnée de douleur est préférable à une putréfaction sans douleur: ce qui constitue proprement la corruption. Cette corruption n'a pas été goûtée par le corps du Sauveur, et ainsi fut accomplie la prophétie: «Vous ne permettrez pas que votre saint voie la corruption (2)». Ne sait-on pas que ce corps a été perforé par les clous et transpercé par une lance? Du reste, la corruption même du corps n'est possible qu'autant qu'il y a quelque bien à détruire.

1. Ex 3,14 - 2. Ps 15,10 443

Si toute espèce de bien a disparu, la nature même a cessé d'être, et la corruption, par le fait, devient impossible.



CHAPITRE XXI. ETYMOLOGIE DE L'EXPRESSION: MODIQUE.

Ce qui est petit, exigu, nous le désignons d'ordinaire par cette expression: modique; et cela, parce qu'il y a encore un certain mode qui résiste, autrement cet objet n'existerait pas. Au contraire, ce qui prend des proportions trop grandes s'appelle immodique, immodéré, et ce trop constitue de lui-même une faute; cependant, sous un Dieu qui a tout disposé avec poids, nombre et mesure (1), il est nécessaire que, même ces excès soient enchaînés dans un mode quelconque.



CHAPITRE XXII. LE MODE SE TROUVE-T-IL EN DIEU DE QUELQUE MANIÈRE.

On ne saurait dire que le mode s'applique à Dieu, dans la craince qu'on ne lui suppose une fin. Toutefois, ce serait un blasphème de soutenir que Dieu est immodéré dans son être, puisque c'est lui qui est la source du mode sans lequel rien ne pourrait exister. D'un autre côté, on ne peut pas dire que Dieu est modéré, en ce sens du moins qu'il aurait reçu le mode d'un être étranger. Il nous suffit donc de dire qu'il est le mode suprême, en entendant par là qu'il est le souverain bien. En effet, tout mode est un bien en soi; d'où il suit que tout ce qui est modéré, modeste, modifié, mérite nos, éloges. Nous prenons aussi quelquefois le mode dans le sens de fin ou de terme:c'est ainsi que nous disons qu'il n'y a aucun mode, quand il n'y a aucune fin; souvent c'est là un titre d'éloges comme dans ces paroles: «Et son royaume n'aura pas de fin (2)». On pourrait dire également: Son règne n'aura pas de mode, en donnant à ce mot la signification de fin ou de terme; car, dans son sens premier, il exprimerait l'absence complète de règne, puisque ce n'est pas régner que de régner sans mode.

1. Sg 11,21 - 2. Lc 1,33



CHAPITRE XXIII. POURQUOI DIT-ON UN MAUVAIS MODE, UNE MAUVAISE FORME, UN MAUVAIS ORDRE?

On dit d'un mode, d'une forme, d'un ordre qu'ils sont mauvais, quand ils sont inférieurs à ce qu'ils devraient être, ou quand ils ne sont pas appliqués aux objets auxquels ils conviennent, ou qu'ils leur sont appliqués d'une manière inconvenante. Ainsi on dit de quelqu'un qu'il n'a pas agi suivant un bon mode, soit parce qu'il n'a pas fait ce qu'il devait, soit parce qu'il n'aurait pas dû agir de cette sorte en telle matière, soit parce qu'il a violé les règles de la convenance. En conséquence, il peut se faire qu'on lui reproche son acte, non pas à cause de l'acte en lui-même, mais uniquement parce qu'il ne lui a pas imprimé le mode convenable. De même, la forme peut paraître mauvaise, uniquement par comparaison avec une forme plus belle ou mieux proportionnée; celle-là sera moindre, celle-ci sera plus grande, non pas quant à la masse, mais quant à la beauté. Elle peut aussi être défectueuse parce qu'elle n'aurait pas dû être appliquée à tel objet auquel elle ne convient pas: par exemple, il est indécent qu'un homme se promène nu dans une place publique, tandis qu'il est tout naturel de le voir nu dans un bain. Enfin l'ordre lui-même est mauvais, quand il est inférieur à ce qu'il devrait être; qu'une chose soit moins ordonnée ou ordonnée autrement qu'il ne faut, cela suffit pour qu'elle paraisse désordonnée. Toutefois, partout où nous rencontrons un certain mode, une certaine forme, un certain ordre, nous pouvons affirmer qu'il y a là quelque bien, quelque nature; au contraire, là où il n'y a aucun mode, aucune forme, aucun ordre, il n'y a non plus aucun bien, aucune nature.



CHAPITRE XXIV. L'IMMUTABILITÉ DE DIEU PROUVÉE PAR L'ÉCRITURE.

Nous devons toujours chercher dans les saintes Ecritures le fondement à l'édifice de notre croyance et aux investigations de la raison; de cette manière, ceux qui ont l'intelligence moins perspicace peuvent toujours s'appuyer sur l'autorité et mériter ainsi de comprendre. Quant à ceux qui ont l'intelligence plus développée, mais qui n'ont pas des (444) saintes lettres une connaissance suffisante, qu'ils se gardent bien de croire que nous comptons plus sur notre intelligence que sur les livres sacrés. Parlant donc de l'immutabilité de Dieu, le Psalmiste s'écrie: «Vous les changerez et ils seront changés; vous, au contraire, vous êtes toujours le même (1)». Nous lisons au livre de la Sagesse: «Elle demeure en elle-même, et renouvelle toutes choses (2)». Saint Paul nous dit: «Gloire au Dieu invisible, incorruptible (3)»; saint Jacques: «Tout don excellent et parfait nous vient d'en haut, du Père des lumières, en qui il n'y a ni changement, ni obscurité du moment (4)». D'un autre côté, pour nous prouver que ce qui est engendré de Dieu est de la même nature que lui, le Sauveur nous dit: «Moi et mon Père nous ne sommes qu'un (5)». Pour nous prouver que le Fils n'a été ni fait ni créé, mais qu'il a fait toutes choses, l'écrivain sacré s'exprime ainsi: «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Tout a été fait par lui, et sans lui rien n'a été fait (6)»; c'est-à-dire que rien de ce qui a été fait n'a été fait sans lui.



CHAPITRE XXV. FAUSSE INTERPRÉTATION DE CES PAROLES: RIEN N'A ÉTÉ FAIT SANS LUI.

Que penser de l'extravagance de certains hérétiques qui veulent que le mot rien signifie quelque chose dans le sens positif, et en donnent pour raison que ce mot a été placé à la fin de la phrase? Quelque chose a été fait, disent-ils, et puisque quelque chose a été fait, le mot rien signifie ce quelque chose. Assurément le besoin de contredire leur a fait perdre le sens commun; aussi ne peuvent-ils pas comprendre que cette proposition: «Sans lui il n'a été fait rien», est identiquement la même que celle-ci: «Sans lui rien n'a été fait». Prenons une autre forme, en donnant au mot rien un sens positif, remplaçons-le par le mot maison; nous aurons alors: Sans lui fut faite la maison, ou, ce qui revient au même. Sans lui la maison fut faite. Laissons maintenant au mot rien son sens naturel de néant, et nous retrouvons l'identité de ces deux propositions: Sans lui rien n'a été fait; sans lui il n'a été fait rien. Supposé qu'on demande à quelqu'un: Qu'avez-

1. Ps 101,27 - 2. Sg 7,27 - 3. 1Tm 1,17 - 4. Jc 1,17 - 5. Jn 10,30 - 6. Jn 1,1-3

vous fait, et qu'il réponde: Rien; que penserait-on d'un calomniateur qui lui dirait: Vous avez donc fait quelque chose, car le mot rien signifie quelque chose? Mais nous trouvons le Sauveur lui-même se servant de la même expression à la fin d'une phrase: «Et je n'ai jamais rien dit secrètement (1)»; qu'ils lisent donc et se renferment dans un profond silence.



CHAPITRE 26. LES CRÉATURES TIRÉES DU NÉANT.

Dieu n'a pas engendré les créatures de sa propre substance, il les a faites par son Verbe, et pour les faire il ne s'est pas servi d'une matière préexistante, mais il les a tirées du néant; voilà pourquoi l'Apôtre a dit: «Les choses qui ne sont pas, Dieu les appelle comme celles qui sont (2)». Le passage suivant du livre des Macchabées est plus formel encore: «Je vous en prie, mon fils, regardez le ciel, la terre et tout ce qu'ils renferment; voyez et sachez que rien de tout cela n'existait et n'avait besoin d'être pour que Dieu nous créât (3)». Nous lisons au livre des psaumes-, «Dieu dit, et tout a été fait (4)». Il est donc évident que ce n'est pas de lui-même que Dieu a engendré tout ce qui existe; il a tout créé par la puissance de sa parole et de son commandement. Si ce n'est pas de lui qu'il a tiré toutes choses, c'est donc du néant. Et en effet, où pouvait-il prendre ailleurs la matière de la création, puisque l'Apôtre dit clairement: «Tout est de lui, par lui et en lui (5)».



CHAPITRE 26I. EXPLICATION DES PAROLES DE L'APÔTRE.

Ce mot: Tout est de Dieu, ne signifie pas que tout soit de la substance de Dieu; ce qui est de sa substance est assurément de lui; mais tout ce qui est de lui n'est pas pour cela de sa substance. Le ciel et la terre sont de lui parce qu'il les a créés, mais ils ne sont pas de lui en ce sens qu'ils sont de sa substance. Qu'un homme donne naissance à un fils et construise une maison: le fils et la maison sont de lui; mais le fils est formé de sa propre substance, tandis que la maison est formée de terre et de bois. De plus, ces matériaux de construction lui sont nécessaires parce qu'il est homme et

1. Jn 18,20 - 2. Rm 4,17 - 3. 2M 7,28 - 4. Ps 148,5 - 5. Rm 11,36

445

qu'en cette qualité il ne peut faire quoi que ce soit de rien; quant à Dieu, de qui, par qui, en qui tout existe, il est tout-puissant et comme tel il n'avait besoin d'aucune matière préexistante pour créer l'univers.



CHAPITRE 28. LE PÉCHÉ EST L'OEUVRE PROPRE DU PÉCHEUR.

Ces paroles: «Tout est de lui, par lui, en lui», désignent à notre intelligence tout ce qui a une existence naturelle. Il n'en peut être ainsi du péché, qui vicie et détruit la nature; il ne peut donc être de Dieu, et un grand nombre de passages de la sainte Écriture nous prouvent que le péché est l'oeuvre propre de la volonté des pécheurs. Citons seulement ces paroles de l'Apôtre: «Vous donc qui condamnez ceux qui le commettent et qui le commettez vous-mêmes, pensez-vous pouvoir échapper à la condamnation de Dieu? Est-ce que vous méprisez les richesses de sa bonté, de sa patience et de sa longue tolérance? Ne savez-vous pas que la bonté de a Dieu vous invite à la pénitence? Et cependant, par votre dureté et par l'impénitence de votre coeur, vous vous amassez un trésor de colère pour le jour de la vengeance et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses oeuvres (1)».



CHAPITRE XXIX. DIEU N'EST NULLEMENT SOUILLÉ PAR NOS PÉCHÉS.

Tout ce que Dieu a créé existe en lui, mais il ne suit pas de là qu'il soit souillé par le péché, car il a été dit: «Il atteint à toutes «choses par sa pureté, mais rien de souillé ne peut arriver jusqu'à lui (2)». En effet, nous avons prouvé que nécessairement Dieu est incorruptible et immuable: la conclusion évidente, c'est qu'il n'est accessible à aucune souillure.



CHAPITRE XXX. DIEU AVTEUR DES BIENS INFIMES ET TERRESTRES.

Que Dieu seul soit le principe des biens les plus inférieurs, c'est-à-dire des biens terrestres et mortels, l'Apôtre le prouve clairement dans ce passage où il parle des membres de notre chair: «Car si un membre est glorifié, tous les autres sont dans la joie; et si un

1. Rm 2,3-6 - 2. Sg 7,24-25

membre souffre, tous les autres partagent sa douleur»;il dit encore: «Dieu a disposé chaque membre du corps comme il l'a voulu; Dieu a harmonisé le corps, donnant à celui qui en manquait un plus grand honneur, afin qu'il n'y eût pas de ruptures dans le corps, et que les membres fussent épris les uns à l'égard des autres d'une véritable sollicitude (1)». Ce mode, cette forme et cet ordre que l'Apôtre admire dans le corps humain, vous pouvez les remarquer dans tous les animaux, les plus grands comme les plus petits; voilà pourquoi toute chair est regardée comme un bien terrestre, quoique placée dans les rangs les plus inférieurs. .



CHAPITRE XXXI. IL APPARTIENT ÉGALEMENT A DIEU DE PUNIR ET DE PARDONNER.

Proportionner le châtiment à la faute est l'oeuvre de Dieu et non des hommes; voilà pourquoi il est écrit: «O profondeur des richesses de la science et de la sagesse de Dieu! que ses jugements sont profonds et ses «voies insondables (2)!» De même, que Dieu pardonne aux pécheurs convertis, c'est ce que prouve évidemment la mission du Sauveur sur la terre. Unissant notre humanité à sa divinité, c'est dans l'humanité qu'il avait revêtue dans le sein d'une femme, qu'il a daigné mourir pour nous. L'Apôtre exalte cet excès de la bonté et de l'amour de Dieu pour nous: «Dieu a fait éclater son amour pour nous, en ce que, alors même que nous étions encore pécheurs, Jésus-Christ est mort pour nous dans le temps marqué. Maintenant donc que nous sommes justifiés par son sang, nous serons, à plus forte raison, délivrés par lui de la colère de Dieu. Car si, lorsque nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés en lui par la mort de son Fils, à plus forte raison, étant maintenant réconciliés avec lui, nous serons sauvés par la vie de ce même Fils (3)». Voulant ensuite nous montrer qu'en faisant aux pécheurs condonation du châtiment qu'ils méritent, Dieu ne commet aucune injustice, le même Apôtre ajoute: «Que dirons-nous? est-ce que Dieu est injuste en déposant sa colère (4)?» Enfin, dans un autre passage il expose en peu de mots, et

1. 1Co 12,26 1Co 18,24-25 - 2. Rm 11,33 - 3. Rm 5,8-10 - 4. Rm 3,5

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la bonté et la sévérité de Dieu: «Vous voyez donc la bonté et la sévérité de Dieu; sa sévérité contre ceux qui sont tombés dans le péché, et sa bonté envers vous si vous persévérez dans le bien (1)».



Augustin, nature du bien