Augustin, du don de la persévérance. - CHAPITRE XXIII. LA PRÉDESTINATION DANS LES PRIÈRES DE L'ÉGLISE.

CHAPITRE XXIII. LA PRÉDESTINATION DANS LES PRIÈRES DE L'ÉGLISE.

63. Plût au ciel que ceux dont le coeur est appesanti et qui, à cause de leur faiblesse, ne peuvent pas, ou du moins ne peuvent pas encore comprendre les Ecritures ou les explications des Ecritures, plût au ciel, dis-je, que, soit qu'ils entendent, soit qu'ils n'entendent pas nos argumentations relatives à cette question, ils prêtent du moins une attention plus sérieuse aux prières qu'ils récitent, et qui, après avoir été en usage dans l'Eglise depuis sa fondation, y seront encore jusqu'à la fin des siècles. Car, par rapport à cette vérité que nous sommes aujourd'hui forcé, non-seulement de rappeler, mais de protéger et de défendre expressément contre de nouveaux hérétiques, l'Eglise dans ses prières n'a jamais gardé le silence à cet égard, quoique autrefois elle n'ait pas cru devoir la développer dans les discussions publiques, parce que aucune contradiction ne rendait ces développements nécessaires. A quelle époque, en effet, l'Eglise n'a-t-elle pas demandé la grâce de la foi pour les infidèles et pour ses propres ennemis? Quand est-ce qu'un fidèle ayant un ami, un parent,un époux infidèle, n'a pas demandé à Dieu tour cet infidèle un esprit docile aux vérités de la foi chrétienne? Qui est-ce qui jamais a omis de demander pour lui-même la grâce de persévérer dans le Seigneur? Si parfois le prêtre adressant à Dieu des prières pour les fidèles, disait: Donnez-leur, Seigneur, de persévérer en vous jusqu'à la fin, qui a jamais osé lui en faire un reproche, je ne dis pas de vive voix, mais même dans sa pensée? Qui est-ce qui, confessant de bouche ce qu'il croyait de coeur, n'a pas plutôt répondu à une bénédiction semblable du prêtre: Ainsi soit-il? Car, quand ils récitent l'Oraison dominicale, mais surtout quand ils prononcent ces paroles; (383) «Ne nous induisez pas en tentation», les fidèles ne demandent pas autre chose que de persévérer dans la sainte obéissance. Conséquemment, de même que l'Eglise a toujours fait usage de ces prières, de même aussi elle est née, elle a pris et elle prend encore ses accroissements dans la foi à cette vérité, que la grâce de Dieu n'est pas donnée suivant les mérites de ceux qui la reçoivent. L'Eglise en effet ne demanderait pas que la foi fût donnée aux infidèles, si elle ne croyait que c'est Dieu qui convertit à lui les volontés des hommes, lorsqu'elles sont éloignées ou même ennemies de lui; elle ne demanderait pas de persévérer dans la foi du Christ, sans être ni trompée ni vaincue par les tentations du monde, si elle ne croyait pas que le Seigneur a tellement notre coeur en son pouvoir, que le bien même que nous accomplissons par notre propre volonté, ne pourrait être accompli si Dieu ne nous donnait cette volonté. Car si l'Eglise,qui demande à Dieu ces grâces,croit cependant qu'elle les reçoit d'elle-même, ses prières ne sont pas des prières véritables, mais des prières dérisoires; ce qu'à Dieu ne plaise. Comment, en effet, pourrait-on gémir sincèrement dans le désir de recevoir une chose que l'on demande au Seigneur, si l'on pensait qu'on reçoit cette chose de soi-même, et non pas du Seigneur;


64. Surtout quand l'Apôtre dit,: «Nous ne savons ce que nous devons demander dans la prière; mais l'Esprit lui-même demande pour nous avec des gémissements inénarrables; et celui qui scrute les coeurs, sait ce qui plaît à l'Esprit: car c'est selon Dieu qu'il demande pour les saints (1)?» Que veulent dire ces paroles: «L'Esprit lui-même demande», sinon: L'Esprit fait demander, «avec des gémissements inénarrables», mais sincères, car l'Esprit est vérité? C'est de lui en effet que l'Apôtre a dit ailleurs: «Dieu a envoyé dans nos coeurs l'Esprit de son Fils, lequel Esprit crie: Abba, Père (2)». Ici encore, que signifient ces mots: «L'Esprit crie», sinon: L'Esprit fait crier; par un trope semblable à celui qui nous permet de dire: Un jour heureux, pour: Un jour qui nous rend heureux? Le même Apôtre explique clairement cette vérité, quand il dit en un autre endroit: «Vous n'avez point reçu de nouveau l'Esprit de servitude qui inspire la


1. Rm 8,26-27 - 2. Ga 4,6

crainte; mais vous avez reçu l'Esprit d'adoption des enfants, par lequel nous crions: «Abba, Père (1)». Tout à l'heure il disait: «L'Esprit qui crie»; ici il dit: «L'esprit par lequel nous crions»; montrant ainsi en quel sens il a dit: «L'Esprit qui crie», c'est-à-dire, comme je l'ai déjà expliqué, dans le sens de ces mots: L'Esprit qui nous fait crier. Cela nous fait comprendre que c'est encore par un don de Dieu que nous crions vers lui intérieurement et dans la sincérité de notre coeur. Que nos adversaires considèrent donc combien on se trompe, quand on pense que nous avons par nous-mêmes, et sans l'avoir reçu de personne, le pouvoir de demander, de chercher, de frapper; quand on dit que la grâce est précédée par notre mérite, en ce sens qu'elle en est le résultat toutes les fois que nous recevons l'objet de nos demandes, que nous trouvons l'objet de nos recherches et qu'on ouvre à nos efforts; quand, enfin, on ne veut pas comprendre que c'est encore par un bienfait de Dieu, que nous prions, c'est-à-dire, que nous demandons, que nous cherchons et que nous frappons. Car nous avons reçu l'esprit d'adoption des enfants, par lequel nous crions: Abba, Père. Le bienheureux Ambroise l'avait compris, lui aussi. Car il dit (2): «C'est une grâce spirituelle, même de prier Dieu; ainsi qu'il est écrit

Personne ne dit: Seigneur Jésus, si ce n'est par le Saint-Esprit (3)».


65. Ainsi, ces dons que l'Eglise demande au Seigneur et qu'elle n'a cessé de lui demander depuis le premier jour de sa fondation, Dieu, dans sa prescience, a prévu qu'il les donnerait à ses élus, mais de telle sorte que par la prédestination même il les donnait déjà: c'est ce que l'Apôtre déclare de la manière la plus explicite. Ecrivant à Timothée: «Prends part», lui dit-il, «aux travaux de l'Evangile, selon la puissance de Dieu qui nous sauve et nous appelle par sa vocation sainte, non pas suivant nos oeuvres,mais suivant son décret et suivant la grâce qui nous a été donnée en Jésus-Christ avant le commencement des temps, et qui a été manifestée de nos jours par l'avènement de notre Sauveur Jésus-Christ (4)». Que celui-là donc enseigne que cette doctrine de la prédestination et de la grâce, aujourd'hui défendue avec des soins plus attentifs contre de


1. Rm 8,15 - 2. Dans son Comment. sur Isaïe. - 3. 1Co 12,3 - 4. 2Tm 1,8-10

384

nouveaux hérétiques, n'a pas toujours fait partie de la foi de l'Eglise; que celui-là, dis-je, tienne ce langage, qui ose enseigner aussi que l'Eglise n'a pas toujours prié, ou du moins qu'elle n'a pas prié sincèrement, soit pour la conversion des infidèles à la foi, soit pour la persévérance des fidèles. Si l'Eglise a toujours demandé ces biens dans ses prières, nécessairement elle a toujours cru aussi qu'ils sont des dons de Dieu; et jamais il ne lui a été permis de nier qu'ils eussent été connus de la prescience divine. D'où il suit qu'en aucun temps la foi en cette prédestination, défendue aujourd'hui avec une sollicitude nouvelle contre des hérétiques nouveaux, n'a été étrangère à l'Eglise du Christ.



CHAPITRE XXIV. MODÈLE DE PRÉDESTINATION DANS JÉSUS-CHRIST FAIT HOMME. - CONCLUSION.


66. Mais pourquoi m'étendre davantage? Je crois avoir montré suffisamment, et même plus que suffisamment, que commencer à croire au Seigneur et persévérer en lui jusqu'à la fin, sont deux dons de Dieu. Quant aux autres biens relatifs à la vie pieuse par laquelle on rend à Dieu des hommages dignes de lui, ceux mêmes pour qui nous écrivons ces lignes reconnaissent que ces biens sont des dons de Dieu. D'autre part, il ne leur est pas possible de nier que Dieu dans sa prescience a connu tous ses dons, et les personnes à qui il devait les accorder. Conséquemment, de même que l'on doit prêcher les autres dons de Dieu, afin que celui qui fait cette prédication soit entendu avec un esprit d'obéissance; de même aussi on doit prêcher la prédestination, afin que celui qui entend cette prédication avec un esprit soumis, se glorifie, non pas dans un homme, et par conséquent non pas en lui-même, mais dans le Seigneur: car c'est encore ici un précepte du Seigneur; et entendre avec un esprit soumis ce précepte, «que celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur (1)», c'est un don de Dieu semblable aux autres. Celui qui n'a pas ce don, je n'hésite pas à le dire, quels que soient les autres dons qu'il possède, il les possède inutilement. Nos voeux sont, à l'égard des Pélagiens, qu'ils arrivent à le posséder; à l'égard de nos disciples


1. 1Co 1,31

fidèles, qu'ils le possèdent d'une manière plus abondante. Ne soyons donc pas ardents pour la discussion et paresseux pour la prière. Prions, mes très-chers, prions afin que le Dieu de la grâce donne même à nos ennemis, mais surtout à nos frères et amis, de comprendre et de confesser que personne, après la chute profonde, inexprimable que nous avons tous faite dans la personne d'un seul, ne peut être délivrée, si ce n'est parla grâce de Dieu; et que cette grâce n'est point payée comme une récompense due aux mérites de ceux qui la reçoivent, mais qu'elle leur est donnée gratuitement comme une grâce véritable, sans aucun mérite précédent de leur part.


67. Au reste, personne ne nous offre un exemple plus illustre de prédestination, que Jésus lui-même . je l'ai déjà établi dans le premier livre (1), et j'ai voulu le rappeler en. tore à la fin de celui-ci: Personne ne nous offre un exemple plus illustre de prédestination que le Médiateur lui-même. Que tout fidèle qui veut se former une juste idée de la prédestination, considère attentivement Jésus-Christ, et en Jésus-Christ il se retrouvera lui-même: tout fidèle, dis-je, qui croit et confesse qu'en Jésus-Christ la nature humaine, c'est-à-dire, notre nature, quoi qu'elle ait été prise par le Dieu-Verbe d'une manière individuelle, a cependant été élevée à la dignité sublime de Fils unique de Dieu, de telle sorte que celui qui a pris, et ce quia été pris par lui ne sont qu'une seule personne dans la Trinité. Car cette union de l'homme avec le Verbe n'a point formé une quaternité; la Trinité subsiste après comme auparavant, l'unité de personne dans le Dieu-Homme ayant été le résultat ineffable de cette union, En effet, nous ne disons pas que le Christ est Dieu seulement, comme le prétendent les hérétiques Manichéens; nous ne disons pas qu'il est homme seulement, comme le prétendent les hérétiques Photiniens; nous ne disons pas non plus qu'il est homme, mais que comme homme il manque de certaines aloses essentielles à la nature humaine, par exemple, qu'il n'a point d'âme, ou bien quo son âme est dépourvue d'un esprit raisonnable, ou bien que sa chair, au lieu d'avoir été formée du sang d'une femme, a été formée du Verbe, changé lui-même et transformé


1. De la Prédestination des Saints, n. 30, 31.

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en chair: car ces trois opinions, aussi fausses que puériles, ont divisé les hérétiques Apollinaristes en trois partis différents et même opposés: nous disons au contraire que le Christ est Dieu véritable, né de Dieu le Père, sans aucun commencement temporel; que ce même Christ est homme véritable, né d'une mère humaine dans une certaine plénitude des temps; et que l'humanité du Christ, par laquelle il est inférieur au Père, n'ôte rien à sa divinité par laquelle il est égal au Père. Cet Homme-Dieu n'est cependant qu'un seul Christ, lequel en tant que Dieu a dit en termes parfaitement vrais: «Le Père et moi nous sommes une seule chose (1).»; et avec autant de vérité en tant qu'homme: «Le Père est plus grand que moi (2)». Celui donc qui a formé cet homme de la race d'Abraham et lui a donné, sans aucun mérite précédent de sa volonté, une justice qu'il ne devait jamais perdre, est le même qui rend justes ceux qui ne le sont pas, sans aucun mérite précédent de leur volonté personnelle, afin que le premier soit le chef, et que ceux-ci soient les membres. Celui qui a donné à cet homme, sans aucun mérite précédent de sa part, de ne contracter dans son origine et de ne commettre par sa volonté aucun péché dont il eût besoin d'obtenir le pardon, est le même qui donne à d'autres hommes, sans aucun mérite précédent de leur part, de croire en lui, afin de leur remettre lui-


1. Jn 10,30 - 2. Jn 14,28

même tous leurs péchés: celui qui a formé cet homme, tel que jamais il n'a eu, et qu'il n'aura jamais une volonté mauvaise, est le même qui rend bonne la volonté mauvaise des membres de cet homme. Il a donc prédestiné et celui-ci et nous-mêmes; car s'il a prévu que cet homme deviendrait notre chef et que nous deviendrions son corps, il a prévu ces deux choses, non point comme devant être la récompense de mérites antérieurs de notre part, mais comme devant être ses propres oeuvres.


68. Que ceux qui lisent ces pages, s'ils les comprennent, rendent grâces à Dieu: que ceux au contraire qui ne les comprennent pas, adressent leurs prières à Celui dont la face est la source de la science et de l'intelligence (1), afin qu'il devienne lui-même leur docteur intérieur. Quant à ceux qui pensent que je me suis trompé, qu'ils méditent ce que j'ai écrit avec l'attention la plus soutenue, de peur que peut-être ils ne soient eux-mêmes dans l'erreur. Pour moi, quand je reçois non-. seulement des lumières nouvelles, mais même des corrections de la part de ceux qui lisent mes oeuvres, je reconnais en cela la miséricorde de Dieu à mon égard: c'est ce que j'attends principalement des docteurs de l'Eglise, si ce livre vient à se trouver entre leurs mains et qu'ils daignent prendre connaissance de ce que j'y ai écrit.


1. Pr 2 suiv. les Sept.

Traduction de M. l'abbé BARDOT.


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