Augustin, de l'esprit et de la lettre - CHAPITRE 26I. LA LOI ACCOMPLIE NATURELLEMENT, C'EST-A-DIRE SELON LA NATURE RÉPARÉE PAR LA GRACE.

CHAPITRE 26I. LA LOI ACCOMPLIE NATURELLEMENT, C'EST-A-DIRE SELON LA NATURE RÉPARÉE PAR LA GRACE.


47. Comment, dira-t-on, l'Apôtre a-t-il pu dire des Gentils qu'ils «accomplissent naturellement les prescriptions de la loi», et non point par l'esprit de Dieu, par la foi, par la grâce? En effet, l'esprit de grâce a pour résultat de renouveler en nous l'image divine, dans laquelle nous avons été constitués naturellement. De son côté, le vice est quelque chose de contraire à la nature, et il ne peut être guéri que par la grâce; de là cette parole du Psalmiste: «Ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que j'ai péché contre vous (7)». Dans ce sens donc, les hommes accomplissent naturellement les prescriptions de la loi; car ceux qui ne les accomplissent pas font en quelque sorte violence à leur nature et se rendent les esclaves du vice. Le vice est l'agent pervers qui arrache la loi du coeur de l'homme; détruisez cet agent, guérissez ce vice, la loi reparaît et s'accomplit


1. Ga 3,8-16 - 2. Gn 15,6 Rm 4,3 - 3. Rm 2,15 - 4. 2Co 3,3 - 5. Rm 2,26 - 6. Rm 13,10 - 7. Ps 40,5

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naturellement. Et quand je dis naturellement, je n'entends pas que la nature exclue la grâce, mais je veux parler de la nature réparée par la grâce. Car «le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché, et c'est ainsi que la mort est passée dans tous les hommes par celui en qui tous ont péché (1)». Et, dès lors, «puisqu'il n'y a en Dieu aucune acception de personnes, tous ont besoin de la gloire de Dieu, étant justifiés gratuitement par sa grâce». C'est par cette grâce qu'est écrite dans l'homme intérieur renouvelé cette justice que le péché avait détruite; elle reparaît donc en vertu de cette miséricorde infinie que Dieu a versée sur le genre humain, par Jésus-Christ Notre-Seigneur. «Car nous n'avons qu'un seul Dieu et un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ Dieu et homme (2)».


48. Si donc les hommes qui accomplissent naturellement les préceptes de la loi ne doivent pas être rangés dans le nombre de ceux que la grâce de Jésus-Christ justifie, il ne reste plus qu'à les classer parmi les impies, parmi ceux qui ne rendent pas au vrai Dieu le culte véritable et légitime. Dans la vie de ces hommes, nous lisons, nous connaissons, nous entendons certains faits qui, loin de mériter aucun blâme, selon les principes de la justice, méritent au contraire des applaudissements et des éloges, pourvu toutefois qu'on les envisage en eux-mêmes et tels qu'ils se produisent. Car, s'il s'agit d'examiner la fin pour laquelle se font la plupart de ces actes, il sera bien difficile d'en rencontrer qui soient conformes à la justice et en méritent les éloges.



CHAPITRE 28. L'IMAGE DE DIEU N'EST PAS ENTIÉREMENT DÉTRUITE DANS LES INFIDÉLES.

Dans l'âme humaine, l'image de Dieu n'a pas été tellement détruite par la souillure des affections terrestres, qu'il n'en reste plus aucun trait, aucune ligne principale. D'où il suit que, malgré l'impiété à laquelle cette âme s'abandonne, elle a encore quelque notion et quelque amour de la loi. De là ces paroles: «Les Gentils qui n'ont pas la loi», c'est-à-dire la loi positive révélée par Dieu, et accomplissent naturellement les prescriptions de la loi; ils sont ainsi à eux-mêmes


1. Rm 5,12 - 2. 1Tm 2,5

leur propre loi, et ils ont l'oeuvre de la loi écrite dans leurs coeurs». Ce langage de l'Apôtre signifie évidemment que les caractères gravés dans l'âme humaine pas l'image de Dieu ne sont pas encore entièrement détruits. Mais tout cela laisse subsister tout entière la différence qui distingue le Nouveau Testament de l'Ancien, et que nous avons signalée en disant que par le Nouveau Testament, la loi de Dieu a été gravée dans le coeur des fidèles, tandis que, dans l'Ancien Testament, cette même loi n'était écrite que sur des tables de pierre. Il n'en est pas moins vrai de dire qu'il n'y a eu qu'un renouvellement de la loi; car cette loi, presque entièrement effacée par la vétusté, s'est trouvée rajeunie dans les âmes. De même que l'image de Dieu, plus ou moins altérée, mais non pas anéantie par l'impiété, se renouvelle, par le Nouveau Testament, dans l'âme de ceux qui croient; de même la loi de Dieu, plus ou moins oblitérée, mais non pas entièrement détruite par l'injustice, reparaît de nouveau, entièrement renouvelée par la grâce. Cette rénovation, qui n'est, à proprement parler, que la justification, ne pouvait être produite, dans les Juifs, par la loi écrite sur les tables de pierre; car cette loi n'enfantait que la prévarication.

En effet, quoique sous le joug du péché, les hommes étaient des hommes, et en vertu de sa propre nature, leur âme était restée raisonnable et par là même capable de juger et de faire ce qui est naturellement bon et honnête. Quant à la piété qui nous transporte dans une vie heureuse et éternelle, elle a pour règle une loi immaculée et ramenant les âmes à la vertu (1), c'est-à-dire les renouvelant à la lumière surnaturelle et réalisant en elles cette parole: «La lumière de notre visage a brillé à nos yeux (2)», C'est en se détournant de cette lumière, que les hommes ont mérité de tomber dans les ténèbres; mais quant à se renouveler, ils ne le peuvent que par la grâce chrétienne, c'est-à-dire par l'intercession du souverain Médiateur. «Car nous n'avons qu'un seul Dieu et un seul Médiateur entre les hommes et Dieu, Jésus-Christ, Dieu et homme, qui s'est fait victime pour nous racheter tous». Si vous supposez étrangers à cette grâce ces Gentils dont nous parlons, et qui, dans le sens exposé précédemment, «accomplissent naturellement les


1. Ps 18,8 - 2. Ps 4,7

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prescriptions de la loi», à quoi leur serviront «leurs vaines excuses, au jour où le «Seigneur jugera les secrets des hommes (1)?» Ils ne peuvent espérer qu'un certain adoucissement dans la rigueur de leurs peines.

De même que le juste n'est pas exclu de la vie éternelle pour certains péchés véniels qui sont inséparables de notre existence ici-bas; de même l'impie ne trouvera nullement son salut éternel dans certaines bonnes actions que l'on rencontre dans la vie de tout homme, même des plus grands scélérats. D'un autre côté, dans le royaume de Dieu, la gloire d'un saint différera de la gloire d'un autre saint, comme une étoile diffère d'une autre étoile (2); de même, dans les flammes éternelles, le châtiment de Sodome sera moindre que celui d'une autre ville (3), et tels réprouvés seront doublement les fils de l'enfer en comparaison de tel autre (4); de même, enfin, tout nous force à admettre que des hommes, tout en partageant la même impiété, se rendent beaucoup plus coupables les uns que les autres.


49. Voulant réprimer l'orgueil des Juifs, l'Apôtre leur disait: «Ce ne sont pas ceux qui écoutent la loi qui sont justes devant Dieu, mais ceux-là seuls seront justifiés, qui accomplissent la loi». Puis aussitôt il fait mention de ceux qui, «n'ayant pas la loi, accomplissent naturellement les prescriptions de la loi» . Or, si par ces paroles l'Apôtre désigne, non pas ceux qui appartiennent à la grâce du Médiateur, mais ceux qui, sans rendre au vrai Dieu un culte légitime, font encore quelques bonnes actions, malgré l'impiété de leur vie, quel résultat saint Paul pouvait-il espérer de ses paroles? Voulait-il uniquement prouver, comme il l'avait dit plus haut, «que Dieu ne fait aucune acception de personnes», ou bien, comme il le dira plus loin, «que le Seigneur est le Dieu, non pas seulement des Juifs, mais encore des Gentils (5)?» Mais dans ces hommes qui n'ont pas reçu la loi, pourrait-on trouver les oeuvres naturelles de la loi, toutes petites qu'elles fussent, si l'image de Dieu n'avait laissé quelques traces dans leur âme? Et cette image, lorsqu'il leur est donné de croire en Dieu, peut-elle être méprisée par celui qui ne fait point acception des personnes?

Quelle que soit, d'ailleurs, l'opinion que


1. Rm 2,14-16 - 2. 1Co 15,41 - 3. Lc 15,12 - 4. Mt 23,15 - 5. Rm 3,29

l'on adopte, il est certain que, par l'organe même du Prophète, le Seigneur a promis sa grâce au Nouveau Testament; cette grâce doit avoir pour caractère principal d'écrire la loi de Dieu dans le coeur des hommes et de les amener à cette connaissance de Dieu, qui dispensera le fidèle «d'instruire son prochain ou son frère en lui disant: Connaissez le Seigneur, car tous le connaîtront, depuis le plus petit jusqu'au plus grand». C'est là le don du Saint-Esprit, par lequel la charité est répandue dans nos coeurs, non pas une charité quelle qu'elle soit, mais la charité de Dieu, procédant d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi véritable (1). Le juste qui vit de cette charité sur la terre, après n'avoir vu Dieu qu'à travers un voile et en énigme, le contemplera un jour face à face, et après n'avoir connu qu'en partie, il connaîtra parfaitement comme il est connu lui-même (2). Il a demandé une grâce au Seigneur, et il la lui demande encore, d'habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de sa vie, pour y contempler la beauté du Seigneur (3).



CHAPITRE XXIX. LA JUSTICE EST UN DON DE DIEU.


50. Que personne ne se glorifie de ce qu'il possède comme s'il ne l'avait point reçu (4); et même, qu'il se garde bien de croire qu'il n'a reçu d'autre grâce que celle de lire ou d'entendre la lettre extérieure de la loi. En effet, «si la justice nous vient par la loi, c'est en vain que Jésus-Christ est mort (5)». Or, si ce n'est pas en vain que Jésus-Christ est mort, qu'il est monté au ciel, qu'il a conduit notre captivité captive, et qu'il a départi ses dons aux hommes (6), c'est de lui seul que nous tenons ce que nous possédons. Quiconque rejette cette conclusion, prouve, ou bien qu'il n'a rien, ou bien que ce qu'il possède lui sera enlevé (7). Car il n'y a qu'un seul Dieu qui justifie par la foi les circoncis, et qui, par la même foi, justifie les incirconcis (8). Dans ces deux cas, la justification s'opère donc absolument par le même moyen. Dans un autre passage, parlant des Gentils, c'est-à-dire des incirconcis; l'Apôtre disait: «L'Ecriture prévoyant que Dieu justifie les Gentils par la


1. 1Tm 1,5 - 2. 1Co 13,12 - 3. Ps 26,7 - 4. 1Co 4,7 - 5. Ga 2,21 - 6. Ps 67,19 Ep 4,8 - 7. Lc 8,18 Lc 19,26 - 8. Rm 3,30

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foi (1)». Parlant de la circoncision, à laquelle il appartenait, le même Apôtre s'exprimait en ces termes: «Nous sommes Juifs par notre a naissance, et non du nombre des Gentils, qui sont des pécheurs. Cependant, sachant que l'homme n'est point justifié par les oeuvres de la loi, mais par la foi en Jésus-Christ, nous avons nous-mêmes cru en Jésus-Christ (2)».

Ainsi donc, l'incirconcis est justifié par la foi,comme le circoncis, pourvu, toutefois, que le circoncis conserve la justice de la foi. C'est ainsi que «les Gentils qui ne cherchaient point la justice ont embrassé la justice, cette justice qui vient de la foi», en la demandant à Dieu et en se gardant bien de se l'attribuer à eux-mêmes. «Israël, au contraire, cherchait la loi de la justice, mais il n'est point parvenu à la loi de la justice. Pourquoi? Parce qu'il ne l'a point recherchée par la foi, mais par les oeuvres de la loi (3)», c'est-à-dire que les Juifs pensaient se procurer par eux-mêmes cette justice, et refusaient de croire que c'est Dieu qui l'opère en nous. «Car c'est Dieu qui opère en nous, selon son gré, la volonté et l'action (4)». C'est ainsi «qu'ils se sont heurtés contre la pierre d'achoppement (5)». Si nous voulons saisir la pensée de l'Apôtre dans ces paroles: «Ils ont recherché la justice non point par la foi, mais par les oeuvres de la loi», écoutons ces autres paroles dont l'évidence ne peut que nous frapper: «Ne connaissant pas la justice qui vient de Dieu, et s'efforçant d'établir leur propre justice, ils ne se sont point soumis à la justice de Dieu. Car Jésus-Christ est la fin de la loi pour justifier tous ceux qui croiront en lui (6)». Et nous feignons encore de ne pas connaître les oeuvres de la loi, par lesquelles l'homme ne saurait être justifié s'il les regarde comme siennes, à l'exclusion de tout secours et de toute grâce de Dieu nous venant par la foi en Jésus-Christ? Et ces oeuvres de la loi, nous soupçonnerions qu'elles désignent uniquement la circoncision et autres cérémonies du même genre, parce que nous trouvons quelquefois ces rites sacramentaux désignés sous ce nom? Pourtant il est clair que ce n'était pas sur la circoncision que les Juifs voulaient fonder leur propre justice, puisqu'elle n'avait été établie


1. Ga 3,8 - 2. Ga 2,15-16 - 3. Rm 9,30-31 - 4. Ph 2,13 - 5. Rm 9,34 - 6. Rm 10,3-4

que sur un ordre formel du Seigneur. Il ne peut davantage être ici question de ces oeuvres à l'occasion desquelles le Sauveur leur adressait ce reproche: «Vous rejetez le précepte de Dieu, afin d'établir vos propres traditions (1)». L'Apôtre dit également: «Israël cherchait la loi de la justice, et il n'y est point parvenu»; il ne dit pas qu'il cherchait ses traditions. La seule conclusion que l'on puisse tirer, c'est que les Juifs s'attribuaient exclusivement à eux-mêmes l'accomplissement de ce précepte: «Vous ne convoiterez pas», ainsi que de tous les autres préceptes également saints et salutaires. Ils ne voulaient pas reconnaître que l'homme ne peut accomplir ces préceptes qu'autant que Dieu opère en lui parla foi de Jésus-Christ, qui est la fin de la loi pour justifier tous ceux qui croiront en lui. C'est-à-dire que par l'action du Saint-Esprit nous sommes incorporés à Jésus-Christ, nous devenons ses membres, et à l'aide de son secours intérieur, nous pouvons opérer la justice. C'est en parlant de ces oeuvres que le Sauveur a dit lui-même: «Sans moi, vous ne pouvez rien faire (2)».


51. L'Écriture nous propose une justice de la loi, en nous promettant que celui qui l'accomplira vivra en elle (3). Si donc l'homme, intimement persuadé de sa propre faiblesse et de l'impuissance où il est d'arriver à la justice par ses propres forces ou par la lettre de la loi, cherche dans la foi le moyen de se concilier le souverain Justificateur, alors seulement il arrivera à la justice, il en fera les oeuvres, il y vivra. En effet, il n'y a que celui qui est justifié qui puisse accomplir les oeuvres dans lesquelles on trouve la vie. Or la justification s'obtient par la foi, selon cette parole: «Ne dites point en votre coeur: Qui pourra monter au ciel? c'est-à-dire pour en faire descendre Jésus-Christ. Ou qui pourra descendre au fond de la terre? c'est-à-dire pour rappeler Jésus-Christ d'entre les morts. Mais que dit l'Écriture? La parole n'est point éloignée de vous; elle est dans votre bouche et dans votre coeur; telle est la parole de la foi que nous vous prêchons. Parce que, si vous confessez de bouche que Jésus-Christ est le Seigneur, et si vous croyez de coeur que Dieu l'a ressuscité d'entre les morts, vous serez sauvé (4)». En proportion que


1. Mt 15,3 Mc 7,9 - 2. Jn 15,5 - 3. Lv 18,5 - 4. Rm 10,5-9

vous serez juste, dans la même proportion vous serez sauvé. Car par cette foi nous croyons que, nous aussi, Dieu nous ressuscitera d'entre les morts; en attendant, renouvelons-nous par l'esprit dans la nouveauté de la grâce et vivons dans la tempérance, la justice et la piété (1); plus tard, elle aussi, notre chair, ressuscitera pour l'immortalité; mais cette faveur, elle là devra à l'esprit qui, en participant à la justification, l'a précédée à sa manière dans la voie de la résurrection. «Car nous avons été ensevelis avec Jésus-Christ par le baptême pour la mort, afin que de même que Jésus-Christ est ressuscité d'entre les morts par la gloire du Père, nous marchions nous aussi dans une vie nouvelle (2)» .

Ainsi donc c'est par la foi en Jésus-Christ que nous obtenons le salut, soit que nous l'envisagions tel qu'il est commencé en nous par la justification, soit que nous le considérions dans sa perfection vers laquelle nous tendons par l'espérance. «Car quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé (3)» .

Qu'elle est grande, Seigneur, la douceur que vous avez cachée pour ceux qui vous craignent, et dont vous avez comblé ceux qui espèrent en vous (4)». Par la loi nous craignons le Seigneur, et par la foi nous mettons en lui notre espérance; quant à ceux qui ne craignent que le châtiment, la grâce est pour eux entièrement cachée. L'âme, en proie à cette crainte, et sentant son impuissance à vaincre la concupiscence mauvaise, sans pouvoir se délivrer de cette crainte dont elle sent partout la dure surveillance, doit se jeter par la foi dans les bras de la divine miséricorde, suppliant le Seigneur de lui donner ce qu'il ordonne, de lui faire goûter la suavité de la grâce par le Saint-Esprit et de lui faire trouver plus de plaisir dans ce qui lui est commandé, qu'elle n'en trouve dans ce qui l'empêche d'obéir. C'est ainsi que la multitude de sa douceur, c'est-à-dire la loi de la foi, ou encore la charité gravée et répandue dans nos coeurs; c'est ainsi, dis-je, que cette charité va se perfectionnant en ceux qui espèrent dans le Seigneur; et l'âme entièrement guérie se livre à l'accomplissement du bien, non plus par crainte du châtiment, mais par amour de la justice.


1. Tt 2,12 - 2. Rm 6,4 -3. Jl 2,32 Rm 10,13 - 4. Ps 30,20



CHAPITRE XXX. LA GRACE DÉTRUIT-ELLE LE LIBRE ARBITRE?


52. Le libre arbitre est-il donc anéanti par la grâce? A Dieu ne plaise, car nous ne faisons au contraire que l'affermir d'une manière plus explicite. En effet, de même que par la foi nous établissons la loi; de même le libre arbitre, loin d'être détruit, est établi par la grâce. La loi, dans son accomplissement, suppose nécessairement le libre arbitre; mais tandis que la loi ne nous donne que la connaissance du péché, par la foi nous obtenons la grâce contre le péché; par la grâce notre âme est guérie du vice du péché; par la guérison de l'âme le libre arbitre arrive à une liberté parfaite; par le libre arbitre nous parvenons à l'amour de la justice, et enfin par l'amour de la justice nous nous livrons à l'accomplissement de la loi. On comprend dès lors que la loi n'est point détruite, mais établie par la foi, parce que la foi nous obtient la grâce avec laquelle nous accomplissons la loi. De même le libre arbitre n'est point détruit, mais établi par la grâce, parce que la grâce guérit la volonté et que la volonté guérie se porte librement à l'amour de la justice.

Toutes ces conclusions que j'enchaîne ainsi les unes aux autres se trouvent clairement formulées dans les saintes Ecritures. La loi dit: «Vous ne convoiterez point (1)». La foi dit: «Guérissez mon âme parce que j'ai péché contre vous (2)». La grâce dit: «Voici que vous êtes guéri, ne péchez plus, dans la crainte que vous ne retombiez dans un état pire encore (3)». La guérison dit: «Seigneur mon Dieu, j'ai crié vers vous et vous m'avez guéri (4)». Le libre arbitre dit: «Je sacrifierai volontairement à votre gloire (5)». L'amour de la justice dit: «Les pécheurs m'ont raconté leurs plaisirs; mais, Seigneur, que sont ces plaisirs en comparaison de ceux que procure votre loi (6)?» Pourquoi donc de malheureux mortels osent-ils se glorifier de leur libre arbitre, avant de se voir en pleine liberté; ou pourquoi se glorifient-ils de leurs propres forces, s'ils ne se sentent en liberté? Ne comprennent-ils pas que le libre arbitre implique nécessairement l'idée de liberté? Or «là où est l'esprit du Seigneur,


1. Ex 20,17 - 2. Ps 40,5 - 3. Jn 5,14 - 4. Ps 29,3 - 5. Ps 53,8 - 6. Ps 118,85

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là se trouve la liberté (1)». Si donc ils sont les esclaves du péché, comment osent-ils se glorifier de leur libre arbitre? «Nous sommes les esclaves de celui qui nous a vaincus (2)». Et s'ils sont mis en liberté, pourquoi se glorifient-ils de leur oeuvre propre, comme s'ils lie l'avaient pas reçue? Sont-ils libres jusqu'à se croire le pouvoir de rejeter l'autorité du Seigneur qui leur dit: «Sans moi, vous ne pouvez rien faire (3)»; «Si le Fils nous a mis en liberté, vous serez véritablement libres (4)?»



CHAPITRE XXXI. LA FOI EST-ELLE EN NOTRE POUVOIR?


53. En parlant de cette foi qui paraît le premier principe d'où découlent toutes ces conclusions que je viens d'énumérer, on me demandera peut-être si elle est en notre pouvoir. La réponse à cette question nous sera des plus faciles, si nous voulons un peu nous rendre compte de ce qui constitue un pouvoir. Vouloir et pouvoir sont deux choses distinctes, car on peut vouloir sans pouvoir, de même qu'on peut pouvoir sans vouloir; nous voulons quelquefois ce que nous ne pouvons pas, et nous pouvons aussi quelquefois ce que nous ne voulons pas. Enfin la consonnance seule des mots nous indique assez clairement que volonté vient de vouloir et que puissance ou pouvoir vient de ce que l'on peut. De même donc que celui qui veut a la volonté, de même celui qui peut a le pouvoir. Mais, pour que le pouvoir se change en acte, il faut le concours de la volonté. Car on ne dit pas de quelqu'un qu'il à agi en vertu de sa puissance, s'il n'a agi que malgré lui. Sans doute, si l'on voulait faire des subtilités, on dirait qu'agir malgré soi c'est toujours agir par sa volonté, et qu'on agit malgré soi parce que l'on préférerait autre chose; voilà pourquoi l'on dit qu'alors on agit sans le vouloir. Si je fais ce que je voudrais éviter ou repousser, c'est que j'y suis forcé par quelque chose qui, en ce sens, est un mal. Car si ma volonté est assez forte pour préférer ne pas faire telle action que de subir tel inconvénient, je résiste à la coaction qui me presse et je n'agis pas. Par conséquent, si j'agis dans ce cas, ce n'est pas sans doute avec


1. 2Co 3,17 - 2. 2P 2,19 - 3. Jn 15,5 - 4. Jn 8,36

une pleine et libre volonté, mais cependant ce n'est pas sans volonté que j'agis; et comme la volonté est suivie de son effet, on ne saurait dire que le pouvoir m'a manqué.

En effet, si, tout en cédant à la coaction, je voulais agir sans le pouvoir, on devrait dire que ce n'est pas proprement la volonté, mais que c'est le pouvoir qui m'a manqué. Mais si je n'agis pas, parce que je ne veux pas, ce qui me manque tout le temps que je résiste à la coaction et que je n'agis pas, ce n'est point le pouvoir, mais la volonté. De là ce langage tenu d'ordinaire par ceux qui usent de contrainte ou de persuasion: Ce que vous avez le pouvoir de faire, pourquoi ne le faites-vous pas, pour vous soustraire à ce mal? Et ceux qui n'ont pas le pouvoir d'agir, si vous les pressez parce vous leur croyez ce pouvoir, ne manqueront pas de vous répondre: Je ferais cette action si elle était en mon pouvoir. Pourquoi en demander davantage? n'affirmons-nous pas que le pouvoir n'existe dans toute sa perfection que quand la volonté vient s'ajouter à la faculté d'agir? Avoir quelque chose en son pouvoir, c'est être capable de le faire si l'on veut, et de ne pas le faire si l'on ne veut pas.


54. Cela posé; quelle est la réponse à cette question: La foi est-elle en notre pouvoir? Nous parlons de cette foi par laquelle nous croyons telle ou telle vérité, et non pas de la fidélité à accomplir les engagements que nous avons pris librement. Autre chose est de dire: Il n'a pas eu foi en moi; autre chose de dire: Il n'a pas été de bonne foi à mon égard. Dans le premier cas, je constate qu'il n'a pas cru à ma parole, et dans le second, qu'il n'a pas rempli ses engagements. La foi par laquelle nous croyons à la révélation divine nous met au nombre des fidèles; mais quant à la bonne foi dans l'exécution des promesses, nous pouvons dire que Dieu est fidèle à notre égard. L'Apôtre nous dit: «Dieu est fidèle, il ne permettra pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces (1)». Lors donc que nous demandons de la foi si elle est en notre pouvoir, nous entendons parler de cette foi par laquelle nous croyons à la parole de Dieu. Ne lisons-nous pas: «Abraham crut à Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice?» «Lorsqu'un homme croit en celui qui justifie le pécheur, sa foi lui est imputée

1. 1Co 10

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à justice (1)». Voyez maintenant s'il peut se faire qu'un homme croie, tout en refusant de croire; ou qu'il ne croie pas, tout en ayant la volonté de croire. Ce serait une absurdité, direz-vous; en effet, croire c'est admettre comme vrai ce qui nous est proposé, et ce consentement est essentiellement un acte de la volonté. Donc la foi, sous ce rapport, est au pouvoir de l'homme. Mais, dit l'Apôtre: «Toute puissance vient de Dieu (2)», et dès lors qu'est-ce qui pourrait nous empêcher d'appliquer à cette puissance ces autres paroles de l'Apôtre: «Qu'avez-vous, que vous ne l'ayez reçu (3)?» Si donc nous croyons, c'est Dieu seul qui nous en donne le pouvoir.

Or, nous ne lisons nulle part dans les saintes Ecritures: Toute volonté vient de Dieu, et comment cette proposition s'y trouverait-elle, puisqu'elle. est faussé? Autrement, et ce serait un crime de le penser, Dieu lui-même serait l'auteur des péchés; car la volonté mauvaise est déjà par elle-même un péché en dehors de l'acte extérieur devenu impossible. D'un autre côté, si la volonté mauvaise a le pouvoir d'accomplir ce qu'elle se propose, ce pouvoir lui vient également de Dieu, en qui l'on ne saurait supposer l'iniquité (4). Car c'est souvent ainsi qu'il punit, et si ce mode de punition est secret, il n'en est pas pour cela injuste. Du reste, le pécheur ignore lui-même qu'il soit puni, à moins qu'il ne se voie frappé d'un châtiment extérieur, qu'il subit malgré lui et qui est plus ou moins proportionné au mal qu'il a volontairement commis. Tel est le sens de ces paroles formulées par l'Apôtre à l'adresse de certains hommes: «Dieu les a livrés aux désirs de leur coeur, en sorte qu'ils commettent des actions indignes (5)». De là aussi ces paroles du Sauveur à Pilate: «Vous n'auriez sur moi aucune puissance, si elle ne vous avait été donnée par Dieu (6)». Mais en donnant le pouvoir, Dieu n'impose nullement la nécessité. David avait reçu le pouvoir de tuer Saül, et cependant il aima mieux épargner que de frapper (7). Concluons donc que les méchants reçoivent le pouvoir pour la condamnation de leur volonté mauvaise, tandis que les bons le reçoivent pour éprouver leur bonne volonté.


1. Gn 15,6 Rm 4,3-5 - 2. Rm 13,1 - 3. 1Co 4,7 - 4. Rm 9,14 - 5. Rm 1,24 - 6. Jn 19,11 - 7. 1S 24 1S 26



CHAPITRE 32. QUELLE FOI MÉRITE DES ÉLOGES.


55. La foi est donc en notre pouvoir, puisque chacun croit lorsqu'il le veut, et lorsqu'il croit c'est volontairement qu'il croit. Reste à savoir, ou plutôt à rappeler quelle est la foi à laquelle l'Apôtre adresse de si grands éloges. Il n'est pas bon, assurément, de croire toute chose indistinctement; car pourquoi l'Apôtre aurait-il dit: «Mes frères, gardez-vous de croire à tout esprit; mais assurez-vous que cet esprit vient de Dieu (1)?» En louant la charité, saint Paul dit de cette vertu «qu'elle croit tout (2)»; mais ces paroles ne signifient nullement que l'homme ne puisse, sans blesser la charité, refuser de croire sur-le-champ ce qu'il entend raconter. Est-ce que cette même charité ne nous défend pas de croire si facilement au mal que l'on nous raconte de nos frères, et ne nous fait-elle pas un devoir de rejeter en principe ce qui peut blesser la réputation d'un frère? Enfin, cette même charité par laquelle on croit tout, ne croit pas elle-même à tout esprit; si elle croit tout, c'est tout ce qui lui vient de Dieu, car il n'est pas dit qu'elle croit à tous les hommes ou à tous ceux qui lui parlent. Il est donc évident que l'Apôtre ne loue que la foi à la parole divine.


56. Nous devons faire encore une autre distinction. Ceux qui sont sous la loi et qui s'efforcent de pratiquer la justice par crainte du châtiment, s'ils n'agissent que sous le coup de cette crainte, ils ne pratiquent pas la justice de Dieu; car cette justice n'est produite que par la charité à laquelle ne saurait plaire que ce qui est permis. Agir par crainte, c'est être forcé de rendre ses actions conformes à la loi, quoique la volonté désire réellement, si cela pouvait se faire, que ce qui lui est défendu lui devienne permis. Quoi qu'il en soit, je dis encore que ceux qui en sont là croient en Dieu; car s'ils n'avaient absolu. ment aucune foi, ils ne craindraient même pas le châtiment de la loi. Toutefois, ce n'est point cette foi que l'Apôtre nous recommande quand il nous dit: «Vous n'avez point reçu l'esprit de servitude qui vous retienne encore dans la crainte; mais l'esprit d'adoption des enfants, par lequel nous crions Abba, Père (3)». La crainte dont nous parlons,


1. 1Jn 4,1 - 2. 1Co 13,7 - 3. Rm 8,15

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c'est la crainte servile; elle croit au Seigneur, mais elle n'aime pas la justice, et elle craint la damnation.

Quant aux enfants, ils crient: Abba, Père Abba, parole hébraïque, relative à la circoncision, c'est-à-dire aux Juifs; Père, parole, qui rappelle le prépuce, c'est-à-dire les Grecs, «car il n'y a qu'un seul Dieu qui justifie les circoncis par la foi, et qui par la même foi justifie également les incirconcis (1)». Or, sur les lèvre des uns et des autres, ce cri est une prière, et que demandent-ils si ce n'est ce dont ils ont faim et soif? De quoi enfin ont-ils faim et soif, si ce n'est de ce que le Sauveur nous désigné par eus paroles: «Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés (2)?» Que ceux donc qui sont sous là loi se soumettent à cette transformation,afin que d'esclaves ils deviennent des enfants; non pas en ce sens qu'ils cessent d'être des serviteurs, car ce qu'on leur demande c'est de servir libéralement le Seigneur comme des enfants servent leur père: Ils le peuvent d'ailleurs, car le Fils unique «a donné à ceux qui croient en son nom, le pouvoir de devenir les enfants de Dieu (3)», et il les avertit de demande, de chercher, de frapper, afin qu'ils reçoivent, qu'ils trouvent, et qu'il leur soit ouvert. Vient ensuite le reproche: «Si vous, qui êtes mauvais, vous savez faire du bien à vos enfants, combien plus votre Père qui est au ciel accordera-t-il ses biens à ceux qui sauront les lui demander (4)».

D'un autre côté, si le péché est l'aiguillon de la mort et si là loi est la force du péché (5), en ce sens que dans l'occasion le péché se serve du précepte pour enflammer la concupiscence (6), à qui donc devons-nous demander la continence, si ce n'est à celui qui sait donner ses biens à ses enfants? Est-il un seul homme assez insensé pour ne pas savoir que personne ne peut être continent si Dieu ne lui en fait grâce (7)? Pour le savoir; il a besoin de cette même sagesse. Pourquoi donc n'entend-il pas l'Esprit de son Père nous disant soit par Jésus-Christ lui-même: «Demandez et vous recevrez (8)»; soit par son Apôtre: «Si l'un de vous a besoin de la sagesse, qu'il la demande à Dieu qui donne à


1. Rm 3,30 - 2. Mt 5,6 - 3. Jn 1,12 - 4. Mt 7,7-11 - 5. 1Co 15,56 - 6. Rm 8,8 - 7. Sg 8,21 - 8. Mt 7,7

tous abondamment, sans murmure et sans espérance de retour; qu'il demande donc dans la foi et sans hésiter (1)?» Telle est la foi dont vit le juste (2); telle est la foi par laquelle nous croyons en Celui qui justifie le pécheur (3); telle est la foi par, laquelle tout sujet d'orgueil disparaît (4), soit que nous cessions de nous glorifier en.nous-mêmes; soit que nous sentions briller avec plus d'éclat la gloire qui revient au Seigneur de tous les bienfaits dont il nous comble; enfin telle est la foi par laquelle nous obtenons .la diffusion de l'esprit dont il est dit: «C'est par l'esprit et en vertu de la foi que nous attendons l'espérance de la justice (5)».

On pourrait demander ici quelle est cette espérance de la justice; est-ce celle par laquelle la justice espère, ou celle par laquelle la justice elle-même est espérée? car le juste, vivant de la foi, espère la vie éternelle; de son côté, la foi, toujours pressée par la faim et par la soif de la justice, et s'appuyant sur le progrès quotidien du renouvellement de l'homme intérieur (6), s'avance de plus en plus dans la justice et espère en être pleinement rassasiée dans la vie éternelle où se réalisera cette parole du Psalmiste: «Dieu rassasie de biens à votre désir (7)». Telle est la foi par laquelle sont sauvés ceux à qui il est dit: «C'est, par la grâce que vous êtes sauvés en vertu de la foi; et cela ne vient pas de vous; puisque c'est un don de Dieu; cela ne vient pas de vos oeuvres, afin que nul ne se glorifie. Car nous sommes son ouvrage, ayant été créés en Jésus-Christ dans les bonnes oeuvres que Dieu a préparées afin, de nous faire marcher (8)»

Enfin, telle est cette foi qui opère par la charité (9) et non par la crainte, non point parce qu'elle redoute le châtiment, mais parce qu'elle aime la justice. Et d'où nous vient donc cette charité par laquelle opère la foi? Elle nous vient de Celui à qui la foi elle-même l'a demandée. En effet, quelque grande qu'elle soit en nous, elle n'y serait pas si elle n'avait été répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (10). Cette charité ainsi répandue dans nos coeurs n'est point l'amour par lequel Dieu nous aime, mais celui qu'il nous inspire pour son infinie


1. Jc 1,5-6 - 2. Rm 1,17 - 3. Rm 4,5 - 4. Rm 3,27 - 5. Ga 5,5 - 6. 2Co 4,17 - 7. Ps 102,5 - 8. Ep 2,8-10 - 9. Ga 5,6 - 10 Rm 5,5

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grandeur. Il en est de même, soit de la justice de Dieu par laquelle il nous rend justes (1); soit du salut par lequel il nous sauve lui-même (2); soit de la foi en Jésus-Christ, par laquelle il fait de nous des fidèles (3). Telle est la justice de Dieu; non content de nous enseigner cette justice par le précepte de la loi, il nous la confère par le don de son Esprit.




Augustin, de l'esprit et de la lettre - CHAPITRE 26I. LA LOI ACCOMPLIE NATURELLEMENT, C'EST-A-DIRE SELON LA NATURE RÉPARÉE PAR LA GRACE.