Augustin, de l'esprit et de la lettre - CHAPITRE XXXIII. D'OU NOUS VIENT LA VOLONTÉ DE CROIRE.

CHAPITRE XXXIII. D'OU NOUS VIENT LA VOLONTÉ DE CROIRE.


57. Il nous reste à demander si cette volonté par laquelle nous croyons est elle-même un don de Dieu, ou si elle nous vient de cette faculté naturelle que nous nommons le libre arbitre. Si nous disons qu'elle n'est pas un don de Dieu, il est à craindre que nous ne soyons tentés de nous attribuer quelque chose à nous-mêmes comme venant de nous-mêmes, malgré ce reproche que nous adresse l'Apôtre: «Qu'avez-vous donc, que vous ne l'ayez reçu? Et si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifier comme si vous ne l'aviez point reçu (4)?» A cela nous pourrions répondre: Il est en nous une chose que nous n'avons pas reçue, c'est la volonté de croire; il nous est donc permis de nous en glorifier comme d'une chose que nous n'avons point reçue. D'un autre côté, si nous disons que cette volonté n'est elle-même qu'un don de Dieu, il est à craindre que les infidèles et les impies ne prétendent tirer de nos paroles le droit de s'excuser. et de dire que s'ils ne croient pas, c'est parce que Dieu leur a refusé la volonté de croire. «Car c'est Dieu qui opère en nous la volonté et l'action selon son bon plaisir (5)»; tel est le résultat de.la grâce obtenue parla foi, voilà ce qui rend possibles les bonnes oeuvres que la foi opère en nous par la charité qui est répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. Si nous croyons afin d'obtenir cette grâce, il est certain que nous croyons par cette volonté dont nous recherchons en nous le principe. Si cette volonté vient de la nature, pourquoi tous ne l'ont-ils pas? car nous n'avons tous qu'un seul et même créateur qui est Dieu. Si elle est en nous un don spécial de Dieu, pourquoi ce don n'est-il pas accordé à tous? car Dieu veut que tous les hommes fassent


1. Rm 3,24 - 2. Ps 3,9 - 3. Ga 2,16 - 4. 1Co 4,7 - 5. Ph 2,13

leur salut et arrivent à la connaissance de la vérité (1).


58. Voyons si nous ne trouverons pas la solution de la question proposée dans la nature même du libre arbitre, conféré par le Créateur à toute âme raisonnable. Nous pouvons dire de ce libre arbitre, qu'il est une force moyenne qui peut tendre à la foi ou incliner vers l'infidélité. A l'aide de cette distinction entre le libre arbitre et la volonté proprement dite, nous pouvons dire de tout homme, en parlant de cette volonté par laquelle il embrasse la foi, qu'il n'a que ce qu'il a reçu; car s'il a pu s'élever au-dessus des aspirations de ce libre arbitre qu'il a reçu de son Créateur, c'est uniquement en vertu de l'appel que le Seigneur a daigné lui adresser. Or, Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, et qu'ils arrivent à la connaissance de la vérité; toutefois, cette volonté de Dieu ne prive pas les hommes de leur libre arbitre, et ils peuvent toujours en faire un bon ou un mauvais usage. Libre à eux de refuser de croire à l'Evangile, mais alors ils résistent formellement à la volonté de Dieu; toutefois ce n'est point une victoire qu'ils remportent sur cette volonté, mais en conséquence de leur faute, ils se privent du grand et souverain bien, se condamnent à de terribles châtiments, et se préparent à subir la rigoureuse justice de Celui dont ils ont méprisé les dons et la miséricorde.

De cette manière, la volonté de Dieu n'est jamais vaincue; elle le serait pourtant si elle restait impuissante et désarmée devant les contempteurs de ses lois, si elle était condamnée à les voir se soustraire aux coups de sa vengeance. Ecoutons par exemple l'une de ses paraboles: Je veux que tous ces hommes qui sont mes serviteurs travaillent à ma vigne; après le travail ils prendront de la nourriture et se livreront au repos, et quiconque refusera de travailler sera pour toujours condamné à tourner la meule. On voit que tout récalcitrant agit réellement contre la volonté de Dieu; mais ce n'est pas à dire pour cela que cette volonté divine soit vaincue, elle ne le serait qu'autant que le coupable échapperait au châtiment, ce qui ne saurait se faire sous un Dieu tout-puissant.

De là cette parole: «Dieu a parlé une fois», c'est-à-dire, d'une manière irrévocable. Je


1. 1Tm 2,4

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sais, d'ailleurs, que ces paroles peuvent s'interpréter également du Verbe lui-même. Quelle est donc cette parole immuable? Ecoutons ce qui suit: «J'ai entendu ces deux choses, que la puissance appartient à Dieu, et à vous, Seigneur, la miséricorde, parce que vous rendrez à chacun selon ses oeuvres (1)». Il doit donc s'attendre à subir les coups de la puissance divine, celui qui aura méprisé la miséricorde de Dieu qui l'appelait à la foi. Au contraire, tout homme qui croira, et viendra demander à Dieu l'absolution de tous ses péchés, la guérison de tous ses vices, la chaleur et la lumière pour embraser son coeur et éclairer ses yeux, celui-là, prévenu et aidé par la grâce, multipliera ses bonnes oeuvres, et ces bonnes oeuvres lui mériteront de racheter même son corps de la corruption du trépas, d'être couronné et rassasié, non pas des biens temporels, mais des biens éternels, au-delà de tout ce que nous pouvons désirer et comprendre (2).


59. C'est la pensée formulée en ces termes par le Psalmiste: «Bénis le Seigneur, ô mon âme, et que tout ce qui est en moi bénisse son saint nom; n'oublie jamais ses bienfaits. Il a pardonné toutes tes iniquités, il a guéri toutes tes langueurs. C'est lui qui a racheté ta vie de la mort, il te couronne de miséricorde et d'amour, et rassasie de bonheur tes désirs». Et dans la crainte que la difformité de notre ancienneté, c'est-à-dire de notre mortalité, n'osât espérer d'aussi grands biens, le Psalmiste ajoutait: «Ta jeunesse sera renouvelée comme celle de l'aigle», comme s'il eût dit: Toutes ces promesses que tu viens d'entendre concernent l'homme nouveau et le Nouveau Testament. Reprenez avec moi, je vous prie, chacun de ces biens, et goûtez affectueusement ces louanges adressées à la miséricorde, c'est-à-dire à la grâce de Dieu.

«Bénis le Seigneur, ô mon âme, et n'oublie jamais ses bienfaits». Le texte porte «rétributions», et non pas tributions, parce que Dieu nous rend le bien pour le mal. «Il pardonne toutes tes iniquités», c'est ce qui a lieu dans le sacrement de baptême. «Il guérit toutes tes langueurs» . Regardons ce qui se passe dans la vie de l'homme fidèle, lorsque la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair, de telle sorte que nous


1. Ps 61,12-13 - 2. Ep 3,20

ne faisons pas ce que nous voulons (1); car nous sentons dans nos membres une autre loi qui répugne à la loi de notre esprit; nous pouvons vouloir, mais nous ne pouvons pas faire le bien (2). Or ces langueurs de l'ancienneté, pourvu que nous persévérions dans une intention, se guérissent de jour en jour sous l'influence d'une nouveauté croissante et de cette foi qui agit par la charité. «C'est lui qui rachète ta vie de la corruption»; c'est ce qui aura lieu à la résurrection suprême de tous les morts. «Il te couronnera de miséricorde et d'amour (3)»; ce sera l'oeuvre du jugement lorsque le roi siégera sur son trône de justice pour rendre à chacun selon ses oeuvres; mais alors qui se glorifiera d'avoir le coeur chaste ou d'être pur de tout péché (4)?

Il était donc nécessaire de rappeler la miséricorde et l'amour de Dieu dans une circonstance comme celle du jugement, où tout se passera avec une justice tellement rigoureuse, qu'il semble impossible d'y trouver place pour la miséricorde. Le Seigneur nous y couronnera dans sa miséricorde et son amour, mais toujours selon nos oeuvres. En effet, il mettra à sa droite celui à qui il pourra dire: «J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger (5)»; car «le jugement sera sans miséricorde pour celui qui n'aura pas fait miséricorde (6)»; mais «bienheureux les miséricordieux, car le Seigneur leur fera miséricorde (7)». Ceux qui seront placés à la gauche iront dans les flammes éternelles, tandis que les justes entreront dans le royaume des cieux (8); car, dit le Sauveur.«La vie éternelle consiste à vous connaître, vous le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (9)»; et cette connaissance, cette vision, cette contemplation produira dans notre âme l'entière satisfaction de ses désirs (10). Le ciel, et c'est assez, au delà plus rien à désirer, à chercher, à demander. Il était dévoré de cette soif, celui qui disait au Sauveur «Montrez-nous le Père, et cela nous suffit», et Jésus-Christ de lui répondre: «Celui qui me voit, voit mon Père (11)». Car «la vie éternelle consiste à vous connaître, vous le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous avez envoyé». Mais si c'est voir le Père que de voir


1. Ga 5,17 - 2. Rm 7,18-23 - 3. Ps 102,1-2 - 4. Pr 20,8-9 Mt 16,27 - 5. Mt 25,35 - 6. Jc 2,13 - 7. Mt 5,7 - 8. Mt 25,46 - 9. Jn 17,3 - 10. Ps 102,5 - 11 Jn 14,8-9

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le Fils, celui qui voit le Père et le Fils voit aussi par là même l'Esprit du Père et du Fils. Par conséquent, en affirmant l'action de la grâce sur la volonté, nous ne détruisons pas le libre arbitre, notre âme bénit le Seigneur et n'oublie jamais ses rétributions ou ses bienfaits; elle n'ignore pas la justice et s'abstient dès lors d'établir la sienne propre (1); elle croit en celui qui justifie le pécheur, et elle vit de la foi jusqu'à ce qu'il lui soit donné de contempler Dieu face à face, c'est-à-dire qu'elle vit de cette foi qui opère par la charité. Cette dernière est répandue dans nos coeurs, non point par la suffisance de notre volonté, non point par la lettre de la loi, mais par le Saint-Esprit qui nous a été donné.



CHAPITRE XXXIV. LA VOLONTÉ DE CROIRE NOUS VIENT DE DIEU.


60. Que la discussion qui précède nous suffise, si elle suffit à la solution de la question proposée. On répondra peut-être qu'il faut éviter avant tout de donner lieu à qui que ce soit d'attribuer à Dieu le péché, qui se commet par le libre arbitre. Or, n'éprouve-t-on.pas cette tentation en entendant ces paroles: «Qu'avez-vous que vous ne l'ayez reçu?» Car nous regardons comme un don de Dieu la volonté par laquelle nous croyons, puisqu'elle est formée avant tout du libre arbitre déposé en nous par le fait même de notre création. Que celui qui serait tenté de nous faire cette difficulté veuille bien réfléchir et comprendre que si nous regardons comme un don de Dieu cette volonté de croire, ce n'est pas seulement parce qu'elle repose sur le libre arbitre créé naturellement avec nous, c'est aussi et surtout parce que Dieu lui-même produit en nous cette volonté de, croire à l'aide de persuasions de tout genre; persuasions extérieures par les exhortations évangéliques et même par les préceptes de la loi, si ces préceptes en arrivent à convaincre l'homme de sa faiblesse et à lui faire chercher un refuge par la foi dans la grâce sanctifiante; persuasions intérieures par ces pensées surnaturelles qu'il n'est donné à aucun homme de faire naître de lui-même dans son esprit, et sur lesquelles sa volonté n'a d'autre pouvoir que de les accepter ou de les rejeter. Quand donc, pour l'amener à la foi, Dieu


1. Rm 10,3

agit sur l'âme raisonnable de l'une ou de l'autre de ces deux manières, c'est-à-dire quand Dieu daigne user à son égard de cette persuasion ou de cette vocation sans laquelle il est impossible à l'homme de croire malgré son libre arbitre, il est certain qu'alors Dieu opère dans l'homme la volonté de croire, et que sa miséricorde nous prévient en toutes choses. Quant à consentir ou à résister à l'appel que Dieu nous adresse, c'est là, comme je l'ai dit, l'oeuvre de notre volonté propre. Cette proposition, d'ailleurs, loin d'infirmer, ne fait que confirmer cette parole de l'Apôtre: «Qu'avez-vous donc que vous ne l'ayez a reçu?» En effet, ces dons que Dieu nous accorde, l'âme ne peut les posséder qu'à la condition d'y consentir. Par conséquent, tout ce que l'âme possède, tout ce qu'elle reçoit lui vient de Dieu; mais quant à, l'action même de les recevoir et de les posséder, c'est l'oeuvre propre de l'âme qui les reçoit et les possède. Maintenant, si, voulant approfondir ces mystères, quelqu'un nous demande pourquoi celui-ci se trouve en effet gagné et persuadé, tandis que l'autre ne l'est pas, je n'ai que ces deux réponses à faire: «O profondeur des richesses (1)!» et: «L'iniquité peut-elle donc se trouver dans, le Seigneur (2)?» Simon interlocuteur n'est point satisfait de cette réponse, qu'il s'adresse à de plus savants que moi, mais qu'il prenne garde de trouver des présomptueux.



CHAPITRE XXXV. CONCLUSION DE CET OUVRAGE.


61. Il est temps enfin de terminer ce livre, car je ne sais pas si nous avions besoin qu'il fût aussi long. A vous d'abord il était inutile, car je connais votre foi. Mais vous m'excuserez en pensant à ceux pour le bien desquels vous avez provoqué ma réponse. Ce n'est point contre moi qu'ils combattaient, ce n'est. pas non plus directement contre celui qui a parlé par l'organe de ses Apôtres, litais contre l'Apôtre saint Paul. En effet, pour soutenir leurs propres opinions, ils soulèvent des discussions véhémentes et nombreuses, plutôt que de l'entendre invoquant la miséricorde de Dieu, et nous exhortant par la grâce divine qui lui a été donnée, à ne point nous élever au-delà de ce que nous, devons . dans les sentiments


1. Rm 11,33 - 2. Rm 9,14

que nous avons de nous-mêmes, mais de nous tenir dans les bornes de la modération, selon la mesure du don de la foi que Dieu a départie à chacun de nous (1).


62. Pour vous, veuillez vous rappeler la proposition que. vous m'avez faite et la thèse que j'ai soutenue dans ce long ouvrage. Vous vous étonniez qu'on ait pu dire que l'homme peut être sans péché, si sa volonté, aidée par la grâce divine, ne défaille point, quoique personne, en cette vie, ne soit jamais arrivé et ne doive jamais arriver à cet état de perfection. Dans les précédents ouvrages que je vous ai adressés, je m'exprimais en ces termes: «On me demande si l'homme peut-être sans péché dans cette vie; je répondrai qu'il le peut par la grâce de Dieu et par son libre arbitre; quant à ce libre arbitre, il est lui-même une grâce, c'est-à-dire un don de Dieu qui a voulu, non pas seulement qu'il existât, mais qu'il fût bon, c'est-à-dire qu'il se portât à l'accomplissement des préceptes du Seigneur; et quant à la grâce proprement dite, elle ne se borne pas à montrer au libre arbitre ce qu'il doit faire, mais elle l'aide encore à faire ce qu'elle lui a montré (2)».

Or, il vous a paru une absurdité d'affirmer qu'une chose sans exemple fût néanmoins possible. De là cette proposition générale soutenue par moi dans ce livre et prouvant qu'une chose est possible, quoiqu'elle soit sans exemple. A l'appui de cette thèse, j'ai emprunté à l'Évangile et à la loi certaines déclarations relatives, soit au passage d'un câble par le trou d'une aiguille (3), soit aux douze mille légions d'anges qui auraient pu combattre pour le Christ s'il l'eût voulu (4), soit à ces nations dont le Seigneur nous dit qu'il aurait pu les pousser loin de la présence de son peuple (5); toutes choses qui certainement ne se sont jamais réalisées. On pourrait ajouter à cela ce passage du Livre de la Sagesse, où nous lisons que la créature docile à son Créateur pourrait fournir à Dieu de nombreux et nouveaux tourments contre les pécheurs (6); et, cependant, cela n'a pas eu lieu. Nous en dirons autant de cette montagne que la foi pourrait précipiter dans la mer (7); et jusque-là nous n'avons pas appris que ce fait se fût réalisé (8). Soutenir que ces oeuvres extraordinaires


1. Rm 12,1-3 - 2. Du Mérite des péchés, liv. 2,ch. 6, n. 7. - 3. Mt 19,24 - 4. Mt 26,53 - 5. Dt 31,3 Jg 1,3 - 6. Sg 16,24 - 7. Mc 11,23

sont impossibles à Dieu, ce serait folie et incrédulité. Enfin, on peut lire ou imaginer beaucoup d'autres suppositions, restées de pures suppositions, quoique pouvant se réaliser par la toute-puissance divine.


63. On aurait pu me répondre qu'il s'agit dans tout cela d'oeuvres divines, tandis que vivre dans la justice est éminemment une oeuvre humaine. En face de cette objection, j'ai entrepris de prouver dans ce livre, peut-être plus longuement qu'il ne fallait, que toute vie sainte et sans péché est avant tout et surtout une couvre divine. Malgré mes longueurs, il me semble toujours que je n'en dis pas assez pour confondre les ennemis de la grâce; quelle joie pour moi de beaucoup parler, quand je me sens soutenu par les oracles aussi nombreux que formels de la sainte Écriture! En cela, du reste, voici ma règle infaillible: Que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur (2), et en toutes choses rendons grâce au Seigneur notre Dieu, et élevons notre coeur vers le ciel; car c'est du Père des lumières que nous viennent toute grâce excellente et tout don parfait (3).

Enfin, si une vie sainte et sans péché n'est point l'oeuvre de Dieu et est la nôtre propre, parce que, après tout, c'est nous-mêmes qui vivons et agissons, ne pourrait-on pas dire également que jeter une montagne dans la mer n'est pas l'oeuvre de Dieu, puisque le Seigneur a déclaré que l'homme pouvait le faire par la foi, et lui a attribué cette oeuvre en disant: «Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne: Levez-vous et jetez-vous dans la mer, et elle le ferait, car rien ne vous sera impossible (4)?» Il est certain que le Sauveur s'est servi dit mot: à vous, et non pas à.moi ou à mon Père; et cependant des oeuvres de ce genre, l'homme ne peut en accomplir que par la grâce et l'action même de Dieu. C'est ainsi que la justice parfaite ne s'est réalisée dans aucun homme, quoique cependant elle ne soit pas impossible. Elle se réaliserait cependant, si elle trouvait une volonté proportionnée à la grandeur de cette entreprise. Or, elle y serait proportionnée si, d'un côté, nous avions la connaissance parfaite de tout ce qui concerne la justice, et si, d'un autre côté,


1. Saint Augustin ne connaissait pas encore ce qu'Eusèbe d'après Rufin, et Bède nous rapportent de saint Grégoire de Néocésarée. (Note de l'Éditeur)
2. 2Co 10,17 - 2. Jc 1,17 - 3. Mc 11,23-24 Lc 17,6

l'amour de cette même justice correspondait à la connaissance que nous en avons, de telle sorte que tout sentiment de plaisir ou de douleur qui pourrait s'opposer à la justice disparaisse infailliblement devant l'amour de cette vertu. Si ces deux conditions, la connaissance et l'amour, ne se réalisent pour aucun d'entre nous, la cause eu est, non point dans une impossibilité réelle, mais dans la profondeur des jugements de Dieu. Ne savons-nous pas qu'il n'est point au pouvoir de l'homme de tout savoir, de posséder ce qu'il connaît, ou même de désirer toujours ce qui pourtant lui apparaît digne d'attachement et d'affection? Il faudrait pour cela que le bien nous inspirât autant de plaisir qu'il devrait nous inspirer d'amour. Cet heureux état ne convient qu'à une âme entièrement guérie.



CHAPITRE XXXVI. QUAND LE PRÉCEPTE DE LA CHARITÉ SERA-T-IL PARFAITEMENT ACCOMPLI? PÉCHÉS D'IGNORANCE.


64. Quelqu'un pensera peut-être qu'il ne nous manque rien pour posséder la connaissance de la justice, car le Seigneur, résumant sa doctrine en quelques paroles (1), assure que toute la loi et les Prophètes sont renfermés dans deux préceptes. Loin de cacher ces préceptes, il les formule aussi clairement que possible: «Vous aimerez», dit-il, «le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme et de tout votre esprit, et vous aimerez votre prochain comme vous-même (2)». En accomplissant ces deux préceptes, n'est-il pas certain qu'on accomplit toute justice? Nous le croyons sincèrement, et cependant nous croyons aussi que nous offensons Dieu de beaucoup de manières (3), alors même que nous pensons que telle de nos oeuvres plaît ou ne déplaît pas au Dieu que nous aimons; plus tard, en lisant l'Ecriture, en réfléchissant sur la vérité ou en l'entendant exposer à nos oreilles dans toute sa clarté, nous apprenons que cette même action ne plaît pas à Dieu; nous en faisons pénitence et demandons au Seigneur qu'il veuille bien nous pardonner. La vie humaine est remplie de tels enseignements.

D'où vient donc que nous connaissons si

1. Is 10,23 Rm 9,28 - 2. Mt 22,37-40 - 3. Jc 3,2

peu ce qui plaît à Dieu? N'est-ce point parce que Dieu lui-même nous est trop peu connu? «Car nous ne voyons maintenant que comme dans un miroir et en énigme; tandis qu'alors nous verrons face à face». Quand donc sera venu pour nous l'heureux moment «où nous connaîtrons comme nous sommes connus (1)?» Peut-on supposer que ceux qui contempleront le Seigneur face à face n'auront pour lui que l'amour dont peuvent être animés les fidèles ici-bas? Cet amour sera-t-il comparable à celui que nous avons maintenant pour le prochain? Si donc l'amour est d'autant plus grand que la connaissance est elle-même plus grande, concluons que tout ce qui manque aujourd'hui à notre charité manque par là même à la perfection de notre justice.

On peut savoir ou croire une chose sans l'aimer; quant à l'aimer sans la connaître ou la croire, c'est de toute impossibilité. Si donc les saints ont pu parvenir par la foi à un tel degré d'amour, qu'ils étaient disposés à donner leur vie pour la foi ou pour leurs frères, ce qui est le comble de la charité, selon la parole même du Sauveur (2); lorsque nous aurons quitté ce lieu d'exil où nous ne marchons que par la foi (3) et que nous serons parvenus à jouir de cette vue de Dieu que nous espérons maintenant sans la voir, et que nous attendons par la patience (4), il est certain que nous nous sentirons enflammés d'un . amour que non. seulement nous ne sentons pas encore, mais qui surpassera infiniment tout ce que nous pou. vous demander et comprendre (5). Et cependant nous ne pourrons pas plus aimer que de tout notre coeur, de toute notre âme et de tout notre esprit. Qui dit tout, ne laisse rien à ajouter, car il n'y a pas tout quand il reste quelque chose à ajouter. Par conséquent, ce premier précepte de la justice, en vertu duquel nous devons aimer Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme et de tout notre esprit, et conséquemment notre prochain comme nous-mêmes, ne sera parfaitement accompli que dans l'autre vie, quand il nous sera donné de contempler Dieu face à face. Toutefois, ce même précepte nous est imposé dès maintenant, afin que nous sachions ce que nous devons demander par la foi et chercher par l'espérance, et aussi afin qu'oubliant ce


1. 1Co 13,12 - 2. Jn 15,13 - 3. 2Co 5,7 - 4. Rm 8,25 - 5. Ep 3,20

183

qui est par derrière, nous nous élancions vers l'avenir avec toute l'ampleur de nos désirs (1). Ainsi donc, telle est du moins ma conviction, c'est avancer à grands pas, dès cette vie, dans les voies de la perfection, que de connaître de plus en plus ce qui nous sépare encore de la justice parfaite.


65. La justice qui nous est possible en cette vie et en vertu de laquelle le juste vit de la foi (2), quoiqu'il soit éloigné du Seigneur et ne le voie qu'en énigme; cette justice, disons-nous, n'est pour ainsi dire qu'une justice commencée, et cependant ce n'est point une absurdité de soutenir qu'elle a pour caractère l'aversion du péché. En effet, si dès ici-bas nous ne pouvons avoir toute la charité que nous puiserons au ciel dans une connaissance entière et parfaite, doit-on nous en faire une faute? Autre chose est de ne pas posséder la charité dans toute sa plénitude, autre chose est de ne se livrer à aucune passion. Ainsi donc, quoique l'homme aime bien moins Dieu qu'il ne l'aimera quand il le verra face à face, toujours est-il qu'il ne doit se porter à rien d'illicite. De même en est-il pour les choses corporelles: notre oeil peut fort bien ne se complaire dans aucunes ténèbres, quoiqu'il ne puisse pas soutenir tout l'éclat de la lumière.

Voici donc l'idée que nous pouvons nous faire de notre âme tant qu'elle est liée à ce corps corruptible. Pour étouffer et détruire tous les mouvements de la convoitise terrestre, elle ne jouit pas encore de la perfection suréminente de la charité divine; cependant, avec le commencement de justice qu'elle possède, elle ne doit consentir à rien d'illicite, ni céder à cette convoitise. C'est ainsi qu'elle parviendra à cette vie immortelle: «Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme et de toutes vos forces (3); que le péché ne règne pas dans votre corps mortel et n'obéissez point à ses désirs (4); vous ne convoiterez pas (5); ne soyez pas l'esclave de vos concupiscences (6)». Au ciel ne plus rien désirer que de persévérer dans cette perfection; sur la terre suivre dans ses actions les règles de la justice et espérer pour récompense la perfection des élus; au ciel, le juste vivra sans la foi dans cette vue, face à face, qu'il a toujours désirée; sur la terre, le juste vit de la


1. Ph 3 - 2. Rm 1,17 - 3. Dt 6,5 - 4. Rm 6,12 - 5. Ex 20,17 - 6. Si 18,30

foi dans laquelle il aspire à jouir au ciel de la vue intuitive.

Il suit de là que l'homme qui vit de la foi est loin d'être impeccable, puisqu'il peut consentir à certaine délectation illicite, non-seulement quand il s'agit de fautes graves et horribles, mais encore de fautes légères. Il lui arrivera, par exemple, de prêter l'oreille à une parole qui ne devrait pas être écoutée, de prononcer une parole qui n'aurait pas dû être conçue, de former dans son coeur une pensée dont l'objet le charme, mais qu'il sait être défendue par le précepte divin. Le consentement lui-même est alors un péché en dehors de toute action extérieure, dont la crainte du châtiment empêche peut-être seul la perpétration. Quant aux justes qui vivent de la foi, n'ont-ils donc aucun besoin de dire: «Pardonnez-nous nos offenses, comme nous «pardonnons à ceux qui nous ont offensés (1)?» regardent-ils comme un mensonge ce qui est écrit: «Tout homme vivant ne pourra être trouvé parfaitement juste à vos yeux (2)?» et encore: «Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous (3)?» et encore: «Il n'est aucun homme dont on puisse dire qu'il ne péchera pas (4)?» et ailleurs: «Il n'est aucun juste sur la terre qui fasse le bien et ne péchera pas (5)?» et autres passages semblables tirés de la sainte Ecriture? Remarquons sur le dernier que nous venons de citer, que l'écrivain sacré se sert non pas du passé: qui n'a pas péché, mais du futur: «qui ne péchera pas».

Comme ces oracles ne sauraient être faux, la conséquence que nous devons en tirer, c'est que nul homme n'est ici-bas absolument sans péché, quel que soit d'ailleurs le degré de justice auquel il soit parvenu; et dès lors tout homme doit donner afin qu'il lui soit donné; tout homme doit pardonner afin qu'il lui soit pardonné (6); et s'il a quelque justice, il ne doit point se l'attribuer à lui-même, mais à la grâce de Dieu qui seul flous justifie; il doit même avoir toujours faim et soif de la justice (7), et la demander à Dieu, qui est le pain vivant (8) et la source de vie (9), et qui tout en justifiant ses saints dans les épreuves de cette vie, accorde largement à ceux qui l'implorent

1. Mt 6,14 - 2. Ps 102,2 - 3. 1Jn 1,8 - 4. 1R 8,46 - 5. Si 7,21 - 6. Lc 6,37-38 - 7. Mt 5,6 - 8. Jn 6,51 - 9. Ps 35,10

184

et pardonne miséricordieusement les fautes qu'ils confessent dans l'humilité de leur coeur.


66. Que les Pélagiens nous montrent donc, s'ils le peuvent, un seul homme encore retenu sous le poids de la corruption de cette vie et qui n'ait pas besoin que Dieu use envers lui de clémence et de pardon. Un tel homme ne saurait se trouver, à moins qu'ils ne le supposent, je ne dis pas éclairé par la science de la loi, mais aidé par une véritable infusion de l'esprit de grâce; une telle prétention de leur part ne serait pas seulement un crime, mais une impiété sacrilège. Qu'ils étudient les passages de l'Ecriture sainte dans leur sens naturel et nécessaire, et ils resteront convaincus que la perfection de la justice ne saurait se trouver dans aucun homme sur la terre. Et cependant, on ne peut soutenir que Dieu n'ait pas le pouvoir de prêter à la volonté humaine un secours tel que se réalise pour tel homme en particulier et dans toute sa perfection, non-seulement cette justice qui vient de la foi (1), mais encore celle qui nous est réservée dans le ciel, quand nous verrons Dieu face à face.

S'il plaisait à Dieu de revêtir tel homme terrestre de l'incorruptibilité céleste (2); de l'exempter de la mort au milieu de ses frères condamnés à mourir; de détruire entièrement l'antique nature mauvaise, de manière à ce qu'aucune loi des membres ne répugnât à la loi de l'esprit (3); de lui donner de Dieu une connaissance de tous points semblable à celle que les saints posséderont dans le séjour de


1. Rm 10,6 - 2. 1Co 15,53 - 3. Rm 7,23

la gloire; quel insensé oserait affirmer que ces oeuvres, toutes prodigieuses qu'elles soient, ne seraient point possibles à la puissance divine? Mais voici. que les hommes demandent pourquoi Dieu ne réalise pour personne cet heureux état; que ceux qui posent cette question veuillent donc se souvenir qu'ils sont hommes.

Je sais qu'il ne saurait y. avoir en Dieu ni impossibilité ni iniquité (1). Je sais aussi qu'il résiste aux superbes et qu'il donne sa grâce aux humbles (2). Je sais que l'Apôtre, à qui fut donné l'aiguillon de la chair, l'ange de Satan pour le souffleter et étouffer en lui tout sentiment d'orgueil, entendit jusqu'à trois fois ces paroles en réponse à son ardente prière: «Ma grâce te suffit, car la vertu se perfectionne dans la faiblesse (3)». Reconnaissons ici la sagesse et la profondeur des décrets de Dieu, qui veut ôter aux justes la pensée même de célébrer leurs propres louanges et ne laisser à leurs lèvres le pouvoir de s'ouvrir que pour chanter la gloire de Dieu. Comment scruter, approfondir et connaître ces mystères, a tant «les jugements de Dieu sont incompréhensibles et ses voies impénétrables? Car qui a connu les desseins de Dieu? ou qui est entré dans le secret de ses conseils? ou qui lui a donné quelque chose le premier, pour en prétendre récompense? Tout est de lui, tout est par lui et tout est en lui; à lui seul gloire dans tous les siècles. Amen (4)».


1. Rm 9,14 - 2. Jc 4,6 - 3. 2Co 11,7-9 - 4. Rm 11,33-36

Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.



BURLERAUX.aduction g>CHAPITRE XXXVI. QUAND LE PRÉCEPTE DE LA CHARITÉ SERA-T-IL PARFAITEMENT ACCOMPLI? PÉCHÉS D'IGNORANCE.</a></h2>
Augustin, de l'esprit et de la lettre - CHAPITRE XXXIII. D'OU NOUS VIENT LA VOLONTÉ DE CROIRE.