Augustin, de la perfection de la justice de l'homme. - CHAPITRE X. FACILITÉ D'ACCOMPLIR LES PRÉCEPTES.

21. Ensuite l'auteur produit certains passages à l'aide desquels il veut prouver que les préceptes divins sont faciles à accomplir. Or, nous savons tous que les commandements se résument dans la charité, puisque la fin du précepte c'est la charité (3), et que la charité est la plénitude de la loi (4); nous savons également que rien n'est pénible à celui qui agit par amour et non par crainte. Les préceptes divins sont un fardeau pour ceux qui, en les accomplissant, ne sont poussés que par la crainte, tandis que la charité parfaite pousse la crainte dehors (5), et nous fait trouver dans le précepte non plus un fardeau qui nous accable, mais comme un levier qui nous soulève, et des ailes qui nous transportent. Toutefois, pour posséder cette charité, autant du moins qu'il nous est possible de l'avoir dans ce corps de mort, le libre-arbitre de notre volonté ne peut rien, s'il n'est aidé de la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur (6). Répétons-le souvent, la charité est répandue dans nos coeurs, non point par nous-


1. Pr 11,20 selon les SeptanteMt 6,121Tm 1,5Rm 13,101Jn 4,18Rm 21,25

mêmes, mais par le Saint-Esprit qui nous a été donné (1).

Or telle est la véritable cause pour laquelle la sainte Ecriture nous dit que les préceptes divins ne sont point un fardeau qui écrase. Toute âme donc qui se sent fléchir sous ce poids, doit comprendre qu'elle n'a pas encore reçu ces forces surnaturelles qui rendent les préceptes du Seigneur légers et suaves; qu'elle prie, qu'elle gémisse, afin qu'elle obtienne le don de la facilité. «Que mon coeur devienne sans tache; dirigez mes voies selon votre parole, et que je ne subisse pas le joug de l'iniquité (2); que votre volonté se fasse sur la terre comme au ciel; ne nous laissez pas succomber à la tentation (3)». Redire ces paroles et autres semblables, qu'il serait trop long de rapporter, c'est prier, c'est demander la grâce d'accomplir les préceptes divins; d'ailleurs, ces préceptes n'existeraient pas, si notre volonté ne pouvait rien dans leur accomplissement, et si par elle-même elle pouvait les accomplir, quel besoin y aurait-il de prier? Le législateur nous déclare que son joug est doux, afin que celui qui le trouve écrasant comprenne qu'il n'a pas encore reçu le don, qui seul peut le rendre léger; qu'il sache même que, dût-il accomplir les commandements, il ne les accomplit pas parfaitement, tant qu'il les regarde comme un fardeau trop lourd. En effet, Dieu aime celui qui donne avec joie (4), Toutefois, s'il les trouve trop lourds, qu'il se garde bien de s'affaisser dans le désespoir; qu'il se relève, au cou traire, et qu'il cherche, qu'il demande et qu'il frappe.


22. Voici donc les passages cités par notre adversaire pour prouver que les préceptes divins sont légers et faciles. «Non-seulement», dit-il, «les commandements de Dieu ne sont pas impossibles, ils ne sont même pas d'un accomplissement lourd et difficile». Nous lisons au Deutéronome: «Le Seigneur reviendra à vous, pour mettre sa joie à vous combler de biens, comme il l'a fait à l'égard de vos pères. Pourvu néanmoins que vous écoutiez la voix du Seigneur notre Dieu, que vous observiez ses préceptes et les cérémonies qui sont écrites dans la loi, que je vous propose, et que vous retourniez au Seigneur votre Dieu, de tout votre coeur


1. Rm 5,5 — 2. Ps 119,80-133 — 3. Mt 6,10-13 — 4. 2Co 9,7

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net de toute votre âme. Ce commandement que je vous prescris aujourd'hui n'est ni au-dessus de vous ni loin de vous. Il n'est a point dans le ciel pour vous donner lieu de a dire: Qui de nous peut monter au ciel, q pour nous apporter ce commandement, afin que, l'ayant entendu, nous l'accomplissions par nos oeuvres? Il n'est point au-delà de la mer, pour vous donner lieu de vous excuser en disant: Qui de nous pourra passer la mer, pour l'apporter jusqu'à nous, afin que, l'ayant entendu, a nous puissions faire ce qu'on nous ordonne? mais ce commandement est tout proche de a vous, il est dans votre bouche, dans votre coeur et dans vos mains, afin que vous a l'accomplissiez (1)». Le Seigneur dit également dans l'Evangile: «Venez à moi, vous a tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous soulagerai. Prenez sur vous mon joug et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur,, et vous trouverez le a repos de vos âmes; car mon joug est doux net mon fardeau léger (2)». Saint Jean nous dit dans son Epître: «La charité de Dieu consiste pour vous à accomplir ses préceptes, et ses préceptes ne sont point lourds net difficiles (3)»

Ces témoignages de la loi, de l'Evangile et des lettres apostoliques doivent nous servir, pour formuler la doctrine de la grâce, que ne veulent pas comprendre ceux qui, ignorant la justice de Dieu et voulant établir la leur propre, refusent de se soumettre à celle de Dieu. D'après le Deutéronome, ils devraient comprendre, comme l'Apôtre l'a rappelé, qu'il faut croire de coeur pour obtenir la justice, et confesser la foi par ses paroles, pour obtenir le salut (4); que le médecin est nécessaire non pas à ceux qui se portent bien, mais à ceux geai sont malades (5). Mais comme ils ne veulent pas le comprendre, on ne saurait trop leur rappeler ces paroles de l'Apôtre saint Jean: «La charité de Dieu consiste, pour nous, à accomplir ses préceptes, et ses préceptes ne sont point lourds et difficiles». Pouvait-il affirmer plus clairement que le commandement de Dieu n'est point lourd à la charité divine, répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit, et non point par le fibre arbitre de la volonté humaine? En


1. Dt 30,9-14 — 2. Mt 11,28-30 — 3. 1Jn 5,3 — 4. Rm 10,3-10 — 5. Mt 9,12

voulant accorder trop de puissance à ce libre arbitre, ils prouvent qu'ils ignorent le caractère essentiel de la justice de Dieu; ce caractère, c'est la charité, lorsqu'elle sera parfaite, lorsque toute crainte du châtiment aura disparu.



CHAPITRE 11. TÉMOIGNAGE DE JOB.


23. L'auteur cite ensuite les témoignages que l'on oppose d'ordinaire aux Pélagiens; au lieu de les réfuter, il se contente d'insister de nouveau sur sa thèse et d'obscurcir la question. Voici comment il s'exprime: «Témoignages de l'Ecriture que l'on doit opposer à ceux qui se flattent de trouver dans les oracles sacrés les preuves suffisantes pour détruire le libre arbitre, ou la possibilité de ne pas pécher». Ils ont coutume de nous objecter cette parole de Job: «Qui est exempt de péché? Personne, «pas même l'enfant qui n'est que depuis un jour sur la terre (1)». Puis il essaie de réfuter ce passage, par d'autres tirés du même livre, en particulier par ces paroles: «Quoique juste, et ne méritant aucun reproche, je suis devenu un objet de dérision (2)». Il ne veut pas comprendre qu'on peut donner le titre de juste à tout homme qui tend vers la perfection de la justice, de manière à s'en approcher autant qu'il lui est possible. Or nous ne nions pas que beaucoup ne soient parvenus à cet heureux état, dès cette vie, où nous ne vivons encore due de la foi.


24. Ce témoignage, du reste, ne fait que confirmer ces autres paroles du même patriarche: «Je suis près de subir mon jugement, et je sais que je serai trouvé juste (3)». C'est de ce jugement qu'il est dit ailleurs: «Il fera éclater votre justice comme la lumière, «il fera briller votre innocence comme le midi (4)». Enfin Job ne dit pas: Je suis au jugement, mais: «Je suis près du jugement». Si donc il entend parler non pas du jugement déjà porté sur chacune de ses actions, mais de celui qui l'attend après la mort, il est bien vrai de dire que dans ce dernier jugement seront proclamés justes tous ceux qui auront dit dans toute la sincérité de leur âme: «Pardonnez-nous nos offenses, comme nous


1. Jb 14,4 selon les Septante — 2. Jb 12,4 selon les Sept — 3.Jb 13,18 selon les Sept — 4. Ps 36,1

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pardonnons à ceux qui nous ont offensés». C'est précisément ce pardon qui rend les hommes justes; car ils se trouvent purifiés de leurs péchés après les avoir expiés par l'aumône.

De là cette parole du Sauveur: «Faites l'aumône, et par là vous expiez vos péchés (1)». Voici d'ailleurs ce qui sera dit aux justes avant d'entrer dans le royaume qui leur a été promis: «J'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger, etc. (2)». Mais autre chose est d'être absolument sans péché sur la terre, comme l'a été le Fils de Dieu; autre chose est d'être justifié, comme l'ont été beaucoup, de justes dès cette vie. N'y a-t-il pas, même en ce monde, un genre de vie si parfait, qu'il ne mérite réellement aucun reproche? Quel reproche adresser à,un homme qui ne veut de mal à personne, qui fait du bien selon son pouvoir, ne nourrit contre personne aucune pensée de vengeance et peut dire en toute sincérité: «Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés?» Et pourtant, malgré tout cela, il ne cesse de dire: «Pardonnez-nous comme nous pardonnons», ce qui prouve qu'il est loin de se regarder comme étant sans péché.


25. De là ces autres paroles de Job: «Et cependant mes mains étaient innocentes, et ma prière pure (3)». Sa prière était pure, parce que lui, qui pardonnait sincèrement, se croyait également obligé de demander pardon.


26. Job disait en parlant du Seigneur: «Il a multiplié mes plaies sans que je l'aie mérité (4)»; il ne dit pas: Dieu m'a frappé sans motif, mais: «Il a multiplié mes plaies sans que je l'aie mérité». En effet, la multiplicité de ses plaies était pour lui non point le châtiment d'une multitude de péchés, mais une épreuve à laquelle Dieu soumettait sa patience. Il confesse ailleurs qu'il n'est point sans péché, mais il avoue que ses fautes ne sont pas en proportion de ses épreuves (5).


27. Job dit encore: «J'ai gardé les voies du Seigneur, je ne m'en suis pas détourné et je ne m'en détournerai pas (6)». En effet, que faut-il pour que l'on puisse dire que l'on a gardé les voies du Seigneur? Il suffit de les suivre sans s'écarter de manière à paraître les abandonner; quelquefois, sans doute, on se


1. Lc 11,41 — 2. Mt 25,25 — 3. Jb 16,18 — 4. Jb 2,17 — 5. Jb 6,2-3 — 6. Jb 23,11

heurte et l'on chancelle, mais c'est toujours avancer que de diminuer le nombre de ses péchés, jusqu'à ce que l'on parvienne à être sans péché. Marcher vers la perfection, c'est donc garder les voies que le Seigneur nous a tracées. Quant à sortir des préceptes du Seigneur et y renoncer, c'est l'oeuvre propre des apostats, et non pas de celui qui, tout en se rendant coupable de péché, ne laisse pas de soutenir le combat contre ce même péché, jusqu'à ce qu'il parvienne à cet heureux état, où la mort vaincue ne pourra plus continuer la lutte.

Dans ce combat, nous sommes revêtus de bette justice qui nous fait vivre ici-bas delà foi, et qui nous sert en quelque sorte de cuirasse. Nous nous faisons également une sorte de jugement anticipé, en nous portant nos propres accusateurs et en nous reprochant à nous-mêmes nos propres péchés, selon cette parole des Proverbes: «Le juste lui-même se pose son propre accusateur dès le début de son discours (1)». De là aussi cette parole de Job: «La justice était mon vêtement, et je me suis entouré du jugement comme d'un manteau (2)». Ce manteau est plutôt un vête. ment de guerre qu'un vêtement de paix, car nous avons toujours à combattre la concupiscence, et ce n'est qu'après la destruction de la mort de notre dernier ennemi, que nous posséderons une justice complète et à l'abri de tout danger.


28. Job a prononcé cette autre parole Mon cœur ne m'accuse dans aucun jour de ma vie (3)». Or, notre cœur ne nous accuse dans aucun jour de cette vie, où nous vivons de la foi, si cette même foi, par laquelle nous croyons de cœur pour la justice, ne néglige pas de condamner notre péché. De là cette parole de l'Apôtre: «Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais;». C'est un bien de ne pas convoiter, et ce bien est voulu par le juste qui vit de la foi (4), et, cependant, il fait ce qu'il hait, puisqu'il convoite, quoiqu'il ne se rende pas l'esclave de ses convoitises (5); il s'en rendrait véritablement l'esclave, s'il cédait, s'il consentait, s'il obéissait au désir du péché. Son cœur alors l'accuserait, car c'est lui-même qu'il blâmerait, et non plus seulement le péché qui habite dans ses membres.


1. Pr 18,17 — 2. Jb 29,14 — 3. Jb 27,6 — 4. Rm 7,15 — 5. Ha 2,4 — 6. Si 18,30

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Tel homme empêche le péché de régner dans son corps mortel, il refuse de se rendre l'esclave de ses désirs, il ne veut point faire de ses membres des armes d'iniquité pour le péché (1), et, cependant, le péché n'en est pas moins dans ses membres; mais il ne règne pas, parce que ses désirs éprouvent de la résistance. Dans cet état l'homme qui fait ce qu'il ne veut pas, c'est-à-dire qui convoite sans vouloir convoiter, se range du côté de la loi et reconnaît qu'elle est bonde. En effet, il veut ce que veut la loi, puisqu'il ne veut pas convoiter et que la- loi dit: «Vous ne convoiterez pas (2)». . Il consent donc à la loi, puisqu'il veut ce que veut la loi; toutefois, il convoite encore parce qu'il n'est pas sans péché; mais cette convoitise n'est pas son oeuvre propre, elle est l'oeuvre du péché qui habite en lui. Voilà pourquoi son coeur ne l'accuse pas dans toute sa vie, c'est-à-dire dans sa foi, puisque le juste vit de la foi, et qu'ainsi la foi est bien toute sa vie. Il sait que le bien n'habite pas dans sa chair, et que cette chair est l'habitacle du péché, mais en lui refusant son consentement, il vit de la foi, par laquelle il invoque le Seigneur, et lui demande de venir à son aide, dans sa lutte contre le péché. Il prouve ainsi qu'il sent parfaitement qu'il lui appartient de vouloir, mais qu'il ne lui appartient pas de réaliser ce qu'il veut (3).

Je dis réaliser, c'est-à-dire arriver à la perfection du bien. Car dès là qu'il ne consent pas au péché, il fait déjà le bien; en pardonnant à celui qui l'a offensé, il fait également le bien; en demandant pour lui-même le pardon de ses propres péchés, en déclarant qu'il pardonné sincèrement à ses ennemis, en demandant qu'il ne soit point induit en tentation, et qu'il soit délivré du mal"il fait encore le bien, et toutefois il ne peut arriver à la perfection du bien; car cette heureuse perfection ne sera réalisée que quand la concupiscence elle-même sera détruite. Ce n'est donc pas l'homme lui-même que le coeur accuse, quand il accuse le péché qui habite dans ses membres, et qu'il n'a aucune infidélité à condamner:

En résumé, voici l'état dans lequel se trouve cet homme juste: Son coeur n'accuse pas sa vie, c'est-à-dire sa foi, et cependant il n'est nullement convaincu d'être sans péché. Tel est


1. Rm 6,12-13 — 2. Ex 20,17 — 3.

le témoignage que Job se rend à lui-même Aucun de mes péchés n'a pu vous échapper. Vous avez assemblé nos iniquités comme un faisceau, et vous avez observé ce que j'ai fait malgré moi (1)». Tel est donc le sens dans lequel on doit expliquer tous ces passages du livre de Job, cités par notre auteur, nous croyons l'avoir clairement prouvé. De son côté, il n'a pu se défendre contre l'énergie de ces autres paroles tirées du même livre Quel est celui qui est pur de tout péché? Personne, pas même l'enfant qui n'est que depuis un jour sur la terre».


CHAPITRE XII. TOUT HOMME EST MENTEUR.


29. «Nos adversaires», dit-il, «ont coutume de nous opposer ces paroles: Tout homme est menteur (2)». Au lieu de s'occuper à résoudre cette objection qui lui est faite, il rassemble d'autres témoignages pour les mettre en contradiction les uns avec les autres, et après avoir fait sonner bien fort cette contradiction aux oreilles de ceux qui ne comprennent pas les saintes Ecritures, il laisse là les textes se détruisant en apparence les uns les autres. Ecoutons-le: «Nous pouvons», dit-il, «répondre à nos adversaires par ces paroles du livre des Nombres: L'homme est véridique (3)». Il est également écrit de Job lui même: «Un homme habitait la terre de Hus, son nom était Job; simple, droit et sans péché, il servait Dieu et s'abstenait de toute chose mauvaise (4)».

Je m'étonne qu'irait osé rapporter ces paroles: «Il s'abstenait de toute chose mauvaise». Par là, certainement, il veut entendre le péché, bien qu'il ait dit plus haut que le péché est un acte et non point une chose (5). Qu'il n'oublie donc pas que, si le péché est un acte, on peut dire aussi qu'il est une chose. Or, s'abstenir de toute chose mauvaise, c'est assurément s'abstenir du péché, et comme le péché est toujours en nous, s'abstenir du péché, c'est donc lui refuser tout consentement, ou du moins quand le péché nous presse, ne pas se laisser opprimer. Tel cet athlète vigoureux qui ne petit empêcher son adversaire de le saisir, mais qui, malgré ses étreintes, lui fait sentir aussitôt la supériorité


1. Jb 14,16-17 — 2. Ps 115,2 — 3. Nb 24 selon les Septante — 4. Jb 1,1 — 5. Chap. 2,4.

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de ses forces. On a pu écrire de tel homme qu'on ne l'accusait d'aucun crime, qu'on ne lui reprochait aucune faute; mais jamais on n'a dit d'un homme qu'il fut absolument sans péché; cette parole ne convient qu'au Fils de l'homme qui est en même temps le Fils unique de Dieu.


30. «Nous lisons également», dit-il, «et toujours dans livre de Job . Il a vu le prodige d'un homme véridique. Au livre de la Sagesse: Les hommes menteurs ne se souviendront pas d'elle, mais les hommes véridiques ne la quitteront pas (1). Dans l'Apocalypse: Le mensonge n'a pas été trouvé sur leur bouche, ils sont sans souillure (2)». A cela je réponds en montrant que l'homme qui par lui-même est menteur, peut devenir véridique par la grâce et par la vérité de Dieu. D'un côté il est dit: «Tout homme est menteur», et de l'autre nous lisons à propos de la sagesse: «Que les hommes véridiques ne la quitteront pas»; véridiques dans et par la sagesse, ces mêmes hommes par eux-mêmes n'étaient que des menteurs. L'Apôtre ne dit-il pas: «Autrefois vous avez a été ténèbres, et maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur (3)?» A ce mot ténèbres», il n'ajoute pas: «dans le Seigneur»; mais il l'ajoute au mot lumière», parce que les hommes par eux-mêmes ne pouvaient pas être lumière, et parce que celui qui se glorifie ne doit se glorifier que dans le Seigneur (4).

Quant à ceux dont il est écrit dans l'Apocalypse: «Que le mensonge n'a pas été trouvé sur leurs lèvres», il n'est pas dit qu'ils fussent sans péché, car autrement la vérité n'eût pas été en eux (5), et ils se seraient trompés eux-mêmes; or, si la vérité n'eût pas été en eux, le mensonge aurait- été trouvé sur leurs lèvres. D'un autre côté, si, par un sentiment de jalousie ou de haine, ils s'étaient dits coupables de péché, quand ils étaient,sans péché, t'eût été un mensonge de leur part, et ils ne mériteraient plus cette belle parole: «Le mensonge n'a pas été trouvé sur leurs lèvres». Ils sont donc sans souillure, parce que Dieu leur a pardonné leurs péchés, comme ils avaient pardonné à ceux qui les avaient offensés. Tel est le sens dans lequel on doit interpréter tous ces passages que notre


1. Si 15,8 — 2. Ap 14,5 — 3. Ep 5,8 — 4. 1Co 1,31 — 5. 1Jn 1,8

auteur revendiquait en faveur de sa cause. Quant à ces- paroles qu'on lui oppose Tout homme est menteur», notre adversaire ne les explique pas, et il ne saurait les expliquer sans renoncer à l'erreur qui lui fait croire que l'homme, sans le secours de la grâce de Dieu, peut être véridique, par les seules forces de sa propre volonté.



CHAPITRE XIII. PERSONNE N'EST PARFAIT.


31. Une autre difficulté se présentait à notre auteur; il passe à côté sans la résoudre, ou plutôt il l'augmente encore et la rend plus difficile en rappelant ce passage qui lui est opposé: «Il n'est personne qui fasse le bien, il n'en est pas un seul (1)». Après avoir cité ce passage, il en oppose d'autres pour prouver qu'il est des hommes qui font le bien. Il le prouve, en effet, mais autre chose est de ne pas faire le bien, autre chose de ne pas être sans péché, quoiqu'on fasse peut-être beaucoup de bien. Il suit de là que les témoignages cités par notre auteur ne contredisent nullement ce principe par nous si sou. vent énoncé: Sur cette terre il n'est aucun homme sans péché. Maintenant c'est à lui de nous dire dans quel sens on peut entendre ces paroles: «Il n'est personne qui fasse le bien, il n'est pas un seul homme». Il ajoute: «Le saint roi David s'écrie: Espérez dans le Seigneur et faites le bien (2)». C'est là un précepte et non point un fait; or, ce précepte était délaissé par ceux dont il est dit . «Il n'est personne qui fasse le bien, il n'est pas un seul homme». Il rapporte également ces paroles de Tobie: «Gardez-vous de craindre, ô mon fils; nous menons une vie pauvre, mais nous posséderons de grands biens si nous craignons Dieu, si nous nous éloignons de tout péché, et si nous faisons le bien (3)». Il n'est pas douteux, en effet, que l'homme jouira de tous les biens, lorsqu'il sera exempt de tout péché. Quand aux maux, il n'en connaîtra plus aucun et n'aura plus besoin de dire: «Délivrez-nous du mal (4)».

En attendant cet heureux moment, celui qui travaille pieusement à sa perfection commence par s'éloigner du péché, et il s'en éloigne d'autant plus qu'il se rapproche


1. Ps 13,1-3 — 2. Ps 36,3 — 3. Tb 4,23 — 4. Mt 6,13

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davantage de la plénitude de la justice et de la perfection. Quant à la concupiscence, si bien appelée le péché qui habite dans notre chair, sans doute elle demeure toujours dans nos membres mortels, et toutefois elle ne cesse pas de s'affaiblir dans ceux qui travaillent à leur perfection. Autre chose est donc de s'éloigner de tout péché, ce qui est notre grande préoccupation ici-bas, autre chose est de s'être réellement dépouillé de tout péché, ce qui n'aura lieu parfaitement que dans le séjour même de la perfection.

Cependant s'il s'agit de celui qui s'est éloigné de tout péché et de celui qui s'en éloigne, n'est-il pas certain que tous deux sont dans la voie du bien? Comment donc le Prophète a-t-il pu dire: «Il n'est personne qui fasse le bien, il n'en est pas un seul?» Notre auteur a posé la question, mais il ne l'a pas résolue; peut-être aurait-on le droit de dire que ce psaume incrimine un certain peuple dans les rangs duquel ne se trouvait aucun homme pour faire le bien, tandis que tous voulaient rester enfants des hommes sans être enfants de Dieu, dont la grâce est absolument nécessaire à l'homme pour être bon et pour faire le bien. C'est de l'homme de bien que nous devons entendre ces paroles: «Le Seigneur a regardé du haut du ciel sur les enfants des hommes pour voir s'il en est quelqu'un qui comprenne et qui cherche Dieu (1)». Le bien véritable consiste donc à chercher Dieu; or personne ne faisait ce bien, absolument personne parmi toute cette race d'hommes prédestinés à la mort éternelle. Car Dieu, dans sa prescience infinie, a vu tous ces pécheurs, et il a porté coutre eux sa redoutable sentence.



CHAPITRE XIV. PERSONNE N'EST BON, SI CE N'EST DIEU.


32. «Nos adversaires», dit encore notre auteur, «nous objectent ces autres paroles du Sauveur: pourquoi m'appelez-vous bon? personne n'est bon, si ce n'est Dieu seul s». Au lieu de chercher à concilier ce passage avec sa doctrine, il se contente de citer d'autres textes, pour prouver que l'homme est bon. Voici comme il s'exprime: «Nous devons répondre par ces autres paroles du même Sauveur: L'homme bon tire le bien du bon trésor de son coeur s; et encore: Dieu a fait lever son soleil sur les bons et sur les


1. Ps 13,1-3 —2. Lc 18,19 Mc 10,18 — 3. Mt 12,35

méchants (1); ailleurs: Les biens ont été créés pour les bons dès le commencement (2), «enfin . Ceux qui sont bons seront des habitants de la terre (3)».

Pour lui répondre, il me suffit d'exposer le sens de ces paroles: «Personne n'est bon, si ce n'est Dieu seul». D'abord ces paroles peuvent signifier que les créatures, quoique créées bonnes par Dieu, cessent réellement d'être bonnes dès que l'on compare leur bonté à celle de Dieu; comme elles cessent d'avoir l'être dès qu'on les compare à l'être de Dieu, qui s'est défini lui-même: «Je suis celui qui suis (4)». Il a été dit des hommes: Aucun n'est bon, si ce n'est Dieu seul», comme il a été dit du Précurseur: «Il n'était pas la lumière (5)». Et cependant le Seigneur dit de ce même saint Jean qu'il était un flambeau, comme il a dit à ses disciples: «Vous êtes la lumière du monde, personne n'allume le flambeau pour le placer sous le boisseau (6)». Toutefois le Précurseur cesse d'être la lumière, si on le compare à cette lumière qui est la vraie lumière et qui éclaire tout homme venant en ce monde (7).

«Personne n'est bon, si ce n'est Dieu seul». Ces paroles peuvent signifier également que les enfants de Dieu, quelle que soit leur vertu sur la terre, cessent d'être bons, si l'on compare leur état présent à celui qui les attend dans la perfection éternelle. Dire des hommes dont Dieu est le père, qu'ils sont mauvais, personne ne l'oserait, si le Seigneur lui-même n'avait dit: «Vous qui êtes mauvais, vous savez faire du bien à vos enfants; combien plus votre Père qui est au ciel ne fera-t-il pas du bien à ceux qui l'invoquent (8)?» Ces mots: «Votre Père» prouvent que les hommes sont les enfants de Dieu, et cependant il ne laisse pas de dire d'eux qu'ils sont mauvais. Quant à notre auteur, il ne nous explique pas comment les hommes sont bons, «quoique personne ne a soit bon, si ce n'est Dieu seul». A celui qui demandait ce qu'il (levait faire de bien pour aller au ciel, le Sauveur, pour toute réponse, lui avait dit de chercher Celui qui a pour essence la bonté même, et dont là grâce peut seule nous rendre bons; car Dieu est le bien immuable, et il ne saurait être mauvais.


1. Mt 5,45 — 2. Si 39,30 — 3. Pr 2,21 — 4. Ex 3,14 — 5. Jn 1,8 — 6. Mt 5,14-15 — 7. Jn 1,9 — 8. Mt 7,11

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CHAPITRE XV. QUI SE GLORIFIERA D'AVOIR LE COEUR CHASTE?


33. «On nous oppose», dit l'auteur, «ces autres paroles: Qui se glorifiera d'avoir le cœur chaste?» Et à ce texte il en oppose beaucoup d'autres pour prouver que le coeur de l'homme peut être chaste; toutefois, il ne nous dit pas comment on doit interpréter ces paroles: «Qui se glorifiera d'avoir le cœur chaste?» pour éviter de mettre la sainte Ecriture en contradiction avec elle-même dans ce passage et dans ceux qu'il y oppose. Pour moi, je lui réponds- que cette conclusion: «Qui donc se glorifiera d'avoir le cœur chaste?» découle naturellement de ce qui précède: «Lorsque le roide justice siégera sur son trône». En effet; de quelque justice que l'homme soit doué, il doit se demander s'il n'a- pas en lui quelque chose qu'il ne voit pas, et qui lui sera reproché par le Ronde justice, siégeant sur son trône; car il connaît les péchés les plus secrets, et ce n'est pas à lui que peut s'adresser cette question: «Qui connaît les péchés ?» Ainsi donc, «lorsque le roi de justice siégera sur: son trône, qui se gloria fiera d'avoir le coeur chaste? ou qui se glorifiera d'être pur de tout péché (2)?» Il n'y aura que ceux qui veulent se glorifier dans leur propre justice et non pas dans la miséricorde du souverain Juge.


34. Toutefois je reconnais l'exactitude des citations que l'auteur nous oppose. Les voici le Sauveur dit dans l'Evangile: «Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (3)». David s'écrie: «Qui gravira la montagne du Seigneur? ou qui se tiendra; debout sur son lieu saint? Celui qui a les mains innocentes et le coeur pur (4)». Et encore: «Bénissez, Seigneur, ceux qui sont bons et qui ont le coeur droit (5)». Salomon dit également: «Les richesses sont bonnes à celui qui n'a pas de péché dans la conscience (6)». Et encore: «Détournez-vous du mal, dirigez vos mains et purifiez votre cœur de tout péché (7)». Saint Jean écrivait: «Si notre cœur ne nous accuse pas, mettons notre confiance en Dieu, et nous obtiendrons


1. Ps 18,13 — 2. Pr 20,8 — 3. Mt 5,8 — 4. Ps 23,3-4 — 5. Ps 124,4 — 6. Si 13,30 — 7. Si 38,10

de lui tout ce que nous lui demanderons (1)». Tous ces passages supposent clairement le concours de la volonté pour croire, pour espérer, pour aimer, pour châtier son corps, pour faire des aumônes, pour pardonner les injures, pour prier avec instance, pour demander le progrès dans la perfection, et enfin pour dire dans toute la sincérité de son âme: «Pardonnez-nous comme nous pardonnons; ne nous laissez pas succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal (2)». Le but à atteindre, c'est de purifier son coeur, de chasser tout péché et d'obtenir la rémission de toutes ces souillures secrètes que le Roi de justice pourra trouver en nous lorsqu'il siégera sur son trône; alors seulement Dieu nous verra parfaitement guéris et purifiés; «car un jugement saris miséricorde attend celui qui n'a pas fait miséricorde. Or la miséricorde l'emporte sur le jugement (3)». S'il n'en était pas ainsi, quelle espérance nous resterait-il? Car lorsque le roi de justice siégera sur son trône, «qui se glorifiera d'avoir le cœur chaste? ou qui se glorifiera d'être pur de tout péché?» Tous ceux alors qui par la miséricorde de Dieu auront été pleinement purifiés et justifiés brilleront comme le soleil dans le royaume du Père céleste (4).


35. Alors aussi l'Eglise sera pleinement et parfaitement sans tache, sans ride et sans souillure, parce qu'elle sera véritablement glorieuse. L'Apôtre, en parlant de l'Eglise, ne se contente pas de dire que Dieu la fera paraître sans tache, sans ride ni autre chose semblable, il ajoute qu'elle sera «glorieuse (5)», nous indiquant ainsi que le moment de la gloire, pour l'Eglise, sera aussi celui où elle sera sans tache et sans souillure. Dans l'état présent, au milieu de tant de maux et de tant de scandales, formée du mélange de tant d'hommes méchants, et abreuvée de tant d'opprobres de la part des impies, on ne saurait dire de l'Eglise qu'elle est glorieuse, quoique des rois eux-mêmes s'enrôlent sous sa bannière, ce qui peut-être constitue encore pour elle un péril plus grand et une tentation plus séduisante; elle sera glorieuse quand se réalisera cette parole de l'Apôtre: «Lorsque le Christ, notre vie, apparaîtra, vous apparaîtrez avec lui dans la gloire (6)».


1. 1Jn 2,22-23 — 2. Mt 6,12-13 — 3. Jc 2,13 — 4. Mt 13,43 — 5. Ep 5,27 — 6 Col 3,4

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Le Sauveur dans sa nature humaine par laquelle il s'est constitué le médiateur de l'Eglise, n'a été glorifié que par la gloire de la résurrection; de là cette parole: «L'esprit a n'avait pas été donné, parce que Jésus n'était pas encore glorifié (1)»; comment donc oserait-on affirmer que l'Eglise peut être glorieuse avant sa propre résurrection? Sur cette terre, Dieu la purifie dans le bain de l'eau par la parole (2), effaçant ses péchés passés, et la délivrant de ta domination des mauvais anges; il la guérit ensuite de toutes ses maladies, et la fait parvenir enfin à cet heureux état où elle sera glorieuse, sans tache et sans souillure. En effet, «ceux qu'il a prédestinés, il les a appelés, et ceux qu'il a appelés, il les a justifiés, et ceux qu'il a justifiés, il les a glorifiés (3)». Je crois que c'est à ce mystère que s'appliquent ces paroles: «Voici que je chasse les démons et j'accomplis la guérison aujourd'hui et demain, et le troisième jour je serai consommé (4)», c'est-à-dire arrivé à la perfection. Le Sauveur parlait évidemment de son corps mystique, qui est l'Église; ces jours qu'il rappelle ne sont que les différents degrés de la justification dont il emprunte le symbole aux trois jours qui précédèrent son triomphe.


36. Je crois qu'il existe une différence entre le cœur droit et le cœur pur. Le coeur droit s'élance vers ce qui est en avant, et oublie ce qui est en arrière, de telle sorte que sans se détourner de sa voie, et sans se désister de sa première intention, il parvient là où habite Celui qui a le coeur pur (5). Chacun de ces caractères se trouve formulé dans les paroles suivantes: «Qui montera sur la montagne du Seigneur, ou qui se tiendra debout dans son lieu saint? Celui qui a les mains innocentes et le cœur pur». Celui qui a les mains innocentes montera, et celui qui a le coeur pur se tiendra debout; le premier aspire au but et le second y est parvenu. C'est là ce qui nous fait mieux comprendre cette autre parole: «Les richesses sont bonnes pour celui qui n'a point de péché dans sa conscience». Ce sera le moment des vraies richesses, lorsque toute la pauvreté aura disparu, c'est-à-dire lorsque toute infirmité aura été détruite.

Sur la terre «l'homme se détourne du péché» lorsqu'il marche dans le chemin du


1 Jn 7,39 — 2. Ep 5,26 — 3. Rm 8,30 — 4. Lc 13,32 — 5. Ph 3,13-14

bien, et se renouvelle de jour en jour, lorsqu'il «dirige ses mains» pour accomplir les oeuvres de miséricorde et qu'il purifie son cœur de tout péché; enfin, lorsqu'il pardonne lui-même afin qu'il obtienne le pardon de ses propres fautes n. Dans ce sens, il n'y a plus ni orgueil ni jactance à dire avec saint Jean: «Si notre cœur ne nous reproche rien, nous avons confiance en Dieu, qui nous accordera tout ce que nous lui demanderons». L'Apôtre nous invite à agir de telle sorte que notre cœur ne trouve rien à nous reprocher dans la prière; c'est-à-dire, qu'après avoir formulé cette demande: «Pardonnez-nous comme nous pardonnons», nous n'ayons pas la honte de ne pas faire ce que nous disons, ou que, n'osant pas dire ce que nous ne faisons pas, nous ne perdions toute confiance dans nos prières.




Augustin, de la perfection de la justice de l'homme. - CHAPITRE X. FACILITÉ D'ACCOMPLIR LES PRÉCEPTES.