Catéchèses Benoît XVI 25119

Mercredi 25 novembre 2009 - Hugues et Richard de Saint-Victor

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Chers frères et soeurs,

Au cours de ces audiences du mercredi, je présente certaines figures exemplaires de croyants, qui se sont engagés à montrer la concorde entre la raison et la foi et à témoigner à travers leur vie de l'annonce de l'Evangile. J'entends vous parler aujourd'hui de Hugues et de Richard de Saint-Victor. Tous deux sont au nombre de ces philosophes et théologiens connus sous le nom de Victorins, parce qu'ils vécurent et enseignèrent dans l'abbaye de Saint-Victor, à Paris, fondée au début du xii siècle par Guillaume de Champeaux. Guillaume lui-même fut un maître renommé, qui parvint à donner à son abbaye une solide identité culturelle. A Saint-Victor, en effet, fut inaugurée une école pour la formation des moines, ouverte également aux étudiants extérieurs, où fut réalisée une heureuse synthèse entre les deux manières de faire de la théologie, dont j'ai déjà parlé dans les précédentes catéchèses: à savoir la théologie monastique, orientée davantage à la contemplation des mystères de la foi dans l'Ecriture, et la théologie scolastique, qui utilisait la raison pour tenter de scruter ces mystères avec des méthodes innovantes, de créer un système théologique.

Sur la vie d'Hugues de Saint-Victor, nous avons peu d'informations. La date et le lieu de sa naissance sont incertains: peut-être en Saxe et dans les Flandres. On sait que, arrivé à Paris - la capitale européenne de la culture de l'époque -, il passe le reste de sa vie à l'abbaye de Saint-Victor, où il fut d'abord disciple, puis enseignant. Dès avant sa mort, advenue en 1141, il connut une grande notoriété et estime, au point d'être appelé un "second saint Augustin": comme Augustin, en effet, il médita longuement sur le rapport entre foi et raison, entre sciences profanes et théologie. Selon Hugues de Saint-Victor, toutes les sciences sont non seulement utiles pour la compréhension des Ecritures, mais elles ont une valeur en elles-mêmes et doivent être cultivées pour élargir le savoir de l'homme, ainsi que pour répondre à sa soif de connaître la vérité. Cette saine curiosité intellectuelle le conduisit à recommander à ses étudiants de ne jamais restreindre le désir d'apprendre et dans son traité de méthodologie du savoir et de pédagogie, intitulé de manière significative Didascalicon (De l'enseignement), il recommandait: "Apprends volontiers de tous ce que tu ne sais pas. Le plus savant de tous est celui qui aura voulu apprendre quelque chose de tous. Qui reçoit quelque chose de tous, finit par devenir le plus riche de tous" (Eruditiones Didascalicae, 3-14: PL 176, 774).

La science dont s'occupent les philosophes et les théologiens dit Victorins est en particulier la théologie, qui exige avant tout l'étude pleine d'amour des Ecritures Saintes. Pour connaître Dieu, en effet, on ne peut que partir de ce que Dieu lui-même a voulu révéler de lui-même à travers les Ecritures. En ce sens, Hugues de Saint-Victor est un représentant typique de la théologie monastique, entièrement fondée sur l'exégèse biblique. Pour interpréter les Ecritures, il propose l'articulation traditionnelle patristique et médiévale, à savoir le sens historique et littéral, tout d'abord, puis les sens allégorique et anagogique, et enfin, le sens moral. Il s'agit des quatre dimensions du sens de l'Ecriture, qu'aujourd'hui encore, l'on redécouvre à nouveau, par lesquelles on voit que dans le texte et dans la narration offerte se cache une indication plus profonde: le fil de la foi, qui nous conduit vers le haut et nous guide sur cette terre, en nous enseignant comment vivre. Toutefois, tout en respectant ces quatre dimensions du sens de l'Ecriture, de manière originale par rapport à ses contemporains, il insiste - et cela est nouveau - sur l'importance du sens historique et littéral. En d'autres termes, avant de découvrir la valeur symbolique, les dimensions plus profondes du texte biblique, il faut connaître et approfondir la signification de l'histoire racontée dans l'Ecriture: sinon - prévient-il en recourant à une comparaison efficace - on risque d'être comme des érudits de la grammaire qui ignorent l'alphabet. A qui connaît le sens de l'histoire décrite dans la Bible, les événements humains apparaissent comme marqués par la Providence divine, selon son dessein bien ordonné. Ainsi, pour Hugues de Saint-Victor, l'histoire n'est pas le résultat d'un destin aveugle ou d'un hasard absurde, comme il pourrait apparaître. Au contraire, dans l'histoire humaine oeuvre l'Esprit Saint, qui suscite un dialogue merveilleux des hommes avec Dieu, leur ami. Cette vision théologique de l'histoire met en évidence l'intervention surprenante et salvifique de Dieu, qui entre réellement et agit dans l'histoire, prend presque part à notre histoire, mais en sauvegardant et en respectant toujours la liberté et la responsabilité de l'homme.

Pour notre auteur, l'étude de l'Ecriture Sainte et de sa signification historique et littérale rend possible la véritable théologie, c'est-à-dire l'illustration systématique des vérités, connaître leur structure, l'illustration des dogmes de la foi, qu'il présente dans une solide synthèse dans le traité De Sacramentis christianae fidei (Les sacrements de la foi chrétienne), où se trouve, entre autres, une définition de "sacrement" qui, ultérieurement perfectionnée par d'autres théologiens, contient des idées encore aujourd'hui très intéressantes. "Le sacrement", écrit-il, "est un élément corporel ou matériel proposé de manière extérieure et sensible, qui représente avec sa ressemblance une grâce invisible et spirituelle, qui la signifie, car il a été institué dans ce but, et la contient, car il est capable de sanctifier" (9, 2: PL 176, 317). D'une part, la visibilité dans le symbole, la "corporéité" du don de Dieu, dans lequel toutefois, d'autre part, se cache la grâce divine qui provient d'une histoire: Jésus Christ lui-même a créé les symboles fondamentaux. Trois éléments concourent donc à définir un sacrement, selon Hugues de Saint-Victor: l'institution de la part du Christ, la communication de la grâce, et l'analogie entre l'élément visible, matériel, et l'élément invisible, qui sont les dons divins. Il s'agit d'une vision très proche de la sensibilité contemporaine, car les sacrements sont présentés avec un langage tissé de symboles et d'images capables de parler immédiatement au coeur des hommes. Il est important, également aujourd'hui, que les animateurs liturgiques, et en particulier les prêtres, valorisent avec sagesse pastorale les signes propres aux rites sacramentaux - cette visibilité et tangibilité de la Grâce - en en soignant attentivement la catéchèse, afin que chaque célébration des sacrements soit vécue par tous les fidèles avec dévotion, intensité et joie spirituelle.

Richard, originaire d'Ecosse, est un digne disciple d'Hugues de Saint-Victor. Il fut prieur de l'abbaye de Saint-Victor de 1162 à 1173, année de sa mort. Richard aussi, naturellement, accorde un rôle fondamental à l'étude de la Bible, mais, à la différence de son maître, il privilégie le sens allégorique, la signification symbolique de l'Ecriture avec laquelle, par exemple, il interprète la figure vétérotestamentaire de Benjamin, fils de Jacob, comme symbole de contemplation et sommet de la vie spirituelle. Richard traite ce thème dans deux textes, Benjamin mineur et Benjamin majeur, dans lesquels il propose aux fidèles un chemin spirituel qui invite tout d'abord à exercer les différentes vertus, en apprenant à discipliner et à ordonner avec la raison les sentiments et les mouvements intérieurs affectifs et émotifs. Ce n'est que lorsque l'homme a atteint l'équilibre et la maturation humaine dans ce domaine, qu'il est prêt à accéder à la contemplation, que Richard définit comme "un regard profond et pur de l'âme déversé sur les merveilles de la sagesse, associé à un sens extatique d'émerveillement et d'admiration" (Benjamin Maior 1, 4: PL 196, 67).

La contemplation est donc le point d'arrivée, le résultat d'un chemin difficile, qui comporte le dialogue entre la foi et la raison, c'est-à-dire - encore une fois - un discours théologique. La théologie part des vérités qui sont l'objet de la foi, mais elle cherche à en approfondir la connaissance avec l'usage de la raison, en s'appropriant du don de la foi. Cette application du raisonnement à la compréhension de la foi est pratiquée de manière convaincante dans le chef-d'oeuvre de Richard, l'un des grands livres de l'histoire, le De Trinitate (La Trinité). Dans les six livres qui le composent, il réfléchit avec profondeur sur le Mystère de Dieu un et trine. Selon notre auteur, puisque Dieu est amour, l'unique substance divine comporte communication, oblation et amour entre deux Personnes, le Père et le Fils, entre lesquels existe un échange éternel d'amour. Mais la perfection du bonheur et de la bonté n'admet pas d'exclusivité et de fermetures; elle demande au contraire la présence éternelle d'une troisième Personne, l'Esprit Saint. L'amour trinitaire est participatif, concorde, et comporte une surabondance de délice, une jouissance de joie incessante. C'est-à-dire que Richard suppose que Dieu est amour, il analyse l'essence de l'amour, ce qui est impliqué dans la réalité amour, en arrivant ainsi à la Trinité des Personnes, qui est réellement l'expression logique du fait que Dieu est amour.

Richard est toutefois conscient que l'amour, bien qu'il nous révèle l'essence de Dieu, qu'il nous fasse "comprendre" le Mystère de la Trinité, est cependant toujours une analogie pour parler d'un Mystère qui dépasse l'esprit humain, et - en poète mystique qu'il est - il a recours également à d'autres images. Il compare par exemple la divinité à un fleuve, à une vague d'amour qui jaillit du Père, qui va et qui vient dans le Fils, pour être ensuite diffusée avec bonheur dans l'Esprit Saint.

Chers amis, des auteurs comme Hugues et Richard de Saint-Victor élèvent notre âme à la contemplation des réalités divines. Dans le même temps, l'immense joie que nous procurent la pensée, l'admiration et la louange de la Très Sainte Trinité, fonde et soutient l'engagement concret à nous inspirer de ce modèle parfait de communion dans l'amour pour construire nos relations humaines de chaque jour. La Trinité est vraiment communion parfaite! Comme le monde changerait si dans les familles, dans les paroisses et dans chaque autre communauté, les relations étaient vécues en suivant toujours l'exemple des trois Personnes divines, en qui chacune vit non seulement avec l'autre, mais pour l'autre et dans l'autre! Je le rappelais il y a quelques mois à l'Angelus: "Seul l'amour nous rend heureux, car nous vivons en relation, et nous vivons pour aimer et être aimés". C'est l'amour qui accomplit ce miracle incessant: comme dans la vie de la Très Sainte Trinité, la pluralité se recompose en unité, où tout est complaisance et joie. Avec saint Augustin, tenu en grand honneur par les Victorins, nous pouvons nous exclamer nous aussi: "Vides Trinitatem, si caritatem vides - tu contemples la Trinité, si tu vois la charité" (De Trinitate VIII, 8, 12).
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Je suis heureux d’accueillir les pèlerins de langue française présents ce matin. Que votre pèlerinage à Rome contribue à approfondir votre connaissance de Dieu dans son mystère trinitaire et à faire grandir votre amour de l’Église. Que Dieu vous bénisse !

Je voudrais aussi adresser un salut chaleureux aux responsables et aux opérateurs de Télé Lumière – Noursat du Liban, ainsi qu’à leur président, Mgr Aboujaoudé. Chers amis, je vous encourage à poursuivre avec générosité votre mission au service de l’annonce de l’Évangile, de la paix et de la réconciliation au Liban et dans toute la région. A vous tous ainsi qu’à tous les auditeurs de Noursat j’adresse une particulière Bénédiction apostolique.




Place Saint-Pierre

Mercredi 2 décembre 2009 - Guillaume de Saint-Thierry

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Chers frères et soeurs,

Dans une catéchèse précédente, j'ai présenté la figure de Bernard de Clairvaux, le « Docteur de la douceur », grande figure du douzième siècle. Son biographe — qui éprouvait de l'amitié et de l'estime pour lui — fut Guillaume de Saint-Thierry, sur lequel je m'arrête dans la réflexion de ce matin.

Guillaume naquit à Liège entre 1075 et 1080. De famille noble, doté d'une intelligence vive et d'un amour inné pour l'étude, il fréquenta de célèbres écoles de l'époque, comme celle de sa ville natale et de Reims, en France. Il entra en contact personnel avec Abélard, le maître qui appliquait la philosophie à la théologie de manière si originale qu'il suscita de nombreuses perplexités et oppositions. Guillaume exprima également ses propres réserves, en sollicitant son ami Bernard pour qu'il prenne position à l'égard d'Abélard. Répondant à ce mystérieux et irrésistible appel de Dieu, qui est la vocation à la vie consacrée, Guillaume entra au monastère bénédictin de Saint-Nicaise à Reims en 1113 et, quelques années plus tard, il devint abbé du monastère de Saint-Thierry, dans le diocèse de Reims. Au cours de cette période, l'exigence de purifier et renouveler la vie monastique, pour la rendre authentiquement évangélique, était très répandue. Guillaume agit dans ce sens à l'intérieur de son propre monastère, et en général, dans l'Ordre bénédictin. Toutefois, il rencontra de nombreuses résistances face à ses tentatives de réforme, et ainsi, malgré le conseil contraire de son ami Bernard, il quitta l'abbaye bénédictine en 1135, laissa l'habit noir et revêtit l'habit blanc, pour s'unir aux cisterciens de Signy. A partir de ce moment jusqu'à sa mort, survenue en 1148, il se consacra à la contemplation priante des mystères de Dieu, depuis toujours objet de ses plus profonds désirs, et à la composition d'écrits de littérature spirituelle, importants dans l'histoire de la théologie monastique.

L'une de ses premières oeuvres est intitulée De natura et dignitate amoris (La nature et la dignité de l'amour). On y trouve exprimée l'une des idées fondamentales de Guillaume, valable également pour nous. L'énergie principale qui anime l'âme humaine — dit-il — est l'amour. La nature humaine, dans son essence la plus profonde, consiste à aimer. En définitive, une seule tâche est confiée à chaque être humain: apprendre à aimer, sincèrement, authentiquement, gratuitement. Mais ce n'est qu'à l'école de Dieu que cette tâche est remplie et que l'homme peut atteindre l'objectif pour lequel il a été créé. Guillaume écrit en effet: « L'art des arts est l'art de l'amour... L'amour est suscité par le Créateur de la nature. L'amour est une force de l'âme, qui la conduit comme par un poids naturel vers le lieu et l'objectif qui lui est propre » (La nature et la dignité de l'amour 1, PL 184, 379). Apprendre à aimer demande un chemin long et exigeant, qui est articulé par Guillaume en quatre étapes, correspondant aux âges de l'homme: l'enfance, la jeunesse, la maturité et la vieillesse. Sur cet itinéraire, la personne doit s'imposer une ascèse efficace, un fort contrôle de soi pour éliminer toute affection désordonnée, toute tentation d'égoïsme, et unifier sa propre vie en Dieu, source, objectif et force de l'amour, jusqu'à parvenir au sommet de la vie spirituelle, que Guillaume définit comme « sagesse ». En conclusion de cet itinéraire ascétique, on fait l'expérience d'une grande sérénité et douceur. Toutes les facultés de l'homme — intelligence, volonté, sentiments d'affection — reposent en Dieu, connu et aimé dans le Christ.

Dans d'autres oeuvres également, Guillaume parle de cette vocation radicale à l'amour pour Dieu, qui constitue le secret d'une vie réussie et heureuse, et qu'il décrit comme un désir incessant et croissant, inspiré par Dieu lui-même dans le coeur de l'homme. Dans une méditation, il dit que l'objet de cet amour est l'Amour avec un « A » majuscule, c'est-à-dire Dieu. C'est lui qui se déverse dans le coeur de celui qui aime, et qui le rend capable de le recevoir. Il se donne à satiété et de manière telle, que le désir de cette satiété ne fait jamais défaut. Cet élan d'amour est l'accomplissement de l'homme » (De contemplando Deo 6, passim, SC 61bis,
PP 79-83). On est frappé par le fait que Guillaume, en parlant de l'amour pour Dieu, attribue une grande importance à la dimension affective. Au fond, chers amis, notre coeur est fait de chair, et lorsque nous aimons Dieu, qui est l'Amour lui-même, comment ne pas exprimer dans cette relation avec le Seigneur également nos sentiments très humains, comme la tendresse, la sensibilité, la délicatesse? Le Seigneur lui-même, en se faisant homme, a voulu nous aimer avec un coeur de chair!

Selon Guillaume, ensuite, l'amour a une autre propriété importante: il éclaire l'intelligence et permet de connaître mieux et de manière plus profonde Dieu, et en Dieu, les personnes et les événements. La connaissance qui procède des sens et de l'intelligence réduit, mais n'élimine pas, la distance entre le sujet et l'objet, entre toi et moi. L'amour produit en revanche une attraction et une communion, jusqu'à une transformation et une assimilation entre le sujet qui aime et l'objet aimé. Cette réciprocité d'affection et de sympathie permet alors une connaissance bien plus profonde que celle qui est l'oeuvre de la seule raison. Ainsi s'explique une célèbre expression de Guillaume: « Amor ipse intellectus est - déjà en lui-même, l'amour est principe de connaissance ». Chers amis, nous posons la question: n'en est-il pas ainsi dans notre vie? N'est-il donc pas vrai que nous ne connaissons réellement que ceux et ce que nous aimons! Sans une certaine sympathie, on ne connaît rien ni personne! Et cela vaut avant tout dans la connaissance de Dieu et de ses mystères, qui dépassent la capacité de compréhension de notre intelligence: on connaît Dieu si on l'aime!

Une synthèse de la pensée de Guillaume de Saint-Thierry est contenue dans une longue lettre adressée aux chartreux de Mont-Dieu, auxquels il avait rendu visite et qu'il voulut encourager et réconforter. L'érudit bénédictin Jean Mabillon, dès 1690, donna à cette lettre un titre significatif: Epistola aurea (Lettre d'or). En effet, les enseignements sur la vie spirituelle qu'elle contient sont précieux pour tous ceux qui souhaitent grandir dans la communion avec Dieu, dans la sainteté. Dans ce traité, Guillaume propose un itinéraire en trois étapes. Il faut — dit-il — passer de l'homme « animal » à l'homme « rationnel », pour arriver à l'homme « spirituel ». Que veut dire notre auteur par ces trois expressions? Au début, une personne accepte la vision de la vie inspirée par la foi par un acte d'obéissance et de confiance. Puis à travers un processus d'intériorisation, dans lequel la raison et la volonté jouent un grand rôle, la foi dans le Christ est accueillie avec une conviction profonde et l'on fait l'expérience d'une correspondance harmonieuse entre ce que l'on croit et ce que l'on espère et les aspirations les plus secrètes de l'âme, notre raison, nos sentiments d'affection. On parvient ainsi à la perfection de la vie spirituelle, lorsque les réalités de la foi sont une source de joie intime et de communion réelle et satisfaisante avec Dieu. On ne vit que dans l'amour et par amour. Guillaume fonde cet itinéraire sur une solide vision de l'homme, inspirée par les antiques Pères grecs, surtout d'Origène, lesquels avaient enseigné avec un langage audacieux que la vocation de l'homme est de devenir comme Dieu, qui l'a créé à son image et ressemblance. L'image de Dieu présente dans l'homme le pousse vers la ressemblance, c'est-à-dire vers une identité toujours plus complète entre la volonté propre et la volonté divine. A cette perfection, que Guillaume appelle « unité d'esprit », on ne parvient pas par l'effort personnel, même sincère et généreux, parce qu'une autre chose est nécessaire. On atteint cette perfection par l'action de l'Esprit Saint, qui vient habiter l'âme et purifie, absorbe et transforme en charité tout élan et tout désir d'amour présent chez l'homme. « Il y a ensuite une autre ressemblance avec Dieu », lisons-nous dans l'Epistola aurea, « qui n'est plus appelée ressemblance, mais unité d'esprit, lorsque l'homme finit par faire un avec Dieu, un seul esprit, non seulement par l'unité d'une volonté identique, mais en n'étant plus en mesure de vouloir autre chose. De cette manière, l'homme mérite de devenir non pas Dieu, mais ce que Dieu est: l'homme devient par la grâce ce que Dieu est par nature » (Epistola aurea 262-263, SC 223, pp. 353-355).

Chers frères et soeurs, cet auteur, que nous pourrions définir comme le « Chantre de l'amour, de la charité », nous enseigne à faire dans notre vie le choix fondamental, qui donne un sens et une valeur à tous les autres choix: aimer Dieu et, par son amour, aimer notre prochain; c'est uniquement ainsi que nous pourrons rencontrer la joie véritable, anticipation de la béatitude éternelle. Mettons-nous par conséquent à l'école des saints, pour apprendre à aimer de manière authentique et totale, pour nous engager sur cet itinéraire de notre être. Avec une jeune sainte, Docteur de l'Eglise, Thérèse de l'Enfant Jésus, nous disons nous aussi au Seigneur que nous voulons vivre d'amour. Et je conclus précisément avec une prière de cette sainte: « Je t'aime, et tu le sais, divin Jésus! L'Esprit d'amour me brûle de son feu. En t'aimant, j'attire le Père, que mon faible coeur abrite, sans échappatoire. O Trinité! Tu es prisonnière de mon amour. Vivre d'amour, ici-bas, est un don de soi démesuré, sans demander de salaire... quand on aime, on ne compte pas. J'ai donné tout au Coeur divin, qui déborde de tendresse! Et je cours avec légèreté. Je n'ai plus rien, et ma seule richesse est de vivre d'amour ».
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Chers pèlerins francophones, avec les saints et en particulier avec sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, demandons au Seigneur de nous enflammer de sa charité pour aimer sans calcul et pénétrer dans le mystère de l'amour trinitaire. Bon pèlerinage à tous!


Mercredi 9 décembre 2009 - Rupert de Deutz

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Chers frères et soeurs,

Nous faisons aujourd'hui la connaissance d'un autre moine bénédictin du XIIe siècle. Son nom est Rupert de Deutz, une ville près de Cologne, siège d'un célèbre monastère. Rupert lui-même parle de sa propre vie dans l'une de ses oeuvres les plus importantes, intitulée La gloire et l'honneur du Fils de l'homme, qui est un commentaire partiel de l'Evangile de Matthieu. Encore enfant, il fut accueilli comme « oblat » dans le monastère bénédictin de Saint-Laurent à Liège, selon l'usage de l'époque de confier l'un des enfants à l'éducation des moines, entendant en faire don à Dieu. Rupert aima toujours la vie monastique. Il apprit rapidement la langue latine pour étudier la Bible et pour jouir des célébrations liturgiques. Il se distingua par sa droiture morale très intègre et par son profond attachement au Siège de Saint-Pierre.

Son époque fut marquée par des oppositions entre la papauté et l'empire, à cause de ce qu'on appelle la « lutte des investitures », avec laquelle — comme je l'ai mentionné dans d'autres catéchèses — la papauté voulait empêcher que la nomination des évêques et l'exercice de leur juridiction ne dépende des autorités civiles, qui étaient guidées la plupart du temps par des motivations politiques et économiques, certainement pas pastorales. L'évêque de Liège, Othbert, résistait aux directives du Pape et envoya en exil Bérenger, abbé du monastère de Saint-Laurent, précisément à cause de sa fidélité au Pape. Dans ce monastère vivait Rupert, qui n'hésita pas à suivre l'abbé en exil; il ne revint à Liège et n'accepta de devenir prêtre que quand l'évêque Othbert rentra en communion avec le Pape. Jusqu'à ce moment, en effet, il avait évité de recevoir l'ordination d'un évêque en désaccord avec le Pape. Rupert nous enseigne que lorsque naissent des controverses dans l'Eglise, la référence au ministère pétrinien garantit la fidélité à la saine doctrine et donne la sérénité et la liberté intérieure. Après la dispute avec Othbert, il dut encore abandonner son monastère à deux reprises. En 1116, ses adversaires voulurent même lui intenter un procès. Bien qu'ayant été lavé de toutes les accusations, Rupert préféra se rendre pendant une certaine période à Siegburg, mais les polémiques n'ayant pas encore cessé lorsqu'il revint au monastère de Liège, il décida de s'établir définitivement en Allemagne. Nommé abbé de Deutz en 1120, il y resta jusqu'en 1129, année de sa mort. Il ne s'en éloigna que pour un pèlerinage à Rome, en 1124.

Ecrivain fécond, Rupert a laissé de très nombreuses oeuvres, aujourd'hui encore d'un grand intérêt, également parce qu'il fut actif dans plusieurs importantes discussions théologiques de l'époque. Par exemple, il intervint avec détermination dans la controverse eucharistique qui, en 1077, avait conduit à la condamnation de Bérenger de Tours. Celui-ci avait donné une interprétation réductrice de la présence du Christ dans le Sacrement de l'Eucharistie, la définissant seulement symbolique. Dans le langage de l'Eglise, le terme de « transsubstantiation » n'avait pas encore vu le jour, mais Rupert, utilisant parfois des expressions audacieuses, se fit le défenseur décidé du réalisme eucharistique et, surtout dans une oeuvre intitulée De divinis officiis (Les offices divins), il affirma avec décision la continuité entre le Corps du Verbe incarné du Christ et celui présent sous les espèces eucharistiques du pain et du vin. Chers frères et soeurs, il me semble qu'à ce point nous devons également penser à notre époque; aujourd'hui aussi existe le danger de redimensionner le réalisme eucharistique, c'est-à-dire de considérer l'Eucharistie presque seulement comme un rite de communion, de socialisation, en oubliant trop facilement que dans l'Eucharistie le Christ ressuscité est réellement présent — avec son corps ressuscité — qui se met entre nos mains pour nous faire sortir hors de nous-mêmes, nous incorporer dans son corps immortel et nous guider ainsi vers la vie nouvelle. Ce grand mystère, selon lequel le Seigneur est présent dans toute sa réalité sous les espèces eucharistiques, est un mystère à adorer et à aimer toujours à nouveau! Je voudrais citer ici les mots du Catéchisme de l'Eglise catholique qui contiennent en eux le fruit de la méditation de la foi et de la réflexion théologique de deux mille ans: « Le mode de présence du Christ sous les espèces eucharistiques est unique. Dans le très saint sacrement sont "contenus vraiment, réellement et substantiellement le Corps et le Sang conjointement avec l'âme et la divinité de notre Jésus Christ, et, par conséquent, le Christ tout entier". "Cette présence, on la nomme 'réelle', non à titre exclusif, comme si les autres présences n'étaient pas 'réelles', mais par excellence parce qu'elle est substantielle, et que par elle le Christ, Dieu et homme, se rend présent tout entier" » (Catéchisme de l'Eglise catholique,
CEC 1374). Rupert a lui aussi contribué, avec ses réflexions, à cette formulation précise.

Une autre controverse, dans laquelle l'abbé de Deutz fut impliqué, concerne le problème de la conciliation de la bonté et de la toute-puissance de Dieu avec l'existence du mal. Si Dieu est tout-puissant et bon, comment s'explique la réalité du mal? En effet, Rupert réagit à la position prise par les maîtres de l'école théologique de Laon, qui, à travers une série de raisonnements philosophiques, distinguaient dans la volonté de Dieu le fait « d'approuver » et de « permettre », concluant que Dieu permet le mal sans l'approuver et donc, sans le vouloir. Rupert, au contraire, renonce au recours à la philosophie, qu'il considère inadéquate face à un si grand problème, et demeure simplement fidèle à la narration biblique. Il part de la bonté de Dieu, de la vérité selon laquelle Dieu est suprêmement bon et ne peut que vouloir le bien. Ainsi, il identifie l'origine du mal dans l'homme lui-même et dans l'usage erroné de la liberté humaine. Lorsque Rupert affronte ce thème, il écrit des pages empreintes de souffle religieux pour louer la miséricorde infinie du Père, la patience et la bienveillance de Dieu envers l'homme pécheur.

Comme d'autres théologiens du Moyen âge, Rupert lui aussi se demandait: pourquoi le Verbe de Dieu, le Fils de Dieu, s'est-il fait homme? Certains, et même de nombreuses personnes, répondaient en expliquant l'incarnation du Verbe à travers l'urgence de réparer le péché de l'homme. Rupert, en revanche, à travers une vision centrée sur le Christ de l'histoire du salut, élargit la perspective, et, dans l'une de ses oeuvres intitulée La glorification de la Trinité, soutient la position selon laquelle l'Incarnation, événement central de toute l'histoire, avait été prévue dès l'éternité, même indépendamment du péché de l'homme, afin que toute la création puisse rendre louange à Dieu le Père et l'aimer comme une unique famille rassemblée autour du Christ, le Fils de Dieu. Il voit alors dans la femme enceinte de l'Apocalypse toute l'histoire de l'humanité, qui est orientée vers le Christ, de même que la conception est orientée vers l'accouchement, une perspective qui sera développée par d'autres penseurs et valorisée également par la théologie contemporaine, qui affirme que toute l'histoire du monde et de l'humanité est une conception orientée vers l'enfantement du Christ. Le Christ est toujours au centre des explications exégétiques fournies par Rupert dans ses commentaires aux Livres de la Bible, auxquels il se consacra avec une grande attention et passion. Il retrouve ainsi une unité admirable dans tous les événements de l'histoire du salut, de la création jusqu'à la consommation finale des temps: « Toute l'Ecriture », affirme-t-il, « est un seul livre, qui tend à la même fin [le Verbe divin]; qui vient d'un seul Dieu et qui a été écrit par un seul Esprit » (De glorificatione Trinitatis et processione Sancti Spiritus, I, V, PL 169, 18).

Dans l'interprétation de la Bible, Rupert ne se limite pas à répéter l'enseignement des Pères, mais révèle son originalité. Par exemple, il est le premier écrivain qui a identifié l'épouse du Cantique des Cantiques avec la Très Sainte Vierge Marie. Ainsi, son commentaire à ce livre de l'Ecriture se révèle une sorte de summa mariologique, dans laquelle sont présentés les privilèges et les vertus excellentes de Marie. Dans l'un des passages les plus inspirés de son commentaire, Rupert écrit: « O très aimée parmi les bien-aimées, Vierge des vierges, que loue en toi ton Fils bien-aimé, que le choeur tout entier des anges exalte? Il loue la simplicité, la pureté, l'innocence, la doctrine, la pudeur, l'humilité, l'intégrité de l'esprit et de la chair, c'est-à-dire la virginité non corrompue » (In Canticum Canticorum, 4, 1-6, CCL 26, PP 69-70). L'interprétation mariale du Cantique de Rupert est un heureux exemple de l'harmonie entre liturgie et théologie. En effet, divers passages de ce Livre biblique étaient déjà utilisés dans les célébrations liturgiques des fêtes mariales.

Rupert, en outre, est attentif à inscrire sa doctrine mariologique dans la doctrine ecclésiologique. En d'autres termes, il voit en la Très Sainte Vierge Marie la part la plus sainte de l'Eglise tout entière. Voilà pourquoi mon vénéré prédécesseur, le Pape Paul VI, dans le discours de clôture de la troisième session du Concile Vatican II, en proclamant solennellement Marie Mère de l'Eglise, cita précisément une phrase tirée des oeuvres de Rupert, qui définit Marie comme portio maxima, portio optima — la partie la plus excellente, la partie la meilleure de l'Eglise (cf. In Apocalypsem 1.7, PL 169, 1043).

Chers amis, à partir de ces évocations rapides, nous nous rendons compte que Rupert a été un théologien plein de ferveur, doté d'une grande profondeur. Comme tous les représentants de la théologie monastique, il a su conjuguer l'étude rationnelle des mystères de la foi avec la prière et la contemplation, considérée comme le sommet de toute connaissance de Dieu. Lui-même parle quelquefois de ses expériences mystiques, comme lorsqu'il confie l'ineffable joie d'avoir perçu la présence du Seigneur: « Dans ce bref moment — affirme-t-il — j'ai ressenti combien ce qu'il nous dit est vrai: Apprenez de moi qui suis doux et humble de coeur » (De gloria et honore Filii hominis. Super Matthaeum 12, PL 168, 1601). Nous aussi nous pouvons, chacun à notre manière, rencontrer le Seigneur Jésus, qui accompagne sans cesse notre chemin, qui se fait présent dans le Pain eucharistique et dans sa Parole pour notre salut.

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Je suis heureux d'accueillir les pèlerins francophones, en particulier la délégation des Amis de Saint-Nicolas des Lorrains. Puisse le Seigneur Jésus vous accompagner sur votre route, lui qui vient à notre rencontre en la prochaine fête de Noël! Que Dieu vous bénisse!

En ce mois de décembre, la chaîne de télévision catholique française KTO célèbre son dixième anniversaire. J'encourage vivement les responsables et les collaborateurs de cette chaîne à poursuivre leurs objectifs de présentation de la diversité des engagements chrétiens dans l'Eglise et dans la société, d'accompagnement de la prière ecclésiale ainsi que de réflexion et de débat. Puissent ces programmes proposer à tous un authentique visage de la foi chrétienne et de la vie de l'Eglise en France et dans le monde! Aux responsables, aux collaborateurs, aux bienfaiteurs et aux téléspectateurs de KTO Télévision, j'adresse une particulière Bénédiction apostolique.



Catéchèses Benoît XVI 25119