Nuit obscure I 1


INTRODUCTION

À LA NUIT OBSCURE

Dans la Montée du Mont Carmel, Jean de la Croix a indiqué les efforts que le spirituel doit faire pour purifier le sens - il n'insiste pas: trois chapitres -; et surtout pour purifier l'esprit: soixante-dix-sept chapitres. Il a consacré trente chapitres à la purification de la joie, il lui en faudrait une centaine de plus pour traiter des trois autres passions, il s'interrompt. L'ampleur de la tâche retarderait ou même l'empêcherait de dire l'essentiel.


En effet, si peu d'auteurs abordent la purification active de l'esprit, la plupart ignorent les purifications passives que l'âme subit sous l'action de Dieu, seule vraiment efficace. Car par elle-même l'âme est bien incapable de se guérir, il y faut l'intervention de Dieu. D'où l'importance de la doctrine de la nuit passive (1NO 12,3). Donc, vers 1584-1586, Jean de la Croix abandonne la rédaction de la Montée pour celle de la Nuit qui expose la passivité de l'âme sous l'action de Dieu en deux étapes : livre I, nuit passive du sens ; livre II, nuit passive de l'esprit.

Un petit prologue1 indique la méthode qui d'ailleurs ne sera pas suivie jusqu'au bout, et le plan du poème : les premiers couplets concernent les purifications douloureuses, les autres chantent les effets de l'illumination spirituelle et la joie de l'union d'amour avec Dieu.

1 Qui par sa brièveté et son objet n'infirme pas ce que nous avons dit du prologue commun à La Montée et à la Nuit, p. 209.


Le Livre I traite donc de la Nuit passive du sens; il comporte quatorze chapitres alors que la nuit active en avait seulement trois. La spiritualité est une vie, elle évolue. Jean de la Croix rappelle les trois étapes de l'itinéraire de l'âme fidèle que lui-même a déjà traversées : le commençant médite ; le progressant contemple; le parfait jouit de l'union divine (1NO 1,1). Il trace les grandes lignes car dans le détail chaque âme est un cas particulier.

Le commençant s'est donné à Dieu, mais il est dans l'enfance spirituelle, il a besoin d'être sevré (1NO ; 2NO ; 3NO). C'est que l'âme est malade, déréglée; conséquences du péché originel et des péchés personnels ; et ce mal souvent inconscient empêche l'union. Il faut donc passer par les purifications horriblement douloureuses pour accéder au bonheur ineffable de l'union d'amour. On ne peut entreprendre une cure sans diagnostic préalable. Jean de la Croix dénonce la misère des commençants en la détaillant selon les sept péchés capitaux spirituels. Cette démarche de vérité montre la réalité du mal et encourage pour en sortir, à la vue des immenses bienfaits à obtenir de cette guérison. Ces analyses témoignent d'une riche expérience de vingt-deux ans de vie religieuse. On y trouve de lumineux principes.

Au chapitre 9, le Saint renouvelle l'exposé des trois signes qui marquent le temps où le spirituel doit passer de la méditation discursive à l'oraison contemplative, où il peut et doit quitter le stade des commençants pour celui des progressants.

La passivité, l'action de Dieu sur l'âme, ne supprime pas les efforts que doit faire l'âme. Développés dans la Montée, ils sont rappelés ici : il convient que l'âme s'efforce de faire tout ce qu'elle pourra pour se perfectionner. Passif et actif sont complémentaires. Mais Jean de la Croix réprouve ceux qui se tuent de mortifications corporelles ou se débilitent par des jeûnes. Dieu ne réclame pas une pénitence de bêtes (1NO 6,1 1NO 6,2), mais un détachement spirituel absolu qui permet d'accommoder sa volonté à celle de Dieu (1NO 7,3).

La nuit est indispensable pour parvenir à l'union, mais ce n'est qu'un moyen, le but est l'union d'amour et il est significatif que le poème réserve deux couplets pour la nuit et six pour l'union, et que dans un traité consacré à l'horrible nuit de l'esprit on exposera les degrés de l'amour qui ici sont dix ().

Le livre II traite de la Nuit passive de l'esprit. La nuit du sens a seulement accommodé le sens à l'esprit (1NO 8,1 2NO 1). Or toutes les imperfections des sens ont leur racine dans l'esprit (2NO 3,1). C'est pourquoi Jean de la Croix poursuit l'exposé des imperfections maintenant chez les progressants. La guérison de l'esprit est donc capitale et beaucoup plus douloureuse. Elle concerne les grands spirituels qui traversent cette épreuve affreuse : après avoir tout donné à Dieu, ils se sentent indignes de Dieu, pis, ils ont l'impression d'être rejetés par Lui, abandonnés.

Dieu purifie l'âme en profondeur grâce aux trois vertus théologales que Jean de la Croix symbolise par un déguisement d'habits aux trois couleurs principales : blanc, vert, rouge (2NO 31,3).

Il exploite aussi le symbole de la bûche attaquée par le feu qui deviendra le thème central de la Vive Flamme. Après cette terrible nuit qui a permis la victoire sur les trois ennemis, l'âme se retrouve purifiée, comme en l'état d'innocence d'Adam. Là aussi nous avons de précieux enseignements :

Sens et esprit sont deux parties très distinctes et très éloignées l'une de l'autre (2NO 23,14).

L'âme est mise en cure afin d'obtenir la santé, et la santé de l'âme, c'est Dieu (2NO 16,10).

Les biens ne vont pas de l'homme vers Dieu, mais viennent de Dieu à l'homme (2NO 16,5).

Cette nuit passive de l'esprit est crucifiante car à la lumière divine, l'âme se connaît en vérité, elle voit la profondeur de sa misère ; elle est douloureuse aussi car l'éclat de la lumière divine aveugle l'entendement qui ne peut en supporter l'excès (2NO 4,2 2NO 4,5).

Les ravissements et extases ne sont que défaillances du corps. Elles cessent chez les parfaits qui jouissent de la liberté de l'esprit (2NO 1,2).

Ce ne sont pas seulement les puissances de l'esprit qui loin d'être supprimées sont changées selon Dieu, c'est tout l'être. Les passions et les appétits aussi sont rendus divins et célestes (2NO 13,11 2NO 16,3).

Comme la Montée est interrompue, la Nuit aussi l'est brusquement. Ce que Jean de la Croix devrait chanter de l'union n'est-il pas déjà dit dans le Cantique et bientôt à nouveau dans la Vive Flamme d'amour


Nuit obscure

PROLOGUE AU LECTEUR



1. En ce livre sont mis premièrement tous les couplets qu'il faut expliquer. Ensuite est expliqué chaque couplet en particulier, en mettant chacun d'eux avant son explication ; et ensuite on commente chaque vers en particulier, en les mettant aussi au début. Dans les deux premiers couplets sont déclarés les effets des deux purifications spirituelles de la partie sensitive de l'homme et de la spirituelle. Dans les six autres on montre les différents et admirables effets de l'illumination spirituelle et union d'amour avec Dieu. Vale.


CHANTS DE L'ÂME

En une nuit obscure,


2 Nous ne répétons pas les huit strophes de ce cantique que nous avons déjà mentionnées p. 218-220 et dont les couplets commentés vont être reproduits. Rappelons que les deux traités : la nuit obscure et la Nuit obscure commentent ce même cantique et constituent ainsi comme les deux volets d'une même oeuvre.




ON COMMENCE L'EXPOSÉ DES CANTIQUES QUI TRAITENT DU MOYEN ET DE LA MANIÈRE QUE GARDE L'ÂME DANS LE CHEMIN DE L'UNION DE L'AMOUR AVEC DIEU,

PAR NOTRE RÉVÉREND PÈRE FRÈRE JEAN DE LA CROIX, RELIGIEUX DE L'ORDRE DE LA TRÈS GLORIEUSE VIERGE DU MONT CARMEL, ADEPTE DE LA RÈGLE PRIMITIVE ET FONDATEUR DES DÉCHAUSSÉS.



2. Avant d'entrer dans l'explication de ces couplets, il convient de savoir ici que l'âme les dit étant déjà en la perfection, qui est l'union d'amour avec Dieu, étant déjà passée par les intimes épreuves et angoisses, au moyen de l'exercice spirituel du chemin étroit de la vie éternelle que dit notre Sauveur dans l'Évangile (Mt 7,14); chemin par lequel ordinairement l'âme passe pour arriver à cette haute et heureuse union avec Dieu. Ce chemin, comme il est si étroit et que si peu y entrent, comme le dit aussi le même Seigneur (Mt 7,14), l'âme tient pour un grand bonheur et aventure d'être passée par lui à ladite perfection d'amour, comme elle le chante en ce premier couplet, nommant avec beaucoup de propriété Nuit obscure ce chemin étroit, comme il sera montré plus loin dans les vers dudit cantique. L'âme donc, heureuse d'être passée par cet étroit chemin, d'où lui arrive un si grand bien, parle en cette manière :


LIVRE PREMIER [Dans lequel on traite de la Nuit (passive) du sens]


Premier couplet

En une nuit obscure,

avec angoisses, en amours enflammée,
oh ! heureuse aventure !
je sortis sans être aperçue,
ma maison étant désormais apaisée.

EXPLICATION

1. L'âme raconte en ce premier couplet le moyen et la manière dont elle sortit selon l'affection de soi et de toutes les choses, mourant par une vraie mortification à toutes et à soi-même, pour venir vivre une vie d'amour douce et savoureuse avec Dieu. Et elle dit que cette sortie de soi et de toutes les choses fut une nuit obscure, qu'elle entend ici par la contemplation purificatrice (comme nous dirons après), qui passivement cause en l'âme ladite négation de soi-même et de toutes les choses.

2. Et cette sortie, elle dit ici qu'elle put la faire par la force et la chaleur que pour cela lui donna l'amour de son Époux et ladite contemplation obscure ; en quoi elle exalte le bonheur qu'elle eut de s'acheminer à Dieu par cette nuit avec un succès si favorable, qu'aucun des trois ennemis, qui sont monde, démon et chair - qui sont ceux qui toujours font obstacle dans ce chemin - ne l'en purent empêcher, pour autant que ladite nuit de contemplation purificatrice fit endormir et s'apaiser en la maison de sa sensualité toutes les passions et tous les appétits selon ses appétits et mouvements contraires. Elle dit donc le vers :


Ch. 1: "En une nuit obscure", ON PREND LE PREMIER VERS ET ON COMMENCE À TRAITER DES IMPERFECTIONS DES DÉBUTANTS


1. En cette nuit obscure, les âmes commencent à entrer quand Dieu les tire de l'état de ceux qui commencent, qui est de ceux qui méditent dans le chemin spirituel, et il commence à les mettre en celui des progressants qui est désormais celui des contemplatifs, afin que passant par là, ils parviennent à l'état des parfaits, qui est celui de l'union divine de l'âme avec Dieu. Aussi pour mieux entendre et déclarer quelle est cette nuit par où l'âme passe et pourquoi Dieu l'y met, il convient premièrement d'exposer ici quelques propriétés des commençants. Même si ce sera avec toute la brièveté possible, cela ne manquera pas de servir aussi aux commençants mêmes, afin que, entendant la faiblesse de l'état où ils sont, ils s'encouragent et désirent que Dieu les mette en cette nuit, où l'âme se fortifie et se confirme dans les vertus, et passe aux inestimables délices de l'amour de Dieu. Et, bien que nous nous y arrêtions un peu, ce ne sera pas plus que ce qui suffit afin de traiter aussitôt de cette nuit obscure.

2. Il faut donc savoir que l'âme, après s'être déterminée à se convertir à servir Dieu, ordinairement Dieu l'élève en esprit et la délecte, comme une mère amoureuse fait à son tendre enfant, elle l'échauffe dans la chaleur de son sein, le nourrit d'un lait savoureux et d'aliments délicats et doux, et le porte dans ses bras et le caresse; mais, à mesure qu'il grandit, la mère le sèvre des caresses et, cachant son tendre amour, met de l'aloès amer sur son doux sein et le faisant descendre de ses bras, le met sur ses pieds pour le faire marcher, pour que, perdant les propriétés de l'enfant, il s'adonne à des choses plus grandes et plus substantielles. L'amoureuse mère de la grâce de Dieu (Sg 16,25), dès qu'elle régénère l'âme pour une nouvelle chaleur et ferveur de servir Dieu, fait de même avec elle, car elle lui fait trouver doux et savoureux le lait spirituel, sans aucune peine, dans toutes les choses de Dieu, et une grande satisfaction en tous les exercices spirituels, car Dieu lui donne ici le sein de son tendre amour comme à un tendre enfant (1P 2,2-3).

3. C'est pourquoi, elle trouve son délice à passer de grands moments en oraison, et parfois des nuits entières, ses goûts sont les pénitences, ses contentements les jeûnes, et ses consolations d'user des sacrements et de fréquenter les choses divines. En elles, bien que les spirituels y assistent avec grande efficacité et assiduité et qu'ils en usent et les traitent avec grand soin et diligence, néanmoins parlant spirituellement, ils s'y comportent fort faiblement et imparfaitement, parce qu'ils sont attirés à ces choses et exercices spirituels par la consolation et le goût qu'ils y trouvent et comme aussi ils ne sont pas habitués aux exercices de forte lutte dans les vertus, ils commettent maintes fautes et imperfections en ces oeuvres spirituelles ; parce qu'enfin chacun opère selon l'habitude de perfection qu'il a, et, comme ils n'ont pas eu le temps d'acquérir ces fortes habitudes, nécessairement il faut qu'ils opèrent faiblement comme de faibles enfants. Pour que cela se voie plus clairement, et combien ces commençants marchent de façon défectueuse dans les vertus qu'ils pratiquent avec facilité mais avec ledit goût, nous allons le noter dans les sept vices capitaux, en disant quelques-unes des imperfections qu'ils ont en grand nombre en chacun d'eux, où l'on verra clairement combien ils opèrent selon le comportement des enfants. Et l'on verra aussi combien apporte de biens avec soi la nuit obscure dont nous traiterons après, puisque de toutes ces imperfections elle nettoie l'âme et la purifie.



Ch. 2: DE QUELQUES IMPERFECTIONS SPIRITUELLES QUE LES COMMENÇANTS  ONT CONCERNANT L'HABITUDE DE LA SUPERBE.


1. Comme ces commençants se sentent si fervents et si diligents dans les choses spirituelles et les exercices de dévotion, de cette prospérité - quoiqu'il soit vrai que les choses saintes d'elles-mêmes humilient -, par leur imperfection il leur naît souvent une certaine branche de superbe secrète, d'où ils en arrivent à avoir quelque satisfaction de leurs actions et d'eux-mêmes. Et de là aussi leur naît une certaine envie un peu vaine (et parfois fort vaine) de parler des choses spirituelles devant d'autres, et parfois même de les enseigner au lieu de les apprendre, et ils condamnent en leur coeur les autres qu'ils ne voient pas avec la sorte de dévotion qu'ils voudraient, et même, quelquefois, ils osent bien le dire, ressemblant en cela au pharisien, qui, louant Dieu, se vantait des oeuvres qu'il faisait et méprisait le publicain (Lc 18,11-12).

2. À eux souvent le démon accroît la ferveur et l'envie de faire davantage de ces oeuvres ou d'autres, pour que leur orgueil et présomption s'augmentent, parce qu'il sait bien, le démon, que toutes ces oeuvres et vertus qu'ils opèrent, non seulement ne leur servent de rien, mais au contraire en eux se tournent en vices. Et quelques-uns d'entre eux vont si avant qu'ils ne voudraient pas qu'un autre parût être bon, sinon eux; et ainsi, en acte et en parole, à l'occasion, ils les condamnent et les dénigrent, voyant le fétu dans l'oeil de leur frère et n'apercevant pas la poutre qui est dans le leur (Mt 7,3) ; ils ôtent un moucheron à leur prochain et ils avalent un chameau (Mt 23,24).

3. Quelquefois aussi, quand leurs maîtres spirituels, comme sont les confesseurs et supérieurs, n'approuvent pas leur esprit et leur manière de procéder (parce qu'ils ont envie qu'on loue et estime ce qui les concerne), ils jugent qu'ils ne connaissent pas leur esprit ou qu'ils ne sont pas spirituels, et que c'est pour cela qu'ils n'approuvent pas cela et n'y condescendent pas ; de telle sorte qu'ils en désirent et cherchent bientôt d'autres qui s'accordent à leur goût, parce que, ordinairement, ils désirent traiter de leur esprit avec ceux dont ils espèrent qu'ils loueront et estimeront leurs comportements, et fuient comme la mort ceux qui les leur détruisent pour les mettre en chemin sûr, parfois même jusqu'à se fâcher contre eux. En résumé, ils ont coutume de projeter beaucoup et ils font très peu. Quelquefois ils ont envie de faire paraître leur esprit et leur dévotion aux autres, et pour cela font de temps en temps des signes extérieurs de mouvements, soupirs et autres cérémonies ; et quelquefois ils ont des ravissements (en public plus qu'en secret) auxquels le démon coopère, et ils prennent plaisir qu'on le sache et souvent le désirent.

4. Beaucoup s'efforcent d'avoir les préférences et de gagner les bonnes grâces des confesseurs, d'où il leur naît mille envies et inquiétudes. Ils ont de la honte à déclarer leurs péchés nûment de peur que les confesseurs ne les méprisent, ils les colorent pour ne pas paraître si mauvais, ce qui est plutôt tendre à s'excuser qu'à s'accuser. Quelquefois ils cherchent un autre confesseur pour déclarer leur mal, pour que l'autre pense qu'ils n'ont rien de mal, mais du bien; et ainsi, ils aiment toujours dire le bien, et parfois en termes qui paraissent plus que cela plutôt que moins, avec envie qu'il paraisse bon, encore que ce serait une plus grande humilité (comme nous le dirons) de désirer que ni lui ni personne ne les estime.

5. Aussi quelques-uns de ceux-ci tiennent leurs fautes pour peu de chose; et d'autres fois ils s'attristent démesurément de s'y voir tomber, pensant qu'ils devraient déjà être saints, et ils se fâchent contre eux-mêmes avec impatience; ce qui est une autre imperfection. Souvent ils s'adressent à Dieu avec de grandes anxiétés pour qu'il leur ôte leurs imperfections et défauts, plus pour se voir sans leur tracas et jouir de la paix que pour Dieu, ne prenant pas garde que s'il les en délivrait, peut-être ils deviendraient plus superbes et présomptueux. Ils sont ennemis de louer autrui et amis qu'on les loue, et parfois le réclament; en quoi ils ressemblent aux vierges folles, qui ayant leurs lampes éteintes, cherchaient de l'huile au-dehors (Mt 25,8).

6. De ces imperfections, quelques-uns tombent en de nombreuses autres plus graves et trouvent plus de mal en elles. Mais les uns les ont moins, les autres plus, et certains dans les premiers mouvements seuls ou guère plus ; et à peine se trouvera-t-il de ces commençants qui au temps de leurs ferveurs ne tombent en quelqu'un de ces dommages. Mais ceux qui en ce temps cheminent vers la perfection, procèdent d'une tout autre manière et avec une nature d'esprit très différente, parce qu'ils grandissent et s'incitent beaucoup en l'humilité, non seulement tenant pour rien leurs propres avantages, mais étant fort peu satisfaits d'eux-mêmes. Tous les autres, ils les tiennent pour bien meilleurs, et habituellement leur porte une sainte envie, avec le désir de servir Dieu comme eux. Parce que, plus ils sont fervents et font de bonnes oeuvres et y ont du goût, comme ils marchent en humilité, plus aussi ils connaissent tout ce que Dieu mérite et combien peu de chose représente ce qu'ils font pour Lui; et ainsi plus ils font, moins ils sont contents d'eux-mêmes ; car ils voudraient tant faire pour Lui par amour et charité que tout ce qu'ils opèrent ne leur semble rien. Et ce souci d'amour les sollicite, occupe et charme tellement qu'ils ne remarquent jamais ce que les autres font ou ne font pas ; et s'ils le remarquent, c'est toujours, comme je dis, en croyant que tous les autres sont bien meilleurs qu'eux; de telle sorte que, s'estimant peu, ils désirent aussi que les autres les tiennent pour peu et qu'ils rabaissent et méprisent leurs qualités. Et, de plus, ils ont ceci que, quoique les autres veuillent louer et estimer ce qui est en eux, ils ne le peuvent croire, et il leur semble étrange qu'on dise ces biens d'eux.

7. Ceux-ci, avec beaucoup de tranquillité et d'humilité, ont un grand désir d'être instruits de quoi que ce soit qui leur puisse profiter; bien au contraire de ceux dont nous avons parlé ci-dessus, qui voudraient faire la leçon à tout le monde, et quand il semble qu'on leur veut montrer quelque chose ils interrompent et prennent la parole, comme si déjà ils savaient bien ce qu'on veut leur dire. Mais ces humbles étant bien loin de vouloir être les enseignants de personne, sont tout prêts de cheminer et de prendre un autre chemin que celui qu'ils tiennent, si on le leur commande, parce qu'ils ne pensent jamais qu'ils sont experts en quoi que ce soit. Ils se réjouissent de voir louer les autres et ont seulement de la peine de ce qu'ils ne servent pas Dieu comme eux. Ils n'aiment point conter leurs affaires, parce qu'ils les tiennent pour fort peu, et même à leurs maîtres spirituels ils ont honte de les dire, comme des choses qui ne méritent pas qu'on en parle. Ils sont bien plus désireux de dire leurs fautes et leurs péchés, ou qu'on les entende, que de dire leurs vertus ; et ainsi ils traitent plus volontiers de leur âme avec ceux qui font moins de cas de leurs qualités et de leur esprit; ce qui est une propriété de l'esprit simple, pur, vrai et très agréable à Dieu, car comme l'esprit sage de Dieu habite dans ces âmes humbles et les incite et les incline aussitôt à cacher leurs trésors au-dedans et à mettre leurs maux dehors, Dieu donne à ces humbles, ensemble avec les autres vertus, cette grâce, comme il la refuse aux superbes.

8. Ceux-là donneraient volontiers le sang de leur coeur à celui qui sert Dieu et l'aideront tant qu'ils pourront à le servir. Dans les imperfections où ils se voient tomber, avec humilité ils se supportent, et avec mansuétude d'esprit et crainte amoureuse de Dieu, en espérant en Lui. Mais les âmes qui cheminent dès le commencement en cette manière de perfection, je crois qu'elles sont (comme il reste dit) un petit nombre et même très peu, dont nous nous contenterions désormais si elles ne tombaient dans les choses contraires ; c'est pourquoi, comme nous le dirons après, Dieu met en la Nuit obscure ceux qu'il veut purifier de toutes ces imperfections pour les faire avancer.



Ch. 3: DE QUELQUES IMPERFECTIONS QUE QUELQUES-UNS DE CEUX-CI ONT COUTUME D'AVOIR CONCERNANT LE DEUXIÈME VICE CAPITAL QUI EST L'AVARICE SPIRITUELLEMENT PARLANT


1. Nombre de ces commençants ont aussi souvent une grande avarice spirituelle, car à peine les verrez-vous satisfaits de l'esprit que Dieu leur donne. Ils sont tout à fait inconsolables et fort mécontents de ne pas trouver la consolation qu'ils désirent dans les choses spirituelles. Il y en a beaucoup qui ne se lassent jamais d'entendre des conseils et d'apprendre des préceptes spirituels, d'avoir et de lire de nombreux livres qui en traitent, ils passent plus de temps à cela qu'à pratiquer la mortification et la perfection de la pauvreté d'esprit intérieure ; car outre cela, ils se chargent d'images et de rosaires, parfois très curieux et de prix ; tantôt ils laissent les uns et prennent les autres ; tantôt ils les troquent, tantôt ils les reprennent; ils en veulent là d'une façon, là de l'autre, aimant mieux cette croix-ci que celle-là parce qu'elle est plus curieuse ou plus coûteuse; et vous en verrez d'autres chargés d'agnus Dei, de reliques et de nominas3, comme les enfants de babioles. En ceci je condamne la propriété du coeur et l'attachement qu'ils ont à la façon, à la quantité et à la curiosité de ces choses ; pour autant que cela est grandement contre la pauvreté d'esprit qui ne regarde que la substance de la dévotion, se servant seulement de ce qui suffit pour elle, et ne supportant pas cette multiplicité et curiosité ; car la véritable dévotion doit sortir du coeur, regardant seulement à la vérité et substance de ce que les choses spirituelles représentent, et tout le reste est un attachement et une propriété d'imperfection, de sorte qu'il est nécessaire pour passer à une certaine perfection que cet appétit soit mortifié.

3 Reliques portant le nom d'un saint. Cf. 3MC 36-44.


2. J'ai connu une personne qui a porté plus de dix ans une croix faite grossièrement d'un rameau bénit, cloué avec une épingle recourbée autour, et qui jamais ne l'avait quittée, la portant toujours sur soi, jusqu'à ce que je la lui aie ôtée, et ce n'était pas une personne de peu de capacité et d'entendement. J'en ai vu une autre qui avait un chapelet fait de l'os des arêtes de poisson, et il est certain que leur dévotion n'était pas de peu de prix devant Dieu ; car on voit clairement que ces personnes ne la mettaient pas en la façon ni en la valeur. Ceux qui sont bien conduits en ces commencements, ils ne s'attachent point aux instruments visibles, ils ne s'en chargent et ne se soucient de savoir davantage que ce qu'il leur faut pour agir, parce qu'ils ne visent qu'à se mettre très bien avec Dieu et à lui plaire, et mettent tout leur désir en cela; et ainsi ils donnent tout ce qu'ils ont très libéralement, et leur contentement est de s'en priver pour Dieu et pour la charité du prochain, tant en ce qui concerne les choses spirituelles que temporelles, car, comme je dis, ils ne portent les yeux que sur la vraie perfection intérieure qui est de plaire à Dieu et en rien à soi-même.

3. Néanmoins de ces imperfections, l'âme ne saurait s'en purifier entièrement non plus que des autres, jusqu'à ce que Dieu la mette dans la purgation passive de cette obscure nuit dont nous parlerons après. Mais il convient que l'âme s'efforce de sa part de faire tout ce qu'elle pourra pour se perfectionner, afin qu'elle mérite que Dieu la mette en cette cure divine où il guérit l'âme de tout ce dont elle-même ne peut parvenir à se délivrer; parce que, quoi qu'elle fasse, elle ne saurait se purifier elle-même activement en sorte qu'elle soit le moins du monde disposée pour la divine union du parfait amour, si Dieu n'y met la main et ne la purge dans ce feu obscur pour elle comme et de la manière que nous le dirons.


Ch. 4: DES AUTRES IMPERFECTIONS QU'ONT L'HABITUDE D'AVOIR CES COMMENÇANTS CONCERNANT LE TROISIÈME VICE QUI EST LA LUXURE


1. Beaucoup de ces commençants ont de nombreuses imperfections en plus de celles que je note en chaque vice, et que j'omets pour n'être pas trop long, touchant seulement quelques-unes des plus importantes, qui sont comme l'origine et la tête des autres. Et ainsi, concernant ce vice de la luxure - laissant à part ce que c'est pour les spirituels que de tomber en ce péché, puisque mon dessein est de traiter des imperfections qui doivent se purifier par la nuit passive4 - beaucoup ont beaucoup d'imperfections qu'on peut appeler luxure spirituelle, non qu'il soit ainsi véritablement, mais parce qu'il procède de choses spirituelles ; car souvent il arrive que dans les exercices spirituels mêmes, sans que cela dépende d'eux, il s'élève et se produit dans la sensualité des mouvements et des actes indécents, et parfois même quand l'esprit est en grande oraison, ou dans l'exercice des sacrements de la Pénitence ou de l'Eucharistie.

4 Jean de la Croix en parle dans la Montée du Mont Carmel 3,22.


2. Ces mouvements, sans qu'ils soient (comme je dis) en leur pouvoir, procèdent de l'une des trois causes suivantes. La première, ils procèdent souvent du goût que le naturel prend aux choses spirituelles, parce que comme l'esprit et le sens les savourent, par cette récréation chaque partie de l'homme se porte au plaisir selon sa capacité et sa propriété, car alors l'esprit (qui est la partie supérieure), s'excite à une récréation et un goût de Dieu, et la sensualité, qui est la partie inférieure, se meut à quelque goût et délectation sensuelle, n'en pouvant prendre ni avoir d'autre, et elle prend alors celui qui lui est le plus proche qui est le sensuel indécent. Et ainsi il arrive que l'âme soit en grande oraison avec Dieu selon l'esprit, et, que d'autre part selon le sens, passivement, à son grand regret, elle sent des rébellions et mouvements et actes sensuels. Ce qui arrive souvent en la Communion car, comme en cet acte d'amour l'âme reçoit allégresse et délice, puisque c'est le Seigneur qui le fait (et c'est pour cela qu'il se donne) la sensualité prend aussi sa part, comme nous avons dit, à sa manière; car enfin, comme ces deux parties sont un seul suppôt5, toutes deux participent d'ordinaire de ce que l'une reçoit, chacune à son mode. Car, comme dit le Philosophe, chaque chose qui se reçoit est en celui qui la reçoit à la manière de qui la reçoit, et ainsi en ces débuts et même quand l'âme est déjà avancée, comme la sensualité est imparfaite, souvent elle reçoit l'esprit de Dieu avec la même imperfection ; mais quand cette partie sensitive est réformée par la purgation de la nuit obscure que nous dirons, elle n'a plus ces faiblesses, parce que désormais ce n'est plus elle qui reçoit, mais plutôt c'est elle qui est reçue en l'esprit, et ainsi elle possède alors tout à la façon de l'esprit.

5 Au sens scolastique de personne, de sujet.


3. La deuxième cause d'où ces rébellions parfois procèdent, c'est le démon, qui, pour inquiéter et troubler l'âme lorsqu'elle est en oraison ou se prépare à la faire, tâche de soulever en la nature ces mouvements indécents, avec lesquels, si l'âme s'en met en peine, il fait un grand dommage; parce que non seulement par la crainte de cela, il rend lâche en l'oraison (qui est ce qu'il prétend) afin d'entrer en combat avec eux; mais même quelques-uns quittent l'oraison tout à fait, estimant que ces choses leur arrivent plus en cet exercice qu'ailleurs - comme il est véritable -, parce que le démon les réserve plus à l'oraison qu'en une autre occupation pour qu'elles abandonnent l'exercice spirituel. Et non seulement cela, mais il parvient à leur représenter très vivement des ordures et des horreurs, et parfois très mêlées à toute sorte de choses spirituelles et à des personnes qui sont utiles à leurs âmes, afin de les terrasser et de les effrayer, de manière que ceux qui font cas de cela, n'osent même plus rien voir ni considérer, parce qu'alors ils trébuchent partout. Ce qui arrive particulièrement à ceux qui sont atteints de mélancolie, avec tant d'efficacité et de fréquence qu'il faut en avoir grande compassion, car ils endurent une triste vie ; chez certaines personnes qui ont cette humeur mauvaise, cette épreuve en vient au point qu'il leur semble clairement sentir le démon s'unir charnellement à elles, sans être libres de pouvoir l'éviter, encore que certaines de ces personnes puissent éviter une telle union avec un grand effort et un grand travail. Quand ces choses obscènes leur proviennent de la mélancolie, ordinairement elles ne s'en délivrent guère jusqu'à ce qu'elles guérissent cette humeur naturelle, à moins d'entrer dans la nuit obscure de l'âme, qui progressivement la prive de tout.

4. La troisième origine d'où ces mouvements honteux ont coutume de procéder et de faire la guerre, c'est la crainte qu'ils ont déjà conçue de ces mouvements et représentations déshonnêtes, car la crainte que le souvenir soudain leur donne en ce qu'ils voient ou disent ou pensent de cela, leur fait souffrir ces actes, sans faute de leur part.

5. Il y a aussi des âmes d'une nature si tendre et si fragile que, à l'occasion de n'importe quel plaisir d'esprit ou d'oraison, aussitôt l'esprit de luxure est en eux, qui de telle manière les enivre et flatte la sensualité qu'ils se trouvent comme entraînés dans ce suc et dans le goût de ce vice ; et l'un dure avec l'autre passivement, et parfois ils s'aperçoivent qu'il s'est produit des actes déshonnêtes et rebelles. La cause en est que comme ces natures sont, comme j'ai dit, fragiles et tendres, la moindre altération leur trouble les humeurs et le sang, et c'est ainsi qu'ils éprouvent ces mouvements, car la même chose leur arrive quand ils s'enflamment de colère ou éprouvent quelque trouble ou peine.

6. Quelquefois aussi en ces spirituels, s'élève une certaine vivacité et une certaine recherche, en parlant ou en faisant quelque action spirituelle par le souvenir des personnes qui sont présentes, et ils conversent avec une sorte de vaine satisfaction; cela naît aussi de la luxure spirituelle, de la façon que nous l'entendons ici, ce qui vient ordinairement avec une complaisance dans la volonté.

7. Quelques-uns d'entre eux, sous prétexte de spiritualité, conçoivent des affections envers quelques personnes, qui maintes fois procèdent de la luxure, et non de l'esprit; ce qu'on reconnaît être ainsi lorsque par le souvenir de cette affection la mémoire et l'amour de Dieu ne croissent pas, mais plutôt le remords en la conscience; car, quand l'affection est purement spirituelle, à mesure qu'elle croît, celle de Dieu croît aussi. Et plus on se souvient d'elle, plus aussi on se souvient de celle de Dieu et on a un désir de Lui, et grandissant en l'un, on grandit en l'autre; car l'esprit de Dieu a cela de propre qu'il accroît le bien avec le bien, pour autant qu'il y a ressemblance et conformité ; mais quand un tel amour naît du vice sensuel susdit, il a des effets tout contraires, parce que plus l'un croît, plus l'autre diminue, et le souvenir avec ; car si cet amour croît, on verra aussitôt qu'on va se refroidissant en celui de Dieu et s'oubliant de Lui par la mémoire de la personne qu'on aime, et de plus il y aura quelque remords en la conscience, et au contraire, si celui de Dieu croît en l'âme, elle se refroidit en l'autre et le met en oubli ; parce que comme ce sont des amours contraires, non seulement l'un n'aide pas l'autre, mais celui qui prédomine éteint et confond l'autre et se renforce soi-même, comme disent les philosophes. C'est pourquoi Notre Sauveur dit en l'Évangile que ce qui naît de la chair est chair et ce qui naît de l'esprit est esprit (Jn 3,6) ; c'est-à-dire: l'amour qui vient de la sensualité demeure en la sensualité, et celui qui vient de l'esprit s'arrête en esprit de Dieu et le fait croître. Et voilà la différence qu'il y a entre les deux amours pour les distinguer.

8. Or, quand l'âme est entrée dans la nuit obscure, elle met tous ces amours à la raison, parce qu'elle fortifie et purifie l'un, qui est celui qui est selon Dieu, et ôte ou éteint l'autre ; et dès le début elle fait que les deux se perdent de vue, comme nous dirons après.




Nuit obscure I 1