Nuit obscure I 5

Ch. 5: DES IMPERFECTIONS DANS LESQUELLES TOMBENT LES COMMENÇANTS EN CE QUI CONCERNE LE VICE DE LA COLÈRE


1. À cause de leur concupiscence dans les goûts spirituels, beaucoup de commençants possèdent très ordinairement beaucoup d'imperfections dans le vice de la colère ; car quand ils n'ont plus la saveur et le goût dans les choses spirituelles, ils se trouvent naturellement dégoûtés, et par ce dégoût ils sont acariâtres dans les rapports avec les autres et se colèrent facilement pour le moindre sujet, et parfois même se rendent insupportables. Ce qui arrive souvent après avoir joui d'un fort savoureux recueillement sensible en l'oraison; car, comme ce goût et cette saveur s'évanouissent, le naturel demeure naturellement dégoûté et déplaisant - de même que l'enfant qu'on ôte de la mamelle où il suçait le lait à son aise et selon son goût -; en ce naturel, lorsqu'on se laisse emporter au dégoût, il n'y a point de faute, mais seulement imperfection, qui doit être purifiée par la sécheresse et l'épreuve de l'obscure nuit.

2. Il y en a d'autres aussi de ces spirituels qui tombent en une autre manière de colère spirituelle, qui est de s'irriter contre les vices d'autrui avec un certain zèle inquiet, en blâmant les autres ; et parfois il leur vient des impétuosités de les reprendre aigrement, et parfois même ils le font, se faisant maîtres de la vertu. Tout cela est contre la mansuétude spirituelle.

3. Il en est d'autres qui, lorsqu'ils se voient imparfaits, s'irritent contre eux-mêmes avec une impatience non humble, d'où vient qu'ils sont si impatients qu'ils voudraient être saints en un jour. Il y en a beaucoup de ceux-là qui se proposent beaucoup et ont de grandes intentions, et comme ils ne sont ni humbles ni défiants d'eux-mêmes, plus ils ont des intentions, plus ils tombent et plus ils se fâchent, n'ayant pas la patience d'attendre que Dieu leur donne quand il lui plaira ce qu'ils désirent; ce qui est aussi contre ladite mansuétude spirituelle, à quoi on ne peut remédier totalement que par la purgation de la nuit obscure. Bien que quelques-uns aient tant de patience dans le fait de vouloir progresser, que Dieu voudrait bien qu'ils ne fussent en cela si patients.


Ch. 6: DES IMPERFECTIONS CONCERNANT LA GOURMANDISE SPIRITUELLE


1. Concernant le quatrième vice, qui est la gourmandise spirituelle, il y a beaucoup à dire, parce qu'à peine y a-t-il un commençant, si vertueux soit-il, qui ne tombe en quelqu'une des nombreuses imperfections qui naissent au sujet de ce vice, qui vient à ces commençants par le moyen de la saveur qu'ils trouvent au commencement dans les exercices spirituels ; car beaucoup d'entre eux, alléchés par la saveur et le goût qu'ils trouvent en ces exercices, s'efforcent d'obtenir plus la saveur de l'esprit que sa pureté et sagesse, qui est ce que Dieu regarde et admet en tout le chemin spirituel; c'est pourquoi, outre l'imperfection que ces commençants ont en recherchant ces saveurs, la gourmandise qu'ils ont déjà les fait passer d'un extrême à l'autre, passant les limites du milieu en quoi consistent et s'acquièrent les vertus6; car quelques-uns, alléchés par le goût qu'ils y trouvent se tuent de pénitences et d'autres se débilitent par des jeûnes, faisant plus que leur faiblesse ne permet, sans ordre ni conseil d'autrui, au contraire ils se dérobent à celui à qui ils doivent obéir en pareil cas, et même quelques-uns osent le faire, quoiqu'on leur ait commandé le contraire.

6 C'est le juste milieu cher à Aristote.


2. Ceux-là sont très imparfaits, gens sans raison, laissant la soumission et l'obéissance - qui est la pénitence de la raison et de la sagesse, et pour cela c'est pour Dieu le sacrifice le mieux vu et le plus agréable que tous les autres (1S 15,22) - pour la pénitence corporelle, qui sans l'autre, n'est pas plus qu'une pénitence de bêtes, puisque comme des bêtes ils se meuvent aussi par le goût et l'appétit qu'ils y trouvent. En cela, pour autant que tous les extrêmes sont vicieux et qu'en cette façon de procéder ceux-ci font leur volonté, ils croissent plutôt en vices qu'en vertus, car pour le moins en cette façon ils acquièrent la gourmandise spirituelle et la superbe, puisque en ce qu'ils font, ils ne marchent pas en obéissance. Et le démon y pousse tellement beaucoup de ceux-ci, attisant cette gourmandise par des goûts et des appétits qu'il leur augmente que (ne pouvant faire plus) ou ils modifient, ou ils ajoutent, ou changent ce qu'on leur commande, parce que toute obéissance à ce sujet leur répugne ; en quoi quelques-uns arrivent à un tel mal que, par le fait même que ces exercices se font par obéissance, ils perdent l'envie et la dévotion de les faire, n'ayant d'autre volonté que de faire les choses auxquelles ils sont mus par le plaisir, bien qu'il vaudrait mieux peut-être ne rien faire.

3. Vous en verrez aussi beaucoup de ceux-ci fort opiniâtres avec leurs maîtres spirituels afin qu'ils leur accordent ce qu'ils veulent, et ils l'obtiennent et y arrivent moitié par force, autrement ils s'attristent comme des enfants, et marchent à regret, et il leur semble qu'ils ne servent point Dieu quand on ne leur permet pas de faire ce qu'ils désirent, car, comme ils s'appuient au goût et à la volonté propre, et qu'ils tiennent cela pour leur Dieu, aussitôt qu'on leur ôte et qu'on veut les mettre en la volonté de Dieu, ils s'attristent, se relâchent et défaillent. Ceux-là pensent que d'avoir des goûts et être contents, ce soit servir Dieu et lui plaire.

4. Il y en a d'autres aussi qui aveuglés par cette gourmandise, ont si peu de connaissance de leur bassesse et de leur propre misère, et qui ont tellement mis à part la crainte amoureuse et le respect qu'ils doivent à la grandeur de Dieu, qu'ils contestent fort opiniâtrement avec leurs confesseurs pour avoir la permission de communier souvent; et le pire, c'est qu'ils osent communier sans la permission et l'avis du ministre et dispensateur de Christ, par leur seul sentiment, et tâchent de lui cacher la vérité. C'est pourquoi le désir qu'ils ont de communier est cause qu'ils se confessent vaille que vaille, ayant plus envie de manger que de manger avec pureté et perfection, et néanmoins il serait plus sain et plus saint, ayant l'inclination contraire, de prier les confesseurs de ne les envoyer si souvent; encore qu'entre les deux extrêmes, la résignation humble soit la meilleure; mais les autres hardiesses causent de grands maux, et ils devraient appréhender le châtiment de leur témérité.

5. Ceux-ci, en la communion, s'emploient tout à se procurer quelque sentiment et plaisir, plutôt qu'à révérer et louer humblement Dieu en soi, et ils s'approprient tellement cela que s'ils ne reçoivent quelque plaisir ou sentiment sensible, ils pensent n'avoir rien fait; ce qui est juger très bassement de Dieu, n'entendant pas que le moindre des profits que fait ce Très Saint Sacrement, est celui qui touche au sens, car l'invisible de la grâce est plus grand; et c'est afin qu'on y jette les yeux de la foi que Dieu prive souvent des goûts et des autres saveurs sensibles ; et ainsi ils veulent sentir Dieu et le goûter comme s'il était compréhensible et accessible, non seulement en ceci, mais aussi dans les autres exercices spirituels. Tout cela est une très grande imperfection et fort contraire à la condition de Dieu, parce que c'est impureté dans la foi.

6. Ils se comportent de même en l'oraison qu'ils pratiquent, pensant que toute l'affaire consiste à y trouver du goût et de la dévotion sensible, et ils s'efforcent d'en tirer (comme on dit) à la force du poignet, lassant et fatiguant les puissances et la tête, et quand ils n'ont pu trouver un tel goût, ils se désolent beaucoup pensant n'avoir rien fait; et cette prétention leur fait perdre la vraie dévotion et l'esprit qui persiste à persévérer là avec patience et humilité, se défiant de soi-même, seulement pour plaire à Dieu. À cause de cela, quand une fois ils n'ont rien savouré en cet exercice ou en un autre, ils ont beaucoup de dégoût et de répugnance à y retourner et parfois le délaissent ; car enfin, comme nous avons dit, ils sont semblables à des enfants qui ne se meuvent et n'agissent pas par raison, mais par le plaisir. Tout se résume pour eux à chercher plaisir et consolation d'esprit et pour cela, ils ne se lassent jamais de lire des livres, et tantôt ils prennent une méditation, tantôt une autre, allant à la chasse de ces plaisirs avec les choses de Dieu ; Dieu le leur refuse très justement, sagement et amoureusement, car si ce n'était, ils grandiraient par cette gourmandise et gloutonnerie spirituelle en des maux sans nombre. Pour cela il leur convient beaucoup d'entrer en la nuit obscure que nous allons déclarer, pour qu'ils se purgent de ces puérilités.

7. Ceux qui sont ainsi enclins à ces goûts ont une autre très grande imperfection, c'est qu'ils sont fort mous et lâches à marcher par le rude chemin de la croix ; car l'âme qui s'adonne à la saveur, naturellement toute insipidité d'abnégation propre lui répugne.

8. Ils ont maintes autres imperfections qui leur naissent de là et que le Seigneur guérit avec le temps par des tentations, aridités et autres épreuves et tout cela fait partie de la nuit obscure. Pour ne pas être trop long, je n'en parle point ici davantage, je dis seulement que la sobriété et la tempérance spirituelles ont une autre énergie très différente de mortification, crainte et soumission en tout ce qu'ils ont; faisant voir que la valeur et la perfection des choses ne consiste pas en leur multitude, ni au goût qu'on y trouve, mais à savoir renoncer à soi-même en elles ; ce qu'ils doivent essayer de faire autant qu'ils le pourront par eux-mêmes, jusqu'à ce que Dieu les veuille efficacement purifier, en les faisant entrer dans la nuit obscure; à laquelle pour y arriver j'ai hâte d'en finir avec ces imperfections.


Ch. 7: DES IMPERFECTIONS CONCERNANT L'ENVIE ET LA TRISTESSE SPIRITUELLE


1. Concernant aussi les deux autres vices qui sont l'envie et la tristesse spirituelles, ces commençants ne manquent pas d'avoir de nombreuses imperfections. Parce que touchant l'envie beaucoup d'entre eux ont coutume d'avoir des mouvements de regretter le bien spirituel des autres, ayant une peine sensible d'être devancés en ce chemin, et ils ne voudraient pas les voir louer; car ils s'attristent des vertus d'autrui, et parfois ils ne le peuvent souffrir sans dire le contraire, détruisant ces louanges comme ils peuvent, et (comme on dit) leur oeil est jaloux de ce qu'on n'en fasse pas autant à leur égard, car ils voudraient être préférés en tout. Tout cela est fort contraire à la charité, qui, comme dit saint Paul, se réjouit de la vérité (1Co 13,6), et si elle a quelque envie, c'est une envie sainte, regrettant de n'avoir les vertus de l'autre, avec la joie que l'autre les ait, et se réjouissant que tous la devancent pour le service de Dieu, alors qu'elle y manque beaucoup.

2. Pour ce qui est aussi de la tristesse spirituelle, ils s'ennuient d'ordinaire dans les choses les plus spirituelles et même les fuient, comme étant celles qui contredisent au goût sensible, car, comme ils sont si attirés par la saveur des choses spirituelles, n'y trouvant pas de saveur, ils s'en fatiguent; en effet si une fois ils ne rencontrent pas en l'oraison de la satisfaction pour leur goût (car enfin il faut que Dieu la leur ôte pour les éprouver), ils voudraient n'y point retourner, ou parfois ils la quittent ou y vont à regret; et ainsi par cette tristesse, ils négligent le chemin de la perfection, qui est celui de l'abnégation de leur volonté et de leur goût pour Dieu, lui préférant le goût et la saveur de leur propre volonté que par ce moyen ils contentent davantage que celle de Dieu.

3. Et beaucoup d'entre eux voudraient que Dieu voulût ce qu'ils veulent et s'attristent de vouloir ce que Dieu veut, avec répugnance d'accommoder sa volonté à celle de Dieu ; d'où vient que souvent ils pensent que ce en quoi ils ne trouvent pas leur volonté propre ni leur goût, n'est point la volonté de Dieu, et au contraire quand ils sont satisfaits, ils croient que Dieu est satisfait, mesurant Dieu à eux, et non pas eux-mêmes à Dieu ; étant bien le contraire de ce que Lui-même nous a enseigné dans l'Évangile, en disant que celui qui perdra sa volonté pour Lui, la gagnera, et quiconque voudra la conserver, la perdra (Mt 16,25).

4. Ils éprouvent aussi du dégoût quand on leur commande quelque chose contre leur goût. Et parce qu'ils se laissent aller aux saveurs et délices spirituels, ils sont très lâches pour le courage et l'épreuve de la perfection, semblables à ceux qui se nourrissent de douceurs7, qui, avec tristesse fuient toute austérité et s'offensent de la croix, où sont les délices de l'esprit; et dans les choses les plus spirituelles, c'est là qu'ils sont le plus dégoûtés, parce que voulant marcher dans les choses spirituelles, à leur aise et selon le goût de leur volonté, il leur déplaît fort et ils ont beaucoup de répugnance d'entrer par l'étroit sentier de la vie (dont parle Christ) (Mt 7,14).

7 Dans le Gorgias (465b et 522a), Socrate dénonce les parents qui gavent leurs enfants de sucreries et constate que les médecines généralement sont désagréables, mais salutaires.


5. Ces imperfections, il suffit ici d'avoir noté les nombreuses dans lesquelles tombent ceux de ce premier état de commençants, pour qu'on voie la nécessité qu'ils ont que Dieu les mette en l'état des progressants ; ce qui se fait en les mettant dans l'obscure nuit dont nous parlons maintenant, où Dieu les sevrant de ces goûts et saveurs par de pures sécheresses intérieures, il leur ôte toutes ces impertinences et puérilités et leur fait acquérir les vertus par des voies bien différentes. Car quoique le commençant s'exerce à mortifier toutes ses actions et passions8, il ne le peut jamais totalement, et de loin, jusqu'à ce que Dieu le fasse passivement en lui par ce moyen de la purification de ladite nuit. En laquelle, pour dire quelque chose qui lui soit profitable, plaise à Dieu de me donner sa divine lumière, parce qu'elle est bien nécessaire en une nuit si obscure et en une matière si difficile à être dite et exposée.

8 Au sens de ce que l'on subit.


Voici donc le vers :


Ch. 8: "En une nuit obscure." DANS LEQUEL ON EXPLIQUE LE PREMIER VERS DU PREMIER COUPLET ET L'ON COMMENCE À EXPLIQUER CETTE NUIT OBSCURE

1. Cette Nuit, que nous disons être la contemplation, cause deux sortes de ténèbres ou purifications dans les spirituels, selon les deux parties de l'homme, à savoir sensitive et spirituelle ; et ainsi, une nuit ou purgation sera sensitive, par laquelle l'âme se purifie selon le sens, l'accommodant à l'esprit, et l'autre, est la nuit ou purgation spirituelle, avec laquelle l'âme se purge et se dénue selon l'esprit, l'accommodant et disposant pour l'union d'amour avec Dieu. La sensitive est commune et arrive à beaucoup, et ceux-ci sont les commençants ; nous en parlerons en premier. La spirituelle ne concerne que fort peu, et ceux qui sont déjà exercés et avancés, nous en traiterons après.

2. La première purgation ou nuit est amère et terrible pour le sens, comme nous allons le dire; la seconde est sans comparaison, car elle est horrible et épouvantable pour l'esprit, comme nous dirons ensuite. Et parce que la sensitive dans l'ordre est première et arrive d'abord, nous en dirons d'abord quelque chose succinctement car (comme chose plus commune) on en a davantage écrit, afin de traiter plus expressément de la Nuit spirituelle, dont on ne parle guère, soit en paroles, soit par écrit, et elle est même très peu expérimentée.

3. Donc, comme le style de ces commençants en la voie de Dieu est bas et s'accorde beaucoup à leur amour-propre et à leur goût (comme nous l'avons déjà laissé entendre), Dieu qui veut les faire avancer et sortir de cette manière basse d'aimer à un plus haut degré de son amour, et les délivrer du bas exercice du sens et du raisonnement, avec lequel ils cherchent Dieu si parcimonieusement et avec tant d'inconvénients (comme nous avons dit), et les mettre en l'exercice de l'esprit où plus abondamment et plus libres des imperfections ils peuvent communiquer avec Dieu ; après qu'ils se sont exercés quelque temps au chemin de la vertu persévérant en méditation et prière, où par la saveur et le goût qu'ils y ont trouvés, ils ont retiré leurs affections des choses du monde et acquis des forces spirituelles en Dieu (avec lesquelles ils tiennent les appétits des créatures quelque peu réfrénés) avec lesquelles ils peuvent déjà souffrir pour Dieu un peu de charge et d'aridité sans retourner en arrière ; au meilleur temps, quand ces exercices spirituels marchent le plus à leur saveur et selon leur goût et que le soleil des faveurs divines à leur avis les illumine plus clairement, Dieu leur obscurcit toute cette clarté, leur ferme la porte et tarit la source de cette douce eau spirituelle qu'ils goûtaient en Dieu toutes les fois et tout le temps qu'ils voulaient - car étant faibles et tendres, il n'y avait point de porte fermée pour eux, comme dit saint Jean dans l'Apocalypse (Ap 3,8) - ; et ainsi il les laisse en une telle obscurité qu'ils ne savent pas où aller avec les sens de l'imagination et du raisonnement, car ils ne peuvent même pas faire un pas à méditer comme avant, le sens intérieur étant désormais noyé en cette nuit et les laissant si arides que non seulement ils ne trouvent ni goût ni suc dans les choses spirituelles et bons exercices où ils avaient auparavant leurs délices et leurs goûts, mais au contraire ils ont de l'insipidité et de l'amertume dans ces choses ; parce que comme j'ai dit, Dieu voyant qu'ils ont un peu grandi, afin qu'ils se fortifient et quittent les langes, il les détache du doux sein et les fait descendre de ses bras, les habitue à marcher sur leurs pieds, ce qui leur semble bien étrange, vu que tout leur a tourné au rebours9.

9 Ce n'est pas : d'abord l'effort de l'homme puis l'action de Dieu ; c'est toujours Dieu qui nous aime le premier et qui sollicite notre liberté. Au début il dorlote l'âme encore bébé spirituel, ensuite il la purifie pour la rendre adulte, plus libre, afin de pouvoir s'unir à elle. La Nuit reprend l'âme au début, à l'état de commençant.


4. Cela arrive communément aux personnes retirées, après qu'elles ont commencé, en moins de temps qu'aux autres, parce qu'elles sont plus exemptes des occasions de retourner en arrière, et qu'elles réforment plus promptement leurs appétits des choses du siècle, qui est ce qui se requiert pour entrer en cette Nuit du sens. D'ordinaire il ne se passe guère de temps après qu'elles ont commencé, qu'elles ne commencent à entrer en cette Nuit du sens; et la plupart y entrent, vu qu'on les verra communément tomber en ces sécheresses.

5. Au sujet de cette sorte de purification sensitive, si commune, nous pourrions rapporter ici un grand nombre d'autorités de la divine Écriture, dont à chaque passage, particulièrement dans les psaumes et dans les prophètes, il s'en trouve beaucoup. Aussi je ne veux pas perdre le temps à cela, puisque à celui qui ne saurait aller les y regarder, l'expérience commune qu'on en a suffit.


Ch. 9: DES SIGNES POUR CONNAÎTRE SI LE SPIRITUEL VA PAR LE CHEMIN DE CETTE NUIT ET PURIFICATION SENSITIVE


1. Mais, comme ces aridités pourraient souvent procéder, non de cette nuit ou purification de l'appétit sensitif, mais des péchés et des imperfections, ou de la lâcheté et tiédeur, ou de quelque humeur mauvaise ou indisposition corporelle, je mettrai ici quelques signes pour connaître si cette sécheresse vient de cette purification ou si elle naît de quelqu'un des vices susdits. Sur quoi je trouve qu'il y a trois signes principaux.

2. Le premier est que, si on ne trouve goût ni consolation dans les choses de Dieu, on n'en trouve pas non plus en aucune des choses créées ; parce que comme Dieu met l'âme en cette obscure nuit pour dessécher et purifier son appétit sensitif, il ne lui laisse prendre goût ni saveur en aucune chose. Et en cela on connaît très probablement que cette aridité et ce dégoût ne proviennent pas des péchés ni des imperfections nouvellement commis, parce que si cela était, on sentirait dans la nature quelque inclination ou envie de goûter quelque autre chose que celles de Dieu, car toutes les fois que l'appétit se relâche en quelque imperfection, aussitôt on sent qu'on y est peu ou beaucoup enclin, selon le goût et l'affection qu'on y a appliqués. Mais, comme ce dégoût des choses d'en haut et de celles d'en bas10 pourrait provenir de certaine disposition ou humeur mélancolique qui souvent ne permet pas qu'on prenne goût à rien, il faut avoir recours au deuxième signe et caractère.

10 Les choses d'en haut désignent ce qui vient de Dieu, le surnaturel ; les choses d'en bas, celles qui sont propres à la nature humaine réduite à ses seules forces.


3. Le deuxième signe, pour que l'on croie qu'il s'agit de cette purification, est qu'ordinairement on se souvient de Dieu avec sollicitude et souci pénible, pensant qu'on ne le sert point, mais qu'on ne fait que reculer, se voyant sans saveur aux choses de Dieu. Et en cela on reconnaît que ce dégoût et cette sécheresse ne viennent d'aucune lâcheté ni tiédeur; parce que logiquement la tiédeur ne se soucie guère des choses de Dieu, ni n'en a de sollicitude intérieure. Ainsi entre la sécheresse et la tiédeur, il y a beaucoup de différence, parce que la tiédeur met beaucoup de nonchalance et de langueur dans la volonté et dans l'esprit, sans sollicitude de servir Dieu ; alors que la sécheresse purificatrice porte avec soi une sollicitude ordinaire, avec un souci et une peine (comme je dis) de ne pas servir Dieu. Et quoiqu'elle se serve de la mélancolie ou d'autre humeur (comme il arrive souvent), elle ne manque pas pour cela de faire son effet purificateur de l'appétit, puisqu'il demeure sans goût et n'a de souci qu'en Dieu; car quand c'est seulement une humeur, tout va en dégoût et destruction du naturel, sans ces désirs de servir Dieu qu'a la sécheresse purificatrice, avec laquelle quoique la partie sensitive soit fort abattue, languissante et faible pour opérer à cause du peu de goût qu'elle y trouve, néanmoins l'esprit est prompt et vigoureux.

4. La cause de cette sécheresse est que Dieu change les biens et les forces du sens à l'esprit, dont le sens et la force naturelle étant incapables, le sens demeure à jeun, sec et vide, parce que la partie sensitive n'a point d'habileté pour ce qui est pur esprit, et ainsi, l'esprit savourant, la chair demeure sans goût et se relâche pour ce qui est d'opérer. Mais l'esprit qui reçoit alors l'aliment, est plus fort et plus vigilant et plus soigneux qu'auparavant dans le souci de ne pas manquer à Dieu ; il ne sent pas aussitôt au commencement la saveur et la délectation spirituelle, mais seulement l'aridité et les dégoûts, à cause de la nouveauté de ce changement, parce que son palais étant accoutumé à ces autres goûts sensibles (et il tient encore les yeux fixés sur eux) et aussi parce que le palais spirituel n'est pas accommodé ni purifié pour un goût si subtil, jusqu'à ce que successivement, il soit disposé par le moyen de cette sèche et obscure nuit, il ne peut sentir le goût et le bien spirituel, mais la sécheresse et le dégoût, par le manque de ce qu'il goûtait auparavant avec tant de facilité.

5. En effet, ceux que Dieu commence à conduire par ces solitudes du désert ressemblent aux enfants d'Israël, qui aussitôt que Dieu dans le désert, eut commencé à leur donner la nourriture du ciel, qui avait en soi toutes les saveurs et comme il y est dit, se transformait à la saveur que chacun voulait (Sg 16,20-21), néanmoins ils regrettaient davantage l'absence des goûts et saveurs des viandes et des oignons qu'ils mangeaient en Égypte - car ils y avaient accoutumé et affriandé leur palais - qu'ils n'estimaient la douceur délicate de la manne des anges, et ils pleuraient et gémissaient pour les viandes au milieu des nourritures du ciel (Nb 11,4-6) ; car la bassesse de notre appétit en vient à tel point qu'elle nous fait désirer nos misères et avoir en dégoût le bien incommunicable du ciel.

6. Mais, comme je dis, quand ces sécheresses viennent de la voie purgative de l'appétit sensible, bien que l'esprit au commencement ne sente pas la saveur pour les causes que nous venons de dire, néanmoins il sent du courage et de la force pour opérer dans la substance que lui donne la nourriture intérieure, nourriture qui est un commencement d'obscure et sèche contemplation pour le sens. Cette contemplation, qui est cachée et secrète même à celui qui l'a, ordinairement, ensemble avec cette aridité et ce vide qu'elle fait au sens, donne à l'âme une inclination et un désir d'être seule et en repos sans pouvoir penser à aucune chose particulière ni même sans en avoir envie ; et alors si ceux à qui cela arrive savaient rester calmes, négligeant toute oeuvre intérieure et extérieure, sans souci alors de ne rien faire, aussitôt en cet oubli et loisir ils jouiraient de cette délicate réfection intérieure; elle est si délicate que si l'âme a envie ou souci de la sentir, ordinairement elle ne la sent plus car, comme je dis, elle opère dans le plus grand loisir et oubli de l'âme ; c'est comme l'air, quand on veut fermer le poing, il s'échappe.

7. À ce propos nous pouvons entendre ce que l'Époux dit à son Épouse dans les Cantiques : Détourne tes yeux de moi, parce qu'ils m'ont fait envoler (Ct 6,4) ; car en cet état Dieu met l'âme en telle condition et la conduit par un chemin si différent que, si elle voulait opérer avec ses puissances, elle empêcherait plutôt l'oeuvre que Dieu fait en elle qu'elle n'y aiderait; ce qui avant était tout le contraire. La cause de cela est que désormais en cet état de contemplation qui est quand elle sort du raisonnement et entre dans l'état des progressants, Dieu est celui qui opère en l'âme, car pour cela il lie les puissances intérieures, ne lui laissant aucun appui dans l'entendement, ni suc en la volonté, ni discours en la mémoire ; car, en ce temps, ce que l'âme peut opérer par soi-même ne sert (comme nous avons dit) que d'empêcher la paix intérieure et l'oeuvre que Dieu fait dans l'esprit en cette sécheresse du sens ; comme cette oeuvre est spirituelle et délicate, elle fait une oeuvre paisible, délicate, solitaire, satisfaisante et pacifique, très éloignée de tous ces autres premiers goûts qui étaient fort palpables et fort sensibles ; car cette paix est celle que, dit David, parle Dieu en l'âme pour la rendre spirituelle (Ps 84,9). Et de là vient le troisième.

8. Le troisième signe pour savoir si c'est une purification du sens, est de ne plus pouvoir méditer ni discourir avec le sens de l'imagination comme d'habitude, quelque effort qu'elle fasse de sa part; parce que, comme Dieu commence à se communiquer à elle, non plus par le sens, comme il faisait avant par le moyen du raisonnement qui composait et divisait les notions, mais par l'esprit pur, où il n'y a point de succession discursive, se communiquant par acte de simple contemplation - que les sens de la partie inférieure, soit extérieurs, soit intérieurs, ne peuvent atteindre -, de là vient que l'imaginative et la fantaisie ne peuvent s'appuyer sur aucune considération ni y prendre pied désormais.

9. En ce troisième signe, il faut savoir que cet empêchement et ce dégoût des puissances ne proviennent point de quelque humeur mauvaise11, parce que, quand ils en proviennent, l'humeur étant terminée (car jamais elle ne demeure en un même état) aussitôt avec un peu de soin que l'âme mettra, elle pourra ce qu'elle pouvait avant, et les puissances retrouveront leurs appuis ; ce qui n'est pas ainsi en la purification de l'appétit, car commençant d'y entrer, on progresse toujours dans l'impuissance de discourir avec les puissances. Et bien qu'il soit vrai que dans les commencements elle ne soit pas chez certains avec une telle continuité, de manière que parfois ils retrouvent parfois leurs goûts et leurs discours sensibles - car étant donné leur faiblesse, il ne faut sans doute pas les sevrer tout d'un coup - malgré tout ils avancent toujours y entrant de plus en plus et laissant l'opération sensitive, si du moins il doivent aller plus avant. Car ceux qui ne cheminent pas par la voie de contemplation ont une manière bien différente, en effet cette nuit de sécheresses n'a pas coutume d'être chez eux continuelle au sens, car encore que quelquefois ils les aient, d'autres fois ils ne les ont pas, et quoique parfois ils ne puissent discourir, d'autres fois ils le peuvent; car Dieu les met seulement en cette nuit pour les exercer et les humilier, et leur réformer l'appétit afin qu'ils ne se nourrissent point avec gourmandise vicieuse dans les choses spirituelles, et non pour les conduire à la voie de l'esprit qui est la contemplation - car Dieu ne conduit pas à la contemplation tous ceux qui s'exercent de propos délibéré en la voie spirituelle, pas même la moitié (le pourquoi, Lui le sait) -, de là vient que ceux-ci n'achèvent jamais entièrement de retirer le sens des mamelles des considérations et raisonnements sinon de temps en temps, comme nous avons dit.

11 Pendant des siècles, la médecine d'Hippocrate a régné. En particulier la santé vient du juste tempérament des quatre humeurs : le sang, la bile, le phlegme, et la bile noire ou mélancolie.


Ch. 10: DE LA CONDUITE QUE CEUX-CI DOIVENT AVOIR EN CETTE NUIT OBSCURE


1. Donc, au temps des sécheresses de cette Nuit sensitive - en laquelle Dieu fait le changement que nous avons dit, tirant l'âme de la vie du sens à celle de l'esprit, soit de la méditation à la contemplation, où l'âme ne peut plus discourir des choses de Dieu avec ses puissances, comme nous avons déjà dit -, les spirituels endurent de grandes peines, non tellement de leurs aridités que de la peur de se perdre par ce chemin, pensant que le bien spirituel est fini pour eux et que Dieu les a délaissés, vu qu'ils ne trouvent ni appui ni goût avec ce qui est bon. Alors ils se fatiguent et s'efforcent (selon l'habitude qu'ils en ont prise) d'appuyer leurs puissances, avec quelque goût, à quelque sujet de raisonnement, pensant que lorsqu'ils ne font pas cela et qu'ils ne se sentent pas opérer, ils ne font rien ; ce qu'ils entreprennent avec un grand dégoût et répugnance intérieure de l'âme qui se plaisait en ce repos et loisir, sans opérer avec les puissances. Mais se gâtant en l'un, ils ne profitent pas en l'autre ; parce que voulant chercher l'esprit, ils perdent l'esprit de tranquillité et de paix qu'ils avaient; et ainsi ils sont semblables à celui qui laisse l'ouvrage fait pour recommencer à le faire, ou à celui qui sort de la ville pour y rentrer de nouveau, ou à celui qui laisse la proie pour retourner à la chasser ; et cela est alors vain, car il ne trouvera rien désormais par cette première façon de procéder, comme nous avons dit.

2. Ceux-là, s'ils n'ont pas alors quelqu'un qui les comprenne, retournent en arrière, laissant le chemin ou se relâchant, ou au moins s'empêchent d'avancer, à cause des nombreux efforts qu'ils font pour aller par le chemin de la méditation et du raisonnement, fatiguant et faisant travailler avec excès le naturel et s'imaginant que cela tient à leur négligence et à leurs péchés. Ce qui est désormais inutile puisque Dieu les mène par un autre chemin qui est celui de la contemplation, très différent du premier puisque l'un est de méditation discursive, et l'autre ne dépend ni de la méditation ni du raisonnement.

3. Ceux qui se verront dans cet état, doivent se consoler, persévérant avec patience, ne se donnant pas de peine; qu'ils se confient en Dieu, qui n'abandonne pas ceux qui le cherchent avec un coeur simple et droit (Sg 1,1), et ne manquera pas de leur donner ce qui est nécessaire pour le chemin, jusqu'à les conduire à la claire et pure lumière d'amour qu'il leur accordera par le moyen de l'autre nuit obscure de l'esprit, s'ils méritent que Dieu les y mette.

4. La conduite qu'ils doivent garder en celle-ci du sens est de ne plus se soucier du raisonnement et de la méditation, puisque ce n'est plus le temps pour cela, mais qu'ils laissent l'âme demeurer en repos et tranquillité, même s'il leur semble clairement qu'ils ne font rien et perdent leur temps, et même s'il leur paraît que cela provient de leur nonchalance de n'avoir pas envie de penser à chose quelconque, car ils ne feront pas peu de se tenir en patience, et de persévérer en l'oraison sans rien y faire eux-mêmes. La seule chose qu'ils doivent faire est de laisser l'âme libre, débarrassée et délassée de toutes les notions et pensées, sans se soucier là de ce qu'ils penseront ou méditeront, se contentant seulement d'un regard amoureux et reposé en Dieu, et de demeurer sans sollicitude, sans efficacité, et sans désir de le goûter ou de le sentir ; car toutes ces aspirations inquiètent et distraient l'âme du repos tranquille et du doux loisir de contemplation qui se donne là.

5. Et quelques scrupules qu'ils puissent avoir de perdre le temps et idées qu'il serait meilleur de faire autre chose puisqu'en l'oraison ils ne peuvent rien faire ni penser, qu'ils patientent néanmoins et se tiennent cois, se persuadant qu'ils vont à l'oraison davantage pour prendre leur plaisir et demeurer en liberté d'esprit; parce que si d'eux-mêmes ils veulent faire quelque chose avec les puissances intérieures, ils empêcheront et perdront les biens que Dieu par le moyen de cette paix et inaction de l'âme, va gravant et imprimant en elle ; tout comme si un peintre tirait ou peignait un visage et que la personne vînt à se remuer pour faire quelque chose, elle empêcherait le peintre de rien faire et troublerait son travail. De même, quand l'âme est en paix et en repos intérieur, quelque opération ou affection ou regard qu'elle veuille alors exercer, la distraira, troublera sa quiétude et lui fera sentir l'aridité et le vide du sens, parce que, plus elle cherchera quelque appui d'affection ou de connaissance, plus elle sentira le manque qui ne peut être suppléé par cette voie.

6. Ainsi l'âme ne doit pas ici faire cas si elle perd les opérations des puissances ; au contraire elle doit être contente de les perdre rapidement, car, n'empêchant point l'opération de la contemplation infuse que Dieu donne, elle la reçoit avec plus d'abondance pacifique et donne lieu à ce que brûle et s'enflamme dans l'esprit l'amour que cette obscure et secrète contemplation entraîne avec soi et attache à l'âme. Car la contemplation n'est autre chose qu'une infusion de Dieu secrète, pacifique et amoureuse, qui, si on le lui permet, enflamme l'âme en esprit d'amour, selon qu'elle le donne à entendre au vers suivant, à savoir :



Nuit obscure I 5