Catéchèses S. J-Paul II 14379

14 mars 1979 PRIER, JEUNER, FAIRE L'AUMONE

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1. Pendant le Carême, nous entendons souvent répéter les mots « prière », « jeûne », « aumône », que j’ai rappelés le mercredi des Cendres. Nous y voyons habituellement de saintes et bonnes oeuvres que chaque chrétien doit accomplir, surtout en Carême. C’est juste, mais incomplet. Il nous faut donner à la prière, à l’aumône et au jeûne, un sens plus profond si nous voulons les insérer plus pleinement dans notre vie. Nous ne pouvons les considérer simplement comme des pratiques passagères qui requièrent seulement de nous quelque chose de momentané ou qui ne nous privent que momentanément de quelque chose. Mais par là nous n’arriverons encore pas au vrai sens et à la vraie force de la prière, du jeûne et de l’aumône dans le processus de la conversion à Dieu et de notre maturation spirituelle. L’une va de pair avec l’autre : nous mûrissons spirituellement en nous convertissant à Dieu, et la conversion s’opère par la prière, ainsi que par le jeûne et l’aumône bien compris.  

Peut-être convient-il de dire tout de suite qu’il ne s’agit pas seulement de « pratiques » momentanées, mais d’attitudes constantes, qui donnent à notre conversion à Dieu une forme durable. Le temps liturgique du Carême ne dure que quarante jours chaque année, mais c’est toujours que nous devons tendre à Dieu. Cela veut dire qu’il nous faut nous convertir continuellement. Le Carême doit laisser dans notre vie une marque profonde et indélébile. Il doit rénover en nous la conscience de notre union à Jésus-Christ, qui nous fait voir la nécessité de la conversion et nous indique les voies pour y parvenir. La prière, le jeûne et l’aumône sont précisément les voies que le Christ nous a indiquées.

Dans les méditations qui suivront, nous nous efforcerons d’entrevoir combien ces voies pénètrent profondément dans l’homme, ce qu’elles signifient pour lui. Le chrétien doit comprendre le vrai sens de ces voies s’il veut les suivre.

2. Il y a donc d’abord la voie de la prière. Je dis « d’abord » parce que je veux parler d’elle avant les autres. Mais en disant « d’abord », je veux aujourd’hui ajouter que dans l’oeuvre totale de notre conversion, c’est-à-dire de notre maturation spirituelle, la prière n’est pas isolée des deux autres voies que l’Église désigne par les mots évangéliques de « jeûne et aumône ». La voie de la prière nous est peut-être plus familière. Peut-être comprenons-nous plus facilement que sans elle il n’est pas possible de nous convertir à Dieu, de lui rester unis dans cette communion qui nous fait mûrir spirituellement.

Parmi vous qui m’écoutez en ce moment, il en est certainement beaucoup qui ont une expérience de la prière, qui en connaissent les différents aspects et peuvent y faire participer les autres. C’est en effet en priant que nous apprenons à prier. Le Seigneur Jésus nous a appris à prier avant tout en priant lui-même : « Il passait la nuit en prière. » (
Lc 6,12) Un autre jour, nous dit saint Matthieu, « il partit dans la montagne pour prier à l’écart. Le soir venu, il était encore là » (Mt 14,23). Avant sa passion et sa mort, il monta sur le mont des Oliviers et il encouragea les apôtres à prier, lui-même priait à genoux. En proie à l’angoisse, il priait plus intensément (cf. Lc Lc 22,39-46). Une fois, pour répondre à ses disciples qui lui demandaient : « Enseigne-nous à prier » (Lc 11,1), il leur a donné le contenu le plus simple et le plus profond de sa prière : le Notre Père.

Puisqu’il est impossible de réunir en un bref discours tout ce que l’on peut dire ou tout ce qui a été écrit sur la prière, je voudrais aujourd’hui mettre en relief une seule chose. Nous tous, lorsque nous prions, nous sommes disciples du Christ, non pas parce que nous répétons les paroles qu’il nous a enseignées — paroles sublimes, qui donnent le contenu complet de la prière —, mais nous sommes disciples du Christ même lorsque nous ne disons pas ces paroles. Nous sommes ses disciples seulement parce que nous prions : « Écoute le Maître qui prie ; apprends à prier. Il a en effet prié pour nous apprendre à prier », dit saint Augustin (Enarrationes in Ps 56,5).

Et un auteur contemporain écrit : « Parce que la fin du chemin de la prière se perd en Dieu et que personne ne connaît le chemin, hormis celui qui vient de Dieu, Jésus- Christ, il faut… fixer les yeux sur lui seul. Il est le chemin, la vérité et la vie. Lui seul a parcouru le chemin dans les deux sens. Il nous faut mettre notre main dans la sienne et partir. » (Y. Raguin, Chemins de la contemplation, Desclée De Brouwer, 1969, p. 179.)

Prier, c’est s’entretenir avec Dieu. J’oserai même dire plus : prier, c’est se retrouver dans l’unique Verbe éternel par lequel parle le Père et qui parle au Père. Ce Verbe s’est fait chair pour qu’il nous soit plus facile de nous retrouver en lui, même avec les mots humains de notre prière. Ces mots peuvent parfois être très imparfaits, ils peuvent même parfois nous manquer, mais cette déficience de notre parole humaine se complète continuellement dans le Verbe qui s’est fait chair pour parler au Père dans la plénitude de cette union mystique que chaque homme qui prie a avec lui, que tous ceux qui prient ont avec lui. C’est dans cette union particulière avec le Verbe qu’est la grandeur de la prière, sa dignité et, en quelque sorte, sa définition. Il faut surtout bien comprendre la grandeur et la dignité fondamentales de la prière La prière de tout homme, et aussi celle de toute l’Église. L’Église, d’une certaine manière, s’étend aussi loin que la prière, elle s’étend partout où il y a un homme qui prie.

3. Il nous faut prier en nous basant sur cette notion essentielle de la prière. Lorsque les disciples demandèrent au Seigneur de leur apprendre à prier, il leur répondit par les paroles du Notre Père, créant ainsi un modèle à la fois concret et universel. En effet, tout ce que l’on peut et doit dire au Père est dans les sept demandes que nous connaissons tous par coeur. Il y a en elles une telle simplicité que même un enfant les apprend, et en même temps une telle profondeur qu’on peut méditer pendant une vie entière sur le sens de chacune d’elles. N’est-ce pas vrai ? Chacune d’elles, l’une après l’autre, ne nous parle-t-elle pas de ce qui est essentiel pour notre vie, tout entière tournée vers Dieu, vers le Père ? Ne nous parlent-elles pas du pain quotidien, du pardon de nos offenses « comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés », de la préservation de la tentation, de la libération du mal ?

Lorsque le Christ, pour répondre à ses disciples qui lui demandent de leur apprendre à prier, prononce les paroles de sa prière, il ne leur apprend pas seulement des paroles, mais il nous apprend que lorsque nous nous entretenons avec le Père nous devons être totalement sincères et pleinement ouverts. La prière doit embrasser tout ce qui fait partie de notre vie. Elle ne peut pas être quelque chose de supplémentaire ou marginal. Tout doit s’exprimer en elle, y compris tout ce qui nous accable, ce dont nous avons honte, y compris, précisément et surtout, ce qui par nature nous sépare de Dieu. C’est la prière qui — toujours, avant tout et essentiellement — abat la barrière que le péché et le mal peuvent avoir dressée entre Dieu et nous.

Par la prière, le monde tout entier doit trouver sa juste référence, c’est-à-dire la référence à Dieu, notre monde intérieur et aussi le monde objectif, celui dans lequel nous vivons, tel que nous le connaissons. Si nous nous convertissons à Dieu, tout en nous s’oriente vers lui. La prière est l’expression de cette orientation vers Dieu, laquelle est en même temps notre continuelle conversion, notre voie.

L’Écriture dit : « Comme descend la pluie ou la neige du haut des cieux, et comme elle ne retourne pas là-haut sans avoir saturé la terre, sans l’avoir fait enfanter et bourgeonner, sans avoir donné semence au semeur et nourriture à celui qui mange, ainsi se comporte ma parole, du moment qu’elle sort de ma bouche ; elle ne retourne pas vers moi sans résultat, sans avoir exécuté ce qui me plaît et fait aboutir ce pour quoi je l’avais envoyée. » (Is 55,10-11)

La prière est la voie du Verbe qui embrasse tout, la voie du Verbe éternel qui traverse la profondeur de tant de coeurs, qui reconduit vers le Père tout ce qui vient de lui.

La prière est le sacrifice de nos lèvres (cf. He He 13,15). Comme l’écrit saint Ignace d’Antioche, elle est « l’eau vive qui murmure en nous et dit : viens au Père » (cf. Lettre aux Romains, VII, 2).

Avec ma bénédiction apostolique.



21 mars 1979 LE JEUNE POUR LE DÉVELOPPEMENT DE LA PERSONNE

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1. « Prescrivez un jeûne. » (
Jl 1,14) Ces paroles nous les avons entendues à la première lecture du mercredi des Cendres. Elles sont du prophète Joël, et l’Église s’y conforme en prescrivant le jeûne pendant le Carême. Aujourd’hui, la pratique du Carême, fixée par Paul VI dans le Constitution Paenitemini, est notablement adoucie par rapport à ce qu’elle était autrefois. Sur ce point, le Pape a laissé beaucoup de choses à la décision des Conférences épiscopales des différents pays. C’est donc à elles qu’il appartient d’adapter les exigences du jeûne aux circonstances dans les différentes sociétés. Il a rappelé aussi que l’essence de la pénitence du Carême, c’est non seulement le jeûne, mais aussi la prière et l’aumône (les oeuvres de miséricorde). Il faut donc, selon les circonstances, voir si le jeûne peut être remplacé par les oeuvres de miséricorde et la prière. Dans la vie de l’Église, toujours et partout, le temps du Carême a pour objectif la pénitence, c’est-à-dire la conversion à Dieu. La pénitence, en effet, comprise comme une conversion, une « metanoia », constitue un ensemble que la Tradition du Peuple de Dieu, dès l’Ancienne Alliance, puis avec le Christ lui-même, a lié d’une certaine manière à la prière, à l’aumône et au jeûne.

Pourquoi au jeûne ?

Peut-être en ce moment nous vient-il à l’esprit ce qu’avait dit Jésus aux disciples de saint Jean-Baptiste qui lui demandaient : « Pourquoi tes disciples ne jeûnent-ils pas ? » Jésus leur avait répondu : « Les invités à la noce peuvent-ils être en deuil tant que l’époux est avec eux ? Mais des jours viendront où l’époux leur aura été enlevé : c’est alors qu’ils jeûneront. » (Mt 9,15) Le temps du Carême, en effet, nous rappelle que l’époux nous a été enlevé. Il a été enlevé, arrêté, emprisonné souffleté, flagellé, couronné d’épines, crucifié… Le jeûne du Carême est l’expression de notre solidarité avec le Christ. Telle fut la signification du Carême à travers les siècles ; telle elle demeure aujourd’hui.

« Mon amour a été crucifié et la flamme du désir pour les choses matérielles est éteinte en moi », écrivait saint Ignace, évêque d’Antioche, dans sa lettre aux Romains (Ad Romanos, VII, 2).

2. Pourquoi le jeûne ?

À cette question, il faut donner une réponse plus large et plus profonde pour qu’apparaisse clairement le rapport entre le jeûne et la « metanoia », c’est-à-dire la transformation spirituelle qui rapproche l’homme de Dieu. Nous nous efforcerons donc de nous concentrer non seulement sur la pratique de l’abstention de nourriture et de boisson — tel est en effet communément le sens du jeûne —, mais sur le sens plus profond de cette pratique qui, du reste, peut et doit parfois être « remplacée » par autre chose. La nourriture et la boisson sont indispensables à l’homme pour vivre. Il s’en sert et il doit s’en servir, mais il ne lui est pas permis d’en abuser d’une façon ou d’une autre. L’abstention traditionnelle de nourriture et de boisson a non seulement pour but de donner à la vie de l’homme l’équilibre qui lui est nécessaire, mais aussi de le détacher de ce que l’on pourrait appeler « la mentalité de consommation ». Cette mentalité est devenue aujourd’hui une des caractéristiques de la civilisation et, en particulier, de la civilisation occidentale. « Mentalité de consommation ! » L’homme orienté vers les biens matériels, les multiples bien matériels, en abuse bien souvent. Il ne s’agit pas ici que de nourriture et de boisson. Lorsque l’homme est orienté exclusivement vers la possession et l’usage des biens matériels, c’est-à-dire vers les choses, c’est alors toute la civilisation qui est mesurée selon la quantité et la qualité des choses qu’elle peut fournir à l’homme, et non selon l’homme, à la mesure de l’homme. Cette civilisation, en effet, fournit les biens matériels non seulement pour qu’ils servent à l’homme, à ses activités créatrices et utiles mais, et toujours plus, pour satisfaire et exciter ses sens, pour le plaisir d’un instant, pour des sensations de plus en plus multiples.

On entend dire parfois que le développement excessif des moyens audio-visuels dans les pays riches ne contribue pas toujours à développer l’intelligence, particulièrement chez les enfants. Au contraire, elle contribue à en freiner le développement. L’enfant ne vit que de sensations. Il cherche des sensations toujours nouvelles… et, sans s’en rendre compte, il devient esclave de cette passion d’aujourd’hui. Abreuvé de sensations, il reste souvent intellectuellement passif ; son intelligence ne s’ouvre pas à la recherche de la vérité; sa volonté est enchaînée par des habitudes auxquelles il ne sait pas s’opposer.

L’homme d’aujourd’hui doit donc jeûner c’est-à-dire s’abstenir non seulement de nourriture et de boisson, mais de beaucoup d’autres moyens de consommation, de stimulations et de satisfactions des sens. Jeûner veut dire s’abstenir, renoncer à quelque chose.

3. Pourquoi renoncer à quelque chose ? Pourquoi s’en priver ? Nous avons déjà répondu en partie à cette question. Cette réponse serait cependant incomplète si nous ne prenions conscience que l’homme est lui-même aussi parce qu’il sait se priver de quelque chose, parce qu’il est capable de se dire « non » à lui-même. L’homme est corps et âme. Certains auteurs contemporains parlent de cette structure composite de l’homme en termes de « strates ». Ils parlent par exemple de strates extérieures, à la superficie de notre personnalité, en les opposant aux strates situées en profondeur. Notre vie semble être divisée selon ces strates et elle se déroule à travers elles. Alors que les strates superficielles sont liées à notre sensualité, les strates profondes sont l’expression de la spiritualité de l’homme c’est-à-dire de sa volonté consciente, de sa réflexion, de sa conscience, de sa capacité à vivre des valeurs supérieures.

Cette image de la structure de la personnalité humaine peut servir à comprendre ce que signifie le jeûne pour l’homme. Il ne s’agit pas ici seulement de la signification religieuse, mais d’une signification qui s’exprime à travers l’ « organisation » de l’homme en sujet - personne. L’homme se développe régulièrement lorsque les strates plus profondes de sa personnalité trouvent une expression suffisante, lorsque le cadre de ses intérêts et de ses aspirations ne se réduit pas aux strates extérieures et superficielles, liées à la sensualité humaine. Pour favoriser ce développement, nous devons parfois nous détacher consciemment de ce qui sert à satisfaire la sensualité, c’est-à-dire des strates extérieures, superficielles. Nous devons donc renoncer à tout ce qui les « alimente ».

Voilà brièvement comment doit être interprété le jeûne aujourd’hui.

Renoncer aux sensations, aux stimulants, aux plaisirs, et aussi à la nourriture et à la boisson n’est pas une fin en soi. Cela doit seulement pour ainsi dire aplanir la voie à quelque chose de plus profond dont s’ « alimente » l’homme intérieur. Ce renoncement, cette mortification doit servir à créer dans l’homme les conditions qui lui permettent de vivre des valeurs supérieures dont, à sa manière, il a faim.

Voilà le sens plénier du jeûne dans le langage d’aujourd’hui. Cependant, lorsque nous lisons les auteurs chrétiens de l’Antiquité ou les Pères de l’Église, nous trouvons chez eux la même vérité, souvent dans un langage très « actuel » qui nous surprend. Saint Pierre Chrysologue dit par exemple : « Le jeûne est paix du corps, force de l’esprit, vigueur de l’âme. » (Sermo 7 : De je junio, 3.) Et encore : « Le jeûne est le gouvernail de la vie humaine. Il commande tout le navire de notre corps. » (Ibid., 1.)

Et saint Ambroise répond ainsi aux éventuelles objections contre le jeûne : « La chair, en raison de sa condition mortelle, a ses concupiscences propres. Le droit t’a été donné de les freiner. Ta chair t’est soumise…, ne suis pas les sollicitations de la chair jusqu’à des choses illicites mais freine-les un peu, même dans les choses licites. En effet, celui qui ne s’abstient d’aucune chose licite, n’est pas loin des choses illicites. » (Sermo de utilitate je junii, 3, 5, 7.) Des auteurs non chrétiens expriment aussi la même vérité, qui est universelle. Elle fait partie de la sagesse universelle de la vie.

4. Et maintenant, il nous est certainement plus facile de comprendre pourquoi le Christ, Notre-Seigneur, et l’Église unissent le jeûne à la pénitence, c’est-à-dire à la conversion. Pour nous convertir à Dieu, il est nécessaire de découvrir en nous-mêmes ce qui nous sensibilise aux choses de Dieu, c’est-à-dire aux choses spirituelles, aux valeurs supérieures qui parlent à notre intelligence, à notre conscience, à notre « coeur » (au sens biblique). Pour nous ouvrir à ces choses spirituelles, à ces valeurs, il nous faut nous détacher de ce qui ne sert que la mentalité de consommation, la satisfaction des sens. Dans l’ouverture de notre personnalité humaine à Dieu, le jeûne — au sens tant « traditionnel » qu’ « actuel » du terme — doit aller de pair avec la prière parce que celle-ci nous oriente directement vers lui.

Par ailleurs, le jeûne, c’est-à-dire la mortification des sens, la domination du corps, donne à la prière une plus grande efficacité, que l’homme découvre en lui-même. Il découvre en effet qu’il est « autre », qu’il est davantage « maître de lui-même », qu’il est devenu intérieurement libre. Et il le découvre dans la mesure où la conversion et la rencontre avec Dieu, par la prière, fructifient en lui.

De ces réflexions que nous avons faites aujourd’hui, il ressort clairement que le jeûne n’est pas seulement le « résidu » d’une pratique religieuse des siècles passés, mais qu’il est aussi indispensable à l’homme d’aujourd’hui, aux chrétiens de notre temps. Il faut réfléchir profondément là-dessus, surtout pendant le Carême.




28 mars 1979 QUE VEUT DIRE : « FAIRE L’AUMONE ? »

28379 1. « Convertissez-vous et faites l’aumône » (cf. Mc 1,15 et Lc 12,33).

Aujourd’hui, le mot « aumône » ne sonne pas bien à nos oreilles. Nous y voyons quelque chose d’humiliant. Ce mot semble supposer un système social où règnent l’injustice, l’inégalité dans la répartition des biens, un système qui devrait être changé par de justes réformes. Et si ces réformes n’étaient pas faites, on verrait se dessiner à l’horizon de la vie sociale la nécessité de changements radicaux, surtout dans les rapports entre les hommes. Nous trouvons la même conviction dans les textes des prophètes de l’Ancien Testament, auxquels se réfère souvent la liturgie du Carême. Les prophètes considèrent ce problème dans la perspective religieuse : il n’y a pas de vraie conversion à Dieu, il ne peut y avoir d’authentique religion sans porter remède aux maux et aux injustices dans les rapports entre les hommes dans la vie sociale. C’est dans ce contexte que les prophètes exhortent à l’aumône.

Il faut dire qu’ils n’emploient pas le mot « aumône », qui du reste en hébreu se dit « sedaqah », c’est-à-dire « justice ». Ils demandent d’aider ceux qui subissent l’injustice et ceux qui sont dans le besoin, en vertu non tant de la miséricorde que du devoir de la charité active.

« Le jeûne que je préfère, n’est-ce pas ceci : dénouer les liens provenant de la méchanceté, détacher les courroies du joug, renvoyer libres ceux qui ployaient, bref, que vous mettiez en pièces tous les jougs ? N’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé ? Et encore : les pauvres sans abri tu les hébergeras; si tu vois quelqu’un nu, tu le couvriras ; devant celui qui est ta propre chair, tu ne te déroberas pas. » (Is 58,6-7)

Le mot grec « eleemosyne » se trouve dans les livres tardifs de la Bible, et la pratique de l’aumône (« elemosina ») est le signe d’une religion authentique. Jésus fait de l’aumône une des conditions pour accéder à son Royaume (cf. Lc Lc 12,32-33) et à la vraie perfection (Mc 10,21 et paral.). D’autre part, lorsque Judas, devant la femme qui enduisait de parfum les pieds de Jésus dit : « Pourquoi n’a-t-on pas vendu ce parfum 300 deniers pour le donner aux pauvres ? » (Jn 12,5), le Christ défend la femme en disant : « Des pauvres, vous en avez toujours avec vous, mais moi vous ne m’avez pas pour toujours. » (Jn 12,8) Ces deux phrases donnent beaucoup à réfléchir.

2. Que signifie le mot « aumône » ?

Le mot grec « eleemosyne » vient de « éleos » qui signifie compassion et miséricorde. Primitivement, ce mot désignait l’attitude de l’homme miséricordieux. On l’a employé par la suite pour toutes les oeuvres de charité à l’égard de ceux qui sont dans le besoin. Ce mot est demeuré, avec des transformations, dans presque toutes les langues européennes. En français : « aumône » ; en espagnol : « limosna » ; en portugais: « esmola » , en allemand : « almosen » ; en anglais « alms ».

Le mot polonais « jalmuzna » est lui-même une transformation du mot grec.

Nous devons ici faire la distinction entre le sens objectif de ce terme et le sens que nous lui donnons dans notre conscience sociale. Comme nous l’avons déjà dit, nous donnons souvent au mot « aumône », dans notre conscience sociale, un sens négatif. Diverses circonstances y ont contribué et y contribuent encore aujourd’hui. Par contre, l’ « aumône » en elle-même, entendue comme aide à celui qui est dans le besoin, comme un moyen de « faire participer les autres à ses propres biens », ne suscite absolument pas de semblables associations négatives. Nous pouvons ne pas être d’accord sur la façon de faire l’aumône.

Nous pouvons aussi reprocher à celui qui tend la main de ne pas faire d’effort pour gagner sa vie par lui-même. Nous pouvons ne pas approuver la société, le système social où le besoin existe de demander l’aumône. Cependant, le fait même d’aider celui qui est dans le besoin, de partager ses biens avec les autres, doit mériter le respect.

Nous voyons combien, dans la façon de comprendre les mots, il faut se libérer de l’influence des différentes circonstances accidentelles, souvent impropres, qui pèsent sur leur sens ordinaire. Ces circonstances sont d’ailleurs parfois positives en elles-mêmes (par exemple, dans notre cas, l’aspiration à une société juste où il n’y aurait pas besoin d’aumône parce qu’y régnerait une juste répartition des biens).

Lorsque le Seigneur Jésus parle d’aumône, lorsqu’il demande de la pratiquer, il le fait toujours dans le sens d’une aide apportée à ceux qui en ont besoin, d’un partage de ses biens avec ceux qui sont dans le besoin, c’est-à-dire dans un sens simple et essentiel qui ne nous permet pas de douter de la valeur de l’acte désigné sous le nom d’ « aumône », qui même nous incite à l’approuver comme un acte bon, comme l’expression de l’amour du prochain, comme un acte porteur de salut.

En outre, en un moment particulièrement important, le Christ prononce ces paroles significatives : « Des pauvres, vous en avez toujours avec vous. » (Jn 12,8) Il ne veut pas dire par là qu’il ne sert à rien de changer les structures sociales et économiques et que l’on ne doit pas rechercher différents moyens pour éliminer l’injustice, l’humiliation, la misère et la faim. Il veut seulement dire que l’homme aura toujours des besoins et que ceux-ci ne pourront être satisfaits qu’en aidant celui qui est dans le besoin et en faisant participer les autres à ses propres biens. De quelle aide s’agit-il ? De quelle participation ? Est-ce seulement d’ « aumône » pécuniaire, matérielle ?

3. Certes, le Christ n’écarte pas l’aumône de devant nos yeux. Il pense aussi à l’aumône pécuniaire, matérielle, mais à sa manière. À ce propos, l’exemple de la veuve pauvre qui déposait au trésor du temple quelques menues pièces, est plus éloquent que tout autre. Matériellement parlant, son offrande peut difficilement être comparée à celles des autres. Cependant, le Christ dit : « Cette veuve… a donné tout ce qu’elle avait pour vivre. » (Lc 21,34) Ce qui compte donc avant tout, c’est la valeur intérieure du don, la disposition à tout partager, à se donner soi-même.

Rappelons-nous la parole de saint Paul : « Quand je distribuerais tous mes biens… s’il me manque l’amour, je n’y gagne rien. » (1Co 13,3) Saint Augustin dit bien à ce propos : « Si tu ouvres la main pour donner, mais sans avoir de miséricorde dans le coeur, tu n’as rien fait ; mais si tu as de la miséricorde dans le coeur, même si ta main n’a rien à donner, Dieu accepte ton aumône. » (Enarrat. in PS 125,5)

Nous sommes ici au coeur du problème Dans la Sainte Écriture et selon les catégories de l’Évangile, « aumône » veut dire avant tout don intérieur. Elle signifie attitude d’ouverture « envers l’autre ». Cette attitude est précisément un élément indispensable de la « metanoia », c’est-à-dire de la conversion, tout comme sont indispensables également la prière et le jeûne. Saint Augustin dit en effet à juste titre : « Avec quelle célérité sont accueillies les prières de celui qui fait le bien ! Telle est la justice de l’homme dans la vie présente : le jeûne, l’aumône et la prière » (Enarrat. in PS 52,b) : la prière, en tant qu’ouverture à Dieu ; le jeûne, en tant qu’expression de la domination sur soi-même en sachant se priver de quelque chose, se dire « non » à soi-même ; et enfin l’aumône en tant qu’ouverture « aux autres ». Tel est le cadre que nous donne clairement l’Évangile lorsqu’il nous parle de la pénitence, de la « metanoia ». C’est seulement par une attitude totale — dans ses rapports avec Dieu, avec lui-même et avec son prochain — que l’homme parvient à la conversion et demeure dans l’état de conversion.

L’ « aumône » ainsi comprise a, d’une certaine manière, un sens décisif pour une telle conversion. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler l’image du Jugement dernier que le Christ nous a donnée : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison et vous êtes venus à moi. Alors, les justes répondront : « Seigneur quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ? Quand nous est-il arrivé de te voir étranger et de te recueillir, nu et de te vêtir ? Quand nous est-il arrivé de te voir malade ou en prison et de venir à toi ? » Et le Roi leur répondra : « En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25,35-40)

Et les Pères de l’Église diront ensuite avec saint Pierre Chrysologue : « La main du pauvre est le coffret du Christ, parce que tout ce que le pauvre reçoit, c’est le Christ qui le reçoit. » (Sermo 8, 4.) Et saint Grégoire de Nazianze : « Le Maître de toutes choses veut la miséricorde et non le sacrifice, et nous la lui donnons à travers les pauvres. » (De pauperum amore, 11.)

Cette ouverture aux autres qui s’exprime par l’ « aide », le « partage » de la nourriture, du verre d’eau, de la bonne parole, du réconfort, du temps précieux donné en visite, etc., ce don intérieur fait à l’autre, parvient donc directement au Christ, directement à Dieu. Il décide de la rencontre avec lui. Il est conversion.

Dans l’Évangile, et aussi dans toute la Sainte Écriture, nous pouvons trouver beaucoup de textes qui le confirment. L’ « aumône », entendue au sens de l’Évangile, de l’enseignement du Christ, a pour notre conversion à Dieu une signification définitive, décisive. Sans aumône, notre vie ne converge encore pas pleinement vers Dieu.

4. Dans le cycle de nos réflexions de Carême, il nous faudra revenir sur ce thème. Aujourd’hui, avant de conclure, arrêtons-nous encore un instant sur le vrai sens de l’ « aumône ». Il est en effet très facile d’en avoir une idée fausse, comme nous l’avons déjà dit en commençant. Jésus a mis en garde également contre l’attitude superficielle, « extérieure », de l’aumône (cf. Mt Mt 6,2-4 Lc 11,41). Ce problème est toujours vivant. Si nous voyons bien l’importance essentielle de l’ « aumône » pour notre conversion à Dieu et pour toute la vie chrétienne, nous devons éviter à tout prix tout ce qui fausse le sens de l’aumône, de la miséricorde, des oeuvres de charité, tout ce qui peut en déformer l’image en nous. Sur ce point, il est très important de cultiver la sensibilité intérieure aux besoins réels de notre prochain pour savoir en quoi nous devons l’aider, comment nous devons agir pour ne pas le blesser, et comment nous devons nous comporter pour que ce que nous lui donnons, ce que nous apportons à sa vie, soit un don authentique, un don qui ne soit pas grevé du sens négatif donné ordinairement au mot « aumône ».

Nous voyons donc quel champ de travail — à la fois ample et profond — s’ouvre devant nous si nous voulons mettre en pratique les paroles : « Convertissez-vous et faites l’aumône ! » (Cf. Mc 1,15 et Lc 12,33) C’est un champ de travail non seulement pour le Carême, mais pour chaque jour, pour toute la vie.




4 avril 1979 AVEC LE CHRIST, S'OUVRIR « A L'AUTRE »

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Soeurs et frères très chers,

1. Je voudrais aujourd’hui revenir sur les thèmes de nos trois méditations de Carême : la prière, le jeûne et l’aumône, surtout cette dernière. Si la prière, le jeûne et l’aumône opèrent notre conversion à Dieu, conversion qui est exprimée d’une façon plus exacte par le mot grec « metanoia », et s’ils constituent le thème principal de la liturgie du Carême, une étude pénétrante de cette liturgie nous persuade que « l’aumône » y occupe une place particulière. Nous nous sommes efforcé de l’expliquer brièvement mercredi dernier, en nous référant à l’enseignement du Christ et des prophètes de l’Ancien Testament, souvent évoqué dans la liturgie du Carême.

Mais le besoin existe d’actualiser ce thème, de le traduire, pour ainsi dire, en un langage non seulement moderne, mais correspondant à la réalité humaine actuelle, à la fois intérieure et sociale. Comment peuvent se référer à la réalité actuelle des paroles prononcées il y a des milliers d’années, dans un contexte historique et social totalement différent, des paroles adressées à des hommes ayant une mentalité si différente de celle d’aujourd’hui ? Comment est-il donc possible de nous les appliquer à nous-mêmes ? Quels points névralgiques de notre actuelle injustice, des iniquités humaines, des différentes inégalités qui ne sont nullement épargnées à la vie de l’humanité — bien que le mot « égalité » soit écrit sur tant d’emblèmes — doivent stigmatiser ces paroles ?

Ce que le Christ a dit un jour discrètement à l’apôtre qui devait le trahir : « Des pauvres, vous en avez toujours avec vous, mais moi vous ne m’avez pas toujours » (
Jn 12,8) résonne avec une force insolite. « Vous aurez toujours des pauvres avec vous. » Après ces paroles d’une profondeur abyssale, personne n’a jamais pu dire ce qu’est la pauvreté. « … Lorsque l’on interroge Dieu, il répond que le pauvre c’est lui : « ego sum pauper. » (Léon Bloy, la Femme pauvre, II, 1, Mercure de France, 1948.)

2. L’appel à la pénitence, à la conversion, signifie appel à l’ouverture intérieure « aux autres ». Dans l’histoire de l’Église et dans l’histoire de l’homme, rien ne peut remplacer cet appel, qui a d’infinies destinations. Il s’adresse à tout homme ; il s’adresse à chacun pour des raisons qui lui sont propres. Chacun doit donc se considérer sous les deux aspects de la destination de cet appel. Le Christ exige de moi une ouverture à l’autre. Mais quel autre ? Celui qui est ici, en ce moment. On ne peut « reporter » cet appel du Christ à plus tard, lorsqu’on verra un mendiant « qualifié » tendre la main.

Je dois être ouvert à chacun, être disponible, mais disponible à quoi ? Nous le savons, parfois un seul mot peut suffire pour « faire un don » à l’autre ; comme un seul mot peut aussi bien l’atteindre douloureusement, l’outrager, le blesser. Nous pouvons même le « tuer » moralement. Il faut donc accueillir cet appel du Christ dans les situations ordinaires de la vie, dans les contacts quotidiens, où chacun de nous est toujours celui qui peut « donner » aux autres, et en même temps celui qui sait accepter ce que les autres peuvent lui offrir.

Répondre à l’appel du Christ qui nous demande de nous ouvrir intérieurement aux autres, c’est vivre toujours en étant prêt à se trouver de l’autre côté de la destination de cet appel. Je suis celui qui donne aux autres également lorsque je sais accepter, lorsque je suis reconnaissant de tout le bien qui me vient des autres. Je ne peux être fermé et ingrat. Je ne peux m’isoler. Pour accueillir l’appel du Christ à nous ouvrir aux autres, il faut, comme on le voit, que nous réélaborions tout le style de notre vie quotidienne. Il faut accueillir cet appel dans les dimensions réelles de la vie, et non le différer en attendant d’autres conditions et circonstances, en attendant que la nécessité s’en présente. Il faut continuellement persévérer dans cette attitude intérieure. Autrement, lorsque cette occasion « extraordinaire » se présentera, il pourra se faire que nous ne soyons plus dans les dispositions voulues.

3. En voyant ainsi la signification pratique de l’appel du Christ à « nous donner » aux autres dans la vie de tous les jours, nous ne voulons pas restreindre le sens de ce don de soi aux seules petites choses quotidiennes. Le don de nous-mêmes doit porter aussi sur des réalités éloignées, les besoins d’un prochain avec lequel nous ne sommes pas en contact chaque jour, tout en étant conscients qu’il existe. Oui, aujourd’hui, nous connaissons bien mieux les besoins, les souffrances, les injustices dont souffrent les hommes vivant dans d’autres pays, d’autres continents. Nous sommes loin d’eux géographiquement, nous sommes séparés d’eux par des frontières, des barrières linguistiques. Nous ne pouvons pas avoir une expérience directe de leur faim, de leur misère, de leurs mauvais traitements, de leurs humiliations, de leurs tortures, de leurs prisons, de leurs discriminations sociales, de leur condamnation à l’ « exil intérieur » ou à la « proscription ». Nous savons cependant qu’ils souffrent, qu’ils sont des hommes comme nous, qu’ils sont nos frères. La « fraternité » n’est pas inscrite seulement sur les banderoles et les drapeaux des révolutions modernes. Jésus l’avait proclamée bien avant : « … Vous êtes tous frères. » (Mt 23,8) Plus encore, il a donné à cette fraternité un point indispensable de référence : il nous a appris à dire « Notre Père ». La fraternité humaine présuppose la paternité divine.

L’appel du Christ à nous ouvrir « aux autres », « à nos frères », et précisément à nos frères, a une portée toujours concrète et universelle. Il concerne chacun parce qu’il vaut pour tous. La mesure de cette ouverture n’est pas seulement, n’est pas tant la proximité de l’autre que ses besoins : j’avais faim, j’avais soif, j’étais nu, en prison, malade… Répondons à cet appel en cherchant l’homme qui souffre, en le suivant au-delà des frontières des États et des continents. C’est ainsi que se crée dans le coeur de chacun de nous, cette dimension universelle de la solidarité humaine. La mission de l’Église est de maintenir cette dimension, sans se limiter à certaines frontières, certaines orientations politiques, certains systèmes. Elle doit maintenir cette solidarité humaine surtout avec ceux qui souffrent ; elle doit la maintenir à cause du Christ qui a formulé une fois pour toutes la dimension de la solidarité avec l’homme : « L’amour du Christ nous étreint à cette pensée qu’un seul est mort pour tous et donc que tous sont morts. Et il est mort pour tous afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour Celui qui est mort et ressuscité pour eux. » (2Co 5,14 et s.) Il nous en a fait un devoir une fois pour toutes. Il en a fait un devoir pour l’Église, pour tous et pour chacun : « Qui est faible que je ne sois faible ? Qui tombe que cela ne me brûle ? », dit saint Paul (2Co 11,29).

Dans notre conscience, dans la conscience individuelle du chrétien, dans la conscience sociale des différents milieux, des nations, doivent se créer ce que j’appellerai des zones particulières de solidarité, précisément avec ceux qui souffrent le plus. Nous devons travailler systématiquement à ce que les zones des besoins humains particuliers, des grandes souffrances, des torts et des injustices, deviennent des zones de solidarité chrétienne pour toute l’Église et, à travers l’Église, pour chaque société et pour l’humanité tout entière.

4. Si nous vivons dans la prospérité et le bienêtre, nous n’en devons être que plus conscients de toute la « géographie de la faim » du globe terrestre, être attentifs à la misère humaine en tant que phénomène de masse : nous devons prendre conscience de notre responsabilité en étant de plus en plus disponibles pour apporter une aide active et efficace. Si nous vivons dans des conditions de liberté, de respect des droits de l’homme, nous n’en devons que plus souffrir des oppressions que connaissent les sociétés privées de liberté, les hommes privés des droits fondamentaux de l’homme. Et cela inclut aussi la liberté religieuse. En particulier, là où la liberté religieuse est respectée, nous devons participer aux souffrances des hommes, parfois de communautés religieuses et d’Églises entières auxquelles est refusé le droit à la vie religieuse selon leur confession ou leur rite. Dois-je appeler par leur nom de telles situations ? Certainement. C’est mon devoir. Mais on ne peut s’arrêter qu’à cela. Il faut que tous et en tous lieux nous nous efforcions d’avoir une attitude de solidarité chrétienne envers nos frères dans la foi qui souffrent persécutions et discriminations. Il faut en outre chercher les formes selon lesquelles pourra s’exprimer cette solidarité qui depuis les temps les plus anciens, a toujours été dans la Tradition de l’Église. Nous le savons, en effet, l’Église de Jésus-Christ n’est pas entrée « en position de force » dans l’histoire de l’humanité, mais en traversant des siècles de persécutions. Et ce sont précisément ces siècles qui ont créé la plus profonde Tradition de la solidarité chrétienne.

Aujourd’hui encore, cette solidarité est la force d’un authentique renouveau. Elle est la voie indispensable de l’ « autoréalisation » de l’Église dans le monde contemporain. Elle témoigne de notre fidélité au Christ qui a dit : « Des pauvres, vous en avez toujours avec vous » (Jn 12,8), et : « Chaque fois que vous avez fait cela à l’un de ces petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25,40) Notre conversion à Dieu ne s’opère que par cette solidarité. Je vous bénis avec beaucoup d’affection.

Avant de m’adresser aux pèlerins des différents pays dans leurs langues respectives, je voudrais évoquer une situation particulière qui me tient vivement à coeur.

Un motif de profonde douleur m’est donné par les graves et préoccupantes nouvelles qui, ces jours-ci, parviennent d’Ouganda, ce pays qui, ainsi que vous le savez, a accueilli chaleureusement mon prédécesseur Paul VI lors de sa visite historique en Afrique. Il est maintenant le théâtre d’affrontements sanglants qui font des victimes et des destructions. Je vous invite à vous unir à ma prière pour que Dieu soulage les souffrances de ces populations éprouvées, pour qu’à elles et à tout le continent africain il donne la paix juste et stable tant souhaitée.




Catéchèses S. J-Paul II 14379