Premières Catéchèses S. J-Paul II 1978-79 51279

5 décembre 1979 « L'AMOUR DU CHRIST NOUS PRESSE... »

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L'Évangile de saint Jean raconte qu'André, le premier appelé, rencontra son frère Simon et le conduisit à Jésus, qui lui dit : « Tu es Simon, le fils de Jean ; tu t'appelleras Pierre » (1, 41 sv.)

La vocation de Pierre a été confirmée sur la base du lien fraternel avec André. Il était donc normal que le successeur de Pierre rende visite au siège très ancien de Constantinople, qui honore André de façon particulière, et cela en la fête de cet apôtre.

J'en remercie vivement la Providence. J'avais tant désiré ce voyage, qui a entraîné un renforcement réciproque sur les voies ouvertes par le patriarche Athénagoras Ier et mes deux grands prédécesseurs, les papes Jean XXIII et Paul VI.

Avec la Providence qui m'a conduit en Orient, je désire remercier tous ceux qui, serviteurs de la Providence, rendirent possible cette visite. Je pense particulièrement aux autorités turques, en commençant par le président de la République, le gouvernement et le ministre des Affaires étrangères. J'ai eu l'occasion de les rencontrer, en ce point si important du globe, porte de l'Europe et de l'Asie, et d'avoir avec eux un utile échange de vues sur la situation internationale. Je désire renouveler ici aux autorités turques l'expression de ma reconnaissance pour la sollicitude dont elles entourèrent mon voyage et assurèrent ma sécurité.



La communauté arménienne

Encore que le but principal de ma visite fut le Phanar, siège du patriarcat oecuménique à Istanbul, mon récent voyage m'a donné l'occasion de rencontrer la communauté arménienne dans la personne de son patriarche Kalustian et de l'archevêque catholique Tcholakian. Cette Église arménienne est engagée dans un dialogue intense avec l'Église catholique, spécialement depuis la visite à Rome de Vasken I°, chef, c'est-à-dire catholikos de cette Église, qui a son centre à Etchmiadzine. La visite eut lieu en mai 1970. L'Église arménienne catholique, en pleine communion avec le siège apostolique de Rome, compte dans le monde entier environ 150000 fidèles. Mes sentiments de gratitude s'adressent aussi à toute la communauté arménienne. Je dois mentionner également les représentants de la communauté juive, que j'ai rencontrés, à l'occasion de la messe célébrée dans la cathédrale catholique latine d'Istanbul, dédiée au Saint-Esprit.



Avec le patriarche Dimitrios Ier

Je considère ma rencontre avec le patriarche Dimitrios Ie un fruit de l'action particulière de l'esprit du Christ, qui est l'esprit de l'unité et de l'amour. (Cette rencontre s'est déroulée dans cet esprit et elle a donné témoignage de cet esprit. Cette rencontre a atteint son point culminant dans la prière commune par la participation réciproque à la liturgie eucharistique, même si nous n'avons pas encore pu rompre ensemble le pain et boire dans le même calice. Tout cela s'est passé d'abord la veille de la fête de Saint-André, le soir dans la cathédrale latine du Saint-Esprit, où le patriarche Dimitrios Ier était avec nous (de même que le patriarche arménien), où nous avons solennellement échangé le baiser fraternel de paix et où, à la fin, nous avons ensemble donné la bénédiction. Puis, cela s'est passé, lors de la fête de Saint-André, dans l'église patriarcale, où nous avons pu, moi et toute la délégation du siège apostolique, participer à la splendide liturgie de saint Jean Chrysostome. Avec la même joie de l'assemblée que la veille, j'ai pu renouveler le baiser de paix avec mon frère du siège de l'Orient ; j'ai pu prendre la parole et, surtout, écouter son discours.

Quel amour profond, chez Dimitrios Ier, pour l'Église et pour unité, objet du désir continuel du Christ ! Et en même temps, quelle sollicitude affectueuse pour l'homme d'aujourd'hui ! Le grand mystère de la divinité et de l'humanité, merveilleusement approfondi par toute la tradition patristique et théologique d'Orient, est la source profonde de cette sollicitude.

Le patriarche a dit : C'est la paix et le bien que nous aussi, nous désirons et nous cherchons, aussi bien pour l'Église que pour le monde, et nous nous rencontrons en vue de tendre ensemble vers ce but sacré... ; durant cette marche, le Christ ressuscité était présent et il marchait avec nous… ; aussi bien, ayant en vue la pleine communion et la fraction du pain, nous avons marché, ensemble jusqu'à ce jour.



« L'amour du Christ nous presse »

Si nous avons donc le droit de répéter avec saint Paul : L'amour du Christ nous presse (
2Co 5,14), cet amour du Christ prend aujourd'hui la forme de l'amour pour l'homme contemporain. Aussi bien le dialogue théologique, si nécessaire, qui commencera prochainement entre l'Église catholique et l’ensemble de l'Église orthodoxe (c'est-à-dire avec toutes les Églises orthodoxes autocéphales), devra-t-il toujours être accompagné du dialogue de l'amour fraternel et du rapprochement réciproque. Commencé au temps du concile Vatican II, ce dialogue doit encore se renforcer et s'approfondir. Il doit sans cesse trouver de nouvelles expressions extérieures. Il doit, en un certain sens, devenir un élément intégral du programme pastoral de l'une et l'autre partie. L’union ne peut être que le fruit de la connaissance de la vérité dans l'amour. Vérité et amour doivent agir de concert ; l'une séparée de l'autre ne suffirait pas, car la vérité sans l'amour n'est pas encore la pleine vérité, de même que l'amour ne saurait exister sans la vérité.

L'appui si bienveillant assuré, à l'occasion de ma récente visite à Constantinople, par tous les patriarches orthodoxes au patriarche Dimitrios, qui, comme patriarche oecuménique, est le premier d'entre eux, — cet appui laisse vraiment bien augurer de l'avenir de nos initiatives oecuméniques.

Cette heureuse rencontre de Constantinople vit aussi l'échange de dons hautement symboliques. Le patriarche oecuménique a offert à son hôte une antique étole épiscopale, en pensant à l'Eucharistie que la clémence de Dieu nous permettra peut-être de célébrer ensemble, comme l'ont désiré si ardemment le pape Paul VI et le patriarche Athénagoras. Pour moi, j'ai laissé à Constantinople une icône de Notre-Dame de Czestochowa, cette Vierge que je connais depuis les premières années de ma jeunesse. Ce choix m'a été inspiré par des motifs personnels, et, plus encore, par des considérations d'ordre historique. Les traits de la Vierge de Czestochowa parlent à l'âme du chrétien de l'Orient comme aussi à l'âme du chrétien de l'Occident. L'icône provient aussi de la terre qui, au cours de toute l'histoire, a vu se rencontrer ces deux grandes traditions de l'Église. S'il est vrai que ma patrie a reçu le christianisme de Rome, et en même temps l'héritage de sa culture latine, il est également vrai que Constantinople est devenue la source de la foi et de la culture chrétienne, dans leur forme orientale, pour beaucoup de peuples et de nations slaves.

J'ai déjà exprimé ces idées au cours de mon pèlerinage en Pologne en juin dernier. C'est dire la richesse de pensées et de perspectives de notre rencontre au Phanar. Interrogé sur mes impressions, par un journaliste, j'ai dit qu'il était difficile de les exprimer. Oui, c'est vraiment difficile. Nous nous trouvons en présence d'une autre dimension. Nous devons garder le regard fixé sur l'image de la sagesse, qui nous parle au sommet de son grand monument sur le Bosphore. C'est l'image de l'Avent. Nous aussi, nous servons la grande cause de l'Avent du Seigneur.

Puisse, à sa venue, le Seigneur nous trouver vigilants (cf. Mt Mt 24,26).

C'est à cette intention que j'ai prié tout particulièrement parmi les ruines d'Éphèse, où, la Vierge Marie, si profonde et si simple dans sa docilité au Saint-Esprit, fut proclamée solennellement par l'Église Théotokos, c'est-à-dire Mère de Dieu.






12 décembre 1979 L'HOMME ET LA FEMME FONT LEURS PREMIÈRES DÉCOUVERTES

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1. L'analyse des premiers chapitres de la Genèse nous pousse en un certain sens à rassembler les éléments constitutifs de l'expérience originelle de l'homme. Et, à cet effet, le texte yahviste est un excellent point de départ. Lorsque nous parlons des expériences originelles de l'homme, nous ne pensons pas tellement à leur éloignement dans le temps mais plutôt à leur signification première. Ce qui est important, par conséquent, ce n'est pas que ces expériences appartiennent à la préhistoire de l'homme (à sa préhistoire théologique), mais qu'elles sont toujours à la racine de chaque expérience humaine. Et il n'y a, rien de plus vrai même si, dans le déroulement de la vie ordinaire, nous n'y prêtons guère attention. Ces expériences sont tellement mêlées aux choses ordinaires de la vie qu'en général nous n'en percevons pas leur caractère extraordinaire. Les analyses effectuées jusqu'ici nous ont permis de nous rendre compte que ce que nous avons appelé au début révélation du corps, nous aide à découvrir la nature extraordinaire de ce qui est ordinaire. Et cela est possible parce que la Révélation (la Révélation originelle, celle qui est exprimée d'abord dans le verset 3 du chapitre 2 de la Genèse — texte yahviste — puis dans le texte du premier chapitre de la Genèse) fait précisément allusion à ces expériences originelles qui manifestent quasi totalement l'originalité absolue de l'être humain homme-femme, c'est-à-dire l'originalité de l'homme, même par son corps.

L'expérience humaine du corps telle que nous la rapportent les textes bibliques cités ci-dessus, est au seuil de toute l'expérience historique qui a suivi ; celle-ci semble cependant s'appuyer également sur une profondeur ontologique telle que l'homme ne la perçoit pas dans sa vie quotidienne même s'il la suppose et la postule comme une partie du processus de formation de son image propre.



Le texte biblique

2. Sans ces premières considérations, il serait impossible de préciser le sens de la nudité originelle et d'entreprendre l'analyse du verset 25 du chapitre 2 de la Genèse : Or tous deux étaient nus, l'homme et la femme, et ils n'avaient pas honte l'un devant l'autre. Dans le récit yahviste de la création de l'homme, l'introduction de ce détail, apparemment secondaire, semble au premier abord quelque chose d'inadéquat ou de déplacé. On pourrait croire que le passage cité ne peut soutenir la comparaison avec le contenu des versets précédents et qu'il est en quelque sorte hors du contexte. Mais une analyse approfondie montre qu'il n'en est pas ainsi. En effet, le verset 25 du deuxième chapitre de la Genèse présente l'un des éléments-clé de la Révélation originelle et il est tout aussi déterminant que les autres textes de la Genèse (2, 20 et 2, 23) qui nous ont permis de préciser le sens de la solitude originelle et de l'unité originelle de l'homme. Un troisième élément s'ajoute à cela, à savoir la signification de la nudité originelle de l'homme que le contexte met bien en évidence. Et, dans la première esquisse biblique de l'anthropologie, cet élément n'est pas quelque chose d'accidentel, au contraire, il est l'élément-clé pour une compréhension complète.

3. Il est évident que c'est précisément cet élément du vieux texte biblique qui apporte une contribution spécifique et irremplaçable à la théologie du corps. L'analyse que nous ferons par la suite le prouvera. Mais avant de passer à cette analyse, je me permets de faire remarquer que le verset 25 du deuxième chapitre de la Genèse exige que l'on associe les réflexions sur la théologie du corps à la dimension de la subjectivité personnelle de l'homme ; c'est là, en effet, que se développe la prise de conscience de la signification du corps. Le verset 25 du deuxième chapitre de la Genèse en parle d'une manière plus directe par rapport aux autres passages du texte yahviste dont nous avons dit qu'ils étaient un premier enregistrement de la conscience humaine. Le passage qui nous apprend que les premiers êtres humains, homme et femme, étaient nus et n'avaient pas honte l'un devant l’autre, exprime leur état d'âme, l'expérience réciproque qu'ils ont de leur corps, c'est-à-dire l'expérience par l'homme de la féminité que révèle la nudité du corps et réciproquement, l'expérience analogue, par la femme, de la masculinité. En affirmant qu'ils n'ont pas honte l'un devant l'autre, l'auteur cherche à décrire avec la plus grande précision possible cette expérience réciproque du corps.

On peut dire que ce genre de précision reflète une expérience de base de l'homme dans le sens commun et pré-scientifique, mais il correspond aussi aux exigences de l'anthropologie contemporaine qui en appelle volontiers aux expériences fondamentales, telle l'expérience de la pudeur.



Ils eurent honte

4. En faisant allusion à cette précision du récit, il nous faut considérer les degrés de l'expérience de l'homme historique chargé de l'héritage du péché qui partent méthodologiquement de l'état d'innocence originelle. Nous avons déjà constaté qu'en faisant allusion au commencement, le Christ a indirectement établi l'idée de continuité et d'union entre ces deux états, comme pour nous permettre de reculer du seuil de l'état de péché historique de l'homme jusqu'à son innocence originelle. Et le verset 25 du deuxième chapitre de la Genèse exige que ce seuil soit dépassé. Il est facile d'observer comment ce passage avec son sens de la nudité originelle, s'insère dans le contexte du récit yahviste. En effet, après quelques versets, l'auteur écrit : Alors leurs yeux à tous deux s'ouvrirent et ils connurent qu'ils étaient nus ; ils assemblèrent des feuilles de figuier et se firent des pagnes (
Gn 3,7). L'adverbe alors indique un nouveau, temps, une nouvelle situation issue de l'échec de l'épreuve liée à l'arbre de la connaissance du bien et du mal qui constituait la première épreuve d'obéissance, c'est-à-dire l'écoute de la parole dans toute sa vérité, et d'acceptation de l'amour dans la plénitude des exigences de la volonté du Créateur. Ce nouveau temps, cette nouvelle situation fait naître une nouvelle expérience du corps, de sorte qu'on ne peut plus dire : Ils étaient nus, mais n'avaient pas honte. La honte est donc une expérience non seulement originelle, mais une expérience de frontière liminale.



La conscience du mal

La différence d'expression qui sépare le verset 25 du deuxième chapitre de la Genèse du verset 7 du chapitre 3, est donc significative. Dans le premier cas, Ils étaient nus mais n'avaient pas honte ; dans le second cas : ils s'aperçurent de leur nudité, veut dire sans doute par là qu'auparavant Ils ne s'étaient pas rendu compte qu'ils étaient nus ? Qu'ils ne savaient pas et ne voyaient pas leur nudité ? La transformation significative dont nous fait part le texte biblique à propos de l'expérience de la honte (dont parle encore la Genèse aux versets 10-12 du chapitre 3) se réalise à un niveau plus profond que le pur et simple usage du sens de la vue. L'analyse comparée de Genèse 2, 25 et de Genèse 3 conduit nécessairement à la conclusion qu'il ne s'agit pas d'un passage de la non-connaissance à la connaissance, mais d’un changement radical du sens de la nudité originelle de la femme devant l'homme et de l'homme devant la femme. Cela vient de leur conscience, comme fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal : Qui t'a appris que tu étais nu ? tu as donc mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de manger ? Ce changement concerne directement l'expérience du sens du propre corps devant le Créateur et les créatures. Cela est confirmé par les paroles de l'homme : J'ai entendu tes pas dans le jardin, j'ai eu peur, parce que je suis nu et je me suis caché (Gn 3,10) ; Mais ce changement que le texte yahviste décrit d'une manière aussi concise et aussi dramatique, concerne directement et peut-être de la manière la plus directe qui soit, le rapport homme-femme, féminité-masculinité.

6. Nous reviendrons sur cette transformation, Pour l'instant, puisque nous avons atteint la limite qui traverse le domaine du commencement auquel a fait allusion le Christ, il nous faut nous interroger sur la possibilité de reconstruire, en quelque sorte, le sens originel de la nudité qui, dans le livre de la Genèse, constitue le contexte le plus immédiat de la doctrine sur l'unité de l'être humain, homme et femme. Cela paraît possible à condition de prendre comme point de référence l'expérience de la honte que le texte biblique présente clairement comme une expérience liminale. Nous essaierons d'effectuer cette reconstruction au cours de nos prochaines méditations.




19 décembre 1979 SIGNIFICATION DE LA PUDEUR

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1. Qu'est-ce que la honte et comment en expliquer l'absence dans l'état d'innocence originelle, dans la profondeur même du mystère de la création de l'homme, homme et femme ? Les études contemporaines sur la honte — notamment sur la pudeur sexuelle — mettent en évidence la complexité de l'expérience fondamentale par laquelle l'homme s'exprime en tant que personne selon sa structure propre. Dans l'expérience de la pudeur, l'être humain éprouve la crainte du second je (la femme devant l'homme par exemple) qui est en substance crainte de son je à lui. Par la pudeur, l'être humain éprouve quasi instinctivement le besoin d'affirmer et d'accepter à sa juste valeur ce je et il l'éprouve aussi bien à l'intérieur de lui-même qu'à l'extérieur, c'est-à-dire vis-à-vis de l’autre. On peut donc dire que la pudeur est une expérience complexe parce que tout en éloignant deux êtres humains l'un de l'autre (la femme de l'homme), elle tente en même temps de les rapprocher à un niveau convenable. C'est pour cette même raison que la pudeur revêt une signification fondamentale quant à la formation de l’ethos dans la coexistence humaine et notamment dans le rapport homme-femme. L'analyse de la pudeur montre clairement qu'elle exprime les règles essentielles de la communion des personnes et qu'elle touche de très près la dimension de la solitude originelle de l'homme. L'apparition de la honte, au chapitre 8 de la Genèse revêt plusieurs sens ; nous en reprendrons l'analyse au moment voulu.

Mais ce qu'il nous faut savoir maintenant, c'est la signification de l'absence de la honte à l'origine : Ils étaient nus et n'avaient pas honte l'un devant l'autre (
Gn 2,25)

2. Il faut commencer par préciser qu'il s'agit d'une véritable non-présence de la honte et non pas d'une carence ou d'un sous-développement Nous ne pouvons en aucun cas donner à cela une signification primitive. Par conséquent, le verset 25 du IIe chapitre de la Genèse dit non seulement qu'il ne faut pas penser à une absence de la honte, donc à un manque de pudeur, mais il dit aussi qu'il ne faut pas l'expliquer par analogie avec d'autres expériences humaines positives comme celles de l'enfance ou de peuples primitifs. De tels rapprochements sont non seulement insuffisants, mais ils risquent aussi d'être décevants. Les paroles du verset 25 du IIe chapitre de la Genèse : Ils n'avaient pas honte, ne veulent pas dire qu'il y a absence de honte ; elles manifestent, au contraire, une prise de conscience totale, une plénitude d'expérience, une compréhension parfaite de la signification du corps due au fait qu'ils étaient nus. C'est ainsi qu'il faut comprendre et interpréter ce texte ; et la suite du récit yahviste en témoigne lorsqu'il fait le lien entre l'apparition de la honte et notamment de la pudeur sexuelle et la perte de la plénitude originelle. Par conséquent, en considérant l'expérience de la pudeur comme une expérience liminale, il faut nous demander à quelle plénitude de conscience, d'expérience et de compréhension de la signification du corps correspond le sens de la nudité originelle dont parle le verset 25 du IIe chapitre de la Genèse.



La connaissance

3. Et pour répondre à la question, il ne faut pas perdre de vue l'analyse effectuée jusqu'ici de l'ensemble du texte yahviste où la solitude originelle de l'homme apparaît comme une non identification de sa nature humaine avec le monde des êtres vivants (animalia) qui l'entourent. A la suite de la création de l'homme, homme et femme, cette non-identification fait découvrir à1 l'homme, grâce à l'existence de l'autre être humain, sa nature humaine. Ainsi l'homme découvre et connaît sa nature humaine avec l'aide de la femme (Gn 2,25). Cet acte lui permet de percevoir le monde directement par son corps (elle est la chair de ma chair). Il est la source directe et visible de l'expérience de l'unité dans l'humanité. Il est donc facile de comprendre que la nudité est liée à la prise de conscience totale de la signification du corps qui vient de la perception des sens. On peut pensera cette plénitude de conscience en termes de catégories de vérité de l'être ou de la réalité et on peut dire qu'à l'origine, l'homme et la femme appartenaient l'un à l'autre précisément en vertu de cette vérité : Ils étaient nus. Et lorsqu'on analyse le sens de la nudité, on ne peut faire abstraction de cette dimension. La participation à la perception du monde — perception extérieure — est quelque chose de direct, de spontané, d'antérieur à toute complication critique de la connaissance et de l'expérience humaine. On pourrait déjà percevoir par là l’innocence originelle de la connaissance.



Commune union

4. Cependant, il est impossible de saisir le sens delà nudité originelle, en ne considérant que la participation de l'homme à la perception extérieure dit monde ; pour ce faire, il faut aller au plus profond de l'homme : le verset 25 du IIe chapitre de la Genèse Gn 2,25) nous y conduit pour que nous y cherchions l'innocence originelle de la connaissance. C'est en effet en partant de l’intériorité humaine qu'il faut expliquer et mesurer cette plénitude particulière de cette communication interpersonnelle qui fait que : homme et femme, ils étaient nus et n'avaient pas honte l'un devant l'autre.

Notre langage conventionnel a quelque peu ôté au concept de communication sa signification originelle profonde. Le terme de communication est (aujourd'hui rattaché aux moyens d'échange, d'entente et de rapprochement Or, dans son sens originel, le mot communion s'appliquait et s'applique à des sujets qui communiquent, précisément en vertu de la commune union qui existe entre eux ; des sujets qui communiquent entre eux soit pour atteindre, soit pour exprimer une réalité qui n'est propre qu'au domaine des personnes. Le corps humain acquiert ainsi une signification complètement nouvelle qui ne peut être placée sur le même plan que la perception extérieure du monde. En effet, il exprime la réalité ontologique et existentielle de la personne, ce qui est bien plus que l'individu ; il exprime le je humain, personnel, qui tire de l'intérieur sa perception extérieure.



La plénitude intérieure

5. Le récit biblique et notamment le texte yahviste, montre que, du fait qu'il est visible, le corps manifeste l'homme et, en le manifestant, il fait fonction d'intermédiaire, c'est-à-dire qu'il permet dès l'origine à l'homme et à la femme de communiquer entre eux, selon cette communion des personnes voulue par le Créateur précisément pour eux. Seule cette dimension semble-t-il, nous permet de bien comprendre le sens de la nudité originelle. Et, à ce propos, tout critère naturaliste est voué à l'échec, tandis que le critère personnaliste peut beaucoup aider. Le verset 25 du II° chapitre de la Genèse parle certainement de quelque chose d'extraordinaire qui sort des limites de la pudeur connue à travers l'expérience humaine et qui, en même temps décide de la plénitude de la communication interpersonnelle enracinée au coeur même de cette communio ainsi révélée et développée. Dans ce contexte, les paroles : Ils n'avaient pas honte ne peuvent indiquer (in sensu obligo) que la profondeur originelle de ce qui est inhérent à la personne, de ce qui est visiblement féminin et masculin et qui fait l'intimité personnelle de la communication réciproque dans sa simplicité radicale et sa pureté. A cette plénitude de perception « extérieure » exprimée par la nudité physique, correspond la plénitude « intérieure » de la visionne l'homme en Dieu, c'est-à-dire à la mesure, de l'image de Dieu (cf. Gn Gn 1,17). Et devant Dieu l'homme est vraiment nu (ils étaient nus, Gn 2,25) avant même de s'en apercevoir, (Cf. Gn Gn 3,7 Gn 3,10).

Nous compléterons l'analyse de ce texte important au cours de nos prochaines méditations.



Premières Catéchèses S. J-Paul II 1978-79 51279