Catéchèses Paul VI 16872

16 août 1972: LIBERTE CHRETIENNE, FACTEUR DE RENOUVEAU MORAL

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Chers Fils et Filles,



Cet enseignement évangélique qui réserve aux humbles la révélation des vérités du Royaume de Dieu, nous vous le donnons en termes simples, même si souvent dans le bref entretien de nos audiences générales, nous vous proposons un thème très important. Ainsi, aujourd’hui, nous vous parlerons de la liberté. Nous savons bien que, de nos jours, ce mot est très employé, très en vue. Tous le proclament en leur faveur. Cela signifie qu’il est controversé, difficile aussi bien dans le sens qu’on veut lui attribuer que dans l’usage public qu’on veut en faire. Il nous tient à coeur y d’insérer le mot “ liberté ” dans l’ordre moral de la vie humaine, ordre qui est menacé et troublé dans ses transformations culturelles et sociales, justement à cause de cette parole de liberté.

Nous pourrions paraître pédant en proposant à votre réflexion cette question si ancienne : est-ce que la liberté existe ? Ainsi, tout comme autrefois, nous pénétrons dans le domaine psychologique pour nous demander si l’homme est libre ou non. En une période qui n’est pas encore finie, le déterminisme a dominé notre enseignement ; il étendait la nécessité rigoureuse qui existe dans le développement des phénomènes physiques, au développement des phénomènes de l’agir humain. L’homme selon cette théorie matérialiste (que nous considérons maintenant dans son sens le plus large) croit être libre, car il ignore le mécanisme des choses qui l’ont poussé à agir. Personne ne niera que l’action humaine est soumise à des motifs complexes, extérieurs ou intérieurs, qui influent sur sa détermination. Si l’on énumère ces motifs, on s’aperçoit qu’ils sont incontestables, si nombreux qu’ils constituent une espèce de cage empêchant la volonté humaine de se mouvoir comme elle veut et l’obligeant à décider automatiquement et inconsciemment. Nous admettons l’existence et l’importance de ces motifs qui obligent la volonté à s’orienter de façon déterminée, mais nous nions que leur influence soit totale et toujours déterminante, que leur effet puisse être comparé à un résultat mécanique. Il reste dans l’homme une marge, une vaste marge, celle de son Moi, l’indéterminisme que seul il résout par sa décision autonome. Il reste la liberté en somme. Même limitée, même insidieuse ou imaginaire, la liberté psychologique et morale de l’homme demeure. Il est difficile aujourd’hui de trouver quelqu’un qui, comme autrefois, nierait ce raisonnement d’une manière radicale.

Si petit que soit ce reste d’autodétermination potentielle, il demeure le signe de l’originalité humaine, de la majesté essentielle de l’homme. L’homme est son propre arbitre, en cela il reflète l’image divine ; il est principe, cause: cause de son “ agir ”. Celui qui est cause de lui-même est libre, maître et responsable de ses actions (cf. St TH., Métaph. II, 9 ; Contra Gentes
SCG 2,48). Ce discours pourrait être long et exalterait l’anthropologie chrétienne.

Nous ne ferons qu’une remarque sur le rapport dans l’action entre l’intelligence et la volonté. L’intelligence n’est pas libre, elle est soumise à la vérité, mais n’est-ce pas la volonté qui nous libère, comme le dit l’Evangile (cf. Jn 8,32) ? La volonté n’est-elle pas en même temps libre et liée par l’intelligence ? Bien sûr. Mais nous devons faire attention à la diversité des influences de l’intelligence et de la volonté, dans le développement de leur jeu réciproque. L’intelligence présente à la volonté, sans l’obliger, le bien, l’objet vers lequel elle devrait se tourner; c’est une phase très importante de la vie morale, une phase pédagogique : bien penser (cf. pascal), c’est-à-dire avoir les idées claires, offrir à la volonté une raison valable de sa décision. Ce n’est pas la phase décisive, car elle n’oblige pas; la volonté à son tour pousse l’intelligence à l’exercice de la pensée, à telle ou telle étude et c’est dans ce sens que nous pourrons parler de “ liberté de la pensée ” (cf. St. TH., I 79,11, ad 2 et I-II 9,1, ad 3 ; cf. sertillanges, La Phil. Mor. de St. Th., p. 5).

Et cela pour arriver à la vérité essentielle : nous pouvons agir. Nous sommes libres, libres de faire le bien, mais malheureusement libres et capables aussi de ne pas le faire ; c’est tragique. “ Le libre arbitre consiste dans la possibilité de pécher ou de ne pas pécher ”, nous enseigne Saint Anselme (cf. Dialogus de libera arbitrio, PL 158, 489), en résumant, après Saint Augustin (PL 54, 917), toute l’expérience humaine. Si nous voulons respecter l’homme dans son intégrité, nous devons l’éduquer à bien agir, avec logique, avec le sens des responsabilités, la capacité de se gouverner lui-même et avec l’aide extérieure de la loi et de l’autorité sans lesquelles les hommes, s’exposeraient à des dangers de toute sorte et la société à l’anarchie (cf. Rm 13,4) ; mais nous ne devons pas le priver de sa liberté intime, légitime et intangible. Le jeu implique de gros risques ; mais c’est le sort de l’homme, de la société, de l’histoire. L’ordre viendra à la fin des temps (cf. Mt 13,29).

Tout ceci pour vous rappeler qu’il faut insérer, non seulement le devoir, mais aussi le pouvoir dans la vie morale subjective. Ce deuxième aspect comprend la libération de la vraie contrainte, intérieure ou extérieure, non seulement dans sa forme individuelle de liberté d’indifférence, avec l’immense domaine du licite, mais aussi dans sa forme sociale, exigence du respect d’autrui, lorsque la liberté prend le nom et la force du droit, cette faculté morale inviolable. L’homme moderne est très attentif à cet aspect de la liberté qui devient un droit, oblige la communauté et crée en elle un réseau de rapports qui dénotent le niveau de perfection désiré. Cette perfection, nous l’appelons justice sociale; civilisation. Ce thème mériterait qu’on s’y étende longuement. Le Synode des Evêques nous en a parlé récemment ; ses conclusions sont à la disposition de tous les hommes de bonne volonté. Contentons-nous, maintenant, de mettre en évidence le lien entre liberté et droit, et de donner à la connaissance et au respect des droits de l’homme, reconnus dans le domaine international, l’estime qu’ils méritent, en souhaitant qu’ils puissent être assimilés, avec les perfectionnements tant désirés, entre autres celui du droit à la liberté religieuse.

Ceci nous mènerait à parler d’un autre thème, très à la mode aujourd’hui, celui de la théologie de la libération de l’homme. Libération de quoi ? De tous ces maux et surtout du péché, le plus grave, dont la libération implique toute une discipline religieuse et morale, et puis la libération de tout les maux, les souffrances, les besoins immenses qui affligent une grande partie de l’humanité à cause de sa pauvreté et de ses conditions sociales misérables et déplorables. Et l’Eglise, que n’a-t-elle pas fait dans son domaine pour que cette théologie qui est celle de la charité, toujours nouvelle et toujours vivante, soit efficace. Mais parfois cette théologie est mise en doute, soit dans la recherche et la mise en accusation des causes que dans la proposition impulsive de remèdes qui s’avéreraient inadaptés, peut-être même nocifs au but recherché. Cette théologie touche à des méthodes et à des domaines qui ne sont pas de notre compétence. C’est un thème grave et délicat. Nous préférons ne pas en parler ici. Nous y avons fait allusion pour vous montrer que nous n’y sommes pas insensibles. En parlant ici de liberté chrétienne, en tant que facteur du renouveau moral, nous souhaitons que tous nos fils s’en fassent une conception exacte et jouissent de ses bienfaits. Avec notre Bénédiction Apostolique.





23 août 1972: LA VOLONTE : FACTEUR ESSENTIEL ET DECISIF DE LA VIE MORALE

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Chers Fils et Filles,



Pour être bons, pour, être justes, pour être saints, il faut vouloir l’être. Pour donner à sa propre stature morale d’homme et de chrétien sa parfaite mesure, il ne suffit pas de grandir passivement dans les années et d’assimiler la formation donnée par l’ambiance dans laquelle on vit ; il faut imprimer volontairement à sa propre personnalité une poussée intérieure et donner un caractère spécifique au propre tempérament ; il ne suffit pas d’accomplir de quelque manière avec soumission le devoir qu’on ne peut éviter, comme il ne suffit, pas de défendre sa propre liberté de penser et d’agir comme il plaît le mieux contre les éventuelles ingérences indues ou contre les vexations extérieures ; la liberté ne doit pas rester paresseuse et passive mais doit faire ses choix conscients et y engager la volonté. La volonté est le facteur essentiel et décisif de la vie morale, c’est-à-dire de la vie vraiment humaine.


La vraie force de l’homme


Cette faculté d’agir occupe la première place dans le royaume du bien ; c’est la vraie force de l’homme grâce à laquelle il tend à sa propre affirmation, à sa propre expansion, à la conquête de ce qui lui manque, à sa propre fin, à son propre bonheur. C’est la faculté par excellence de l’amour qui, dans l’homme, d’instinctif, de sensible, de passionnel devient spirituel ; et s’il se tourne vers son vrai et souverain objet qui est le Bien infini et très réel, c’est-à-dire Dieu, résume et achève l’accomplissement de tout devoir, trouvant tout de suite dans l’amour du prochain son expression propédeutique et succédanée, concrète et sociale et sous certains aspects, indispensable (cf.
Jn 4,20).

Il est très important, spécialement à l’époque de la jeunesse, d’avoir la conception exacte de la volonté dans la structure humaine et de faire passer son utilisation droite et forte avant toute autre estimation concernant les diverses expériences que la vie peut offrir. Dans la “ bonne volonté ” doit s’exprimer l’anxiété de vivre, le désir d’agir, la capacité d’aimer. Quelqu’un a parlé follement de la “ volonté de puissance ” (WILLE ZUR MACHT, Nietzsche); nous préférons parler humblement de puissance de volonté. Attention à une observation fondamentale. La volonté est une force dynamique ; elle a besoin d’une lumière qui l’oriente ; elle a besoin de pensées ; le bien, pour être désiré et voulu d’une manière humaine, doit être connu ; l’intelligence par conséquent doit être le phare de la volonté. Une volonté aveugle peut rester inerte, inagissante ; ou bien elle peut s’orienter vers des buts inutiles ou faux, ou contraires à la fin suprême ; elle peut donc se consumer en vains efforts, elle peut aussi pécher, bien que la faute de la volonté ne dépende pas toujours de la seule ignorance. Il faut donc être jaloux de l’organisation de notre être spirituel ; la volonté, dont l’importance dans la classification des valeurs humaines peut dépasser celle de la pensée spéculative, doit cependant dépendre de la raison ; elle est une aspiration rationnelle, l’idée-force la définit.

Vous voyez comment l’estimation de l’énergie agissante qu’est la volonté a le dessus dans la vie moderne, dans la confrontation avec les recherches philosophiques, dans le domaine pédagogique et dans le développement du progrès civil (cf. M. blondel, L’Action). Tout en conservant dans la pensée sa fonction première, nous pensons seconder et même promouvoir dans sa juste mesure et dans ses formes coordonnées avec le dessein global de la vie et des destins humains le volontarisme propre de notre temps, et nous pouvons le relier avec et, d’une certaine manière, le tirer de notre vision chrétienne de la vie.


Une vision chrétienne de la vie


Le christianisme, qui a sa première racine dans la foi, est, dans son exercice, volontariste. L’éducation chrétienne tend à former des âmes fortes et agissantes. A l’école du Christ la paresse n’est pas admise, ni l’oisiveté. Rappelez-vous par exemple les paraboles de l’Evangile: celle des semences, celle des talents, celle des ouvriers sans travail : “ Pourquoi restez-vous toute la journée sans rien faire ? ” leur fait dire le Christ par le propriétaire de la vigne (Mt 30,6). Le temps de cette vie est toujours lié par le Seigneur à l’exigence d’une activité continuelle (cf. Jn 9,4 Jn 5,17 Jn 11,9). Quelqu’un objectera peut-être : le Seigneur n’a-t-il pas fait des reproches à Marthe, toute à ses occupations, et préféré Marie qui écoutait silencieuse à ses pieds ? (Lc 10,41) c’est-à-dire, comme on sait, n’y, a-t-il pas dans les commentaires traditionnels dé cette scène évangélique la personnification en Marthe de la vie active et en Marie de la vie contemplative, donnant à celle-ci la première place intangible ? Que ce soit comme on voudra ; mais la vie contemplative n’est pas une abdication de la volonté ; elle est même, justement par l’engagement qu’elle requiert, et plus que toute autre condition de vie, extrêmement volontaire. La vie contemplative sur laquelle la société moderne, toute fébrile et tendue vers des buts en dehors de ce qui est intérieur à l’homme, aurait bien besoin d’être instruite, n’est pas du quiétisme, c’est-à-dire un manque d’intérêt et une passivité morale, une apathie spirituelle et un renoncement à l’utilisation de la propre volonté (cf. La condamnation du quiétisme dans la Bulle Caelestis Pastor de 1687, du bienheureux Pape Innocent XI, DENZ-SCH. DS 2195, ss. ; DS 2181, ss.) ; c’est une activité ardue et pleine d’amour, non orientée vers l’action pratique, mais concentrée dans les facultés supérieures de l’esprit ; c’est un charisme particulier, c’est une fonction providentielle dans l’économie communautaire du corps ecclésial et aussi de la société profane.


L’éducation de la volonté


A ce point où il faut conclure, nous ne pouvons pas nous dispenser d’exhorter quiconque a le sens de sa propre élection chrétienne à refléter l’importance qu’a l’éducation de la volonté pour éviter que le don de la vie, même de la vie chrétienne, soit imputé au dernier jour comme une responsabilité insatisfaite, ne soit pas autre par un fatal péché d’omission (cf. Mt 25,31 ss.) ; terrible condamnation eschatologique du Christ juge : “ Lorsque vous n’avez pas fait (le bien qu’il fallait faire pour le prochain dans le besoin) vous ne l’avez pas fait à moi ! ” (cf. aussi 2P 2,21).

Nous sommes dans l’admiration du réveil des énergies actives et généreuses pour les innombrables besoins qui, comme avec un rythme renaissant et croissant, se prononcent dons notre monde étendu désormais jusqu’aux confins de la terre ; et de grand coeur nous les encourageons et nous les bénissons.

Et nous voulons rappeler les trois moments de la bonne volonté tels qu’il nous semble les reconnaître en feuilletant encore les pages d’or de saint Thomas d’Aquin concernant la nature de l’acte volontaire : le premier concerne l’intention : pour bien agir il faut avant tout exciter dans l’esprit l’intention droite, celle qui réveille la volonté et l’oriente vers la chose désirée parce qu’elle est bonne, en raison du bien qu’elle représente, et cette rectitude dépasse la chose elle-même, et file vers le Bien par lui-même, vers la fin dernière qui hiérarchise en dessous d’elle tout bien honnête (cf. I-II 9,1). Ensuite vient le moment du choix, de la décision, de l’amour, lorsque l’âme se meut désormais avec liberté et énergie, avec la capacité d’accomplir de grands renoncements pour faire de grandes conquêtes (ibid. I-II 9,13). Et finalement le troisième moment, celui de l’exécution, celui du commandement, de l’activité pratique (ibid. I-II 9,16), avec toutes les vertus qu’elle réclame pour elle, les vertus dites cardinales parce que c’est sous elles que se classent et s’organisent les actes humains orientés au bien.



La grâce divine


En parlant ainsi nous devons nous apercevoir que nous avons omis dans ce bref tableau un facteur d’action d’importance transcendante et indispensable : la grâce divine ! La grâce divine qui introduit en nous la capacité même “ de vouloir et de réaliser ”, justement dans l’ordre de la bonne volonté (cf. Ph 2,13) : merveille et mystère de la vie chrétienne. Mais c’est un océan que nous ne pouvons par traverser aujourd’hui, tant il est immense.

Que le Seigneur veuille cependant réconforter, en nous tous, la bonne volonté par sa grâce, c’est ce que souhaite notre Bénédiction Apostolique.





30 août 1972: FERMETE DE LA RÈGLE MORALE DANS LES PRINCIPES NATURELS ET ÉVANGELIQUES

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Chers Fils et Filles,



Vous vous rappelez l’épisode de l’évangile qui nous raconte qu’un jeune homme s’adressa à Jésus comme à un bon Maître et Lui demanda : “ Que dois-je faire de bien pour avoir la vie éternelle ? ” (
Mt 19,16). La demande de ce jeune homme semble interpréter la voix de beaucoup de gens honnêtes et généreux de notre temps qui se demandent à eux-mêmes, demandent aux autres, spécialement aux maîtres de la vie et plus souvent à l’opinion publique, aux courants modernes de pensées et de coutumes : que doit-on faire ? Quelle est la ligne pratique à suivre ? Comment faut-il vivre ?


Une interprétation authentique de la vie chrétienne


Et nous qui cherchons à instaurer une interprétation authentique de la vie chrétienne aujourd’hui, nous remarquons tout de suite un phénomène individuel et social considérable : l’incertitude morale. L’homme moderne avec toutes ses conquêtes est envahi par le doute au sujet de la loi morale qui devrait orienter et diriger sa vie en sorte qu’il chemine au hasard ou bien comme porté par un courant collectif suivant la mode de pensée ou d’habitudes dont il se sent entouré. Il se déclare libre, il sait revendiquer une autonomie propre en s’affranchissant de certains liens traditionnels ou ambiants, mais en même temps il se laisse modeler intérieurement et manoeuvrer extérieurement par des facteurs impondérables prédominants qui impressionnent son expérience d’une manière irresponsable et dominante. Il est vrai que la vie morale, considérant non seulement ce qui est, mais ce qui doit être, est, pour ce qui concerne non les principes, mais les actes particuliers, en état problématique permanent de par sa nature ; et la conscience, la loi, la conversation sociale résolvent d’habitude les problèmes moraux que l’activité in fieri présente continuellement à l’esprit ; ainsi notre vie présente est engagée dans un effort constant pour dépasser un doute sur ce qu’il faut faire, et se donner à soi-même un plan pratique, même momentané, pour une action concrète.


Incertitude idéologique


Mais à cette incertitude disons constitutionnelle, de l’homme en face de son propre caractère fonctionnel opérationnel, s’ajoute aujourd’hui une autre incertitude très grave, celle qui est idéologique, celle qui met en doute toute règle morale, insinuant chez beaucoup de gens de notre temps la persuasion que toutes les règles qui présidaient jusqu’à présent à l’activité commune, sont discutables et même insoutenables, peuvent et doivent changer. Le temps est venu de la “ libération ”, entendue dans un sens radical qui déclare déchu tout l’ensemble des lois, des droits d’autrui et des devoirs propres et qui cherche à inaugurer un nouveau style de vie qui démolisse le précédent (voici l’engouement révolutionnaire) et se propose d’instaurer un ordre (ou plutôt un désordre) dans lequel chacun fait ce qui lui plaît, sans peut-être se rendre compte que telle est la manière la plus sûre pour provoquer un régime dictatorial. (Déjà Tacite le faisait observer avec finesse : “ ut auctoritatem evertant libertatem praetendunt ; cum everterint, libertatem ipsam aggrediuntur ”). Cependant il y a le fait que dans le domaine opérationnel tant de lois changent, et aujourd’hui plus que jamais ; de là se justifie comme légitime et raisonnable la question que, d’une manière très synthétique nous nous sommes posée : aujourd’hui, que devons-nous faire ? ou mieux quels sont les principes, les critères, qui doivent modeler, c’est-à-dire inspirer, transformer, engager notre activité pour qu’elle soit bonne, humaine et chrétienne ?

La règle morale dans ses principes constants, ceux de la loi naturelle et aussi ceux de l’évangile, ne peut subir de changements. Nous admettons cependant qu’elle puisse supporter des incertitudes en ce qui traite de l’approfondissement spéculatif de ces principes ou lorsqu’il s’agit de leur développement logique et de leurs applications pratiques : s’il n’en était pas ainsi, à quoi servirait-il d’étudier ? et en quoi consisterait le progrès moral ? Nous admettons aussi que beaucoup de variations peuvent et doivent parfois être introduites dans les lois positives en vigueur qui tendent habituellement à l’utilité de l’agir, étant supposée respectée l’honnêteté fondamentale de telles variations : ne parlons-nous pas toujours, nous, de réformes, de mises à jour (aggiornamento), de renouvellement etc. ? et ceci parce que les “ circonstances ”, c’est-à-dire les conditions du juste, de l’utile et du possible dans lesquelles notre conduite s’exerce sont elles-mêmes changeables, et aujourd’hui plus que jamais.


Approfondissement spéculatif


Cette variabilité des circonstances est maintenant très ressentie et c’est cet avertissement des nombreux changements qui altèrent et bouleversent le cadre de la vie traditionnelle qui nous rend agités et prompts non seulement à l’acceptation des nouveautés qui, de tous côtés, nous entourent et nous charment, mais aussi à promouvoir nous-mêmes des nouveautés de tous genres, à applaudir toute forme de mouvement entendu comme actualité et comme progrès, jusqu’aux plus audacieuses manifestations du génie et jusqu’aux plus extravagantes exhibitions de la fantaisie des novateurs. Changer, muer, inventer, risquer, tel est l’esprit de l’activité moderne. Ce désir violent de tout changer semble ne pas s’apercevoir de la dissipation du patrimoine souvent précieux et caractéristique de la tradition, et de la difficulté de donner aux nouvelles expressions de la vie morale la stabilité logique et la solidité éthique et juridique qui devraient la distinguer en lui donnant une durée constante dans le temps et une large diffusion parmi les hommes, comme l’exigeraient justement l’histoire et la civilisation dont tous nous voudrions être les partisans.


Les conditions critiques de la pensée moderne


Le phénomène de la faiblesse et de la décadence morale est aggravé par les conditions critiques de la pensée moderne, rebelle aux formulations philosophiques du passé et insatisfaite de celles de notre temps ; ainsi la nouvelle génération répudie aussi, avec tant d’autres, la discipline rigoureuse de la pensée et y substitue, quelle qu’elle soit, l’expérience, critère survivant de vérité subjective, inapte par elle-même à fournir de solides principes à la conduite humaine, tentatrice au contraire et complice, si elle est laissée à elle-même, de tant de déviations et de dégradations auxquelles conduit la voie de la seule expérience. Il existe maintenant un effort pour tirer aussi de l’expérience une impulsion et ensuite un enseignement moral (cf. paolo valori, l’esperienza morale, 1971).


Certitudes morales


Il faudra, une bonne fois, que nous retournions à quelques certitudes morales inspiratrices de notre conduite, non pas comme frein à l’intensité d’action réclamée par notre temps, mais comme pivot fixe pour un mouvement sûr. Nous devons dépasser le grand danger d’un relativisme infidèle à nos principes salutaires humains et chrétiens, et asservi aux idées triomphantes dans un contexte culturel et politique donné. (Vous rappelez-vous le satirique et humoristique “ brindisi di Girella ”, de Giusti ?). Nous, croyants, nous devrions être spécialement entraînés à la tâche difficile de discerner dans le programme de nos activités et de celles des autres ce qui doit être défendu et observé, même au prix du sacrifice (qui sont les martyrs ?), de ce qui peut être laissé de côté ou réformé. Nous devons nous faire une idée de ce qui est appelé “ morale de situation ”, en voir les embûches lorsqu’elle érige en règle, morale dominante l’instinct subjectif, habituellement utilitariste, de la manière d’adapter diversement son propre comportement à telle ou telle situation, sans tenir un compte approprié de l’obligation morale objective et des exigences subjectives d’une propre cohérence noble (cf. denz.-sch. DS 3918-3921).

Nous retournerons aux remèdes qui peuvent nous libérer de l’incertitude morale qui aujourd’hui se répand et entraîne vers un nihilisme qui pourrait être actuellement catastrophique à tous points de vue. Les remèdes alors : d’abord la juste conception de la loi naturelle (cf. St. TH., I-II 94,0) ; ensuite, le recours habituel à la bonne conscience personnelle (cf. Rm 14,23) ; troisièmement, la confiance dans l’obéissance à ceux qui ont l’autorité de l’exercer sur nous, tant dans le domaine domestique (Ep 6,1 Col 3,20 1P 3,1, etc.), que dans le domaine civil (Rm 13,1-4 1P 2,13-17) ; et aussi ecclésiastique (Lc 10,16 Mt 28,20 etc.). L’obéissance, dans l’économie du salut alors que nous avons devant nous l’exemple du Christ, “ obéissant jusqu’à la mort et à la mort sur la croix ” (Ph 2,8), ne dégrade pas la personne humaine mais la hausse à la dignité de fils du Père et l’introduit dans le plan communautaire caractéristique de l’évangile, de la charité et de l’unité. Prétendre affranchir le fidèle du magistère établi par le Christ, soit pour le libérer du dogmatisme de l’enseignement ecclésiastique, soit pour le dégager des liens de l’autorité hiérarchique instituée par le même Christ dans l’Eglise, signifie l’arracher à la certitude tant de la foi que de la règle morale, ce charisme de la certitude de foi propre au catholicisme, et préférer le tourment insensé du doute crépusculaire, de la solitude spirituelle, de la stérilité apostolique, comme si on attaquait la communion qui, dans une franche adhérence à l’Eglise authentique nous fait vivre dans le Christ et du Christ pour nous entendre comme répéter par Lui-même la menace (ou la condamnation ?) : “ Qui n’est pas avec moi est contre moi, et qui n’amasse pas avec moi dissipe ” (Lc 11,23).

Quant à nous, remercions humblement le Seigneur et prions-Le toujours pour qu’il nous fasse toujours marcher d’un pas docile et fort dans la lumière et dans la sécurité de sa voie.

Avec notre Bénédiction Apostolique.





6 septembre 1972: LE CHRIST : POINT DE REFERENCE POUR UNE VIE CHRETIENNE AUTHENTIQUE

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Chers Fils et Filles,



Nous faisons ce discours avec une pensée et dans des termes très élémentaires, comme il est habituel dans ces entretiens hebdomadaires, sur le besoin et sur la manière de redonner quelque force à la vie morale spécialement à la nôtre, à nous qui sommes des hommes modernes, en même temps que des chrétiens.

Nous voyons en effet que la règle traditionnelle de la vie morale subit de nombreux changements non seulement dans les formes que nous pouvons dire accidentelles et par des infractions que, comme il est toujours arrivé dans l’histoire humaine, nous pouvons considérer comme exceptionnelles et comme déplorées par le jugement commun, mais d’une manière qui devient habituelle et engendre une coutume et même souvent une loi que nous devons classer comme portant atteinte à une règle humaine essentielle ou au moins contraire à l’ordre sanctionné avec autorité pour l’équilibre soit intérieur de la conscience droite, soit extérieur d’une société bien disciplinée. Nous sommes dans une période de laxisme, d’inobservance du code moral; dans une période où la liberté est invoquée non pour faire le bien, comme il serait indiqué dans la nature des choses, mais pour ne pas le faire, pour jouir d’une émancipation de toute règle imposée de l’extérieur et pour laisser notre activité dans l’indifférence ou peut-être aussi dans l’opposition à toute règle préétablie.

Pour restreindre maintenant notre observation au domaine de notre religion, interrogeons-nous nous-mêmes sur les raisons pour lesquelles l’Eglise rencontre dans le monde d’aujourd’hui une telle aversion, une telle méfiance, une telle hostilité dans l’exercice de son ministère de guide moral et de magistère pastoral. Et une de ces raisons nous semble devoir être rencontrée dans la difficulté du programme moral que l’Eglise propose à ses fils. Oui, la vie chrétienne, et la vie catholique spécialement, n’est pas facile. Répétons-le : considérée dans son aspect normatif, isolé de son ensemble intégral et vital, la voie du Christ n’est pas facile.

Et cette difficulté est comprise tout de suite par toute catégorie de personnes : par les enfants et les jeunes d’abord, par les hommes agissant soit dans les divers domaines de l’expérience commune, soit par ceux qui suivent des sentiers particuliers, comme les hommes de l’art, de la politique des affaires, et ceux même de la perfection religieuse.

Et la difficulté à accepter le code moral de l’Eglise augmente aujourd’hui, au fur et à mesure que le développement de la sécularisation progresse dans l’application radicale de la formule qui lui est propre : la religion ne doit plus avoir rien à faire avec la vie autonome et profane de l’homme moderne, agissant d’après les critères spécifiques de son champ d’action, ce que personne, dans certaines limites raisonnables, ne conteste ; mais elle ne doit plus avoir rien à faire non plus pour assigner à l’activité humaine sa finalité suprême et même pour conserver ces rapports qui survivent encore avec le sentiment religieux naturel ou traditionnel qui jusqu’à nos jours a survécu chez tant d’hommes probes et honnêtes et dans le coeur du peuple pour lesquels la religion a été une coutume historique et glorieuse : L’athéisme revendique aussi pour lui la domination sur la morale. En sorte que l’homme se prive des motifs transcendants qui soutiennent l’éthique avec la logique et la force qui finalement lui sont indispensables, et se prive aussi de cette aide supérieure qui dérive de l’action humaine de la foi et de l’influence mystérieuse mais réelle du secours divin plein d’amour. Se reproduit alors sous nos yeux, de cette manière, la dramatique expérience annoncée par l’évangile et analysée par notre théologie : à savoir l’insuffisance des forces humaines, à se gouverner d’elles-mêmes, à pratiquer une vraie et complète honnêteté, à éviter les incohérences et les chutes, c’est-à-dire les péchés, qui rendent l’homme sceptique sur la possibilité d’observer une règle morale exigeante et conforme aux profondes aspirations de la nature humaine et encore davantage à celles de la vocation chrétienne (cf.
Jn 15,4-5 Rm 1,17). Percevant donc la difficulté d’atteindre le niveau fixé par Dieu et réclamé par la perfection propre, l’homme est tenté — et hélas ! il cède vite à la tentation — d’abaisser arbitrairement le niveau de la loi morale, d’en mettre en doute l’exigence ou carrément l’existence, étendant le champ du licite au-delà de celui de l’honnête, substituant la liberté de permission à la liberté juste, préférant la transigeance doctrinale et justifiant la tolérance pratique dans le comportement humain.

Une question surgit spontanément, question qui en comprend beaucoup d’autres : la vie morale chrétienne est-elle vraiment difficile ? Le Christ n’a-t-Il pas été tout pitié, et indulgence pour notre faiblesse ? N’a-t-Il pas dit sa pitié et son indulgence pour notre faiblesse ? N’a-t-Il pas dit Lui-même qu’il “ était venu non pour les bons, mais pour les pécheurs ? ” (Mt 9,13). Quelle figure plus attirante du Christ que celle du Bon Pasteur qui, laissant au bercail les quatre-vingt-dix-neuf brebis de son troupeau, va lui-même à la recherche de la centième qui est perdue et, l’ayant trouvée finalement, la pose sur ses épaules et tout content là porte à la maison ? (Lc 15,5). N’a-t-Il pas dit Lui-même : “ C’est la miséricorde que Je désire et non la condamnation ? ” (Mt 12,7). Et n’a-t-Il pas Lui-même fait des reproches aux scribes et aux pharisiens qui imposaient des charges lourdes et insupportables sur le dos des autres, sans les toucher eux-mêmes’ du bout du doigt ? (Mt 23,4). Le Christ n’est-Il pas notre libérateur ? Sa nouvelle n’est-elle peut-être pas celle, simplifiée et concentrée, de l’amour ? (Mt 22,38) ; celle du Saint-Esprit ? (St. TH., I-II 106,1) ; celle de la foi dans le Christ ? (Rm 4,13 ss. ; Rm 5,1 ss). Etc.

Tout cela est très vrai ; et pour ce qui concerne notre sujet, cela nous rassure sur la facilité de notre salut, salut pas difficile si nous entrons dans le dessein divin, si nous en remplissons les conditions, en acceptons les secours, si nous en partageons l’esprit, si nous en écoutons les enseignements.

Et les enseignements sont ceux de la voix et de l’exemple du Christ. Voix et exemple très exigeants et c’est ce qui rend difficile pour nous la vie chrétienne.

Lisez le discours sur la montagne qui est comme la synthèse de l’évangile et le programme du Christianisme. Par le fait que le Seigneur porte de l’extérieur dans l’intérieur de l’homme l’essence et la perfection de la vie morale, dans le coeur, dans les pensées, dans la conscience, notre vie morale s’est faite plus ardue et plus grave, spécialement si en nous manquent l’amour et la grâce qui rendent facile, “ joyeux et prompt ” tout engagement, tout sacrifice (cf. St. TH. , I-II 107,4). Et l’exemple du Christ crucifié que Lui-même a proposé à notre imitation, ne dit-il pas peut-être quelle force, quel héroïsme peut nous être demandé à nous chrétiens ? “ Qui ne prend pas sa croix (et cela veut dire la mienne) et ne vient pas à ma suite n’est pas digne de moi ! ” a décrété Jésus (Mt 10,38). Vous tous vous savez ce qu’ont signifié ces paroles dans l’histoire du christianisme et de la sainteté.

On ne peut concevoir comme authentique une vie chrétienne molle, jouisseuse et vile, toute tendue à abolir l’effort, la pénitence, le sacrifice et à se satisfaire du confort et du plaisir.

La vie morale chrétienne est difficile parce qu’elle est forte. Et parce que, comme l’enseigne saint Paul, l’apôtre de la liberté, elle est une milice (Ep 6,17 1Th 5,8). Elle est difficile parce qu’elle est tendue vers la perfection ! La perfection, oui, de notre être si faible, si défectueux, si agité, si entouré d’embûches par le monde environnant, est proposée à tous comme un devoir par le récent Concile (Lumen Gentium, LG 40), dont beaucoup abusent en interprétant “ l’aggiornamento ” comme la permission, l’invitation presque à rendre séculier et même mou et mondain aussi bien le style extérieur que la mentalité intérieure de la vie chrétienne, y compris parfois la vie religieuse,

Aux forts, aux courageux, aux patients, aux ardents de la foi et de la charité sont destinées les célèbres paroles décisives et consolatrices de Jésus : “ Mon joug est suave et mon fardeau léger ” (Mt 11,30).

Qu’il en soit ainsi pour vous tous, très chers fils, avec notre Bénédiction Apostolique.






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