Catéchèses Paul VI 15112

15 novembre 1972: LIBEREZ-NOUS DU MAL

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Chers Fils et Filles,



Quels sont aujourd’hui les principaux besoins de l’Eglise ? Que notre réponse ne vous paraisse pas simpliste ou tout simplement superstitieuse : un des besoins principaux est la défense contre ce mal que nous appelons de Démon.

Avant de clarifier notre pensée, nous invitons la vôtre à s’ouvrir à la lumière de la foi sur la vision de la vie humaine, vision qui, de cet observatoire, s’étend immensément et pénètre à une singulière profondeur. Et, en vérité, le cadre que nous sommes invités à contempler avec un réalisme global est très beau. C’est le cadre de la création, l’oeuvre de Dieu, que Dieu lui-même, avec le miroir extérieur de sa sagesse et de sa puissance, admira dans sa substantielle beauté (cf.
Gn 1,10, etc.).

Ensuite, le cadre de l’histoire dramatique de l’humanité est très intéressant, histoire d’où émergent celle de la rédemption, celle du Christ, de notre salut, avec ses trésors superbes de révélation, de prophétie, de sainteté, de vie élevée au niveau surnaturel, de promesses éternelles (cf. Ep 1,10). A savoir regarder ce cadre, on ne peut pas ne pais en rester enchanté (cf. St. Augustin, Soliloques) : tout a un sens, tout a une fin, tout a un ordre et tout laisse entrevoir une Présence-Transcendante, Une Pensée, une Vie et finalement un Amour, en sorte que l’univers, pour ce qu’il est et pour ce qu’il n’est pas, se présente à nous comme une préparation enthousiasmante et enivrante à quelque chose d’encore plus beau et d’encore plus parfait (cf. 1Co 2,9 1Co 13,12 Rm 8,19-23). La vision chrétienne du cosmos et de la vie est donc triomphalement optimiste ; et cette vision justifie notre joie et notre reconnaissance de vivre en sorte qu’en célébrant la gloire de Dieu nous chantons notre bonheur (cf. le “ Gloria ” de la Messe).



L’enseignement biblique


Mais cette vision est-elle complète ? est-elle exacte ? Est-ce que les déficiences qu’il y a dans le monde ne nous importent pas ? les troubles des choses par rapport à notre existence ? la douleur, la mort ? la méchanceté, la cruauté, le péché, en un mot, le mal ? et ne voyons-nous pas tout le mal qu’il y a dans le monde ? spécialement tout le mal moral, c’est-à-dire simultanément, bien que diversement, contre l’homme et contre Dieu ? N’est-ce pas peut-être là un triste spectacle, un inexplicable mystère ? Et ne sommes-nous pas, nous, justement nous, qui rendons le culte au Verbe et sommes les chantres du Bien, nous croyants, les plus sensibles, les plus troublés par l’observation et par l’expérience du mal ? Nous le trouvons dans le royaume de la nature où tant de ses manifestations nous semblent, à nous, dénoncer un désordre. Ensuite nous le trouvons dans le milieu humain où nous rencontrons la faiblesse, la fragilité, la douleur, la mort et d’autres choses de pire ; une double loi opposée, l’une qui voudrait le bien, l’autre, au contraire, qui se tourne vers le mal, souci que saint Paul met en humiliante évidence pour démontrer la nécessité et la chance d’une grâce salvatrice, c’est-à-dire du salut porté par le Christ (cf. Rm 7) ; déjà le poète païen avait dénoncé ce conflit intérieur dans le coeur même de l’homme : “ Video meliora proboque, deteriora sequor ” (OVIDE, Mét. 7, 19). Nous trouvons le péché, perversion de la liberté humaine et cause profonde de la mort parce que détachement de Dieu, source de la vie (Rm 5,12), et ensuite, à son tour, occasion et effet d’une intervention en nous et dans notre monde d’un agent obscur et ennemi, le Démon. Le mal n’est plus seulement une déficience mais une efficience, un être vivant, spirituel, perverti et pervertisseur. Réalité terrible, mystérieuse et effrayante.

Celui qui se refuse à la reconnaître comme existante sort du cadre de l’enseignement biblique et ecclésiastique ; ou bien celui qui en fait un principe se tenant par lui-même, n’ayant pas lui-même, comme toute créature, son origine en Dieu ; ou qui l’explique comme une pseudo-réalité, une personnification conceptuelle et fantastique des causes ignorées de nos infirmités. Le problème du mal, vu dans sa complexité et dans son absurdité par rapport à notre faculté de, raisonner unilatérale, devient obsédant. Il constitue la plus forte difficulté pour notre intelligence religieuse du cosmos. Ce n’est pas pour rien que saint Augustin en souffrit pendant des années : “ Quaerebam unde malum, et non erat exitus ” : je cherchais d’où venait le mal, et je ne trouvais pas d’explication (Confess. VII, 2. 7. 11, etc. ; PL 32, 736, 739).

Et voici alors l’importance que prend l’avertissement du mal pour notre correcte conception chrétienne du monde, de la vie, du salut. D’abord, dans le déroulement de l’histoire évangélique, au début de sa vie publique : qui ne se rappelle la page très dense de signification de la triple tentation du Christ ? Ensuite, dans tous les épisodes évangéliques dans lesquels le Démon rencontre les pas du Seigneur et figure dans ses enseignements ? (par exemple Mt 12,43). Et comment ne pas se rappeler que le Christ, se référant trois fois au Démons comme à son adversaire le qualifie “ prince de ce monde ”, (Jn 12,31 Jn 44,30 Jn 16,11) ? Et la charge de cette néfaste présence est signalée en de nombreux passages du Nouveau Testament. Saint Paul l’appelle le “ dieu de ce monde ” (2Co 4,4), et nous met en garde sur la lutte dans l’obscurité que nous, chrétiens, nous devons soutenir non avec un seul Démon, mais avec une pluralité effrayante : “ Revêtez l’armure de Dieu, dit l’Apôtre, pour pouvoir résister aux manoeuvres du diable, car notre lutte n’est pas (seulement) avec la chair et le sang, mais contre les Principautés et les Puissances, contre les dominateurs des ténèbres, contre les esprits du mal qui habitent dans l’air ” (Ep 6,41-12)..

Et qu’il s’agisse non seulement d’un seul Démon mais de beaucoup, divers passages de l’évangile nous l’indiquent (Lc 11,21 Mc 5,9) ; mais un est le principal : Satan, qui veut dire l’adversaire, l’ennemi ; et avec lui beaucoup d’autres, tous créatures de Dieu, mais déchues parce que rebelles et damnées (cf. denz.-sch. DS 800-428) ; tout un monde mystérieux, bouleversé par un drame très malheureux dont nous connaissons peu de chose.


L’ennemi caché qui sème les erreurs


Nous connaissons cependant beaucoup de choses de ce monde diabolique qui concernent notre vie et toute l’histoire humaine. Le Démon est à l’origine de la première disgrâce de l’humanité ; c’est lui qui fut le tentateur sournois et fatal du premier péché, le péché originel (Gn 3 Sg 1,24). Par cette chute d’Adam, le Démon a acquis un certain empire sur l’homme dont seul la Rédemption du Christ peut nous libérer. C’est une histoire qui dure encore ; rappelons-nous les exorcismes du baptême et les fréquentes références de la Sainte Ecriture et de la liturgie au “ pouvoir des ténèbres ” agressif et opprimant (cf. Lc 22,53 Col 1,13) ; C’est l’ennemi numéro un, c’est le tentateur par excellence. Nous savons ainsi que cet Etre obscur et troublant existe vraiment et qu’il agit encore avec une ruse traîtresse ; c’est l’ennemi caché qui sème les erreurs et les aventures de l’histoire humaine. Il faut rappeler la parabole évangélique révélatrice du bon grain et de l’ivraie, synthèse et explication de l’illogisme qui semble présider à nos contrastantes vicissitudes : “ inimicus homo hoc fecit ” (Mt 13,28). Il est “ l’homicide depuis l’origine... et père du mensonge ”, comme le Christ le définit (cf. Jn 8,44-45) ; il est celui qui porte atteinte d’une manière sophistique à l’équilibre moral de l’homme. C’est lui le perfide et astucieux enchanteur qui sait s’insinuer en nous par la voie des sens, de la fantaisie, de la concupiscence, de la logique utopique ou des contacts sociaux désordonnés dans le jeu de notre action pour y introduire des déviations aussi nocives que conformes en apparence à nos structures physiques ou psychiques ou à nos aspirations profondes instinctives.

Ce serait là, sur le Démon et sur l’influence qu’il peut exercer sur chaque personne, sur les communautés, sur la société entière ou sur les événements, un chapitre très important de la doctrine catholique à réétudier, alors qu’aujourd’hui il l’est peu. Certains pensent trouver dans les études psychanalytiques et psychiatriques ou dans des expériences spirites, aujourd’hui malheureusement trop répandues dans certains pays, une compensation suffisante. On craint de retomber dans de vieilles théories manichéennes ou dans d’effrayantes divagations fantastiques et superstitieuses. Aujourd’hui on préfère se montrer fort et sans préjugés, se poser en positivistes, quitte ensuite à ajouter foi à tant de lubies magiques et populaires, ou pire, à ouvrir son âme — sa propre âme baptisée, visitée tant de fois par la présence eucharistique et habitée par l’Esprit-Saint — aux expériences licencieuses des sens, à celles, mauvaises, des stupéfiants comme aussi aux séductions idéologiques des erreurs à la mode, fissures celles-ci à travers lesquelles le Malin peut facilement pénétrer et altérer la mentalité humaine. On ne dit pas que tout péché soit dû directement à l’action diabolique (cf. St. TH.., I 104,3) ; mais il est pourtant vrai que celui qui ne veille pas sur lui-même avec une certaine rigueur morale (cf. Mt 12,45 Ep 6,11) s’expose à l’influence du mysterium iniquitatis auquel saint Paul se réfère (2Th 2,3-12) et qui rend problématique l’alternative de notre salut.

Notre doctrine se fait incertaine, obscure, comme il en est des ténèbres mêmes qui entourent le Démon. Mais notre curiosité, excitée par la certitude de son existence multiple devient légitime avec deux demandes. Y a-t-il des signes, et lesquels, de l’action diabolique ? et quels sont les moyens de défense contre un péril si insidieux ?


Présence de l’action du Malin


La réponse à la première question impose beaucoup de circonspection, même si les signes du Malin semblent parfois se faire évidents (cf. tertullien, Apol., 23). Nous pourrons supposer son action sinistre là où la négation de Dieu se fait radicale, subtile et absurde, là où le mensonge s’affirme hypocrite et puissant contre la vérité évidente, là où l’amour est éteint par un égoïsme froid et cruel, là où le nom du Christ est attaqué avec une haine consciente et rebelle (cf. 1Co 16,22 1Co 12,3), là où l’esprit de l’évangile est mystifié et démenti, là où le désespoir s’affirme comme la dernière parole, etc. Mais c’est un diagnostic trop vaste et trop difficile que nous n’osons maintenant approfondir et authentiquer, non privé pourtant pour tous de dramatique intérêt auquel même la littérature moderne a consacré des pages célèbres (cf. par exemple les oeuvres de Bernanos, étudiées par ch. moeller, Littér. du XX° siècle I p. 397 ss. ; P. macchi, Il volto del male in Bernanos ; cf. ensuite Satan, Etudes Carmélitaines, Desclée de Br., 1948).

Le problème du mal reste un des plus grands et permanents problèmes pour l’esprit humain, même après la victorieuse réponse que lui a donnée Jésus : “ Nous savons que nous sommes (nés) de Dieu, écrit l’évangéliste St Jean, et que le monde entier gît au pouvoir du Mauvais ” (2Jn 5,19).


La défense du chrétien


A l’autre demande : quelle défense, quel remède opposer à l’action du Démon ? La réponse est plus facile à formuler, même si elle est difficile à réaliser. Nous pourrons dire : tout ce qui nous défend du péché nous protège par là même contre l’invisible ennemi. La grâce est la défense décisive. L’innocence prend un aspect de force. Et ensuite que chacun se rappelle tout ce que la pédagogie apostolique a symbolisé dans l’armure d’un soldat, les vertus qui, peuvent rendre invulnérable le chrétien (cf. Rm 13,12 Ep 6,11 Ep 6,14 Ep 6,17 1Th 5,8). Le chrétien doit être un militant : il doit être vigilant et fort (1P 5,8) ; et il doit parfois recourir à quelque exercice ascétique spécial pour éloigner certaines incursions diaboliques ; Jésus l’enseigne en indiquant le remède “ dans la prière et dans le jeûne ” (Mc 9,29). Et l’Apôtre suggère la ligne maîtresse à tenir : “ Ne te laisse pas vaincre par le mal, sois vainqueur du mal par le bien ” (Rm 12,21 Mt 13,29).

Avec la conscience donc des conditions défavorables dans lesquelles aujourd’hui les âmes, l’Eglise, le monde se trouvent, nous chercherons à donner un sens et l’efficacité à l’invocation habituelle de notre principale prière : “ Notre Père... Délivrez-nous du mal ! ”.

Qu’à tout cela vous aide notre Bénédiction Apostolique.





22 novembre 1972: LES RISQUES D’UNE “ EGLISE SANS ”

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Chers Fils et Filles,



Un désir brûle toujours dans le coeur de l’Eglise, comme lampe qui ne s’éteint pas, un désir commun de l’Eglise comme Peuple ; de Dieu et comme conscience personnelle de chaque membre de ce corps mystique, du Christ ; un désir qui investit toute la psychologie des disciples du Seigneur Jésus et qui fait partie de tout propos et de tout programme de réforme et de renouvellement, le désir de se revêtir d’un authentique style chrétien.


Un style chrétien authentique


Style, c’est peu dire ; parce que le mot style se réfère à l’aspect extérieur d’une chose ; mais dans notre cas, style veut dire le résultat d’un esprit intérieur, l’authenticité visible d’un ordre moral, l’expression morale d’une mentalité, d’une conception de la vie, d’une cohérence et d’une fidélité qui s’alimentent aux racines de la personnalité profonde et vitale de celui qui se manifeste dans son propre style.

Nous en sommes encore au vieux proverbe : l’habit ne fait pas le moine. C’est vrai. Mais l’habit doit qualifier individuellement et socialement celui qui se déclare moine : il peut, oui, le camoufler et le revêtir d’hypocrisie (cf.
Mt 15,7-8) et lui faire jouer une partie fictive qui ne le définit pas intimement, comme l’artiste au théâtre : mais l’intention stylistique de l’habit tend non seulement à dire par l’aspect extérieur qui est un tel, mais à lui donner par ailleurs une conscience intérieure de ce qu’il doit être.


Une vie conforme à la foi


Pour ce qui nous intéresse actuellement, répétons-le, l’Eglise et chaque fidèle doivent avoir un style de vie conforme à sa foi. Nous l’avons répété tant de fois avec les paroles de saint Paul : l’homme juste, c’est-à-dire le vrai chrétien, vit en tirant de la foi l’énergie et le critère de son authenticité (cf. Rm 1,17). Ce qui comporte, en plus d’une “ forme ” nouvelle, intérieure et originale, surnaturelle, de vie, une certaine effusion de cette intériorité, une certaine visibilité extérieure. D’autant plus que le Concile lui-même, ravivant dans le coeur de l’Eglise et des fidèles qui la composent les dons divins de la vraie religion descendue du ciel, tendait aussi à imprimer dans l’Eglise elle-même un degré plus grand d’évidence, l’appelant “ le sacrement visible ” de l’union avec Dieu (Lumen Gentium, LG 1), de l’unité salvatrice (LG 9), et même du salut lui-même (LG 48 ; Gaudium et Spes, GS 45 Ad Gentes, AGD 5). L’Eglise, grâce au Concile, est souhaitée plus reconnaissable, plus lumineuse, plus stylisée d’après ses propres canons, plus vivante par la coutume définie et réclamée par sa vocation évangélique.



Sur la ligne du renouvellement conciliaire


A-t-il réussi cet effort de faire apparaître l’Eglise plus conforme au style, à la coutume qu’exigé sa vocation ? L’Eglise s’est-elle transformée ou mieux réformée selon les exigences rénovatrices du Concile ? Oui, nous semble-t-il à nous pouvoir répondre pour tant de choses bonnes qui, justement dans ce but épiphanique d’authenticité et de crédibilité, ont été réalisées dans l’Eglise et qui, déjà bien engagées, seront réalisées. Nous devons le dire pour la louange et l’encouragement de ses fils et de ses institutions qui, justement pour donner à l’Eglise des lignes correspondant mieux à son institution originaire, à sa tradition cohérente, à sa mission présente, ont prié, travaillé, souffert avec un bon esprit en ces dix années, depuis le début du Concile.

Mais nous ne pouvons pas taire que d’autres phénomènes se sont produits en même temps, qui ne peuvent pas toujours être ramenés au plan fixé pour donner, pour rendre, pour conserver à l’Eglise le style pur, splendide et nuptial (cf. Ep 5,27) qu’elle doit revêtir spécialement à notre époque, pour être telle qu’elle doit être, amoureuse de ce Christ qui l’a aimée jusqu’à donner sa vie pour elle.



En face du monde contemporain


Deux excellents principes illustrés par le Concile : celui de la mise à jour, c’est-à-dire du propre renouvellement et celui de l’insertion dans la fébrile et fermentante vie du monde contemporain ; excellents principes, dirons-nous, et toujours valables, ils n’ont pas toujours été bien interprétés ni bien appliqués. Dans certains milieux, la figure idéale. de l’Eglise ne s’est pas déformée et renouvelée mais s’est déformée au moins d’une manière conceptuelle. La formule plus ou moins radicale de “ l’Eglise sans ” a brillé pour certains esprits inquiets et pour beaucoup de gens dépourvus d’une culture suffisante. C’est une formule qui a son histoire : hérésies et schismes pendant des siècles s’en sont amplement servis.

On a cherché par exemple à avoir une Eglise sans dogmes difficiles, enlevant ainsi du trésor de la foi les mystères de la Pensée divine et réduisant les Réalités de la religion révélée à la dimension du cerveau humain ; processus réductif qui, malheureusement, ici et là, continue à vider la doctrine catholique de son contenu et de sa certitude. A côté de ce premier “ sans ” est née une autre Eglise sans autorité, soit du magistère, soit du gouvernement, comme si elle était une Eglise libérée et rendue accessible à tous ceux qui la voudraient purement spirituelle et indifférente aux préceptes moraux objectifs et sociaux. Une Eglise facile si elle est ainsi rêvée sans configurations hiérarchiques ni juridiques, une Eglise sans obéissance, sans règles liturgiques ; une Eglise sans sacrifice. Mais qu’est-ce qu’une Eglise sans la Croix ?

Oui, il en est qui pensent pouvoir se contenter du Christ, mais sans l’obligation de contempler sa Croix ni d’admettre sa Résurrection et, en outre, sans entrer dans l’expérience sacramentelle et morale de notre participation à ce mystère pascal et central de mort et de vie, surnaturel.


La loi du sacrifice


Et il y en a qui pensent remplacer l’immense vide qui est révélé par ce reste de spiritualité sans vraie et existentielle Rédemption, en adoptant un autre “ sans ”, c’est-à-dire en enlevant toute barrière de la propre vie, toute distinction de celle du monde profane sans foi, sans espérance, sans charité, sans coutume digne et forte ; se confiant au contraire dans les idéologies d’autrui et se servant encore dans une certaine mesure du trésor de sagesse humaine de l’Evangile pour faire de l’homme, de soi, de la propre personnalité et de la société elle-même l’idéal ou mieux l’idole d’orientation des processus mentaux et civils de la vie ; mais sans Dieu désormais, quelle vie peut-on régir ?

Fils et Filles très chers ! gardons le désir d’une vie modelée sur le style chrétien. Le style chrétien n’est pas toujours facile ; c’est un style exigeant, incommode quelquefois et pas toujours à la mode, nous le savons. Mais rappelez-vous : il ne doit pas être jugé seulement par ce qu’il enlève, mais évalué d’après ce qu’il donne. Et si lui-même est gravé en nous par la loi du sacrifice, c’est-à-dire de la Croix, rappelez-vous et même faites vous-mêmes l’expérience du paradoxe propre du style chrétien qui consiste en une singulière fusion simultanée de frein et d’élan, de modération et de vitalité, de douleur et de joie. La vie présente trouve dans ce style sa plus haute, sa plus pleine et sa plus véritable-expression : “ Je surabonde de joie, disait saint Paul, dans toutes nos tribulations ” (2Co 7,4).

Dieu veuille nous aider tous à imprimer dans notre vie moderne un doux et austère style nouveau, le style chrétien.

Avec notre Bénédiction Apostolique.





29 novembre 1972: LE SOUFFLE DE L’ESPRIT

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Chers Fils et Filles,



Nous nous sommes demandé souvent quels sont les besoins principaux de l’Eglise, nous qui, de la sagesse méditée du Concile, avons approfondi la connaissance et la conscience de ce phénomène humain, polarisé dans le Christ Jésus, défini comme Peuple de Dieu, son Corps mystique, du Christ, assemblé et articulé en Lui (cf.
Ep 4,16), destiné à faire du genre humain une société de frères, à l’aspect si lumineux qu’elle oriente les hommes comme un signe et un instrument vers leur destin religieux (Lumen Gentium, LG 1) ; nous qui, de l’expérience du monde moderne, géant merveilleux de science et de puissance, mais par moments aveugle et fou sur ce qui importe le plus, l’amour et la vie ; nous qui entrevoyons l’Eglise se désignant dans les siècles passés et s’ouvrant au siècle nouveau plus claire, plus directe, plus pressante dans sa vocation sanctificatrice et missionnaire et qui, la sentons engagée à collaborer au dépassement, comme une échelle, non comme un obstacle, de la dénivellation sociale qui sépare et oppose encore entre eux les hommes à cause de la jouissance diverse et souvent injuste du royaume de la terre, alors que nous sommes tous invités, et les pauvres le sont davantage, à la jouissance du royaume des cieux ; nous, qui percevons comme un besoin premier et dernier pour notre Eglise bénie et très chère, lequel ?

Nous devons le dire, presque anxieux et en priant parce que c’est son mystère et sa vie, vous le savez : l’Esprit, l’Esprit-Saint, animateur et sanctificateur de l’Eglise, son souffle divin, le vent de ses voiles, son principe unificateur, sa source intérieure de lumière et de force, son soutien et son consolateur, sa source de charismes et de chants, sa paix et sa joie, son gage et son prélude de vie bienheureuse et éternelle (cf. Lumen Gentium, LG 5).

L’Eglise a besoin de sa perpétuelle Pentecôte ; elle a besoin de feu dans le coeur, de parole sur les lèvres, de prophétie dans le regard.

L’Eglise a besoin d’être le temple du Saint Esprit (cf. 1Co 3,16-17 1Co 6,19 2Co 6,16), c’est-à-dire le temple de la pureté totale et de la vie d’hommes modernes, tout extravertis par l’enchantement de la vie extérieure, séduisante, fascinante, corruptrice avec des séductions de faux bonheur, de ressentir, disons-nous, monter du fond de sa personnalité intime comme un pleur, une poésie, une prière, une hymne, c’est-à-dire la voix priante de l’Esprit qui, comme nous l’enseigne saint Paul, se substitue à nous et prie en nous et pour nous “ avec des gémissements ineffables ” et qui, Lui, interprète le discours que nous, seuls, nous ne saurions pas adresser à Dieu (cf. Rm 8,26-27). L’Eglise a besoin d’acquérir de nouveau l’anxiété, le goût, la certitude de sa vérité (cf. Jn 16,13), et d’écouter avec un inviolable silence et une docile disponibilité la voix et même l’entretien oral dans l’absorption contemplative de l’Esprit; Esprit qui enseigne “ toute vérité ” (ibid. Jn 16,13) ; et ensuite l’Eglise a besoin de sentir couler par toutes ses facultés humaines la vague de l’amour, cet amour qui s’appelle charité et qui, justement, est répandue exactement dans nos coeurs “ par l’Esprit Saint qui nous est donné ” (Rm 5,5) ; et par conséquent, toute pénétrée de foi, l’Eglise a besoin de faire l’expérience d’une nouvelle impulsion d’activisme, l’expression dans les oeuvres de cette charité (cf. Ga 5) et même sa pression, son zèle, son urgence (2Co 5,14) : le témoignage, l’apostolat.

Hommes vivants, vous jeunes et vous, âmes consacrées, vous frères dans le sacerdoce nous écoutez-vous ? L’Eglise en a besoin. Elle a besoin de l’Esprit-Saint, de l’Esprit-Saint en nous, en chacun de nous et en nous tous ensemble, en nous l’Eglise.

Pourquoi s’est-elle affaiblie cette plénitude intérieure dans tant d’esprits qui pourtant se disent d’Eglise ? Pourquoi, comme jamais, tant de groupes de fidèles militants, au nom et sous la conduite de l’Eglise, sont-ils devenus paresseux et se sont-ils éclaircis ? Pourquoi, comme jamais, tant de gens se sont-ils faits apôtres de la contestation, de la laïcisation et de la sécularisation, comme s’ils pensaient donner un plus libre cours aux expressions de l’Esprit ? ou parfois en se confiant plus dans l’esprit du monde que dans celui du Christ ? Et encore : pourquoi certains ont-ils desserré et même dénoncé comme des chaînes gênantes, les liens de l’obéissance ecclésiale et de la jalouse adhésion à la communion avec le ministère de l’Eglise, sous le prétexte de vivre selon l’Esprit, affranchis des formes et des règles propres des institutions canoniques dont le corps visible de l’Eglise pèlerine, historique et humaine, même s’il est mystique, doit être assemblé ? Ne serait-ce pas peut-être le recours à l’Esprit-Saint et à ses charismes un prétexte, peut-être pas trop sincère, pour vivre ou pour croire vivre la religion chrétienne d’une manière authentique, alors que qui se sert d’un tel prétexte vit selon son propre esprit, son propre examen, son propre arbitraire et souvent selon des interprétations éphémères ?

Oh ! si c’était là le véritable Esprit, ce ne serait certainement pas à nous de l’éteindre ! (cf. 1Th 5,19). Nous savons bien que “ l’Esprit souffle où il veut ” (Jn 3,8) ; et nous savons que l’Eglise, si elle est exigeante envers les vrais fidèles pour ses observances établies, et si elle se montre souvent prudente et méfiante envers les illusions spirituelles possibles dont elle expose les phénomènes singuliers, elle est et veut être extrêmement respectueuse des expériences surnaturelles accordées à quelques âmes, ou des faits prodigieux que Dieu daigne parfois introduire miraculeusement dans la trame des événements naturels.

Mais nous voulons encore une fois nous servir de l’autorité de la tradition, exprimée, comme on sait, par saint Augustin qui nous rappelle que “ le chrétien ne doit rien craindre davantage que de se séparer du corps du Christ. Si en effet il se sépare du corps du Christ, il n’est plus de Ses membres, et s’il n’est plus de Ses membres, il n’est plus nourri par Son Esprit ” (In Io. 27,6 PL 35,1618) ; “ il ne vit pas de l’Esprit du Christ s’il n’est pas le corps du Christ ” (ibid. 26, 13). C’est pourquoi l’humble et fidèle adhésion à l’Eglise non seulement ne nous prive pas de l’Esprit-Saint, mais nous met plutôt dans la meilleure et, sous un certain aspect, dans l’indispensable condition pour jouir personnellement et collectivement de sa vivifiante circulation.

Celle-ci, chacun de nous peut la mettre en exercice. D’abord par l’invocation. Nous devons avoir comme première “ dévotion ” la dévotion au Saint-Esprit (et la dévotion à la Sainte Vierge nous y porte, comme elle nous porte au Christ !). En second lieu, avec le culte de l’état de grâce, on le sait. Et troisièmement, avec la vie toute pénétrée et au service de la charité qui n’est rien d’autre que l’effusion de l’Esprit-Saint.

Voici : C’est de Lui que, par dessus tout, l’Eglise a besoin aujourd’hui !

Dites-Lui donc et toujours : viens ! Avec notre Bénédiction Apostolique.





6 décembre 1972: LE CHEMIN DE L’AVENT

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Chers Fils et Filles,



Oh ! que de choses viennent sur l’écran de la conscience lorsque nous nous interrogeons sur le sens de ce mot “ Avent ” que nous trouvons sur les lèvres et sur les livres de l’Eglise au commencement de son année liturgique ! Avent veut dire venue. Venue de qui ? Qui ne le sait ? Venue du Christ. Qui est le Christ ? C’est Dieu, nous disons Dieu fait homme. Subitement, au début de son programme religieux, nous sommes introduits dans un monde de choses et de faits extraordinaires, étonnants. A commencer par la première affirmation donnée comme sûre, comme connue, comme accessible, comme introduite d’une manière inattendue et surprenante dans le cours de l’histoire comme un fait précis, identifiable qui, naturellement, s’il est vrai, prend une importance incomparable, polarisatrice de toute l’humanité et de tous les événements de cette terre et de tous les siècles de son devenir cosmique et anthropologique. Mais qui est Dieu ?

La grande demande devient la première question. Qui est Dieu ? Cette interrogation nous empêche d’aller plus avant, même si l’homme d’aujourd’hui en conserve l’intention, dans notre étude de la Bible, du Catéchisme et du Missel ; le Livre de la Parole de Dieu, le livre qui nous explique et nous condense le premier, et le livre qui nous guide dans l’entretien transcendant et vital avec Dieu. Aussi, parce que nous entrevoyons que la réponse à cette première question implique la dernière réponse à laquelle peut aspirer notre vie ; en effet : “ c’est la vie éternelle (dira le Christ, le Dieu fait homme) que — les hommes fidèles — te connaissent, Toi, le seul véritable Dieu, et celui que Tu as envoyé, Jésus-Christ ” (
Jn 17,3).

Actuellement l’homme d’aujourd’hui a-t-il jamais eu le désir et a-t-il jamais eu l’attitude de se poser cette question ? et beaucoup de gens de notre temps qui ont la sublime ambition d’être libres, ne s’aperçoivent-ils pas qu’ils sont battus au départ en adhérant, souvent sans aucune raison critique, à la mode du désintéressement croissant concernant la question de Dieu, c’est-à-dire concernant le problème religieux ? Est-ce que Dieu existe ? Et qui est Dieu ? Et quelle connaissance peut en avoir l’homme ? Quels rapports chacun de nous doit-il avoir avec Lui ?

Répondre à ces questions nous entraînerait à un discours sans fin et à un ensemble de mille discussions les plus ardues et aujourd’hui les plus oubliées et même les plus contrecarrées. Dieu est ignoré, Dieu est oublié, Dieu est nié.

Pour nous, en cet instant d’entretien religieux, l’avertissement suffit : il faut penser à Dieu. Nous y faisons à peine allusion.

L’indifférence n’est pas intelligente, n’est pas humaine. L’homme est constitutionnellement fait pour connaître, pour aimer, pour Servir Dieu en cette vie et pour jouir de Lui éternellement dans là vie future. Empêcher l’homme d’accéder à Dieu signifie poser une limite au processus intellectif, affectif, opérationnel de son être. Cela signifie l’enfermer en lui-même avec toutes les conséquences illogiques et douloureuses que comporte un humanisme comprimé, limité, aveugle, utopiste, privé des motifs suprêmes d’étudier, d’aimer, d’espérer.

Deux positions de l’esprit contemporain devraient être considérées à ce sujet : celle de l’agnosticisme et celle de l’athéisme. La première est une position apparemment honnête et pratiquement facile, fondée sur le fait présumé que Dieu est inconnaissable pour nous, modernes éduqués à la connaissance expérimentale, telle semble la position logique et légitime : Dieu, qui l’a jamais vu ? (cf. Jn 1,18). Mais c’est la position de la paresse et de la renonciation qui humilie l’homme, qui conteste la prérogative royale de la conquête du sommet suprême de ses facultés spirituelles, la connaissance de la première Vérité, du premier Bien, nie à la raison sa capacité naturelle de franchir la sphère sensible et expérimentale et d’accéder à la connaissance et à la certitude, même limitée mais fondamentale du milieu de l’Etre invisible (cf. Rm 1,20 denz-sch. DS 3004) ; L’Eglise, si souvent accusée d’obscurantisme et de sacrifier la raison à la foi, revendique au contraire pour la raison son droit et sa validité (aujourd’hui peut-être reste-t-elle seule à soutenir là raison et, avec elle, la capacité cognitive complexe de l’homme dans la Vérité même transcendante, même créatrice). C’est une position que l’homme de science, l’homme donc de notre temps, devrait réfuter, dans la confiance que la pensée humaine, plus elle est stimulée à s’élever vers les régions transcendantes, vers la Causa causarum, vers Dieu en un mot d’autant plus féconde et profonde, se découvre progressivement devant la réalité des choses auxquelles est toujours employée sa toujours nouvelle recherche.

Dans une ville du Nord, il y a quelques années, ville moderne et agitée par la circulation et les activités, on lisait sur une banderole déployée de côté et d’autre d’une rue principale : Pensez à Dieu ! Nous sommes convaincu que l’invitation était intelligente et originale et documentait d’une manière typique la possibilité, en plus du devoir, de l’esprit humain et moderne de s’élever au-dessus de nos choses, autrement par elles-mêmes obscures, inexplicables et mystérieuses, jusqu’à leur Principe créateur.

La seconde position, celle de l’athéisme, d’une phase statique et purement négative, s’est assez élargie de nos jours, comme tout le monde le sait, passant à une phase active, propagandiste et souvent oppressive ; cela exigerait une analyse attentive, et aussi prudente pour les effets qui en dérivent dans les consciences et dans la vie publique, n’oubliant pas que telle négation de Dieu n’a pas pu et évidemment ne pourra pas, avec sa puissante dilatation, offrir une raison de sa propre consistance, et même arrivera à manifester certains aspects de sa propre vacuité spéculative et existentielle qui donnent au moins une espérance, en raison de l’estime que nous avons toujours de l’homme, celle d’une évolution raisonnable et spirituelle au sujet de laquelle notre attention et notre prière doivent être vigilantes.

Mais nous revenons là d’où nous sommes partis : l’Avent, cette station spirituelle qui doit nous secouer de l’indifférence et de la négation religieuse et doit rallumer dans nos esprits l’intérêt, le désir, l’espérance de la prodigieuse et très humaine rencontre avec Dieu qui va naître dans le Christ.

Avec notre Bénédiction Apostolique.






Catéchèses Paul VI 15112