Catéchèses Paul VI 14113

14 novembre 1973: ANNEE SAINTE : UN TEMPS POUR LA REGENERATION DE LA PENSEE DE L’HOMME CONTEMPORAIN

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Chers Fils et Filles,



Si le processus idéologique et spirituel que l’Année Sainte propose à l’homme contemporain suit son cours logique, beaucoup de choses qui font actuellement partie de la mentalité culturelle commune devront être changées et améliorées. Cours logique : oui, nous pouvons adopter cette façon de dire habituelle et légitime ; mais en réalité, nous devrions dire : intervention divine ; c’est-à-dire donc : si la lumière de Dieu se révèle à nous (cf.
Mt 11,27) ; si nous, élèves de la vérité, savons écouter la voix du Christ (cf. Jn 18,37) ; si l’Esprit-Saint, se faisant notre Paraclet — c’est-à-dire notre assistant (cf. Jn 16,13) — voudra nous enseigner toutes les choses dont la connaissance est indispensable à notre vie, alors la pensée moderne se dégagera de l’obscurité spéculative où elle se trouve en ce moment, surmontera l’état d’incertitude métaphysique dans laquelle aujourd’hui elle souffre et se disperse, retrouvera la joie de l’analyse et de la synthèse, aspirera aux cimes de son ascension (cf. Ps 83,6), et respirera encore volontiers dans la prière.

Disons plus simplement, en faisant une comparaison élémentaire : « ce sera alors comme lorsqu’on allume une lumière dans une chambre obscure ». Rien n’est changé, mais tout est illuminé ; chaque objet montre ses formes, sa position, ses couleurs, sa destination, son ordonnance ; et celui qui demeure dans cette chambre qui a retrouvé la lumière, regarde, distingue, admire, se sert des choses qui lui sont présentées conformément à leur définition propre. Et nous pensons que cela peut se passer de la même manière dans l’esprit de l’homme moderne si la lumière de la foi se rallume en lui.

La longue nuit de la négation doit prendre fin, et le rayon pascal du Seigneur ressuscité, le lumen Christi à l’aube du Samedi Saint ; doit rendre un sens au cadre obscur de la vie humaine.

Quelques axiomes gratuits de la mentalité courante doivent disparaître, non pas au détriment de la pensée évoluée et scientifique, dans laquelle, aujourd’hui, celui qui étudie, qui réfléchit et cède à la mode culturelle cherche un refuge de sécurité et un titre de prestige, mais bien comme renforcement, couronnement, plénitude d’une telle pensée. La vieille objection, toujours répétée, de l’opposition irréductible entre la science et la foi, cette objection que l’esprit matérialiste et athée de tant de milieux continue à mettre en avant, devra finir par se rendre aux impératifs de la science elle-même ; celle-ci en effet, plus elle se dilate et s’affirme, et plus il lui faut reconnaître que s’épaissit le mystère dans lequel est plongé le champ de son exploration. Le bon sens nous révèle qu’il n’existe absolument rien qui ait sa raison d’être en soi (cf. l’ouvrage toujours valable de garrigou-lagrange ; Le sens commun) ; et si nous élargissons notre connaissance des choses, celles-ci nous renvoient au problème de l’existence : ici, il n’y a que l’acte pensé et créateur d’un Etre vivant de par soi-même qui puisse en donner la solution, la seule solution capable de rendre la paix au chercheur inquiet (cf. romain guardini, Il Dio vivente et Vie de la Foi ; christian chabanis Dieu existe-t-il ? fayard 1973). Et tous ces efforts qui, dans différents pays, s’exercent pour imposer une école radicalement négatrice de Dieu, ne devront-ils pas, à la fin, se tarir, soit en vertu d’un acte réfléchi et intelligent de leurs promoteurs, ou grâce à une explosion irrépressible de « nouvelles fois » que l’actuelle génération des jeunes — en grande partie tout au moins — se crée d’elle-même ? « L’espace dont la foi a été bannie n’est pas occupé par la raison, mais par l’irrationalité la plus échevelée et la plus prétentieuse » (Prof. Serge Cotta) ; ou bien, comme nous l’ajouterons, nous, cet espace est envahi par le conformisme idéologique le plus médiocre et le plus servile.

Une fois de plus nous affirmerons que nous n’avons aucune prévention négative contre la science, ni à l’égard de la pédagogie de l’école contemporaine qui entend éduquer la génération nouvelle a étudier et à penser scientifiquement. Et même, nous serons toujours parmi les promoteurs et les admirateurs de l’initiation à l’étude positive et rationnelle du monde, tant intérieur qu’extérieur, et aux concrètes applications dans l’activité humaine des connaissances résultant de cette étude, au bénéfice du bien-être commun et des progrès de la vie sociale et civile. Mais nous devrons encore une fois dénoncer le caractère fallacieux des théories et des méthodes qui veulent restreindre les connaissances humaines au seul domaine matérialiste, et partant, athée, et les diriger, exclusivement, vers des fins temporelles et hédonistes. Le côté fallacieux consiste dans la conception incomplète, étroite et dégradante — tant de la pensée que de l’activité — du matérialisme sécularisé et satisfait de soi. Même s’il était capable de résoudre tous les problèmes économiques de notre époque en transformant prodigieusement les choses matérielles, par exemple en, changeant les pierres en pain pour assouvir la faim naturelle de l’humanité, nous devrions ouvertement répéter les paroles libératrices, du Christ : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4,4).

Et ce qui est vrai dans la sphère de la connaissance naturelle, qui accuse sa propre insuffisance à contenir ses conquêtes victorieuses dans un cadre purement expérimental et scientifique, est encore plus vrai dans le champ de la connaissance religieuse, qui ne saurait se déclarer satisfaite des phénomènes spirituels subjectifs qu’une religion sentimentale, anti-charismatique, idéaliste peut engendrer intérieurement, et rester en conséquence aveugle à la Réalité transcendante vers laquelle elle tendra en vain les bras, si l’Esprit-Saint, envoyé par le Père au nom du Christ (cf. Jn 14,26) ne vient pas, d’une certaine manière, à sa rencontre. Ici, un nouveau mode de connaissance peut intégrer la méthode autonome de la raison ; la connaissance acquise grâce à la foi — ou plus exactement mystérieusement venue à nous grâce à un don divin — mise en harmonieux accord avec la Parole de Dieu, peut remplir notre âme d’une lumière vraie et joyeuse ; une lumière, encore naissante et déjà pleine de révélations et de certitudes, mais encore énigmatique (cf. 1Co 13,12), et qui invite à un double acte d’adhésion confiante et de méditation exploratrice.

De nos jours, peut-il en être ainsi ? Est-il possible que se produise une régénération de la pensée de l’homme moderne, encouragé à rechercher la vérité scientifique et capable d’accueillir et de contempler cette Vérité qui forme une seule et même chose avec la Vie ? Oui, c’est possible et nous l’espérons. C’est cela qui doit constituer un des grands objectifs de l’Année Sainte. En avant, bien-aimés Fils. Pensons à de telles fins et prions pour elles. Avec notre Bénédiction Apostolique.





21 novembre 1973: LE RENOUVELLEMENT PROPOSE PAR L’ANNEE SAINTE EST CELUI QU’A PROCLAME LE CONCILE

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Chers Fils et Filles,



Une fois encore, nous allons consacrer une réflexion introductive à ce processus spirituel et moral que devra être la prochaine Année Sainte. Nous avons déjà souvent dit à ce propos : l’Année Sainte devra être un renouvellement de la vie chrétienne. Quel renouvellement ? Celui qu’a proclamé le Concile. Sur la base de quel dessein général ? Sur la base de celui qui suppose de notre part une authentique reviviscence chrétienne qui interprète notre rapport avec Dieu, par le moyen du Christ, dans l’Esprit-Saint et qui nous force à considérer le mystère de notre salut d’un regard profond et en y adhérant avec sincérité ; premier point, et point fondamental ; puis, deuxième point, et, dans un certain sens, non moins important, notre rapport, qualifié, modifié, corrigé, avec le monde, avec les hommes de notre époque, avec la vie moderne. Résumons le double aspect de la question en une formule unique : comment peut et doit vivre le chrétien fidèle, le fils sincère de l’Eglise, aujourd’hui, pendant le dernier quart du XX° siècle, du siècle actuel, stupéfiant et irrésistible dans le monde qui nous entoure ? En d’autres mots : comment peut-on, aujourd’hui, être véritablement chrétien en vivant dans la société qui nous conditionne et nous absorbe par son charme irrésistible ou par son accablante tyrannie ?

Le problème est immense ; il investit toutes les formes de notre vie : pensée, action, sentiment, moeurs. Et il est inévitable : le style religieux que nous enseigne l’Eglise, peut-il survivre dans la vie moderne ? Nous n’avons évidemment pas la prétention de résoudre maintenant en quelques phrases hâtives un pareil problème. Qu’il suffise que nous le présentions comme un des thèmes importants de cet effort critique et rénovateur que nous voudrions que soit l’Année Sainte.

Donnons au problème une prospective évangélique, la parabole du bon grain qui croît dans un même champ avec l’ivraie. Vous en souvenez-vous ? (
Mt 13,24-30). Le maître du champ défendait à ses serviteurs d’arracher l’ivraie de peur qu’en ramassant l’ivraie, ils ne déracinent en même temps le froment. Image pleine de finesse et de profondeur du monde, de l’histoire, de la compénétration des formes de vie correspondantes au dessein de Dieu avec celles qui font abstraction d’un tel dessein, ou plutôt qui le combattent ; image du pluralisme contradictoire de notre société humaine qui ne justifie pas, qui ne reconnaît pas les expressions négatives de la société même, mais les tolère et les défend presque avec un libéralisme magnanime et patient, en vue du bien même des expressions positives, et dans la perspective d’une justice eschatologique, c’est-à-dire située au-delà de la scène présente de l’économie temporelle, quand le bien et le mal, actuellement entremêlés et confus, seront inexorablement séparés et traités avec des sanctions différentes, appropriées à chacun.

En ce qui nous concerne, nous rie devons pas nous orienter vers le songe irréel d’une humanité parfaite ; ni vers l’irréversible schéma d’une société de type médiéval, stable et disciplinée, même dans la distinction des pouvoirs et des compétences, et n’ayant qu’une seule idéologie religieuse ; ni vers des attitudes intolérantes et réactionnaires envers la légitime autonomie des « réalités terrestres », c’est-à-dire, comme nous l’enseigne le Concile, des choses créées et des sociétés elles-mêmes, qui ont des lois et des valeurs propres : « c’est en vertu de la création même..., que toutes les choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propre, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques » (Gaudium et Spes, GS 36).

Rappelons-nous bien cette grande leçon qui doit pénétrer dans la psychologie du chrétien moderne : regarder avec une sereine objectivité tout l’horizon des choses et ides faits qui nous entourent ; et même, regarder avec admiration, avec enthousiasme et d’un oeil averti, tout le panorama de la création ; avec respect, avec sympathie, avec amour, tout visage, humain, même étranger ou ennemi ; d’un regard sage et critique, toute manifestation de l’expérience humaine, même si elle offense ou ne satisfait pas notre jugement moral, celui que nous impose notre profession de foi chrétienne.

Mais c’est ici que commencent les difficultés. Nous avons probablement été trop faibles et imprudents dans cette attitude, à laquelle l’école du christianisme moderne nous invite : la reconnaissance du monde profane dans ses droits et dans ses valeurs; la sympathie, ou plutôt l’admiration qui lui sont peut-être dues. Dans la pratique, nous sommes allés souvent au-delà du signe. L’attitude, pour ainsi dire, permissive de notre jugement moral et de notre conduite pratique ; le manque de fermeté devant l’expérience du mal, sous le faux prétexte de vouloir connaître pour savoir mieux se défendre (la médecine n’admet pas ce critère ; pourquoi devrait l’admettre celui qui veut préserver sa propre santé spirituelle et morale ?) ; le laïcisme qui, en voulant assigner des limites aux compétences spécifiques déterminées, s’impose comme se suffisant à lui-même et passe à la négation d’autres valeurs et d’autres réalités ; le renoncement ambigu et probablement hypocrite aux signes extérieurs de sa propre identité religieuse, etc. : tout cela a insinué chez beaucoup la commode persuasion qu’aujourd’hui, même celui qui est chrétien, doit s’assimiler à la masse humaine, telle qu’elle est, sans prendre soin d’établir pour son propre compte quelque distinction et sans prétendre que nous avons, nous chrétiens, quelque chose de propre et d’original qui peut, comparé aux autres, apporter quelque salutaire avantage.

Nous sommes allés au-delà du signe dans le conformisme avec la mentalité et avec les moeurs et coutumes du monde profane. Ecoutons donc le rappel de l’Apôtre Paul aux premiers chrétiens : « Ne prenez pas les allures de ce siècle, mais transformez-vous en prenant un esprit nouveau » (Rm 12,2) ; et celui de l’Apôtre Pierre : « Comme des enfants obéissants, ne vous livrez plus aux convoitises que vous suiviez jadis dans votre ignorance (de la foi) » (1P 1,14). Il faut qu’il y ait une différence entre la vie chrétienne et la vie profane et païenne qui nous assiège ; la vie chrétienne a une originalité, un style propres. Disons même : une liberté propre de vivre selon les exigences de l’Evangile.

Avec le monde, il faudra que nous maintenions une indépendance spirituelle. A cet égard, la maîtrise de soi, l’esprit ascétique, la trempe virile de la conduite chrétienne, devront ne plus nous sembler de pieuses pratiques largement dépassées, mais de réels exercices d’émulation chrétienne, d’autant plus opportuns aujourd’hui que l’assaut est plus puissant, et que c’est l’assaut d’un siècle amorphe, ou corrompu, qui nous encercle. Se défendre, se préserver : il faut que nous le fassions exactement comme quiconque vit au sein d’une épidémie.

Il reste à faire une dernière demande: alors, faut-il que nous sortions du monde ? La fuga mundi des maîtres médiévaux, sera-t-elle notre règle ? Aujourd’hui, le discours spirituel est différent, et nous rappelle les accents de l’Evangile : ne pas être du monde, mais être pour le monde ; c’est-à-dire le pénétrer de notre esprit chrétien, lui donner une âme nouvelle, le servir par amour. C’est ce que dit le Concile (cf. Gaudium et Spes, GS 40 et ss. ; Y. congar, L’Eglise dans le monde de ce temps, volume III, pp. 15-36, Ed. Le Cerf 1967). Qu’ainsi soit l’Année Sainte! Avec notre Bénédiction Apostolique.





28 novembre 1973: ANNEE SAINTE 1975 : MOMENT DE RECONCILIATION DANS L’EGLISE

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Chers Fils et Filles,



Encore un mot sur l’Année Sainte. Il a déjà été dit que la réconciliation doit être un des pivots de sa spiritualité. Réconciliation avec Dieu, réconciliation avec notre conscience. Réconciliation avec tous les hommes, qu’ils soient des frères ou qu’ils soient des ennemis. Réconciliation avec les chrétiens qui sont actuellement encore dans une position de détachement, d’éloignement ou de séparation par rapport à l’Eglise catholique, celle de la seule foi et de la pleine charité ; la réconciliation oecuménique, Dieu le veuille ! Et puis la réconciliation, c’est-à-dire la prise de contacts qui purifient, animent, sanctifient, avec le monde profane et moderne ; et à cet égard également : Dieu le veuille ! Thèmes illimités. Mais il y a un point qui intéresse tout particulièrement notre intention pastorale et apostolique : et c’est la réconciliation dans l’Eglise, avec les fils de l’Eglise qui, sans avoir déclaré une rupture canonique, officielle, avec l’Eglise, se trouvent envers elle dans une situation anormale ; ils veulent être encore en communion avec l’Eglise, et Dieu veuille qu’il en soit vraiment ainsi, mais pouvoir adopter une attitude de critique, de contestation, de libre examen et de plus libre polémique. Il en est qui justifient cette position ambiguë avec des arguments plausibles en soi, c’est-à-dire avec l’intention de corriger certains aspects humains déplorables ou tout au moins discutables de l’Eglise, ou encore celle de faire progresser sa culture et sa spiritualité, ou, enfin, de faire aller l’Eglise de pair avec les transformations du temps ; mais ils s’arrogent de semblables fonctions en faisant preuve d’un tel arbitraire, d’un tel radicalisme que, sans peut-être s’en rendre compte, ils offensent et même interrompent cette communion, non seulement « institutionnelle », mais aussi spirituelle, à laquelle ils prétendent demeurer unis ; ils taillent eux-mêmes le branche de la plante vitale qui les soutenaient; et lorsqu’ils finissent par se rendre compte des dégâts qu’ils ont provoqués, ils en appellent au pluralisme des interprétations théologiques, (ce qui devrait être non seulement autorisé, mais aussi favorisé, du moment que reste sauve l’adhésion essentielle et authentique à la foi de l’Eglise) ; mais ils ne s’intéressent nullement au fait qu’ils édifient ainsi des doctrines personnelles, confortables mais douteuses, quand elles ne sont pas plutôt contraires à la norme et à l’objectivité de la foi elle-même.

Ce phénomène, qui se propage comme une épidémie dans les milieux culturels de notre communion ecclésiale, nous procure une grande douleur, tempérée seulement par un sentiment de plus grande charité envers ceux qui en sont la cause. Et notre douleur s’accroît quand nous voyons la facilité avec laquelle se forment des groupes qui se disent religieux et spirituels, mais sont isolés et autocéphales et qui, souvent, pour attester qu’ils sont initiés à une conception plus intérieure et plus réelle du christianisme, deviennent facilement anti-ecclésiaux et glissent, comme par une inconsciente gravitation, vers des expressions sociologiques et politiques où malheureusement l’esprit religieux cède la place à une mentalité humaniste ; mais de quel humanisme ! Comment reprendre ces fils qui s’aventurent sur d’aussi périlleux sentiers, comment rétablir avec eux un rapport de joyeuse et concordante communion ?

Notre sensibilité pastorale subit d’autres blessures à cause de la crise de l’esprit d’association, une crise dont diverses couches sociales éprouvent les conséquences et à laquelle également de nombreux éléments de notre cadre ecclésial versent un important tribut. Nous ne désirons pas en analyser maintenant les causes complexes et profondes. Nous aimerions plutôt espérer que l’affectueuse pédagogie de l’Eglise, orientée vers la réconciliation, sache trouver l’art de tisser à nouveau des rapports d’association capables de renforcer précisément la communion intérieure et extérieure en vertu de laquelle l’Eglise paraît ce qu’elle est et ce qu’elle doit être : le corps social et mystique du Christ ; et nous voudrions que d’une telle communion l’Année Sainte nous fasse vivre une nouvelle expérience.

Oui, nous voudrions que la saison de « réflexion » et de ferveur à laquelle nous nous préparons puisse avoir ce but et produire cet effet : l’accroissement d’un authentique Sensus Ecclesiae. A la suite du Concile qui a mis l’Eglise au centre de ses études et de ses décrets, nous devrions tous « repenser » cette Sainte Eglise, et nous rappeler qu’elle est le signe et l’instrument de notre union avec Dieu et de l’unité de genre humain (Lumen Gentium,
LG 1) ; nous devrions tous ressentir le privilège et la responsabilité de lui appartenir; la joie de pouvoir être ses fils et ses témoins; l’empressement à la servir et à lui obéir ; l’humble fierté de participer à ses épreuves et à ses souffrances ; la sécurité de rencontrer et d’aimer en Elle ce Christ qui « l’a aimée et s’est sacrifié pour elle » (Ep 5,25 cf. St. ambroise, in 118,5 PL 15,1317-1318; H. de Lubac, Méd. sur l’Eglise, ch. VIII).

Fils et Frères, amis proches et lointains, hommes de partout : puisse cette heure de réflexion, de repentir, de lucidité, être pour nous l’école du mystère et de la réalité de l’Eglise du Christ : révélation du Dieu-Amour, salut de l’humanité (cf. Ep 1).

Avec notre Bénédiction Apostolique.





5 décembre 1973: NECESSITE DU SILENCE POUR ECOUTER LA PAROLE DE DIEU

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Chers Fils et Filles,



Notre grand problème, quel est-il ? C’est celui de nos relations avec Dieu. Tout est là, dans ce noeud de questions, morales, spirituelles, vitales. Notre conception de la vie ne saurait nous empêcher de considérer ces relations : pour les nier, pour les discuter, ou pour les affirmer ; ce sont là les catégories principales et abrégées dans lesquelles peuvent être classées ces relations. Et nous savons tous aujourd’hui qu’il n’est personne qui puisse échapper à la nécessité d’un choix à ce propos. Qu’on le veuille ou non, la religion est, dans l’un ou l’autre sens, au sommet de la définition de notre vie personnelle et collective. Limitons-nous pour l’instant à la vie personnelle : sa note distinctive la plus importante, celle qui la qualifie le mieux, se déduit de l’attitude religieuse que l’homme adopte dans la conception qu’il a de sa propre vie.

Il faut rappeler que nous, qui croyons en Dieu et professons l’adhésion à l’économie chrétienne, c’est-à-dire au dessein établi par Dieu lui-même au sujet de notre destin et instauré par le Christ (cf.
Ep 1 et suiv.), nous sommes les premiers à reconnaître que nous avons besoin d’une aide transcendante, divine, prévenante et gratuite, la grâce, pour entrer effectivement dans le plan de salut de notre religion (cf. DENZ.-SCH. DS 1525-797) ; c’est-à-dire que nous, nous ne nous suffisons pas à nous-mêmes pour résoudre positivement le grand problème dont nous venons de parler : nos relations avec Dieu ; et c’est ainsi que, sous l’aspect de ce besoin d’être sauvé par le moyen de la miséricorde et de l’amour de Dieu envers les hommes, nous sommes pareils à tous les autres même s’ils sont athées ou païens.

Mais pour jouir de cette grande fortune de l’intervention salvatrice de Nôtre-Seigneur en faveur de l’homme adulte, il faut satisfaire à quelques conditions.

Même devant le plan de la grâce, l’homme reste un homme, reste libre ; il lui est demandé une adhésion volontaire ; aussi, sans une disposition morale et une fidélité successive (voluntariam susceptionem gratiae), le salut religieux serait pour nous sans effet.

C’est pour cela que s’ouvre pour nous un complexe et volumineux chapitre psychologico-subjectif concernant les dispositions justifiantes et sanctifiantes de Dieu : si nous voulons que le soleil illumine la chambre de notre âme, il faut que nous lui ouvrions la fenêtre.

Evangéliquement et théologiquement, comment s’appelle cette fenêtre ? Elle s’appelle « conversion », la célèbre metanoia (Mt 3,2 Mt 4,17 Ac 2,38) de l’Evangile ; c’est-à-dire ce changement intérieur, puis extérieur qui rend l’homme réceptif à l’intervention divine. Elle aussi, la conversion, ne peut intervenir sans une action secrète de la grâce ; mais en ce moment nous la considérons sur le plan de notre expérience et de notre responsabilité, là où le jeu de la liberté, de la volonté, des stimulants extérieurs, place la conversion à la fatale croisée des chemins de notre destin religieux et peut-être de notre destin éternel.

C’est ici que, dans la pratique de notre vie spirituelle, se placerait la doctrine de la prière comme condition fondamentale de notre religiosité salvatrice. Nous parlons de cette prière qui ouvre l’âme à l’action bénéfique de la miséricorde de Dieu et qui est plus ou moins connue de chacun, soit dans sa définition essentielle d’acte rationnel de l’esprit qui s’adresse volontairement à Dieu, soit comme acte de tension amoureuse vers Lui (« il n’y a que la seule charité qui prie », bossuet, Sermons, 1, 374), soit comme absorption contemplative et mystique dans la présence du divin interlocuteur.

Mais la prière ainsi conçue suppose la connaissance et la foi en Dieu et souvent même, elle naît de la voix intérieure d’une parole que nous ne pourrions pas formuler de nous-même et que l’Esprit prononce en nous avec des accents ineffables (Rm 8,26). Et elle suppose une régularité de vie spirituelle que, malheureusement, beaucoup aujourd’hui ne possèdent plus : ils sont muets, ils sont incapables de prononcer avec un vrai sens de piété le simple nom, paternel, suave, de Dieu.

Sous quel aspect peut-on présenter la « conversion » à ces gens-là, qui sont légions.

Voici: nous devons tenir compte de l’« état d’âme» de ces gens, disons mieux, de cette population, de ces frères qui, par incurie spirituelle ou par abus critique, ne se trouvent momentanément pas en mesure de balbutier cette petite prière qui établirait immédiatement une relation avec Dieu. Que pouvons-nous faire ?

Ce n’est certainement pas en ce lieu que nous pouvons résoudre un problème de cette ampleur. Mais nous ferons deux suggestions qui peuvent s’adapter à notre cas. Et voici : même avant de parler de conversion, dans le sens plein et salutaire du mot, essayons de parler d’orientation ; demandons à ceux qui sont encore sur le seuil du monde religieux de donner au problème, qui nous intéresse et qui doit intéresser tout le monde, un simple regard, d’orienter un instant leur attention vers lui. Ceci est un acte humain, honnête au superlatif, celui de tourner sa réflexion vers le problème de Dieu, et il faut que cela jaillisse de notre besoin intérieur de logique et de vérité, un besoin qui suggère et postule un appel à un Principe suprême. S’orienter vers l’inextinguible phare du Dieu invisible, du Dieu vivant : le problème religieux en vaut toujours la peine.

L’autre suggestion semble une contradiction, mais ce n’est qu’un simple et raisonnable paradoxe : c’est le silence. Pour recueillir quelque chose du problème religieux, nous avons besoin de silence ; de silence intérieur qui réclame peut-être aussi un peu de silence extérieur. Silence : nous voulons dire pause au milieu de toutes les rumeurs, de toutes les impressions sensibles, de toutes les voix que le milieu impose à notre écoute, qui nous rend sourds, pendant que tout cela nous remplit d’échos, d’images, de stimulants, qui, bon gré mal gré, paralysent notre liberté intérieure, et nous empêchent de penser, de prier. Silence ne signifie pas sommeil : dans nos cas, il veut dire colloque avec nous-mêmes, réflexion tranquille, acte de conscience, moment de solitude personnelle, tentative de se retrouver soi-même. Nous dirons plus : nous donnerons au silence la capacité d’écouter. Ecouter quoi ? Ecouter qui ? Nous ne pouvons le dire, mais nous savons que l’écoute spirituelle laisse entendre, si Dieu nous en fait la grâce, Sa propre voix, qui tout de suite se distingue par sa douceur et par sa vigueur, et par la parole, comme voix de Dieu ; le Dieu qu’à ce moment, presque par impulsion instinctive, nous commençons à appeler au-dedans de nous, avec l’avidité de connaître et de comprendre, avec angoisse et avec confiance, avec une insolite émotion et une envahissante bonté : le Dieu-Verbe devenu maître intérieur.

Nous sommes amenés sur cette voie par la période liturgique de l’Avent : se taire pour écouter ; et par le pressant motif que l’Année Sainte, qui impose silence et prière, prépare pour nos si nombreuses inquiétudes modernes, la réponse de Dieu, celle de son Amour et de notre salut.

Avec notre Bénédiction Apostolique.





12 décembre 1973: LA PRIÈRE COMME RECHERCHE

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Chers Fils et Filles,



Cet homme moderne, comme il nous intéresse ! Et comme il doit intéresser chacun de nous ! Cela, nous le disons, toujours en pensant aux rapports de l’homme avec la religion, avec Dieu. Et ces rapports, comme ils sont interrompus ! Combien de gens vivent sans se soucier de l’existence, de l’importance de l’existence ; ils marchent comme des aveugles ; des aveugles volontaires bien souvent : soit que leur insouciance habituelle les ait rendus insensibles à la religion, aux problèmes qu’elle comporte, aux conséquences pratiques et immédiates que l’irréligiosité entraîne dans l’existence et qui se répercutent principalement sur la vie morale ; ou bien parce qu’une spéculation philosophique, que nous n’hésitons pas à qualifier d’irrationnelle, a osé soutenir l’inexistence de Dieu, la « mort de Dieu » dans la pensée de l’homme, presque comme si cela constituait un progrès de l’esprit et de la science et par conséquent une libération d’un rapport supposé avec Dieu, une émancipation de l’homme, une de ses revendications normales et finales, le couronnement des conquêtes de la modernité.

Mais nous savons qu’une fois supprimé le « problème de Dieu », tout devient un problème : c’est l’écroulement de la cause suprême de toutes choses ; l’écroulement du principe de rationalité, raison intime de la vérité ; s’écroule alors également la norme efficace et supérieure du système moral de notre vie (cf. st. augustin).

L’omission de Dieu n’est pas une libération, c’est une privation ; ce n’est pas l’affirmation d’une logique scientifique mais l’aveu d’une ignorance radicale, la reconnaissance d’un mystère insoluble, le mystère du néant, dans la sphère supérieure de la pensée humaine.

Pour nous, il n’en est pas ainsi. Nous savons, nous, que Dieu existe, qu’il est ; et aussi que l’on ne saurait concevoir l’existence de quoi que ce soit sans admettre une source antérieure transcendante. Nous devons nous le répéter : c’est une certitude absolue. Pour notre raison, pour notre bonheur : Dieu est ! (cf.
He 11,6).

Est-ce nous demander un effort qui dépasse nos facultés d’entendement ? Non, mais prenons garde : plus nous sommes certains de l’existence de Dieu et plus il est difficile de se faire de Lui une idée adéquate. Il est difficile de penser Dieu, précisément parce qu’il est Dieu. Cela explique un peu pourquoi l’esprit religieux ne se développe pas toujours parallèlement à l’esprit rationnel et scientifique ; celui-ci ne se satisfait pas de la manière figurée, symbolique, puérile parfois, avec laquelle les esprits simples se sont fait une conception inexacte et incomplète de la divinité : d’où les crises religieuses caractéristiques des jeunes, des étudiants, des savants (cf. Romain Guardini, Le Dieu vivant). L’idée de Dieu devient tellement grande, tellement supérieure à la capacité de comprendre de l’homme, que jaillit la tentation de renoncer à se mesurer avec elle ; on préfère la nier, plutôt qu’accepter l’effort d’adapter la pensée aux exigences qui dérivent d’elle. L’intolérance, d’une part, à l’égard de formes religieuses insuffisantes, et d’autre part la difficulté de parvenir à quelque clarté au sujet de l’Etre authentique de Dieu heurte facilement la mentalité de celui qui a goûté l’exercice épanouissant de la pensée évoluée et scientifique et cède à la tentation de la redoutable option entre le mystère du néant et le mystère de l’Être, donnant, vaincu, la préférence au premier.

Et nous, comment devons-nous alors nous comporter ? Parce que nous sommes nous-mêmes des hommes modernes à qui les vicissitudes de ces crises religieuses ne sont pas étrangères. La réponse est simple dans son énoncé verbal : étudier, bien agir, prier. Négligeons pour l’instant les deux premières indications, qui mériteraient, elles aussi, un long discours ; arrêtons-nous un moment sur la troisième, c’est-à-dire sur la nécessité de la prière pour obtenir à notre esprit la fortune de... prier encore, c’est-à-dire de conserver notre rapport raisonnable et vivant, avec Dieu. Nous avons, d’autres fois, fait allusion au silence, et à l’écoute du langage religieux, dans son expression tacite et spontanée qui jaillit de notre âme en état de recueillement et de méditation, et dans sa voix secrète que l’Esprit Lui-même souffle au-dedans de nous. Nous dirons cette fois quelques mots de la prière considérée comme recherche. Expliquons ceci au moyen d’une image très simple : vous êtes-vous jamais trouvé dans une salle obscure, sachant qu’une personne qui vous est chère y est cachée ? N’avez-vous pas essayé alors de lui adresser la parole, de lui demander : où es-tu ? M’entends-tu ? Fais-toi voir ! Quelque chose de pareil se passe dans le royaume de la vie religieuse : nous savons qu’il y a une Présence devant nous ; nous savons que Dieu nous voit, nous écoute, nous attend ; et alors, que faisons-nous ? Nous prions de cette manière ; nous nous servons de la prière pour chercher le divin Interlocuteur mystérieux, présent, mais caché.

Ici surgit une grande interrogation, qui fait partie de l’économie religieuse, et ceci non moins pour celui qui cherche Dieu par les voies de la connaissance naturelle, que pour celui qui le recherche par les voies de la foi et de la grâce. La question est la suivante, une question naïve et audacieuse : pourquoi Dieu est-il caché ? Pourquoi Dieu est-il mystérieux ? Pourquoi Dieu est-il silencieux ? Que de questions nombreuses et différentes se pressent dans notre esprit curieux et impatient, avide de connaître les desseins de Dieu ! Contentons-nous en ce moment d’une seule réponse, d’ailleurs incomplète: Dieu se cache pour que nous le cherchions ! Sa révélation dans l’histoire et dans les âmes a des temps qui ne coïncident pas avec les horloges de nos prévisions humaines ; sa révélation a des modes qui ne cadrent pas avec les formes de notre conversation terrestre. Et de plus, il est absolument certain que Dieu, justement par le voile de son inaccessible mystère, attire notre recherche sur une échelle de connaissance qui, à la monter, nous transforme, d’êtres inférieurs, en êtres supérieurs et nous fait passer du niveau matériel et sensible au niveau rationnel et spirituel, d’un ordre naturel à un ordre surnaturel.

La rencontre avec Dieu peut survenir où, quand et comme Il le veut ; mais nous connaissons la ligne de ses préférences ; la première, en ce qui nous concerne, est qu’il y ait, de notre part, désir, recherche, prière.

La prière est notre soutien dans l’attente de la lumière.

La voix des Psaumes exprime cette vigilante prière avec des accents magnifiques, incomparables. Qui, par exemple, ne connaît pas le De profundis ? Qui ne voudrait pas répéter l’invocation de David dans le désert : « Dieu, mon Dieu, depuis l’aube, je te cherche : mon âme a soif de toi... » (Ps 62,2 cf. J. cales, Le livre des Psaumes, Beauchesne Ps 1936 M. lepin, Le Psautier logique, vol. 1 et 2, sect. IV, X, etc., Bloud et Gay 1937 ; et également, saint augustin, Soliloques, I, 1,2).

Nous ne croyons pas que l’homme porte en lui une âme éteinte ; peut-être même, au contraire, et précisément à cause de la richesse de choses et d’expériences qu’il possède, l’homme a au fond de lui des aspirations insatisfaites qui peuvent s’exprimer dans la prière. Et pour nous, croyants et modernes, ne serait-elle pas venue, l’heure bénie de traduire en prière (cette prière que la réforme liturgique nous a proposée) l’anxiété de nos esprits ?

Que l’Avent que nous sommes en train de célébrer nous serve de tremplin pour cette ascension spirituelle.

Avec notre Bénédiction Apostolique.






Catéchèses Paul VI 14113