Catéchèses Paul VI 10774

10 juillet 1974: LIBERTÉ ET VÉRITÉ

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Le Saint-Père, n’ayant pu, pour raison de santé, présider à l’audience traditionnelle du mercredi, a tenu toutefois à adresser quelques mots à la foule qui se pressait Place Saint-Pierre. A 11 h. il s’est montré à la fenêtre de son studio et a prononcé une brève allocution dont voici la traduction.



Très chers Fils, nous devons nous excuser de ne pouvoir nous rendre ce matin parmi vous : nous en sommes peiné autant, sinon plus que vous, parce que ce mal qui nous refuse le libre mouvement ne nous permet pas de présider à l’habituelle audience hebdomadaire ; mais tous les voeux, les exhortations, les assurances de notre présence affectueuse et cordiale dans la foi et dans la charité, sachez qu’ils vous sont également, sinon plus intensément, assurés. Nous vous donnerons maintenant la Bénédiction Apostolique et celle-ci suppléera à l’immédiate rencontre que nous nous étions proposée.



Voici le texte de l’allocution que le Saint-Père comptait adresser aux pèlerins au cours de l’audience générale.



Courage, Frères et Fils bien-aimés, courage !


Nous vous le disons en pensant à un certain état d’âme qui s’est insinué en de nombreux fidèles qui n’ont jamais cessé de participer à la vie normale de l’Eglise avec confiance et simplicité; nous vous le disons avec un certain optimisme et une certaine ferveur pleine de promesse après le magnifique mouvement de rénovation inauguré et programmé par le récent Concile et, actuellement, revivifié dans les consciences et dans les intentions par l’avènement de l’Année Sainte. Courage ! Nous le répétons pour purger nos esprits de ce sentiment d’incertitude, de timidité, de crainte, que le retentissement et l’audace des contestations inattendues et souvent injustes élevées par nos frères catholiques — parfois même dans leur fonction de maître de la doctrine — a diffusé dans l’opinion du Peuple de Dieu, comme si le Concile avait introduit dans l’histoire et la vie vécue de l’Eglise des nouveautés telles qu’elles disqualifient le passé et inaugurent une période tellement nouvelle pour l’Eglise elle-même qu’elle réforme les formules de sa foi, qu’elle bouleverse l’obéissance à sa fonction magistrale et pastorale, qu’elle autorise une transformation des normes et des moeurs ; une transformation qui aurait la double vertu de la reconduire à une pure expression évangélique et, simultanément, de l’autoriser à une fusion désormais inconditionnelle avec les pressantes sollicitations idéologiques de notre siècle, même si, jusqu’à présent, elles ont été, sur le plan des principes et à la lumière d’évidentes et douloureuses expériences encore en cours, jugées négatives et inadmissibles pour le catholicisme. Ou ne s’attendait vraiment pas à ce phénomène d’intolérante inquiétude et même de subversion de la part de membres de notre maison (cf. inimici hominis domestici eius : chacun a pour ennemis les gens de sa maison -
Mt 10,36) ; et cela dans notre Eglise catholique bien-aimée, précisément à un moment de généreux réveil, et précisément alors qu’elle se démontre prête à reconsidérer les questions oecuméniques avec une humble, une sereine et bienveillante objectivité : comment faire de l’oecuménisme sérieux avec la discorde dans notre maison ?

Cette fois encore nous voulons synthétiser en deux mots la réaction de nos sentiments : surprise et douleur, à propos de l’espèce d’automutilation de ces frères imprudents et peut-être ignorants ; joignons-y maintenant un autre sentiment, un doute, au sujet de l’attitude de l’Eglise elle-même : serait-elle dans l’erreur ? défend-elle peut-être des positions anachroniques ? ou serait-ce qu’elle ne comprend pas les temps nouveaux ? Peut-être, par scrupule de fidélité dogmatique, oublie-t-elle sa mission de franche charité évangélisatrice ?

C’est sur ce doute que nous vous invitons, cette fois, à fixer votre réflexion et, pour toute réponse, nous disons à nos Frères et à nos Fils : courage ! Nous ne pouvons nous permettre, ici, des discussions adaptées aux formidables questions soulevées par la contestation ; celle-ci, d’ailleurs, nous semble, sous certains aspects, faire écho aux controverses de la polémique réformiste anti-catholique d’une manière aussi instinctive que nous pourrions renvoyer ceux qui désirent des solutions autorisée aux classiques de l’apologétique catholique, qui, en outre, se trouve sagement représentée avec une fraîcheur nouvelle par de nombreux et courageux auteurs contemporains. Mais ici encore, comme d’habitude, nous nous contenterons de nous attacher à un seul point : et ce sera celui, positif, de la vérité qui peut se trouver dans la culture dans les oeuvres, dans les polémiques qui cherchent aujourd’hui à frapper notre Eglise et à désorienter en conséquence le peuple et le clergé tout autant que le domaine de la vie religieuse dans sa traditionnelle (ce qui ne veut pas dire « passive ») fidélité.

Le point est celui-ci : ce qu’il y a de vrai dans la controverse est à nous, est déjà nôtre. Déjà l’Eglise le possède et ne le laisse pas stérile et inerte, mais elle cherche, même peut-être avec parfois l’humaine faiblesse de quelques-uns, à le mettre en lumière et à le valoriser de la même manière, et plus que ceux qui s’en prévalent pour lui adresser des reproches et pour troubler son ordre doctrinal et communautaire.

Alors, où est la différence entre la position de l’Eglise officielle et celle de ces fils, adversaires improvisés ? La différence consiste habituellement dans la manière de situer un thème donné, choisi comme sujet de controverse : si le thème est judicieusement inséré dans le contexte intégral et harmonique de la doctrine, non seulement il cesse d’être périlleux et d’être source d’amères récriminations, mais il demeure et devient dynamique grâce à un potentiel de vérité et d’action qui réjouit et renforce l’Eglise, et exerce une influence bénéfique sur la société tout entière. Si ce thème est au contraire isolé de l’ensemble organique et total de la pensée catholique, il devient explosif et centrifuge et peut produire plus de dégâts qu’apporter d’avantages. C’est un injuste critère de méthode que nous devons souvent à notre tour contester à nos contestataires : ou ne peut user, ou plus exactement abuser, d’une vérité détachée du grand cadre de la sagesse chrétienne, sans tenir compte des autres vérités qui lui sont connexes ; il se produit alors un déséquilibre, il en découle un système unilatéral ; des conséquences gratuites, souvent négatives également dans le domaine du bien, s’ensuivent avec une logique qui paraît rigoureuse, mais qui, à la racine, est viciée par le manque de considération pour les enseignements qui doivent s’harmoniser avec ce thème de vérité ; celui-ci, tronqué, rendu exclusif ou prévalant, engendre l’erreur.

Le propos peut sembler difficile ; mais les exemples qui nous permettent de l’étayer, le rendent immédiatement compréhensible. Prenons un de ces exemples et limitons-nous pour l’instant à en faire une simple citation ; celui de la liberté. Combien on en a parlé ! et combien on en parle ! Mais maintenant nous nous référons à elle uniquement pour éclairer les observations que nous venons de faire.

La liberté ! on en traite beaucoup aujourd’hui en manière de polémique contre l’Eglise, comme si l’Eglise était contraire à la liberté, comme si elle était seulement autoritaire, antidémocratique, etc. Et pourquoi cela ? ; avant tout, parce qu’on n’accepte pas de considérer objectivement les faits ; mais spécialement parce que l’on ignore volontairement ce que la liberté comporte originellement, c’est-à-dire sa relation avec l’obligation morale, laquelle dérive de la découverte et de la référence que l’intelligence fait et doit humainement faire à la volonté ; c’est de ce dialogue — disons-le ainsi — entre l’intelligence (fidèle à la vérité, c’est-à-dire à l’ordre des choses) et la volonté (qui, en soi, n’est pas orientée, sinon génériquement, vers le bien) que naît la liberté authentique, l’autodétermination à l’action, au choix des fins, à ce que l’esprit propose comme vrai et comme bien, et qui en des cas déterminés apparaît au regard de la conscience, comme devoir, comme obligation morale. Parole du Christ : veritas vos liberabit ; la vérité vous rend libres (Jn 8,31).

Cette manière, ce processus de libération moyennant la vérité sont originaux dans l’Evangile et semblent à première vue, contradictoires. Parce que, de par elle-même, la vérité enchaîne ; comment peut-elle être libératrice ? Elle est libératrice parce qu’elle affranchit de l’erreur qui, si elle devient un principe d’action, entraîne la volonté à des options erronées, à la fin nuisibles et oppressives pour l’homme comme le sont les options guidées non pas par la lumière de la vérité, mais par d’autres motifs, comme la passion, l’intérêt égoïste, le manque de volonté, la peur, l’opportunisme, le conformisme, etc. La pure indétermination, à laquelle souvent l’on tend comme si elle était une véritable émancipation, n’est pas une liberté authentique ou n’est pas, tout au moins, une liberté complète. La liberté purement physique n’est pas une pleine expression de l’homme ; la liberté morale, c’est-à-dire celle qui, spontanément et vigoureusement suit la lumière de la vérité, voilà l’homme vrai. Nous parlons de la liberté psychologique, en ce moment ; c’est à elle que l’Eglise nous éduque avec sa magistrale sagesse.

Faisons-lui confiance, avec un courage serein !

Avec notre Bénédiction Apostolique !

***

Aujourd’hui, soixante religieux Servites de Marie, originaires de plusieurs pays, se trouvent à Rome pour une session d’étude et d’aggiornamento; ils sont venus nous voir avec leur Prieur général, le Père Peregrine Graffius.

Nous sommes heureux de vous rencontrer, chers Fils, et de vous remercier de votre visite. Nous souhaitons que vos travaux, accomplish sous le regard de la Vierge, soient très fructueux. Vous saurez vous enrichir à son école, vous pénétrer de sa présence dans l’histoire du salut et méditer son exemple, pour aider vos frères, nous aider tous, à mieux l’aimer et à mieux la prier. A notre époque, les chrétiens ont besoin d’approfondir et de développer leur piété mariale: Nous le rappelions au début de notre récente Exhortation Apostolique Marialis cultus. Qui pourrait y contribuer mieux que vous?

C’est votre mission dans l’Eglise, vous avez consacré votre vie à tette noble tache. Continuez avec ardeur et enthousiasme, avec nos encouragements et notre Bénédiction.




17 juillet 1974: LE CHRÉTIEN FACE AU MONDE ET AUX EMBÛCHES DU SÉCULARISME

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Chers Fils et Filles,



A l’école du Concile, une école qui doit marquer de son empreinte la vie chrétienne de notre époque, nous sommes éduqués à considérer le monde dans lequel nous vivons ; avec optimisme, avec respect, avec sympathie, nous croyants, nous chrétiens, nous membres de l’Eglise. Et, par monde, nous entendons ici la vie réelle de l’humanité, comme elle est, comme elle pourrait et devrait être, sans, pour autant, fermer les yeux sur ses maux ni sur ses besoins ; au contraire, en faisant également de ces aspects négatifs de la scène humaine un stimulant à être plus proche d’elle, à la servir davantage, parce que l’amour est à la base de notre conception chrétienne du monde ; et l’amour sait découvrir des raisons d’intérêt là où existe le bien, pour le reconnaître et pour en jouir; là où existe le mal, pour le soigner et y porter remède. Ceci est un grand « mûrissement » de la conscience chrétienne et de l’attitude générale de l’Eglise dans le temps et dans la société ; et nous devrions mettre notre mentalité à l’unisson de cette vision que l’on peut en un certain sens dire nouvelle en fait d’évaluation du panorama existentiel qui nous entoure, sans pour cela perdre le sens profond et réel du bien et du mal qui forment le côté dramatique de notre vie, et sans nous écarter de la discipline de l’Evangile et de la Croix, qui doit guider vers le salut notre démarche pèlerine sur cette terre.

Cette vision entraîne de nombreuses conséquences parmi lesquelles il en est une que, en ce moment, nous noterons plus particulièrement ; celle de reconnaître, d’abord, une relative mais effective autonomie au monde profane, c’est-à-dire à celui où la religion, ou mieux, l’Eglise n’exerce aucun pouvoir direct ; ensuite, de reconnaître également les « valeurs » de ce monde profane, les mérites, les vertus, les oeuvres, les institutions dont il est riche et auquel, à notre époque, les études scientifiques et les organisations politico-sociales ont donné un prodigieux développement ; et enfin nous n’aurons aucune difficulté à reconnaître que de la culture moderne peuvent découler d’abondants avantages pour une plus étroite adhésion et une plus efficace profession de notre foi.

Que personne donc ne nous tienne pour adversaires, par principe, du progrès profane et civil du monde; que personne ne nous accuse d’« intégrisme » religieux, dans le sens de vouloir soumettre directement, en théorie et en pratique, le monde naturel au monde religieux ; que personne ne nous considère comme étrangers à la vie vécue, comme dépassés à cause de l’évolution de l’histoire, comme aveugles et hostiles à la civilisation de l’avenir.

Bénissons le Seigneur qui, dès les premières pages de la Bible, nous a enseigné, par la satisfaction que le Créateur manifeste pour son oeuvre qu’il juge « une chose bonne » (cf.
Gn 1,21 Gn 1,25), l’admiration pour l’univers, pour tout ce qui est, et qui, dans son existence et dans sa composition essentielle, reflète la puissance, la sagesse de Dieu qui a conçu, qui a créé et qui soutient toute chose.

Et bénissons le Seigneur pour la révélation successive de la bonté, de la présence, de l’amour qu’il daigne offrir à l’humanité avec le mystérieux plan de salut, et avec l’intervention du Verbe même de Dieu dans l’histoire tragique et glorieuse de l’homme, et puis avec une animation surnaturelle de l’Esprit, grâce à laquelle une « créature nouvelle » doit sortir du plan de la rédemption (cf. Rm 8,21 2Co 5,17).

Mais prenons garde, Frères et Fils bien-aimés !

Il ne faut pas que cet optimisme nous trahisse ! Une fois de plus : que la vision d’une vérité ne nous fasse pas oublier la vision intégrale de la vérité. A quoi faisons-nous allusion maintenant ? Nous faisons allusion à la plus grave des tentations de notre temps, c’est-à-dire à celle de limiter notre satisfaction à la dimension « horizontale » — comme on dit aujourd’hui — pour négliger, pour oublier et, finalement pour nier la dimension « verticale » ; c’est-à-dire pour réserver notre intérêt au domaine visible, expérimental, temporel, humain, abdiquant notre vocation au royaume de Dieu, invisible, ineffable, éternel et surhumain. C’est dans cette option, exclusivement positive pour les choses de ce monde, et radicalement négative pour les choses religieuses et spécifiquement chrétiennes, que l’athéisme moderne trouve son origine la plus séduisante et la plus périlleuse.

Vous connaissez certainement les expressions, fièrement concrètes et malheureusement totalitaires, auxquelles est parvenue cette aberration de la pensée moderne quand elle affirme avec une agressive virulence que « l’homme est pour l’homme l’être suprême » (Marx) ; que « l’anthropologie doit se substituer à la théologie » (Feuerbach) ; qu’il faut mettre l’humanité à la place de l’Etre suprême (Comte) ; que « Dieu est mort » pour l’homme moderne (W. Hamilton, etc.). Pour ces prophètes du matérialisme, du positivisme, du phénoménisme social, la Religion n’a plus aucune raison d’être.

Aujourd’hui on appelle « sécularisation » cette tendance de la pensée à chercher dans les valeurs purement terrestres et humaines ce qu’il y a de réel, de légitime, d’obligatoire dans la culture. Ça va bien. Mais nous le répétons : prenons garde ! Si cette tendance s’isole, se libère des bases philosophiques et religieuses qui sont indispensables à la construction de la vérité totale, de la Réalité réelle, elle progresse en marchant sur une ligne d’impossible équilibre : elle Cède sans tarder à une gravitation négative ; de sécularisation elle tend à se faire sécularisme, à transformer la distinction de valeurs positives particulières en négation de toute autre valeur philosophique et religieuse ; et, ainsi, dans son fatal glissement elle se trouve engluée par l’agnosticisme, par le laïcisme, par l’athéisme, où la pensée manque de principes absolus et transcendants et doit, ou renoncer à un système logique et objectif de vérité, ou le remplacer par de débilitants succédanés de philosophies boiteuses ou de formidables « volontarismes » révolutionnaires : Stat pro ratione voluntas.

Qu’il ne vous semble pas déplaisant que nous répétions : prenons garde ! Le danger que nous-mêmes, jadis élevés au plan de la sagesse chrétienne et à la fermeté de la foi, nous nous laissions entraîner vers ces horizons, victimes de l’attirante faiblesse du sécularisme, dérivé d’une sécularisation imprudente et permissive, ce danger-là existe ; il menace les personnes et les mouvements qui voudraient promouvoir la justice dans le monde et libérer l’homme de si nombreuses souffrances. Le danger est de tenir pour valable la formule qui entendrait limiter l’adhésion au Christ au fait d’être Lui « pour les autres » (cf. Bonhoeffer) comme si cela suffisait pour reconnaître en Lui le maître et le sauveur, sans proclamer le mystère de sa divinité. Il y a le danger d’attribuer des droits absolus et exclusifs à des valeurs partielles ; celui d’accueillir des formules sociales qui, érigeant par exemple la lutte des classes en système, la convertisse inévitablement en haine des classes ; et la haine des classes est un possible exercice inhumain du pouvoir des classes (cf. L’Archipel Gulag), avec l’incapacité finale, pour un disciple du Christ, d’assigner à l’amour de Dieu la première place dans la dynamique morale et d’établir sur cet amour un amour inépuisable et empressé pour l’homme qui a besoin d’élévation et d’égalité. Et ainsi de suite. Le discours serait encore long ; que nous suffise pour le moment le rappel d’une sentence du grand pédagogue de notre civilisation que fut Saint Benoît (de qui nous avons tout récemment célébré la fête) : Nihil amori Christi praeponere, — ne rien mettre avant l’amour du Christ — (cf. G. de rosa, Sur le sécularisme et la foi, dans Civiltà Cattolica, 1970, vol. 1 et 2). Avec notre Bénédiction Apostolique.





24 juillet 1974: LIBERTÉ ET OBÉISSANCE

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Chers Fils et Filles,



Dans les réflexions élémentaires de nos Audiences générales, nous tentons de trouver quelques points de convergence entre la pensée de l’Eglise et la mentalité qui caractérise notre époque, tant pour éliminer certains prétextes à superficielles et vaines polémiques que pour intensifier les progrès de la vérité dans le « mûrissement » culturel de l’homme moderne. En d’autres mots, nous voudrions donner de nouveau aux amis et aux adversaires l’assurance que certaines des idées heureuses de la mode spéculative et pratique non seulement ne sont pas contrecarrées par l’enseignement ecclésial, mais bien professées et même, ce qui souvent ne date pas d’aujourd’hui, revendiquées face à d’autres opinions, communément reçues jusqu’à présent et désormais dépassées. Nous voudrions défendre notre pensée comme valable et actuelle, nullement anachronique et dépassée, méritant l’adhésion, et susceptible de développement parce que coïncidant, au moins en partie, avec la manière de penser et de vivre des hommes d’aujourd’hui.

Un de ces points de convergence concerne l’importance de la conscience personnelle dans la détermination de la propre conduite, c’est-à-dire la prépondérance du propre jugement moral sur les autres critères d’action d’origine extrinsèque. L’homme est libre ; il doit donc pouvoir choisir librement ce qu’il lui convient de faire. Les interférences extrinsèques d’autres critères non seulement diminuent la liberté du sujet, mais peuvent en altérer la rectitude. Extrêmement juste : la conscience interprète et impose la norme immédiate à l’action humaine et honnête ; aussi, n’y a-t-il rien de mieux quand la pédagogie moderne cherche à faire agir la conscience en l’habituant à se prononcer de manière autonome et accorde à cette décision une grande importance, la qualifiant d’éminemment personnelle et responsable. Voilà qui est parfait.

Mais c’est ici qu’intervient notre école qui complète la notion de conscience, et circonscrit ainsi une discipline intégrale de l’action morale selon la conscience, en affirmant que la conscience aspire à une norme dictée par la raison objective ou dans ses premiers principes intuitifs (syndérèse), ou dans ses expressions rationnelles plus complexes (loi naturelle) ; il résulte de cela que la conscience ne crée pas sa norme morale, mais qu’elle doit l’accepter et l’appliquer (cf.
Rm 2,14-15 2Co 1,12 St. TH., I 79,13).La conscience est un oeil intérieur qui voit ; elle n’est pas la lumière, qui fait voir en soi, ou mieux : elle n’est pas ce que nous devons faire. C’est pourquoi la conscience peut commander dans la mesure où elle obéit (cf. platon, Apol. de Socrate : la science comme obligation morale).

Bien compris, ceci peut être extrêmement important, parce que nous sommes ainsi avertis que la conscience a besoin d’un gouvernement qui la transcende ; c’est l’exigence qui découle de la raison ; laquelle à son tour a besoin d’être instruite par l’enseignement naturel, si cela peut suffire ; ou bien par la foi et par le magistère qui la propose, lorsque la raison ne suffit pas. Avec deux observations qui en découlent : la première regarde la nécessité de distinguer la conscience purement psychologique et l’expérience de notre vie influencée par la conscience morale qui ne fait que nous guider dans la classification du bien et du mal, du licite et de l’illicite ; et cela nous soutient dans l’exercice du libre choix, autonome et responsable. L’autre observation nous montre la raison d’être d’une vertu dont le monde aujourd’hui ne veut plus entendre parler, c’est-à-dire de l’obéissance qui ne supprime pas la liberté personnelle, mais la met en oeuvre quand l’ordre des choses exige qu’une autre volonté, c’est-à-dire l’autorité, propose à notre volonté son comportement raisonnable (cf. St. TH ., II-II 104,1).

Aujourd’hui, un discours sur l’obéissance et sur l’autorité qui est son ministre, est-il encore possible ? Que de fortes paroles, et le plus souvent, des paroles sacrées, semblent se dresser comme d’insurmontables obstacles devant ce binôme : obéissance-autorité, et c’est : liberté, libération, égalité, droit de l’homme, démocratie, pluralisme, indépendance, homme adulte, autonomie, etc. Ne disait-il pas, Saint-Thomas, que tous les hommes sont naturellement égaux, omnes homines natura sunt pares (St. TH ., II-II 104,5; cf. Si 19,14-15) ? pourquoi, alors, introduire dans les rapports humains le dénivellement de l’autorité et le mécanisme de l’obéissance ?

Nous sommes conscients de la méfiance de l’homme moderne envers le principe de l’autorité et envers l’aspect légal de l’obéissance ; mais, comme il est facile de le penser, nous croyons qu’un discours au sujet de ce binôme peu apprécié : autorité-obéissance, est toujours nécessaire et bénéfique, s’il est conçu dans les termes corrects et voulus auxquels le langage du Concile nous a invités et auxquels l’Eglise est en train volontiers de s’adapter uniformément ; d’autant plus que c’est proprement du côté des adversaires les plus astucieux tant de l’autorité que de l’obéissance que l’emploi des deux termes semble se convertir en un abus des plus graves.

L’autorité, non dominatrice, non égocentriste, mais éducatrice et modératrice, au service de tout homme et spécialement de toute organisation collective, une telle autorité est absolument nécessaire. Est tout aussi nécessaire, celle qu’a déléguée l’autorité divine, qui, dans l’Eglise de Dieu, a été élevée à la qualité et à la fonction pastorales avec le suffrage institutionnel du Christ et qui s’est affinée dans l’expérience des Saints et de l’histoire.

En corrélation avec l’autorité, il y a l’obéissance : celle-ci n’est ni simple passivité, ni passive acceptation due à l’intérêt ou à la peur; elle est une expression d’unité, de fidélité et de charité, dans l’articulation du Corps mystique et social du Christ, c’est-à-dire son Eglise : surabondent en ce domaine les textes des Saintes Ecritures, les voix et les exemples des Saints, les épreuves souvent répétées des protagonistes du royaume de Dieu dans l’histoire ; un royaume qui trouve dans l’obéissance humble et généreuse de ses promoteurs le ciment solide pour sa construction et le témoignage éloquent de sa charité animatrice : Tertullien (entre les II° et III° siècles) en tire un sujet pour son Apologétique, attribuant aux persécuteurs cet éloge caractérisant les chrétiens de ce temps : Vide inquiunt, ut invicem se diligant (tert., Apol. n. 39 ; PL 1, 471).

Nous citons la phrase mémorable pour nos Frères et pour nos Fils ; avec une intention affectueuse également pour ceux qui préfèrent aujourd’hui suivre les voies de la dissension, de la contestation, de la désagrégation de notre Sainte Eglise, qui attend d’eux des preuves bien différentes de leur prétendue communion, celles précisément de l’obéissance, de la concorde et de la charité.

Que notre Bénédiction Apostolique soit reçue par tous ceux qui accueillent ces voeux.





31 juillet 1974: LE VRAI SENS DE LA LIBÉRATION CHRÉTIENNE

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Chers Fils et Filles,



Un thème d’étude et de pensée aujourd’hui très fécond pour la vision chrétienne du destin religieux de l’humanité est celui de la libération.

L’amplitude du thème et sa profondeur sont dues à ceci : il fait coïncider le concept de libération avec celui de salut : on comprend alors pourquoi l’on peut parler de théologie de la libération. Dieu est l’artisan du salut de l’homme ; nous pouvons, dans un but mnémotechnique, condenser ce grand dessein dans les paroles prophétiques d’Isaie : Deus ipse vehiet et salvabit vos : Dieu viendra lui-même et vous sauvera (
Is 35,4). C’est un dessein qui, d’abord, s’étend sur l’histoire du Peuple Elu ; puis, avec le Christ, sur l’histoire toute entière du monde (cf. Da 7,14) ; la création elle-même semble dominée par une intention salvifique (cf. Is 44,24) qui devient évidente dans la rédemption, ainsi que Saint Paul l’énonce de manière explicite : « Elle est bien vraie, la parole, et digne de toute créance : le Christ Jésus est venu en ce monde pour sauver les pécheurs... » (1Tm 1,15 1Tm 2,4 Lc 19,10). Jésus, le nom lui même le dit, est le Sauveur (Mt 1,21).

Le salut présuppose une condition malheureuse, une condition de ruine et de condamnation, comme l’était et comme l’est précisément celle de l’homme après la chute d’Adam et depuis la transmission du péché originel à toute sa descendance. Nous connaissons l’oeuvre du Christ: le salut qu’il nous a apporté est une rédemption, au moyen du Sacrifice de la Croix et de la Résurrection ; Il nous a «justifiés», faisant de nous, par le baptême, des associés dans sa mort et dans sa nouvelle vie ressuscitée (cf. Rm 4,25 Col 2,12-14).

Aussi, l’oeuvre du Christ est-elle une libération ; Libération de quoi ? Libération de la mort à laquelle nous avait destinés le péché, qui est l’arrachement de notre vie à sa source première, et vraie et nécessaire, de la Vie divine.

Dans un ordre éminent, le Christ opère en nous une nouvelle création (Ga 5,15 2Co 5,17). La réconciliation avec Dieu, que le Christ a obtenue pour nous, nous fait revivre, aujourd’hui dans la grâce, demain dans la gloire, quand sera réalisée pour nous l’heureuse promesse de cette dernière et triomphante libération.

La théologie du salut peut donc être annoncée dans cette vision réalisable de libération. La force expressive de ce mot a son importance dans l’enseignement — disons mieux : dans la théologie présentée aux hommes de notre temps ; ceux-ci, en effet considèrent avec juste raison la liberté comme un des sommets de l’idéal humain ; et au cours de l’histoire en évolution, leur sensibilité aux maux qui sous de multiples formes oppriment une très grande partie de l’humanité est devenue plus intolérante et plus exigeante de libération. Un mot digne par conséquent du vocabulaire chrétien. Mais pas seulement pour sa signification verbale, pour l’efficacité de son expression ; mais plus spécialement pour le contenu auquel il se réfère. Il est vraiment un sage celui qui comprend ce qu’est la libération qui, ainsi que nous l’enseigne notre foi et partiellement notre expérience, est opérée dans le destin de notre vie en vertu du salut apporté par le Christ ; être admis à une réelle réconciliation avec Dieu et relevés des tristes conséquences du péché ; être délivrés du cauchemar de la fatalité du mal et de l’obscurité de la mort ; être rassurés sur la nature et la finalité non maléfique, mais providentielle de la douleur; être revivifiés, après l’étreinte du désespoir et après le doute sur le manque de sens de notre existence, réanimés dans l’espérance (« dans l’espérance, nous avons été sauvés » écrivait St Paul dans son Epître aux Rm 8,24) ; et, encore, avoir été assumés dans l’économie et à l’école de l’amour, ... est un tel bonheur, est une telle nouveauté, et disons-le est un tel mystère que cela mérite vraiment une réflexion théologique de notre part ; et d’autant plus que nous savons que c’est la Vérité qui nous rend libres (cf. Jn 8,32).

Mais encore : la libération chrétienne a un pouvoir régénérateur : elle nous rend bons, optimistes, actifs et intelligents dans l’exercice du bien, au-delà de nos intérêts personnels. Elle dégage des liens de l’égoïsme, de la peur, de la paresse ; elle permet à notre libre personnalité de s’épanouir dans l’activité sociale avec le sentiment de solidarité qui l’inspire ; les hommes ne se présentent plus à nous comme une masse écrasante d’étrangers, ou de concurrents ou d’ennemis mais comme une foule agréable de semblables, de frères, auxquels il est de notre devoir — et tout à notre honneur — d’accorder notre amour et notre service. La valeur sociale de la libération chrétienne jaillit de la charité, devient précepte et héritage du disciple du Christ : une conception nouvelle, donc, de la vie sociale nous empêche de cristalliser, par l’inertie, des conditions humaines lorsque celles-ci favorisent les injustes inégalités et la richesse égoïste, comme elle nous enseigne également que, jailli de la haine, de la violence ou de la vengeance, le dynamisme social ne conduit ni à la liberté qu’on ambitionne, ni au véritable progrès humain.

C’est pourquoi, il faudra veiller à ce que la libération qui naît de la foi chrétienne telle qu’elle est professée par l’Eglise Catholique, conserve sa logique et son but, polyvalent mais authentique ; qu’elle la conserve et sache s’exprimer en de fécondes et originales expressions, avec une vigueur nouvelle et une intelligente intuition des besoins que le développement de la civilisation, loin d’apaiser, rend plus évidents et plus exigeants. Veiller, disons-nous, à ce que la libération chrétienne ne soit ni instrumentalisée à des fins principalement politiques, ni mise au service d’idéologies en radicale discordance avec la conception religieuse de notre vie, ni assujettie par des mouvements socio-politiques hostiles à notre foi et à notre Eglise, comme ne le démontre que trop aujourd’hui une expérience mondiale et actuelle. Ne soyons pas aveugles !

La libération chrétienne ne saurait assumer une signification différente — peut-être même contraire, parfois — de sa valeur originelle ; il en serait probablement ainsi si elle devenait synonyme de luttes imposées comme a priori et comme programme d’action entre les classes sociales, aujourd’hui plus que jamais appelées par les lois mêmes du progrès économique à concevoir leurs rapports en termes de complémentarité, de ce-participation et de collaboration, au lieu de les pousser vers l’éblouissant mirage d’une radicale révolution sociale, destinée à se résoudre dans un dommage commun et peu facile à réparer. Les structures juridiques, qui seraient devenues oppressives et injustes, doivent, certes, être soumises, non pas à des « analyses » matérialistes — en grande partie dépassées — comme si ces « analyses » étaient réellement libératrices et intégralement humaines, mais avant tout à la critique sage, cohérente et efficace des principes sociaux et religieux chrétiens, enseignés et proclamés avec courage évangélique ; ceci est quelque chose que l’Eglise également, rangée aux côtés des Maîtres de la doctrine, peut et doit faire par la voix de ses Pasteurs et du Peuple fidèle ; puis, ces structures doivent être réformées grâce à l’action éclairée et pressante des bons et libres citoyens pour qui ces mêmes principes chrétiens, loin d’être un frein encombrant, peuvent servir de lumière inspiratrice et d’incomparable stimulant de régénération tenace d’une société pacifique et moderne, ordonnée selon une justice parfaitement à jour et dans un amour civique toujours fraternel.

Comme vous le voyez, nous nous trouvons en plein dans le champ de l’actualité. Nous y sommes, tout en éprouvant de grandes souffrances pour les multiples situations sociales et internationales où ne règnent pas encore assez de liberté et de justice pour fonder un véritable progrès et une paix authentique. Mais nous y sommes aussi, animés d’une grande confiance dans les énergies libératrices intrinsèques du christianisme et de l’Eglise ; et nous y sommes enfin, emplis de l’invincible espoir qu’aux hommes de bonne volonté l’aide tonifiante et libératrice de Dieu ne manquera jamais.

Que confirme ces voeux notre Bénédiction Apostolique !






Catéchèses Paul VI 10774