Catéchèses Paul VI 13114

13 novembre 1974: ANNÉE SAINTE : DÉBUT D’UNE NOUVELLE VITALITÉ CHRÉTIENNE

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Chers Fils et Filles,



L’Année Sainte, est maintenant à nos portes, pour Rome aussi, son siège caractéristique et central. Il faut disposer nos âmes à percevoir ses grandes leçons et à se plier effectivement à la discipline qui lui est propre.

Nos âmes ! sont-elles prédisposées ? sont-elles préparées ? A personne n’échappe la disposition psychologico-morale dans laquelle elles se trouvent généralement, une disposition portée à accueillir avec pleine et salutaire application cet exercice spirituel qu’est l’Année Sainte. Voulons-nous rechercher simplement et sommairement pourquoi ?

La réflexion se fait avant tout subjective. Chacun fait son propre examen à propos des influx spirituels du climat religieux et ecclésial dans lequel nous vivons aujourd’hui. Heureux ceux qui jouissent d’une normale maîtrise d’eux-mêmes et qui peuvent, sans difficulté, entreprendre l’effort ascétique que le programme de l’Année Sainte présente à chacun et à tous pour répandre dans les âmes et dans l’Eglise toute entière cette nouvelle vitalité chrétienne qui devrait caractériser ce dernier quart du XX°siècle et préparer la nouvelle génération aux grands problèmes du christianisme, au cours du prochain siècle. Toutefois, même au sein de l’Eglise, on ne se trouve pas toujours dans un tel état favorable. Il semble, en effet, qu’un certain sentiment d’incertitude intérieure, une incertitude au sujet, de sa propre définition même, fait obstacle à un accueil facile et confiant du plan spirituel de l’Année Sainte. Comment situer cette incertitude ? Chacun peut tenter de s’analyser, de faire son propre diagnostic. Nous nous limitons ici à indiquer un phénomène actuellement assez répandu et qui donne un nom à cette incertitude : c’est une crise d’identité. Qu’entendons-nous par là ? Nous voulons dire qu’une analyse subjective faite au sujet de notre propre existence se perd dans le vide, c’est-à-dire dans un doute. Et lorsqu’il n’est pas simplement une méthode et une hypothèse, c’est-à-dire un moyen de recherche et de processus intellectuel, mais plutôt une contestation intérieure, pessimiste, de notre certitude habituelle, le doute peut devenir un gouffre qui ébranle et engloutit le château logique et moral de notre propre mentalité habituelle. Dans ce cas, au lieu de mener à l’exploration de la vérité, le doute porte à l’obscurité spirituelle, à la tristesse, à l’ennui, à l’audace iconoclaste contre notre propre personnalité.

Etrange à dire dans notre siècle illuministe, fier et assuré de ses propres conquêtes scientifiques, le doute est un virus contagieux et assez répandu dans la pensée spéculative — donc, religieuse également — de notre époque.

Il serait long d’en rechercher les origines philosophiques qui ne pourraient pas ne pas imputer à un célèbre philosophe, Descartes, le tournant imposé à la raison, en quête de la certitude, la déroutant de la voie maîtresse de l’évidence intellectuelle sur celle, restreinte et subjective, de l’expérience psychologique. Vous souvient-il de ce : cogito ergo sum (je pense, donc je suis) ? et du crédit, grand et mérité, au caractère certain de la pensée mathématique ? Mais le fait est que le comportement mental de douter est devenu commun, qu’il est encore aujourd’hui de mode comme un genre d’élégante modestie de la pensée, se satisfaisant plus d’opinions que de vérités, et disposée à substituer empiriquement les lieux communs de la mentalité courante aux exigences logiques d’une doctrine plus sûre. Il en découle des conséquences graves et imprévues. La contestation négative de la jeunesse d’aujourd’hui peut dériver également de la découverte de l’infirmité logique de la pensée profane moderne, et de l’autorité usurpée des faux dogmes commodes d’une coutume sociale déterminée. Le jeune a l’intuition qu’à la base de ce système mental commun il y a l’incertitude, le doute ; que c’est un système édifié sur le sable : et voilà pourquoi il proteste.

Si bien qu’aujourd’hui, douter est devenu un comportement habituel et général : tout est remis en question. La manie du changement semble offrir un remède contre l’incertitude et la méfiance qui envahissent la mentalité publique. Ce n’est d’ailleurs pas toujours sans avantages et progrès pratiques : de cette manière le monde se transforme et progresse ; mais c’est plutôt le coeur de l’homme qui en souffre et aspire inconsciemment à cette vérité et à cet amour que ne peut donner le monde extérieur mais seulement le Maître intérieur, qui vient à notre recherche sur les chemins de la raison illuminée par la foi (cf. st augustin, De vera religione 39, 73 ; PL 34, 154 ; et De civ. Dei, 11, 26 ; PL 41, 340). Quant à ce qui nous intéresse maintenant, nous rappellerons combien il est contraire au génie du catholicisme, au Royaume de Dieu, de se complaire dans le doute et dans l’incertitude au sujet de la doctrine de la foi ; celle-ci nous invite, certes, à une étude continuelle et progressive, mais en partant de quelques vérités sûres pour atteindre d’autres vérités qui en sont l’approfondissement et permettent d’en jouir.

Il serait nécessaire, en ce qui nous concerne à présent, de reprendre confiance dans l’anthropologie propre à notre pensée chrétienne (cf. G. bevilacqua, La luce nelle tenebre, ch. IV) et d’entreprendre notre démarche vers cette nouvelle étape de notre vie, une lampe à la main, c’est-à-dire sûrs de nous-mêmes, de ce que nous sommes, d’où nous venons et vers où nous allons. L’homme, qu’est-il ? que signifie la vie humaine ? Il faudrait avoir surmonté les fatales théories de la dégradation matérialiste pour reconstruire une science positive et dynamique de notre vie. Nous ne pouvons pas être, selon l’image de l’Apôtre Paul, « comme des enfants, ballottés et emportés à tout vent de la doctrine, au gré de l’imposture des hommes et de leur astuce à se fourvoyer dans l’erreur. Mais, partisans de la vérité, que la charité nous fasse parfaitement croître vers Celui qui est la Tête, le Christ » (
Ep 4,14-15).

Il faut reprendre confiance dans la raison humaine qui fonde sa certitude sur l’évidence des principes, sur la rigueur logique du processus mental et sur l’apport décisif d’une foi digne d’être crue (cf. Actualité de St. Thomas, Desclée, 1972).

Il faut que nous surmontions la crise au sujet de notre propre identité. Qui suis-je ? Pour répondre à cette question, la doctrine de la grâce nous vient en aide. Chacun peut répondre : je suis fils de Dieu, je suis un « chrétien », je suis un temple de l’Esprit Saint, je suis un membre de l’Eglise ; je suis un pauvre homme de la terre, mais en route vers le ciel... Mieux, je suis une personne, un « saint » sur qui est imprimé un sceau indélébile qui, avec le baptême, avec la confirmation, et — si on en a eu l’immense fortune —- avec l’ordre sacré, je suis assimilé au Sacerdoce du Christ (cf. St. TH., III 3,0) ; puis, si un lien spécial, le voeu, m’a ouvertement engagé à sa suite, je vois ma vie, ma personnalité, pénétrées de coefficients de perfection dont il n’est plus licite de douter et dont il n’est plus possible, sans faire violence à mon être naturel et surnaturel, de m’écarter.

« Nous étions autrefois dans les ténèbres, dit encore Saint Paul, mais nous sommes maintenant dans la lumière du Seigneur; en avant! Comportez-vous comme des enfants de lumière » (Ep 5,8).

Maintenant nous pouvons avancer nos pas sur la voie de l’Année Sainte. Avec notre Bénédiction Apostolique.

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Et maintenant, nous sommes heureux de saluer les responsables des Mouvements familiaux catholiques internationaux.

Chers Fils, nous ne cessons d’apprécier votre travail d’Eglise, si actuel et si exigeant! Assurément une partie de l’opinion publique semble se complaire à souligner la crise de la famille et laisse même entendre que cette structure fondamentale de la société a fait son temps. Les crises ont cela de bon qu’elles provoquent à la réflexion profonde et à l’action concertée. Poursuivez donc votre chemin avec le grand esprit d’écoute et de discernement, de réalisme et d’enthousiasme, de fermeté et d’humilité, qui anime votre service chrétien des communautés familiales. Il n’est pas possible d’évangéliser I’homme contemporain sans lui annoncer le message du Christ et de l’Eglise sur l’Amour, le Mariage, la Famille.

Nous demandons au Seigneur de faire abondamment fructifier, dans chacun de vos mouvements, le dynamisme et la collaboration qui ont marqué cette rencontre romaine, et en son Nom, nous vous bénissons de grand coeur.

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Aux trois cents guides des pèlerins de l’Année jubilaire, nous A adressons notre joyeux salut et nous exprimons notre vive gratitude pour avoir répondu si nombreux à l’appel du Comité Central de l’Année Sainte qui est aussi notre appel.

Nous savons que vous êtes très heureux de bénéficier de la présente session de préparation à vos responsabilités imminentes. Vous serez plus heureux encore de donner votre temps, votre savoir et votre coeur aux foules qui viendront de partout recueillir les grâces précieuses du Jubilé. Nous voudrions surtout qu’à travers l’heureuse variété de vos personnalités, une conviction s’empare de vous tous: le Seigneur a besoin de vous! Il a besoin de la ferveur de votre foi, Il a besoin de la délicatesse de votre accueil pour faire entendre, à tous vos frères, la symphonie qui monte sans cesse du passé et du présent de cette Ville unique au monde. Le thème, toujours repris, demeure unique à travers les vicissitudes et les merveilles de l’histoire chrétienne: l’Eglise est le corps du Christ qui grandit à travers le temps et l’espace. Pour rejoindre le coeur et la tête de l’Eglise visible, il n’est pas de lieu plus signifiant que la terre ensanglantée par le martyre des Apôtres Pierre et Paul. Nos souhaits fervents vous précèdent déjà et vous accompagnent tout au long de votre beau service de l’Année Sainte. Avec notre Bénédiction.

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Nous voulons aussi adresser un mot aux Religieuses du Conseil de l’Union internationale des Supérieures générales.

Soyez d’abord assurées que nous portons sans cesse vos graves préoccupations dans le secret de notre prière. Nous savons que l’évolution rapide de notre monde peut quelquefois vous faire douter de ce que vous faites pour la judicieuse adaptation de vos Congrégations aux nécessités de l’apostolat moderne. Nous voulons aujourd’hui encore confirmer votre foi et votre espérance! Vous ne sauriez vous égarer, et vous ne sauriez décevoir vos familles religieuses, en cherchant sans cesse les sentiers qui conduisent vers les plus hauts sommets de la vie consacrée. Certes, vos échanges actuels sur «le rôle de la religieuse dans l’évangélisation» doivent faire apparaître que beaucoup de vos soeurs éprouvent la nostalgie d’un témoignage évangélique mieux incarné et plus responsable. Cette nostalgie doit être rigoureusement accompagnée par une autre nostalgie, celle de la sainteté. Les paroles d’un écrivain bien connu, nous reviennent à la mémoire: «Plus une femme est sainte, plus elle est femme». C’est bien ce témoignage que le monde contemporain attend de toutes les religieuses, même et surtout lorsque ce monde leur murmure des appels à vivre comme les autres.

Pour soutenir vos efforts et vos initiatives, nous vous bénissons de tout coeur.




20 novembre 1974: ANNÉE SAINTE : S’INTERROGER SUR L’AUTHENTICITÉ DE NOTRE PENSÉE RELIGIEUSE

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Chers Fils et Filles,



Pour entreprendre l’effort religieux que la célébration de l’Année Sainte demandera à chacun de nous, il faut une certaine sécurité spirituelle sans laquelle la pédagogie propre de cette période aurait difficilement prise sur nos âmes. Dans une de nos précédentes allocutions nous avons parlé d’un certain état d’incertitude subjective, de doute, au sujet de notre propre identité, ce qui, s’il n’est pas surmonté par un état logique, psychologique, moral, de normale sécurité intérieure, rendrait inutile toute tentative de renouvellement explicite et progressif personnel. Il n’est pas possible de bâtir sur la sable. Le doute sceptique et pessimiste au sujet de sa propre identité, au sujet de sa propre vie, stérilise tout effort de développement religieux et moral. C’est ce que nous disions. Mais nous devons compléter cette analyse subjective en faisant mention d’une analyse objective non moins générale ni moins indispensable ; de celle-ci nous pourrions dire qu’elle est la vérification de l’authenticité de notre pensée religieuse. Sommes-nous certains de posséder une vérité suffisante sur laquelle élever l’édifice de notre foi ?

Cette observation intéresse un panorama très ouvert parce qu’elle étend son interrogation à toutes les questions concernant la réalité de nos croyances religieuses. Aujourd’hui, tout est investi par une problématique inexorable qui pourrait décourager notre désir de vous donner, de quelque manière appropriée, une réponse suffisante et persuasive. Notre doute, d’intérieur qu’il était, se fait extérieur. C’est comme si notre démarche, fût-elle même franche et courageuse, se poursuivait dans l’obscurité. De psychologique, le doute se fait ontologique. Le problème de la vérité assaille notre conscience, non plus seulement dans sa capacité à saisir la réalité, mais dans son effective conquête, dans la définition concrète, que nous donnons de cette réalité. Sur ce front également, la mentalité moderne, rapportée à la religion, semble vaciller dans les ténèbres : que peut-on réellement trouver de vrai dans ce domaine mystérieux ? commente-t-elle.

Il est cependant intéressant de noter deux choses : l’une, triste ; l’autre, heureuse. La mentalité moderne a horreur — ce qui n’est certes pas un mérite — de cet exposé de la vérité religieuse que dans le langage de notre système nous appelons apologétique. La défense logique de notre religion n’y rencontre pas d’auditeurs attentifs et assidus. Par contre, notre religion ne pourra s’empêcher, à n’importe quel moment de son contact avec notre esprit de se justifier elle-même, avec des titres probants, même face aux controverses adverses. Nous devons être, disait Saint Pierre dans sa 1ère Epître : « toujours prêts à donner satisfaction à quiconque (nous) demande raison de (notre) espérance » (
1P 3,15). L’apologétique demeure et ne refuse pas son indispensable et tacite service, même lorsqu’il n’est pas explicitement sollicité ; mais aujourd’hui, dans le domaine religieux, on a moins d’attirance vers l’expérience que vers le raisonnement. Le spiritualisme charismatique est préféré au dogmatisme rationnel. Et ce n’est certes pas nous qui ferons fi de cette admirable voie qui permettrait de récupérer la vérité religieuse, à condition cependant que cette voie soit authentique ; à ce propos, écoutons Saint Paul, Maître des charismes : « Mes frères, aspirez à la prophétie, mais n’empêchez point que l’on parle les langues. Et que tout se passe avec ordre et décence » (1Co 14,39-40). Et voici maintenant la seconde chose intéressante : la nouvelle génération des jeunes, consciente des profondes exigences de la pensée, déçue par le matérialisme dominant et avide d’une certitude qui soit le pain de son esprit — d’autant plus que la certitude scientifique célèbre plus un indiscutable triomphe qui ne la rassasie cependant pas et au contraire la laisse sur sa faim — la jeunesse, donc, aspire, probablement de manière inconsciente, à cette Vérité que le Christ a fait figurer dans sa propre définition : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie... » (Jn 14,6) ; « Je suis la lumière du monde... » (Jn 8,12).

Besoin de vérité ? Surgit alors le problème de l’authenticité qui, comme un lieu commun mental revenant sans cesse, assaille l’homme moderne, le problème de la vérité vraie. L’esprit humain se laisse si facilement abuser « imagini di ben seguendo false » (dante, 11, 30, 131), que: l’attitude critique, caractéristique, elle également, de la mentalité actuelle, semble exclure l’espoir de parvenir jamais à la vérité vraie, c’est-à-dire à la vérité authentique, confirmée par des titres irréfutables qui la disent strictement égale à la vérité.

Eh bien, que l’on prenne donc acte de l’optimisme de la pensée catholique. Elle est certaine, par don divin, de l’authenticité de ses conquêtes privilégiées. La commémoration récente du septième centenaire de Saint Thomas d’Aquin, nous en a répété la certitude éternelle ; il faudra que nous en reparlions bientôt. Il est nécessaire que nous retournions à son école, comme à celle d’autres sages de son temps et du nôtre pour réacquérir l’art et la confiance de la pensée humaine : « travaillons donc à bien penser... » nous conseille Pascal.

Encore deux mots, suggérés cette fois encore par la chronique de notre époque, à propos de l’authenticité de notre pensée et de celle de la pensée religieuse. On a parlé de la foi comme de la base unique de notre certitude religieuse ; sola fides, enseignait la tradition protestante; et pour la foi : sola scriptura, refusant ainsi la Tradition et le Magistère ecclésiastique. Rappelons, par contre, pour faire recours immédiatement à la solution qui nous intéresse, la parole du récent Concile : « La Tradition Sacrée, la Sainte Ecriture et le Magistère de l’Eglise sont entre eux, selon le très sage dessein de Dieu, tellement liés et associés qu’aucun d’eux n’a de consistance sans les autres et que tous contribuent en même temps de façon efficace au salut des âmes, chacun à sa manière, sous l’action du seul Saint-Esprit » (Dei Verbum, DV 10).

Soyons jaloux de cette authenticité de notre doctrine qui doit être la base de notre pensée et de notre vie ; et ne croyons pas que l’authenticité immobilise la recherche, c’est-à-dire la faculté d’étude et d’approfondissement de la vérité religieuse ; elle est plutôt la réserve et le stimulant de notre amour pour la divine Sagesse, laquelle, comme le disait Saint Augustin : amore petitur, amore quaeritur, amore pulsatur, amore revelatur ... (De Mor. Ecd. Cath. I, 17, 31; PL 32, 1324).

Avec notre Bénédiction Apostolique.

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Nous avons aussi le plaisir d’adresser un mot de bienvenue aux membres de la délégation française venue a Rome pour la célébration du sixième centenaire de Pétrarque. Vous faites partie de ceux qui, dans une société souvent insoucieuse de son enracinement, s’efforcent de mettre en valeur l’héritage culturel qu’il importe, plus que jamais, de sauvegarder et de mettre en valeur. Nous vous souhaitons, Mesdames et Messieurs, de voir vos efforts rencontrer le succès qu’ils méritent, et nous vous encourageons à ouvrer toujours plus pour intégrer efficacement les sources du passé a la culture de notre temps.

Avec notre bénédiction Apostolique.




27 novembre 1974: LA CRÉDIBILITÉ DE L’ÉGLISE

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Chers Fils et Filles,



Pour parvenir au plan — un haut-plateau — qui doit servir de base à la célébration de l’Année Sainte, désormais au seuil de sa période romaine, nous avons encore à monter d’un nouvel échelon; après celui de l’identité chrétienne et celui de l’authenticité dans l’orthodoxie catholique, déjà franchis de manière idéale au cours de nos précédentes rencontres, il s’agit maintenant de l’échelon de la crédibilité.

En réalité, dans la terminologie théologique habituelle, le terme « crédibilité » a un sens complètement différent de celui qu’on lui attribue dans le langage courant d’aujourd’hui. En théologie, la crédibilité est « l’aptitude d’une affirmation à être acceptée de foi divine du fait que Dieu l’a révélée » (A. gareil, D Th C, III, II 2202 ; denz.-sch.
DS 3008-3033). Il s’agit d’une propriété inhérente à une vérité qui est, en soi, non pas évidente mais digne de foi parce que confirmée par l’autorité relevant de Dieu, et devenue évidente pour des raisons extrinsèques qui en rendent l’acceptation raisonnable. Le fidèle « ne croirait pas s’il ne se rendait pas compte qu’il faut croire » les choses soumises à un acte de foi de sa part. « La foi exige, en effet, un consentement de la pensée étayé par des raisons suffisantes » (cf. St. TH., II-II 1,4). Saint Augustin dit très bien : « En fait, la foi possède des yeux et grâce à eux elle peut, d’une certaine manière, voir qu’est vrai ce qu’elle ne voit pas encore ; des yeux qui lui permettent de voir, en toute certitude, qu’elle ne voit pas encore ce qu’elle croit » (Ep. 120,8 PL 33, 456, cf. également Sermo 88,4 PL 38,541 et de Praed. Sanct. 2, PL 44,962; nullus quippe credit aliquid, nisi prius cogitaverit esse credendum).C’est un des chapitres majeurs — et aussi des plus délicats — de la doctrine relative aux préambules de la foi : une possibilité raisonnable de croire, c’est-à-dire la crédibilité; un devoir raisonnable de croire, c’est-à-dire la crédentité (cf. P. rousselot, Les yeux de la foi, Rech. sc. relig., 1910).

Mais en ce moment nous ne considérons que la signification morale et sociale de la crédibilité; c’est-à-dire que nous voulons savoir à quel titre une personne, une institution ou l’Eglise elle-même méritent qu’on prête foi à ce qu’elles sont ou à ce qu’elles disent, ce titre se déduisant de leur comportement pratique, de leur attitude. Le recours à ce titre pour en tirer un motif de foi ou de confiance, introduit dans la logique religieuse un critère réducteur de valeur discutable ; un tel procédé restreint en effet le champ des preuves capables d’étayer l’adhésion à la foi et à la confiance dans un critère extrinsèque en soi à la logique de la vérité ou à sa mesure, subjective et facilement arbitraire et restrictive ; il importe cependant d’admettre que sur le plan pratique il n’y a là rien d’illégitime. L’autorité persuasive d’un Maître ne se déduit-elle pas bien souvent de l’estime que lui valent ses qualités morales ? La force apologétique d’un témoignage ne dépend-elle pas souvent de la vertu de celui qui le porte ? Et nous-mêmes ne faisons-nous pas grand cas de ce témoignage extrême que l’on appelle « martyre » ? Par contre, la propagande, la prédication, la profession idéologique ne sont-elles pas vidées de tout pouvoir lorsqu’elles ne sont pas soulignées par une honnêteté morale concomitante ? Pour convaincre celui à qui on entend l’annoncer, une idée doit être vécue. Souvenez-vous, dans l’Evangile, le Seigneur a fait de nombreux reproches aux pharisiens, les accusant, aux derniers temps de sa prédication publique « de dire et de ne pas faire » (cf. Mt 23,3 et ss.). Distraire son comportement de la doctrine constitue un désordre que le Christ a souvent blâmé avec vigueur ; il a qualifié cette attitude d’hypocrisie, d’offense à la vérité, d’intolérable péché. Suivre le Christ comporte une logique aussi sévère que populaire. Durant le récent Synode, un Evêque de l’Inde citait une sentence du Mahatma Gandhi : « I like Christ ; I dislike Christians for they are unlike Christ », le Christ me plaît, mais les chrétiens ne me plaisent pas parce qu’ils ne sont pas semblables au Christ.

Nous trouvons en tout cela un avertissement : la pensée et l’action doivent aller de pair, la profession d’une idée implique une conduite conforme, la foi et la morale doivent aller également de pair. Et ceci vaut, pardessus tout, pour l’unité intérieure et pour l’harmonie extérieure de la conscience personnelle. Nous attribuons couramment l’étiquette de sérieux à cette cohérence du comportement, à cette correspondance entre la vérité professée et la vie vécue (cf. Ep 4,15) : à bien la considérer, la sainteté est précisément cette synthèse de la foi convaincue et de la charité agissante et généreuse. Et si nous voulons rendre effectif et durable le renouvellement mis au programme de l’Année Sainte, il faut avant tout que nous le rendions croyable pour nous-mêmes; c’est-à-dire que nous devons le déduire d’une cohérence intérieure nouvelle que nous appelons conversion, metanoia (nous aurons d’ailleurs à reconsidérer cette question).

Mais la crédibilité se réfère habituellement à l’opinion publique qui nous juge, pas toujours de manière sage, mais toujours avec sévérité. Certes, le jugement d’autrui ne peut pas paralyser notre liberté, mais il peut servir à notre auto-critique. On nous veut cohérents en conduite autant qu’en paroles: le sommes-nous ? On nous veut honnêtes et désintéressés : le sommes-nous ? ; simples et sincères : le sommes-nous ? « Que votre langage, dit le Seigneur, soit : oui, oui; non, non » (Mt 5,37), cela est suffisant ; et si nous sommes, peut-être justement à l’occasion de l’Année Sainte, méritoirement prodigues en expressions religieuses publiques et prolongées, c’est que nous écoutons encore une fois le divin Maître : « Ce n’est pas celui qui aura dit ‘Seigneur, Seigneur’ qui entrera au Royaume des cieux, mais celui qui aura accompli la volonté de mon Père » (Mt 7,21) ; l’esprit religieux lui-même, isolé de l’observance de la loi morale, ne suffit pas ; pour être accepté par Dieu et sembler croyable à notre prochain, un esprit religieux doit témoigner de vertus morales et sociales, simultanément (Mt 5,24). L’amour envers Dieu, c’est-à-dire la charité religieuse, le premier des Commandements, ne peut être dissocié de l’amour à l’égard du prochain, c’est-à-dire de la charité sociale, et spécialement envers la propre famille, envers ceux qui sont revêtus d’une légitime autorité et à l’égard des besoins des pauvres, des humbles, de ceux qui souffrent, de chaque frère ; en bref, envers l’homme qui a besoin de pain, d’affection, de soutien « Que sert, mes frères — a dit l’Apôtre Jacques — a quelqu’un de dire qu’il a la foi, s’il n’a pas en même temps les oeuvres ? Si un frère ou une soeur sont réduits à l’état de nudité et d’indigence, n’ayant présentement rien à manger, et que quelqu’un leur dise : ‘allez en paix, chauffez-vous, mangez à votre faim’ mais sans leur donner les choses nécessaires au corps, à quoi cela sert-il ? » (Jc 14-16).

Ainsi donc, la crédibilité de notre foi chrétienne doit être authentifiée par une conduite personnelle exemplaire, autant que possible à tous égards, spécialement dans un esprit d’amour et de sacrifice en faveur de nos frères. Souvenons-nous que tous les hommes sont, au moins potentiellement, nos frères (Mt 23,8).

Que le Seigneur nous aide à considérer l’Année Sainte sous cet aspect de crédibilité !

Avec notre Bénédiction Apostolique.





4 décembre 1974: LE DESTIN DE L’HOMME DANS LA PROSPECTIVE CHRÉTIENNE

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Chers Fils et Filles,



Nous vivons le temps liturgique qui précède la célébration de Noël, fête de la venue du Sauveur dans le monde, de l’Incarnation du Verbe de Dieu, de celui qui aura nom Jésus, le Messie. Ce temps liturgique s’appelle l’Avent, ce qui signifie expectative, préparation, désir, espérance de l’arrivée dans le monde — dans le contexte historique du Peuple élu et dans le dessein universel de l’humanité — de celui vers qui, pendant des siècles et au milieu des expériences les plus tourmentées, se sont tendues l’angoisse de l’homme pour son Salut, la vision du Roi vainqueur, de l’instaurateur de la justice et de la paix : « ce sera un enfant, prophétisa Isaïe, ce sera un fils (de notre race) ; et la puissance princière a été posée sur ses épaules, et il sera appelé des noms d’Admirable, de Conseiller, Dieu, fort, père des siècles à venir, prince de la paix. Son empire grandira, et la paix n’aura plus de fin... » (
Is 9,6-7).

Cette spiritualité — orientée vers un avenir nouveau, heureux, indescriptible et vers un Personnage extraordinaire qui synthétise en soi la figure de David, le roi idéal, et la transfigure en une personnalité transcendante, libératrice, salvatrice et mystérieuse — parcourt tout l’Ancien Testament, devenant de plus en plus claire, et, toujours plus dégagée, elle domine la malheureuse et décevante réalité historique de la Nation qui la cultivait ; cette spiritualité la soutenait, la maintenant dans une confiance qui semblait défier les événements les plus adverses : c’est l’espérance messianique qui maintient vif dans le Peuple le souvenir des aventures séculaires du passé, les devoirs religieux et moraux hérités des Pères ; qui fait de la loi qu’ils en ont reçue la norme actuelle de leurs moeurs et qui tire de la fidélité à la tradition l’énergie nécessaire pour vivifier sa propre identité.

C’est de cette manière que Jésus était attendu. Nous connaissons l’Evangile. Les promesses furent, sous leurs apparences humaines, déçues par la figure et par la mission que revêtit Jésus — bien que cette kenosis, cette humilité de Jésus, ait été, elle aussi, prévue par les célèbres prophéties du « Serviteur de Jahvé » (cf. Is 53) — mais furent toutefois surpassées dans la réalité existentielle du Christ, vrai Fils de Dieu et vrai Fils de l’homme, qui, précisément en vertu de cette double nature, divine et humaine, vivant dans l’unique Personne du Verbe, Fils, de Dieu, consomma l’oeuvre de la Rédemption en mourant et en ressuscitant pour notre salut.

Or, l’Evangile est ce qui devrait nourrir, en chacun de nous et dans toute la communauté universelle de l’Eglise, une spiritualité analogue à celle qui nous est définie dans l’Ancien Testament, c’est-à-dire la spiritualité de notre convergence vers Jésus, notre Seigneur, Sauveur, Rédempteur, notre Maître, Pasteur et Ami, le pivot de nos destinées humaines, notre Messie unique, nécessaire et suffisant, notre amour et notre félicité. Pour nous, l’attente n’a d’autre valeur que pédagogique : la séculaire économie préparatoire à la venue du Christ. Mais le Christ est venu. Pour nous la réalité messianique est accomplie.

Voilà ce qu’est la spiritualité de Noël : en elle, l’histoire, la théologie, le mystère de l’Incarnation, notre destin humain et surnaturel se fondent et deviennent célébration, c’est-à-dire liturgie, une liturgie qui se nourrit de toute la terre, de toute l’histoire et qui s’élève, avec une amplitude cosmique, dans les cieux, dans la gloire divine.

Ceci suffirait si nous ne nous sentions cependant obligés d’ajouter deux remarques. Voici la première. Oui, le Christ est venu ; mais, par une mystérieuse et terrible disgrâce, tous ne l’ont pas connu, tous ne l’ont pas accueilli ; le Prologue de l’Evangile selon St Jean le dit sur un ton dramatique : « Il était la vraie lumière, celle qui éclaire tout homme venant au monde..., et le monde ne l’a pas connu. Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu » (Jn 1,9-11). C’est le tableau de l’humanité, celui qu’après vingt siècles de christianisme nous avons sous les yeux. Comment est-ce possible ? Qu’en dirons-nous ? Nous n’aurons pas la prétention de sonder une réalité plongée dans des mystères du Bien et du Mal. Mais nous pouvons rappeler que, pour propager sa lumière, l’économie du Christ se développe dans une coopération humaine, subalterne mais nécessaire : celle de l’évangélisation, celle de l’Eglise apostolique et missionnaire, qui, si les résultats qu’elle enregistre sont incomplets, doit d’autant plus être aidée et intégrée.

Et nous pouvons accorder à notre curiosité historico-sociologique de rechercher si notre monde moderne, comme celui dont parle la Bible, ne révèle pas de lui-même, inconsciemment, les symptômes d’un messianisme insatisfait et tendu avec angoisse vers une espérance inassouvie d’une venue messianique. Que signifie cette implacable et inquiète aspiration vers les mutations économico-politiques, vers le mirage de révolutions toujours nouvelles, sinon l’attente désespérée d’un ordre supérieur que l’homme ne saurait créer de lui-même sans mortifier la libre expression de l’homme même ? Et que signifie ce dégoût de la prospérité résultant du progrès technico-scientifique, et que rejettent les jeunes générations, sinon le besoin d’un messianisme de l’esprit et non de l’abondance matérielle ? Et la tendance, presqu’à la mode, d’exalter le Pauvre comme le type d’homme qui a besoin d’une nouvelle justice que le développement économique n’est pas capable de créer de lui-même, mais risque plutôt de négliger et d’offenser ? L’Evangile du Pauvre, quand viendra-t-il ? Et ainsi de suite. Un mythe messianique semble dénoncer follement, mais non sans une secrète sagesse, un besoin authentique, celui de quelqu’un qui dit avec la force de la vérité : « je viendrai et je le guérirai ! » (Mt 8,7).

Et la seconde remarque est celle-ci : le Christ est venu, oui : mais sa venue, pleine et heureuse sous certains aspects substantiels, n’est pas définitive ; cette venue n’est pas la dernière. Jésus viendra à la fin de ce monde « juger les vivants et les morts ». Événement eschatologique, la « parousie », nos âmes se trouvent encore à l’attendre. L’événement que nous célébrons devient à son tour prophétique et préparatoire. A quoi ? Au désir du Christ, à l’amour du Christ, à l’évaluation juste et sage de cette vie présente, qui a une valeur dans la mesure où elle nous guide et nous prépare à la vie éternelle et future.

Il faut s’en souvenir toujours.

Avec notre Bénédiction Apostolique.

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Chers Fils Oblats de Marie, Nous sommes heureux de vous saluer ce matin à la fin de votre chapitre général. Votre nombreux Institut, depuis près d’un siècle et demi, représente pour l’Eglise une immense espérance: Nous pensons au zèle déployé par tant de vos frères, pour que le message évangélique atteigne vraiment les coeurs, que ce soit dans la réflexion approfondie des retraites et des «missions», ou dans l’approch de «ceux qui sont loin». Vous avez vraiment défriché de nouveau terrains d’évangélisation. Aujourd’hui, peut-être, le mode de votre insertion apostolique peut s’avérer plus difficile; et pourtant, de toute évidence, notre monde a plus que jamais besoin de prédicateurs, d’animateurs spirituels qualifiés, de missionnaires totalement disponibles.

Dans cet apostolat exigeant, le Christ ne saurait manquer de vous soutenir; pour cela, votre vie intérieure doit se faire encore plus profonde, votre fidélité religieuse plus vigoureuse, votre soutien fraternel plus fort, votre amour de l’Eglise plus confiant. Dès lors, avec le Révérend Père Fernand Jette, votre nouveau Supérieur général, comme avec votre fondateur, Monseigneur de Mazenod - qui, Nous l’espérons, sera bientôt honoré par toute l’Eglise - avancez sans crainte. Pour Nous, Nous vous assurons de notre confiance; et Nous vous encourageons, en vous bénissant de tout coeur.





Catéchèses Paul VI 13114