Catéchèses Paul VI 12115

12 novembre 1975: UN PROGRAMME SOCIAL N’EST AUTHENTIQUE QUE S’IL EST D’INSPIRATION CHRÉTIENNE

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Chers Fils et Filles,



Dans le cadre de ce renouvellement que l’Année Sainte propose aux fidèles, il faut réserver une place, une place d’importance décisive, au précepte de la charité envers le prochain, un précepte qui trouve son application dans tout rapport avec autrui, que ce soit les membres de notre famille, que ce soit nos associés ou nos collègues dans n’importe quelle forme de rassemblement collectif ; ou, en fait, tous ceux qui appartiennent à la société humaine, peu importe si elle est proche ou distante de nos propres personnes ou de notre sphère d’intérêts.

Si l’on se réfère à la définition qu’en a donnée l’Evangile dans la parabole du bon Samaritain (cf.
Lc 10,29-37) le prochain est celui, n’importe qui, qui a besoin de nous ; une définition très ample qui déborde tous confins, et qui comprend également les étrangers (cf. Lc 14,12 et ss.) ; qui comprend aussi les ennemis (Mt 5,44-48 Rm 12,14). Ce concept, qui a un caractère d’obligation, est contraire à toute forme d’égoïsme (cf. Lc 16,19) ou d’insensibilité sociale (Mt 25,42 et ss.). Le christianisme — et nous le savons parfaitement — est amour et charité de Dieu à notre égard ; charité, mystère ineffable qui ne tend à rien de moins qu’à associer, au moyen de la grâce, notre vie à celle du Christ (Rm 5,5), et qui engendre en nous-mêmes une charité qui remonte à Dieu; une charité qui devient énergie amoureuse et stimulante vers toute effusion réclamée par la souffrance d’autrui (cf. 1Co 13,1 et ss. ; 2Co 5,14 Ph 4,9 etc.).

Il n’est donc pas possible d’imaginer un renouvellement chrétien qui ne soit pas en même temps un renouvellement dans l’amour du prochain ; nous pouvons même utiliser une expression au goût du jour : un renouvellement social. Le discours se fait maintenant plutôt important et assez délicat. Important parce qu’il pénètre dans le drame des luttes et des évolutions sociales, une caractéristique de notre époque, et qu’il tend à y apporter non seulement la formule résolutive, celle de la fraternité des hommes entre eux (Mt 23,8), mais aussi la faculté de la réaliser ; une réalisation qui exclut la lutte systématique des classes, mais se base sur la défense ou plus exactement sur la promotion de la dignité et de la liberté de la personne humaine, dans le respect envers tout autre membre de la famille humaine. C’est cela, l’aspect délicat, c’est-à-dire complexe et controversé, de la solution que l’amour chrétien — notre programme social, donc — entend promouvoir et réaliser, non pas comme simple voie moyenne, une voie de compromis parmi les deux autres formules opposées et partiales qui se disputent la maîtrise de la société : d’une part l’égoïsme libéral, ou capitalisme comme on le qualifie généralement, et d’autre part, le socialisme communiste ; au contraire ce programme social est à promouvoir et réaliser comme expression originale, organique et dynamique de la coexistence sociale, vue dans son ensemble, c’est-à-dire sans le réduire à l’obsédante lutte pour la possession des biens économiques et matériels mais en l’étendant tout autant à l’appréciation des biens supérieurs, les biens moraux, spirituels et religieux.

Nous ne nous étendrons pas sur le sujet, ne voulant pas entreprendre ici la critique des multiples questions qui surgissent quand nous considérons le fait social et les critères fondamentaux qui doivent le conditionner ; nous nous contenterons en ce moment de rappeler que le renouvellement jubilaire, auquel nous sommes maintenant intéressés passionnément, ne peut négliger cet aspect essentiel, celui de la charité sociale, à l’extension de laquelle nous devons tous, en tant qu’hommes et en tant que chrétiens, coopérer.

Et qu’il nous suffise, d’autre part, d’affirmer une fois de plus que l’application heureuse et féconde d’un authentique programme de charité sociale — qu’il soit collectif ou individuel — ne saurait se réaliser que si sa suprême raison d’être, et également ses façons les plus naturelles, tirent leur origine d’un prévoyant et permanent humanisme, et de la religion comprise comme la nôtre ; en somme comme le poème surnaturel de la charité de Dieu le Père et du Christ Sauveur, et de l’Esprit Saint à l’égard de l’humanité, ou mieux encore, à l’égard de chacun de nous. Sans l’amour vertical qui descend de Dieu et remonte vers Dieu, il n’est pas possible que soit droite la voie horizontale de l’amour de l’homme pour l’homme : ce plan d’horizontalité, ou bien reste bloqué s’il lui manque son suprême et inépuisable motif, l’amour prioritaire et souverain envers Dieu ; ou bien il dévie en expressions incomplètes ou déformées, et, en fin de compte, égoïstes et même inhumaines.

Et donnons aussi un ton renouvelé à une autre observation qui nous semble suggérée également par la présente condition historique des Peuples appelés à trouver des formules de respect réciproque et d’équilibre général ; la voici : il faut développer dans la commune conscience sociale un « esprit » d’amour, de solidarité, de service qui tempère et corrige l’égoïsme qui renaît à la cadence même du développement économique et civil, et qui éduque les hommes de notre temps à la concorde, à la collaboration, à la paix. Cet esprit est, croyons-nous, celui du Christ qui du haut de la Croix de son sacrifice nous exhorte: « Aimez-vous les uns les autres, comme Moi je vous ai aimés » (Jn 13,32) : aimer sans authentique altruisme, sans sacrifice, c’est, vraiment, chose impossible.

Qu’il en soit ainsi ! Avec notre Bénédiction Apostolique.

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Nous voulons saluer tout d’abord les très nombreuses Supérieures générales, actuellement réunies pour l’Assemblée de leur Union. Une partie importante des espérances de l’Eglise repose sur la vie religieuse, sur son développement, sur son authenticité.

C’est vous dire, très chères Filles, que l’avenir et le présent dépendent de toutes celles que vous représentez, mais aussi de la manière dont vous vous acquittez actuellement de vos lourdes responsabilités. Nous vous félicitons du thème choisi pour votre rencontre: «Consécration et mission». Il doit vous permettre de situer toujours mieux ce qui constitue l’essence même de vos différents Ordres, Instituts, Congrégations, au delà de leur riche diversité, par rapport à Dieu, à l’Eglise, au monde. Puisque la Providence a permis que vous soyez les guides des Instituts religieux et de toutes vos Soeurs, ayez toujours présentes à l’esprit les convictions claires et fondamentales concernant la consécration religieuse, qui doit être le principe de votre identité et l’âme de votre activité. Ce sont les trois voeux ou promesses qui donnent à votre vie, grâce à l’orientation radicale qu’ils lui communiquent, en vous distinguant des autres sans vous en séparer, cette cohérence supérieure, assurément très exigeante, mais qui exprime justement la fidélité à votre vocation. Or cette vocation vous a consacrées d’abord à Dieu, dans le Christ.

Nous voulons insister sur ce point: soyez des âmes de prière. D’ailleurs un renouveau se dessine en ce sens chez de très nombreux fidèles. Pour vous, ne craignez pas de rappeler fréquemment à vos Soeurs qu’un temps de véritable adoration a plus de valeur que l’activité la plus intense, même apostolique. Oui, il appartient à votre vocation de contester une société où l’on ne mise que sur l’efficacité apparente. Vos communautés doivent être par excellence des centres de prière, de solitude pour Dieu, de communion aimante à Jésus-Christ. Et que votre prière liturgique soit ardente, digne et simple, qu’elle soit un modèle d’adhésion aux directives de l’Eglise, au moment où certains cherchent le renouveau dans des fantaisies abusives et illusoires qui ne favorisent ni la communion ecclésiale, ni la profondeur de la prière. Ce sens de la prière est inséparable du sens de l’ascèse. Sachez réagir quand se manifeste une mésestime et un abandon sans discernement des moyens ascétiques traditionnels, et particulièrement de ce que l’on nomme si bien les «observances religieuses», car elles sont une forme importante de l’obéissance qui ouvre le coeur à Dieu et lui donne son élan d’amour. Tout en étant insérées dans le monde, vous devez témoigner que «vous n’êtes pas du monde», comme les disciples du Seigneur. Consacrées à Dieu, vous êtes unies au Christ et à son Eglise d’une façon spéciale. Chez vous, Filles de l’Eglise, on doit trouver, plus que chez d’autres, une estime de l’Eglise, un amour de l’Eglise, un service de l’Eglise, une disponibilité confiante envers ceux que l’Esprit Saint a institués Pasteurs de l’Eglise. Tous les laïcs chrétiens qui assistent à cette audience pourraient vous dire combien ils comptent sur votre témoignage, sur votre aide de religieuse authentique. Et vos Evêques, vos prêtres misent beaucoup sur les forces vives que vous représentez: leur mission, au plan national, diocésain, paroissial et au niveau des instances apostoliques ne peut se passer de votre contribution spécifique de femmes consacrées. Reliées au Seigneur, Filles de l’Eglise, vous pouvez alors, selon vos diverses vocations, vous tourner vers le monde pour être, à votre manière, le sel, la lumière, le ferment, dont parle I’Evangile, les témoins de la Joie de Dieu, les missionnaires de la charité et de la réconciliation. En cette Année Sainte, qui est aussi l’Année de la Femme, que votre regard se tourne vers toutes ces femmes exemplaires que Nous avons déclarées Bienheureuses ou Saintes, comme Elisabeth Ann Seton pour ne citer qu’un nom. Dieu trouve sa gloire dans de telles âmes; le monde lui-même estime et attend de tels témoignages. Vous avez par-dessus tout comme modèle la Vierge Marie. Elle est, comme Nous l’avons rappelé dans notre Exhortation Marialis Cultus, la Vierge qui écoute, la Vierge qui prie, la Vierge qui engendre le Christ et le porte au monde. Puisse-t-elle vous aider à accomplir parfaitement votre vocation, à y guider vos Soeurs. D’une façon particulière, en signe de notre confiance et de notre affection, Nous vous assurons toutes de notre paternelle Bénédiction Apostolique.

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Nous sommes heureux de saluer au premier rang de cette assistance les équipes des «Foyers de Charité». Chers amis, Nous apprécions vivement l’excellent travail spirituel accompli en chacune de vos maisons, grâce aux retraites exigeantes que vous offrez aux divers membres du peuple de Dieu. Malgré tant d’autres signes négatifs, nombre de nos contemporains manifestent aujourd’hui une faim de la Parole de Dieu et de la prière. Nous félicitons chaleureusement les Responsables de donner un enseignement doctrinal et spirituel authentique, dans un climat de silence, de charité, de dévotion mariale, qui ouvre les âmes à la conversion, approfondit leur vie avec Dieu, les provoque à l’apostolat. Puissent tous les retraitants de vos foyers de charité contribuer ensuite au renouveau spirituel des communautés chrétiennes où ils sont appelés à s’insérer! De tout coeur, Nous bénissons tous ceux qui consacrent leur vie à l’animation des foyers et ceux qui viennent y chercher un supplément d’âme.



19 novembre 1975: LE CHRISTIANISME : FONDEMENT DE L’AMOUR SOCIAL

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Chers Fils et Filles,



L’extrême importance qu’assument aujourd’hui les relations humaines, les diverses manières de les envisager et de les instaurer, nous oblige à répéter notre réflexion sur la charité envers le prochain, sachant bien que la charité c’est-à-dire l’amour surnaturel de Dieu pour nous, révélée par le Christ et communiquée par l’effusion de l’Esprit Saint, représente la valeur centrale de notre religion ou, comme on le dit aujourd’hui, de l’économie du salut et sachant tout aussi bien que cet amour (agapè, cf. C. Spicq, O.P. Agapè, 3 vol. Gabalda, 1959) que cet amour, donc, doit s’épancher non seulement dans l’effort amoureux de remonter, dans la mesure du possible mais en y mettant toute notre énergie, vers sa source (souvenez-vous du grand et premier commandement : « Tu aimeras ton Dieu de tout ton coeur... et coetera »
Mt 22,37) ; mais il doit également, cet amour, et presque d’un même élan, s’étendre vers le prochain : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (ibid., Mt 22,39).

De cette fondamentale conception théologico-morale jaillit le christianisme. Et celui-ci, qui est en très large mesure à l’origine de la socialité civile, semble parfois écrasé par l’ambition, par la puissance d’une forme plus dynamique et qui impétueuse et révolutionnaire, promeut la socialité moderne : une forme sans rapport ou plutôt en contradiction polémique avec la socialité dérivant de l’Evangile : Le Christ serait dépassé par Karl Marx ! Et l’on affirme, à notre corps défendant, que la coexistence humaine ne saurait résulter de la charité, mais de la lutte, de la violence, de l’écrasement d’une classe par une autre : et ce serait cela, l’objectif souhaitable !

Il n’est pas utile d’en dire plus, maintenant que nous trouvons dans le cadre historique contemporain toutes les données nécessaires pour en juger. Et s’il faut plaider en défense de l’Evangile, les arguments ne manquent pas pour inciter à réfléchir sur le fait que le système qui vient défier celui que nous défendons parce qu’il est chrétien, parce qu’il est humain, suppose, en principe, une réelle violation de la véritable socialité : celle-ci en effet doit être humaine pour tous, respecter les prérogatives profondes de l’homme, sa liberté, sa dignité, son égalité ; ce système au contraire appelle la haine et la lutte systématique il suppose l’égoïsme collectif comme remède de l’égoïsme personnel ou de catégorie ; il semble ignorer le caractère complémentaire des libres fonctions sociales et répudier, en tant que formule normale de la socialité, la participation ordonnée du processus tant économique que culturel et politique ; il refuse, au fond, la collaboration générale et solidaire à un juste bien-être commun, faisant graduellement abstraction des coefficients spirituels qui doivent cependant imprégner la vie d’une communauté libre et ordonnée ; au contraire, ce système prétend les remplacer par une rigide réglementation publique, tendancieusement impersonnelle et conservatrice.

Mais revenons-en maintenant à notre sujet, c’est-à-dire au thème de la charité, considérée dans son application à la coexistence collective. Nous pourrions, et devrions, étudier la charité dans son expression première et personnelle, c’est-à-dire dans cette psychologie complexe que nous nommons « le coeur » ; si le coeur n’est pas imprégné de cet amour supérieur qu’est la charité, comment notre vie pourrait-elle en rendre témoignage, extérieurement, de manière concrète et sociale ? Cette charité doit avoir ses racines dans la vie intérieure, dans l’esprit, dans l’exercice difficile et suave du sentiment de l’amour du prochain que nous a enseigné Jésus-Christ, si elle veut trouver un motif raisonnable, et une énergie suffisante pour être pratiquée dans l’oeuvre communautaire. Et, dans la simple tentative d’expérimenter si notre coeur est apte et prêt « à aimer notre prochain », nous découvrirons combien est logique, combien est nécessaire que l’amour pour le prochain trouve son fondement, sa source, sa suprême raison d’être dans l’amour de Dieu : l’amour de Dieu pour nous ; le nôtre pour Dieu. Celui qui prive l’amour social de sa motivation religieuse, évangélique, expose l’amour social à une facile lassitude, à un opportunisme et à un égoïsme renaissants, quand ce n’est pas à une dégénération violente et passionnelle. Notre premier fondement le voici : c’est la religion; la religion qui nous unit à Dieu, qui rend possible, urgent, persévérant et fécond, l’amour pour les hommes qui, en de nombreux, très nombreux cas, sembleraient indignes d’un tel amour, si celui-ci ne se nourrissait pas de l’amour de Dieu.

Puis nous nous demanderons à nous-mêmes si ce binôme de l’amour chrétien a été et est encore agissant dans notre conduite sociale. Nous devrons tous, probablement, nous reprocher d’être coupables d’égoïsme, d’indifférence, de paresse, d’ineptie timide et conservatrice. Et quelle que soit la réponse qu’y donnera notre conscience, nous devrons conclure par une simple mais grave recommandation : il faut que nous aimions plus ! Oui, bien plus ! Parce que tel est le commandement qui est la base.





26 novembre 1975: LE MYSTÈRE DE LA CROIX DANS LA VIE CHRÉTIENNE

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Chers Fils et Filles,


Ceux qui ont suivi l’Année Sainte comme une école régénératrice de la vie chrétienne se seront rendus compte, pour deux raisons principales, du caractère sérieux des thèmes religieux, moraux et spirituels qui découlent de sa célébration. Première raison : son orientation vers l’essence profonde, le caractère organique de la vie chrétienne elle-même, celle-ci n’étant pas considérée, n’étant pas célébrée sous un quelconque aspect secondaire et extérieur, mais étudiée dans ses principes fondamentaux, dans sa structure intrinsèque, dans la diversité de ses problèmes ; et poursuivie dans sa logique totale qui la relie à la conscience d’abord, et, ensuite au monde divin et au complexe social où cette vie se trouve réellement, et dans lequel elle se déroule. Recherche, donc, de l’essence, de la réalité du fait religieux qui permet de se définir chrétien. Voilà la première raison du caractère sérieux du moment spirituel que nous appelons Année Sainte.

L’autre raison qui confère ce caractère sérieux à l’Année Sainte est sa tendance, conforme à ses fins, à se graver dans les âmes comme moment décisif, définitif, permanent ; elle vise à devenir programme, à rectifier le cours futur de nos années, à nourrir d’idées, d’intentions, de grâces, toute les années que la Providence nous accordera.

Ce que nous venons de vous dire, va servir de préface au sujet que nous proposons aujourd’hui à la considération de vos âmes ouvertes à une forte et sévère leçon ; une leçon qu’avec ses pratiques religieuses de pénitence l’Année Sainte nous a déjà annoncée et qu’aujourd’hui nous condensons dans le nom douloureux, austère mais rayonnant, de la Croix.

Comme nous le savons, Saint Paul, s’adressant aux premiers chrétiens, recrutés grâce à l’annonce de l’Evangile, la Bonne Nouvelle, et invités à devenir membres de la société de l’amour, l’Eglise, Saint Paul, donc, recommandait gravement : « Que ne soit pas réduite à néant la Croix du Christ — non evacuetur Crux Christi » (
1Co 1,17). Et il faisait remarquer combien ce thème faisait taxer de folie sa prédication : « Nous prêchons, nous, un Christ Crucifié — disait-il —, scandale pour les Juifs, et folie pour les païens » (ibid. 1Co 1,23 et ss.). Et ceci est un fait qui se répète tant dans l’histoire de l’Eglise que dans la psychologie de la vie humaine : le fait d’éluder la présence de la Croix, d’éliminer des lois de la vie la douleur et le sacrifice.

A ce point, il est une remarque qui nous paraît capitale : nous savons parfaitement que le Christ nous a rachetés par sa Croix, par sa Passion et sa mort ; et nous sommes disposés à parcourir, pieusement et avec émotion, le chemin de la Croix, le chemin de la croix du Christ ; mais nous n’en sommes pas pour autant disposés à admettre que la Croix du Christ se reflète dans notre vie, notre vie en est marquée non seulement du fait du salut qui découle de la Croix du Christ, mais tout autant pour l’exemple qu’en rejaillit sur notre manière de concevoir la vie et, ce qui est plus important encore, pour la participation qu’elle exige de chacun de nous. C’est encore Saint Paul qui l’enseigne : « En ce moment — écrivait-il dans son Epître aux Colossiens, (Col 1,17) — je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Eglise ».

Oui, le chrétien doit, d’une certaine manière et dans une certaine mesure, porter la Croix du Seigneur. Avant tout avec la compréhension du « mystère de la Croix ». Compréhension ? disons mieux : réflexion, adoration, amour; nous ne pourrons jamais explorer à fond ce mystère par lequel le Christ, agneau, victime pour notre salut, s’est immolé, a accompli la retentissante métamorphose, faisant de sa mort le principe de sa future résurrection et de la nôtre (cf. Ph 2,5 et ss.). Mais au cours de cette stupéfiante méditation, nous ferons une autre découverte incomparable, celle de la philosophie de la douleur; de la valeur que peut assumer la souffrance humaine, de l’utilité de nos souffrances si nous les unissons idéalement et cordialement aux souffrances du Christ.

Utilité pour nous-mêmes : comme discipline pour corriger les désordres idéologiques et passionnels dont chacun fait l’expérience en lui-même (cf. Col 3,5 Rm 8,13). C’est la pédagogie de la mortification et de la pénitence qui doit apporter à notre art de vivre l’énergie de la liberté intérieure et de la maîtrise de soi, la force virile qui rend apte à l’exercice de toute vertu (St Th. I-II 61,3-4; II-II 123,0).

Utilité pour les autres : la croix devient amour, de service, de patience, de sacrifice pour le bien d’autrui. Elle est l’exemple, et l’oblation, qui peut donner à la vie, même la plus humble, la noblesse et la valeur de la charité, de la sainteté.

Et qu’il y ait aujourd’hui grand besoin de cette « sympathie » pour la Croix du Christ, nous avons, pour nous le rappeler, la tentation, la plus agressive peut-être, de l’époque actuelle : l’hédonisme, c’est-à-dire le bien-être, le divertissement, le plaisir, la licence, le vice, tout cela élevé à l’honneur abusif de fin primordiale de l’existence humaine. Il y a aujourd’hui trop de gens qui veulent être heureux non pas du bonheur de la bonne conscience et de la satisfaction d’un travail bien fait, mais de la jouissance de toutes choses, et de chaque instant. On recherche ce qui est facile, sensible, plaisant, instinctif, comme expression idéale de la vie. Et, malheureusement les dégradantes conséquences de cette mentalité ne sont que trop visibles.

Puisse l’Année Sainte, par contre, répandre en nos âmes la sagesse, la joie et la force de porter, en nous-mêmes la Croix du Christ.

Avec notre Bénédiction Apostolique !





3 décembre 1975: RÉVEIL DE LA FOI DANS LE RENOUVELLEMENT JUBILAIRE

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Chers Fils et Filles,



Nous espérons que l’Année Sainte laissera un profond sillon religieux dans l’âme de ceux qui l’ont fidèlement célébrée, et aussi de ceux qui du dehors en ont observé le déroulement significatif.

L’Année Sainte touche à sa fin. Spontanément surgit en nous la pensée de sa conclusion moins au sujet des résultats, qui sont difficiles à calculer, soit par les statistiques numériques regardant les personnes qui y ont pris part et plus encore par les résultats spirituels dont cet événement religieux a pu être l’occasion ; mais plutôt au sujet de l’orientation générale de ceux qui s’y sont rendus et se sont conformés à l’invitation de l’Année Sainte, dans sa double formule de renouvellement et de réconciliation.

Nous pouvons parler seulement des résolutions, des engagements spirituels que cette célébration qui a duré une année, éminemment personnelle et communautaire espère rejoindre dans l’Eglise de Dieu et de tous ceux qui en sentent et acceptent la bienfaisante influence. En d’autres paroles : que restera-t-il, ou plutôt : que devra-t-il rester dans l’histoire spirituelle des années qui suivront le Jubilée de 1975 ?

Nous répondons : un accroissement de foi.

La parole foi dans le langage courant assume différentes significations. La première, qui n’implique pas un contenu théologique précis, est celle de religion, ou plus simplement de religiosité. Nous voudrions, nous, souhaiter que l’Année Sainte ait réveillé dans l’âme de beaucoup d’hommes de notre temps, de jeunes surtout, un sens religieux nouveau, plus intime et plus courageux. Deux motifs encouragent cette espérance : le premier est fourni par les conditions spirituelles, ou mieux par les conditions anti-spirituelles où se trouve la génération présente, dévastée par la terrible et presque inexplicable expérience des guerres et des révolutions qui en dérivent ; le désordre en lui-même trouble les âmes et aiguise la sensibilité des maux et des besoins présents, des forces directement engagées dans l’aspect phénoménal des événements ; le scandale des maux et des douleurs accablants, engendre le pessimisme, le besoin de remèdes qui dérivent de facteurs matériels et d’expériences oriente la confiance dans un sens positiviste et matérialiste, il atténue l’espérance transcendante, éloigne de la prière. La religion comporte l’ordre : l’ordre supérieur et cosmique qui se fonde sur Dieu et sur sa Providence, s’il est renversé, la religion paraît illusion antiscientifique, aliénante.

Second motif : une distinction systématique, légitime dans son germe et dans sa méthode, intéresse aujourd’hui plus que jamais l’homme moderne quand elle autorise la culture profane, spécialement la science, à se développer d’une façon rationnelle et libre, d’une manière autonome « selon les propres principes » abstraction faite des références de nature religieuse (cf. Gaudium et Spes,
GS 9). Ceci est bon. Malheureusement cette mentalité a souvent fait oublier la complexité du monde à connaître et attaquer l’existence d’un ordre double de connaissance: par la science et par la foi, comme nous enseigne le Concile Vatican I (cf. Denz.-Shon. DS 3015). Cette mentalité, chez nombre de savants et de très nombreux partisans de l’opinion publique a dégénéré en négation religieuse, en matérialisme, en sécularisme, en agnosticisme spéculatif, en indifférence spirituelle.

L’athéisme, de refus passif de la croyance en Dieu, est devenu actif et le partisan combatif de l’irréligiosité.

Voici qu’alors nous espérons que l’Année Sainte laisse un sillon fécond de sens religieux dans l’âme de ceux qui l’ont fidèlement célébrée et aussi de ceux qui du dehors en ont observé le déroulement significatif. La religion est encore vivante et opérante. La foi n’est pas contraire à la raison, à la pensée, à la culture, à la science, au progrès.

Et de plus nous pensons que cette renaissance apologétique et polémique du sens religieux a une autre source, spontanée celle-ci jaillissant du vide que le matérialisme athée ou libéral, sceptique au fond, a engendré dans l’âme de tant de jeunes de la nouvelle génération déçus jusqu’au désespoir, du doute et du rien inoculés dans leur esprit par le sécularisme à la mode et l’athéisme théorique ou politique de nos jours. Et c’est de ce vide douloureux et obscur que parfois monte un soupir de folie, parfois d’imploration chez certains plus intelligents et plus souffrants, une poésie éplorée qui s’exprime ainsi : De Profundis clamavi... Du profond de mon esprit j’ai crié... (Ps 129,1).

Nous sommes encore, à ce point, au niveau de la foi. Mais nous sommes à la déclaration du besoin de la foi. Nous sommes sur le plan de la disponibilité de la religiosité subjective qui aspire à devenir religion vraie et objective ; nous sommes aux portes de la foi (cf. St Th II-II 81,1).

Oui, disons-le en cette prochaine conclusion de l’Année Sainte : la foi est un bonheur, le bonheur de la Réalité divine découverte : c’est une félicité, la félicité de la vérité (rappelez-vous le « gaudium de veritate » de St Augustin — cf. Conf. X, 23) ; c’est une lumière, la lumière de la Parole de Dieu (cf. Jn 1,9-12) ; c’est une force et un réconfort, c’est une vie : la foi dans la Parole de Dieu est le principe de la vraie vie (Rm 1,17).

Rappelons-nous en. Avec notre Bénédiction Apostolique.





10 décembre 1975: L’ESPÉRANCE CHRÉTIENNE

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Chers Fils et Filles,



Nous pensons encore aux conclusions spirituelles de l’Année Sainte : c’est-à-dire que nous voulons voir quelles nouveautés, quelles modifications, quelles ouvertures — comme on le dit aujourd’hui — doit entraîner ce profond, énergique et salutaire changement, ou mieux : ce renouvellement que fut la célébration jubilaire de 1975. Quand l’Année Sainte sera passée, tout sera-t-il comme auparavant dans la vie courante de celui qui s’appelle chrétien et qui a participé sincèrement à ce moment de haute et intense spiritualité ? Né restera-t-il rien d’une expérience si originale et si importante ? Au cours d’une précédente audience nous avons déjà dit qu’il était nécessaire que la foi ait dans les âmes une place de plus profonde et plus active influence. La grande maxime de Saint Paul « Le juste vit de la foi » (
Rm 1,17) ne peut plus être oubliée, et certainement pas par la génération qui monte, si l’Année Sainte a signifié quelque chose dans notre histoire contemporaine. Une foi plus lucide, plus logique, mieux aimée, c’est parfait ; mais n’y a-t-il rien d’autre que l’Année Sainte du renouvellement et de la réconciliation transmette, pour le temps qui vient, à l’Eglise et à la société au sein de laquelle elle vit?

Pour le pèlerinage dans le proche futur du Peuple de Dieu, l’Année Sainte comporte une autre conséquence, laisse une autre consigne, un autre « souvenir ». Il se présente à l’esprit une comparaison qui peut sembler banale, mais nous vous la livrons parce qu’elle peut s’imprimer facilement dans la mémoire ; la voici : nous sommes comme des voyageurs prêts à se mettre en route dès la fin de l’Année Sainte ; une route longue et difficile nous attend ; n’y a-t-il pas quelque chose que nous devons mettre dans nos valises comme viatique pour le proche voyage ? Oui, Frères et Fidèles ; nous devons faire provision d’espérance, si nous voulons que nos pas progressent, droits et vigoureux tout au long de la démarche fatigante qui nous attend.

Oui, de l’espérance ! Si nous ne sommes pas soutenus par cette vertu, nous ne pouvons être certains de persévérer; nous pourrions dévier en cours de route : c’est malheureusement si facile aujourd’hui de s’égarer. Il est aisé de renoncer aux idéaux de la vie chrétienne, d’abord parce qu’ils sont difficiles et lointains ; puis parce que la psychologie de l’homme moderne l’entraîne plus à la recherche, ou plutôt à la jouissance des biens faciles et immédiats, des biens extérieurs et sensibles, qu’à la conquête des richesses intérieures et morales. L’hédonisme qui semble l’emporter dans les objectifs de tant d’hommes de notre époque est l’ennemi naturel de la vertu qui a pour objet des biens difficiles, futurs, de possession problématique. L’homme préfère le présent au futur, l’agréable au pénible, son propre avantage à celui des autres. Et troisièmement, l’opportunisme est au goût du jour. Et bien souvent, tant les intellectuels que les fidèles s’imaginent avoir de « bonnes raisons » qui en réalité ne sont pas bonnes du tout. Le succès tout proche, tout personnel, prend la place de l’idéal contraint à de dures résistances et à de peu sympathiques positions. L’enthousiasme de la résistance, du courage, du sacrifice cède devant le calcul de l’utilité, l’acceptation de la mode, la confiance dans la majorité, l’ennui de devoir respecter sa propre personnalité, précise, forte et incommode : des positions psychologiques, et d’autres semblables, incapables de vivre sans l’espérance. D’autant plus, et voici une quatrième raison, que le ciel de la véritable espérance, celle qui transcende les limites du temps, l’espérance religieuse, la nôtre spécialement, est totalement voilé: il n’y a plus de place pour une espérance qui dépasse les frontières du monde expérimental actuel : le carpe diem — « ne laisse pas échapper le moment qui passe » — et la réalité dont on peut jouir aujourd’hui, voilà le grand principe, l’unique précepte, la vérité de notre existence, car, comme le dit cette commune et atroce conception de la vie, il n’y a rien d’autre ! C’est le matérialisme, et il dégrade la vie, la ramène au niveau de l’animal, sans plus d’espérance transcendante ! c’est l’agnosticisme, satisfait de sa myopie et de ses doutes insolubles.

L’espérance peut signifier beaucoup de choses : depuis celle que le joueur place dans la loterie à celle du savant qui, faisant preuve d’un ascétisme austère, se consacre à la recherche ; et coetera...

Quant à nous, lorsque nous parlons de cette espérance que nous croyons nécessaire dans la pénible démarche de notre véritable vie chrétienne, nous pensons à la « Weltanschauung » (conception du monde), à la conception générale des destinées humaines, à la manière élémentaire et sage du simple chrétien qui, parfaitement conscient d’avoir la chance d’être un disciple de l’Evangile, d’être membre de l’Eglise, d’être, dès à présent et par la grâce de l’Esprit Saint, inséré dans le grand plan du salut, du simple chrétien, disons nous, qui est absolument convaincu qu’une promesse nullement illusoire (cf. Rm 5,5 « spes non confondit »)conditionne son sort tout entier. Dans la vision réaliste de la foi, fondement de l’espérance (cf He 10,1) tout un univers entoure le fidèle, pèlerin sur la terre et dans le temps ; un univers où la lumière, la providence, la bonté de Dieu dispense des trésors inestimables, en partie déjà livrés à notre jouissance, en partie, la plus importante, promis à ceux qui s’en rendent dignes, toujours par grâce divine, et qui savent les attendre, les désirer, les espérer. Aux espérances brèves, incertaines et trompeuses de ceux qui pensent à construire un humanisme païen et matérialiste, se superposent, sans détruire celles, humaines, qui existent à présent, les espérances infaillibles et incomparables du cosmos chrétien, où la mort elle-même, la dernière et terrible ennemie réputée invincible (cf. 1Co 15,26) cède devant la Vie victorieuse du Christ qui nous a été solennellement promise (cf. Lumen Gentium, LG 48).

C’est de cette espérance-là, qui s’inscrit au-dessus de la souffrance humaine, au-dessus de la faim, de la soif de justice (Mt 5,6), au-dessus de nos tombes, que le monde a besoin et nous, nous devons en vivre.

Il faut que l’Année Sainte ait rallumé dans les âmes cette lampe de l’espérance chrétienne. Portons-la toujours avec nous.

Avec notre Bénédiction Apostolique.






Catéchèses Paul VI 12115