Irénée adv. Hérésies Liv.1


IRENEE DE LYON


CONTRE LES HERESIES



Dénonciation et réfutation

de la prétendue gnose au nom menteur


suivant la traduction de Adelin Rousseau

publiée au Cerf (1984)



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LIVRE I


PRÉFACE


Pr.1 Rejetant la vérité, certains introduisent des discours mensongers et " des généalogies sans fin, plus propres à susciter des questions ", comme le dit l'Apôtre, " qu'à bâtir l'édifice de Dieu fondé sur la foi " 1Tm 1,4. Par une vraisemblance frauduleusement agencée, ils séduisent l'esprit des t ignorants et les réduisent à leur merci, falsifiant les paroles du Seigneur et se faisant les mauvais interprètes de ce qui a été bien exprimé. Ils causent ainsi la ruine d'un grand nombre en les détournant, sous prétexte de " gnose ", de Celui qui a constitué et ordonné cet univers: comme s'ils pouvaient montrer quelque chose de plus élevé et de plus grand que le Dieu qui a fait le ciel, la terre et tout ce qu'ils renferment ! Ex 20,11 Ps 146,6 Ac 4,24 Ac 14,15 De façon spécieuse, par l'art des discours, ils attirent d'abord les simples à la manie des recherches; après quoi, sans plus se soucier de vraisemblance, ils perdent ces malheureux, en inculquant des pensées blasphématoires et impies à l'endroit de leur Créateur à des gens incapables de discerner le faux du vrai.

2 L'erreur, en effet, n'a garde de se montrer telle qu'elle est, de peur que, ainsi mise à nu, elle ne soit reconnue; mais, s'ornant frauduleusement d'un vêtement de vraisemblance, elle fait en sorte de paraître - chose ridicule à dire - plus vraie que la vérité elle-même, grâce à cette apparence extérieure, aux yeux des ignorants. Comme le disait, à propos de ces gens-là, un homme supérieur à nous: " La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la fraude. Et lorsque de l'airain été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pour v aisément le vérifier? "

Or nous ne voulons pas que, par notre faute, certains soient emportés par ces ravisseurs comme des brebis par des loups, trompés qu'ils sont par les peaux de brebis dont ils se couvrent Mt 7,15, eux dont le Seigneur nous a commandé de nous garder, eux qui parlent comme nous, mais pensent autrement que nous. C'est pourquoi, après avoir lu les commentaires des " disciples " de Valentin - c'est le titre qu'ils se donnent -, après avoir aussi rencontré certains d'entre eux et avoir pénétré à fond leur doctrine, nous avons jugé nécessaire de te manifester, cher ami, leurs prodigieux et profonds mystères, que " tous ne comprennent pas Mt 19,11 ", parce que tous n'ont pas craché leur cerveau. Ainsi informé de ces doctrines, tu les feras connaître à ton tour à tous ceux qui sont avec toi et tu engageras ceux-ci à se garder de l'" abîme " de la déraison et du blasphème contre Dieu. Autant qu'il sera en notre pouvoir, nous rapporterons brièvement et clairement la doctrine de ceux qui enseignent l'erreur en ce moment même - nous voulons parler de Ptolémée et des gens de son entourage, dont la doctrine est la fleur de l'école de Valentin -, et nous fournirons, selon nos modestes possibilités, les moyens de les réfuter, en montrant que leurs dires sont absurdes, inconsistants et en désaccord avec la vérité. Ce n'est pas que nous ayons l'habitude de composer ou que nous soyons exercé dans l'art des discours; mais la charité nous presse de te manifester, à toi et à tous ceux qui sont avec toi, leurs enseignements tenus soigneusement cachés jusqu'ici et venus enfin au jour par la grâce de Dieu: " car il n'est rien de caché qui ne doive être révélé, rien de secret qui ne doive être connu Mt 10,26"

3 Tu n'exigeras de nous, qui vivons chez les Celtes et qui, la plupart du temps, traitons nos affaires en dialecte barbare ni l'art des discours, que nous n'avons pas appris, ni l'habileté de l'écrivain, dans laquelle nous ne nous sommes pas exercé, ni l'élégance des termes ni l'art de persuader, que nous ignorons; mais ce qu'en toute simplicité vérité et candeur nous t'avons écrit avec amour, tu le recevras avec le même amour, et tu le développeras toi-même pour ton compte, car tu en es plus que nous capable: après l'avoir reçu de nous comme des " semences ", comme de simples " commencements ", tu feras abondamment " fructifier " dans l'étendue de ton esprit ce qu'en peu de mots nous t'avons exprimé et tu présenteras avec force à ceux qui sont avec toi ce que, bien insuffisamment, nous t'avons fait connaître. Et de même que, pour répondre à ton désir déjà ancien de connaître leurs doctrines, nous avons titis tout notre zèle, non seulement à te les manifester, mais encore à te fournir le moyen d'en prouver la fausseté, ainsi toi-même tu mettras tout ton zèle à servir autrui selon la grâce qui t'a été donnée par le Seigneur, pour que dorénavant les hommes ne se laissent plus entraîner par la doctrine captieuse de ces gens-là. Cette doctrine, la voici donc.





PREMIÈRE PARTIE EXPOSE DE LA DOCTRINE DE PTOLÉMÉE


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I. CONSTITUTION DU PLÉRÔME


Genèse des trente Éons

11 Il existait, disent-ils, dans les hauteurs invisibles et innommables, un Éon parfait, antérieur à tout. Cet Éon, ils l'appellent Pro-Principe, Pro-Père et Abîme. Incompréhensible et invisible, éternel et inengendré, il fut en profond repos et tranquillité durant une infinité de siècles. Avec lui coexistait la Pensée, qu'ils appellent encore Grâce et Silencea. Or, uni jour cet Abîme eut la pensée d'émettre, à partir de lui-même, un Principe de toutes choses; cette émission dont il avait eu la pensée, il la déposa, à la manière d'une semence, au sein de sa compagne Silence. Au reçu de cette semence, celle-ci devint enceinte et enfanta Intellect, semblable et égal à celui qui l'avait émis, seul capable aussi de comprendre la grandeur du Père. Cet Intellect, ils l'appellent encore Monogène, Père et Principe de toutes choses. Avec lui fut émise Vérité. Telle est la primitive et fondamentale Tétrade pythagoricienne, qu'ils nomment aussi Racine de toutes choses. C'est: Abîme et Silence, puis Intellect et Vérité. Or ce Monogène, ayant pris conscience de ce en vue de quoi il avait été émis, émit à son tour Logos et Vie, Père de tous ceux qui viendraient après lui, Principe et Formation de tout le Plérôme. De Logos et de Vie furent émis à leur tour, selon la syzygieb, Homme et Église. Et voilà la fondamentale Ogdoade, Racine et Substance de toutes choses, qui est appelée chez eux de quatre noms: Abîme, Intellect, Logos et Homme. Chacun de ceux-ci est en effet mâle et femelle: d'abord le Pro-Père s'est uni, selon la syzygie, à sa Pensée, qu'ils appellent aussi Grâce et Silence; puis le Monogène, autrement dit l'Intellect, à la Vérité; puis le Logos, à la Vie; enfin l'Homme, à l'Église.


Notes:
a Pour éviter que la traduction ne soit hérissée de termes étrangers, j'ai pris le parti de traduire, sinon tous les noms propres, du moins ceux qui reviendront le plus fréquemment par la suite. Je me suis vu contraint, de la sorte, à traduire certains noms grecs féminins par des noms français masculins, et vice versa. Le lecteur saura donc une fois pour toutes, par exemple, que " Silence " Sign est un éon féminin, tandis que " Limite " Oros, appelé également " Croix " Strauros, est un éon masculin.
b " Selon la syzygie ", c'est-à-dire unis en manière de " couple " ou de " paire " suzugia. Tous les éons du Plérôme sont groupés ainsi deux par deux, chaque éon mâle incluant un éon femelle dont il se distingue, tout en lui étant inséparablement uni.

2 Or, tous ces Eons, émis en vue de la gloire du Père, voulant à leur tour glorifier le Père par quelque chose d'eux-mêmes, firent des émissions en syzygie. Logos et Vie, après avoir émis Homme et Église, émirent dix autres Éons, qui s'appellent, à ce qu'ils prétendent: Bythios et Mixis, Agèratos et Henôsis, Autophyès et Hèdonè, Akinètos et Syncrasis, Monogenès et Makaria. Ce sont là, disent-ils, les dix Eons émis par Logos et Vie. L'Homme, lui aussi, avec l'Église, émit douze Éons, qu'ils gratifient des noms suivants: Paraclètos et Pistis, Patrikos et Elpis, Mètrikos et Agapè, Acinous et Synesis, Ekklèsiastikos et Makariotès, Thelètos et Sagesse.


Exégèses gnostiques

3 Tels sont les trente Eons de leur égarement, ces êtres enveloppés de silence, ces inconnus. Tel est leur Plérôme invisible et pneumatique avec sa division tripartite en Ogdoade, Décade et Dodécade. C'est pour cela, disent-ils, que le Sauveur - car ils refusent de lui donner le nom de Seigneur - a passé trente années Lc 3,23 sans rien faire en public, révélant par là le mystère de ces Éons. De même encore, disent-ils, la parabole des ouvriers envoyés à la vigne Mt 20,1-7 indique très clairement ces trente Eons. Car certains ouvriers sont envoyés vers la première heure, d'autres vers la troisième, d'autres vers la sixième, d'autres vers la neuvième, d'autres enfin vers la onzième. Or, additionnées ensemble, ces différentes heures donnent le total de trente: 1 + 3 + 6 + 9 + 11 = 30. Ces heures, prétendent-ils, indiquent les Eons. Et voilà ces grands, ces admirables, ces secrets mystères, produit de leur propre " fructification ", pour ne rien dire de toutes les autres paroles des Écritures qu'ils ont pu adapter et accommoder à leur fiction.



II. PERTURBATION ET RESTAURATION DU PLÉRÔME


Passion de Sagesse et intervention de Limite

102 21 Ainsi donc, à ce qu'ils disent, leur Pro-Père n'était connu que du seul Monogène ou Intellect issu de lui; pour tous les autres Éons il était invisible et insaisissable. Seul, d'après eux, l'Intellect se délectait à voir le Père et se réjouissait de contempler sa grandeur sans mesure. Il méditait de faire part également aux autres Éons de la grandeur du Père, en leur révélant l'étendue de cette grandeur et en leur apprenant qu'il était sans principe, incompréhensible et insaisissable pour la vue. Mais Silence l'en retint, par la volonté du Père, car elle voulait amener tous les Eons à la pensée et au désir de la recherche de leur ProPère susdit. C'est ainsi que les Éons désiraient semblablement, d'un désir plus ou moins paisible, voir le Principe émetteur de leur semence et explorer la Racine sans principe.

2 Mais le dernier et le plus jeune Éon de la Dodécade émise par l'Homme et l'Église, c'est-à-dire Sagesse, bondit violemment et subit une passion en dehors de l'étreinte de son conjoint Thelètos. Cette passion avait pris naissance aux alentours de l'Intellect et de la Vérité, mais elle se concentra en cet Éon, qui en fut altéré: sous couvert d'amour, c'était de la témérité, parce qu'il n'était pas, comme l'Intellect, uni au Père parfait. Cette passion consista en une recherche du Père, car il voulut, comme ils disent, comprendre la grandeur de ce Père; mais comme il ne le pouvait, du fait même qu'il s'attaquait à l'impossible, il se trouva dans un état de lutte d'une extrême violence, à cause de la grandeur de l'Abîme, de l'inaccessibilité du Père et de son amour pour lui. Comme il s'étendait toujours plus vers l'avant
Ph 3,13, il allait finalement être englouti par la douceur du Père et se dissoudre dans l'universelle Substance, s'il n'avait rencontré la Puissance qui consolide les Éons et les garde hors de la Grandeur inexprimable. A cette Puissance ils donnent le nom de Limite. Par elle, donc, l'Éon en question fut retenu et consolidé, ayant fait à grand peine retour à lui-même et persuadé désormais que le Père est incompréhensible, il déposa, sous le coup de l'admiration, son Enthymésisa antérieure avec la passion survenue en celle-ci.


Note :

a " Enthymésis ": première apparition d'un terme qui reviendra fréquemment par la suite et que, pour éviter d'insurmontables difficultés de traduction, je crois préférable de garder tel quel dans le français. Le mot Enthymésis désigne le fait de se mettre quelque chose dans l'esprit (une pensée, un sentiment, un désir, une tendance, une intention, un vouloir, etc.). Ici, il s'agit de la pensée et du désir de voir le Père que Sagesse a conçus dans son esprit, pensée et désir qui se sont emparés d'elle au point de la faire s'élancer, dans un bond désordonné, vers une impossible saisie du Père. Nous voyons Sagesse " déposer " finalement ce désir malencontreux et se séparer de lui: du coup, ce désir, désigné pour la première fois sous le nom de Enyumnsis (" Pensée ", " Désir ", " Tendance ", " Intention "...), devient une réalité autonome, une sorte de substance, encore informe, certes, mais susceptible d'être " formée " et de devenir une entité personnelle, comme on le verra par la suite.


3 Certains parmi les hérétiques imaginent plutôt de la façon suivante la passion et la conversion de Sagesse. Pour avoir entrepris une tâche impossible et irréalisable, elle enfanta, disent-ils, une substance informe, telle que pouvait en enfanter une femme. L'ayant considérée, elle s'attrista d'abord à cause du caractère inachevé de son enfantement, puis elle craignit que ce fruit même ne vînt à disparaître; elle fut alors comme hors d'elle-même et remplie d'angoisse, cherchant la cause de l'événement et la manière dont elle pourrait cacher ce qui était né d'elle. Après avoir été plongée dans ces passions, elle accéda à la conversion et tenta de revenir vers le Père; mais, au bout d'un court effort, elle défaillit et supplia le Père, à sa prière se joignirent les autres Éons, principalement l'Intellect. C'est de tout cela, disent-ils, que tire sa première origine la substance de la matière, à savoir de l'ignorance, de la tristesse, de la crainte et de la stupeur.

4 Le Père alors, par l'intermédiaire du Monogène, émit en surplus la Limite dont nous avons déjà parlé; il l'émit à sa propre image, c'est-à-dire sans couple, sans compagne. Car ils veulent tantôt que le Père ait Silence pour compagne, tantôt qu'il soit au-dessus de la distinction de mâle et de femelle. A cette Limite ils donnent aussi les noms de Croix, de Rédempteur, d'Emancipateur, de Délimitateur et de Guide. C'est par cette Limite, disent-ils, que Sagesse fut purifiée, consolidée et réintégrée dans sa syzygie. Car, lorsqu'eut été séparée d'elle son Enthymésis avec la passion survenue en celle-ci, elle-même demeura à l'intérieur du Plérôme; mais son Enthymésis, avec la passion qui lui était inhérente, fut séparée, " crucifiée Ga 5,24 " et expulsée du Plérôme par Limite. Cette Enthymésis était une substance pneumatique, puisque c'était l'élan naturel d'un Éon, mais c'était une substance sans forme ni figure, car Sagesse n'avait rien saisi; c'est pourquoi ils disent que cette substance était un " fruit faible et féminin ".


Émission du Christ, de l'Esprit Saint et du Sauveur

5 Après que cette Enthymésis eut été bannie du Plérôme des Éons et que la mère de celle-ci eut été réintégrée dans sa syzygie, le Monogène émit encore un autre couple, conformément à la providence du Père, afin qu'aucun des Eons ne subisse désormais une passion semblable: ce sont Christ et Esprit Saint, émis en vue de la fixation et de la consolidation du Plérôme. C'est par eux, disent-ils, que furent remis en ordre les Éons. Le Christ, en effet, leur enseigna la nature de la syzygie et publia au milieu d'eux la connaissance du Père, en leur révélant que celui-ci est incompréhensible et insaisissable et que personne ne peut le voir ni l'entendre, sinon à travers le seul Monogène Mt 11,27; la cause de la permanence éternelle des Éons est ce qu'il y a d'incompréhensible dans le Père, et la cause de leur naissance et de leur formation est ce qu'il y a de compréhensible en lui, c'est-à-dire le Fils. Voilà ce que le Christ nouvellement émis effectua en eux. 6 Quant à l'Esprit Saint, après avoir égalisé tous les Eons, il leur enseigna à rendre grâces et introduisit le vrai repos. Et c'est ainsi, disent-ils, que les Eons furent établis dans l'égalité de forme et de pensée, devenant tous des Intellects, tous des Logos, tous des Hommes, tous des Christs; et de même pour les Éons féminins, tous des Vérités, des Vies, des Esprits, des Églises.

Là-dessus, consolidés et en parfait repos, les Éons, disent-ils, chantèrent avec une grande joie un hymne au Pro-Père, tout en prenant part à une immense réjouissance. Et pour ce bienfait, dans une unique volonté et une unique pensée de tout le Plérôme des Éons, avec l'assentiment du Christ et de l'Esprit et la ratification du Père, chacun des Éons apporta et mit en commun ce qu'il avait en lui de plus exquis et comme la fleur de sa substance; tressant le tout harmonieusement en une parfaite unité, ils firent, en l'honneur et à la gloire de l'Abîme, une émission qui est la toute parfaite beauté et comme l'étoile du Plérôme: c'est le Fruit parfait, Jésus, qui s'appelle aussi Sauveur, et encore Christ et Logos, du nom de ses pères, et aussi Tout, car il provient de tous. En même temps, en l'honneur des Éons, furent émis pour lui des gardes du corps, qui sont des Anges de même race que lui.


Exégèses gnostiques

103 31 Telles sont donc: la production qu'ils disent avoir été effectuée au dedans du Plérôme; la mésaventure de cet Éon qui tomba en passion et faillit périr, comme dans une vaste matière, à cause de sa recherche du Père; l'assemblage hexagonal de celui qui est à la fois Limite, Croix, Rédempteur, Émancipateur, Délimitateur et Guide, la naissance, postérieure à celle des Éons, du premier Christ et de l'Esprit Saint émis par le Père à la suite de son repentir; enfin la fabrication, par une mise en commun de cotisations, du second Christ, qu'ils appellent aussi le Sauveur. Tout cela, sans doute, n'a pas été dit en clair dans les Écritures, parce que " tous ne comprennent pas Mt 19,11 " leur gnose, mais cela a été indiqué en mystère par le Sauveur, au moyen de paraboles, à l'intention de ceux qui sont capables de comprendre. Ainsi les trente Éons ont été indiqués, comme nous l'avons déjà dit, par les trente années Lc 3,23 durant lesquelles le Sauveur n'a rien fait en public, ainsi que par la parabole des ouvriers de la vigne Mt 20,1-7. Paul, également, à les en croire, nomme manifestement et à maintes reprises les Éons; il garde même leur hiérarchie, lorsqu'il dit: " ..., dans toutes les générations du siècle des siècles Ep 3,21 ". Nous-mêmes enfin, lorsque nous disons au cours de l'eucharistie: " dans les siècles des siècles ", nous faisons allusion à ces Éons. Partout où se rencontrent les mots "siècle " ou " siècles ", ils veulent qu'il y soit question des Éons.

2 L'émission de la Dodécade d'Eons est indiquée par le fait qu'à douze ans le Seigneur a discuté avec les docteurs de la Loi Lc 2,42-46, comme aussi par le choix des apôtres, car ceux-ci furent au nombre de douze Mt 10,2 Lc 6,13. Quant aux dix-huit autres Éons, ils sont manifestés par le fait que le Seigneur, après sa résurrection d'entre les morts, a vécu durant dix-huit mois - c'est du moins ce qu'ils disent - avec ses disciples. Les deux premières lettres du nom de Jésus, à savoir iota (= 10) et êta (= 8), indiquent aussi clairement les dix-huit Éons. De même les dix Éons sont signifiés, disent-ils, par la lettre iota (= 10), qui est la première de son nom. Et c'est pour ce motif que le Sauveur a dit: "Pas un seul iota ni un seul petit trait ne passera, que tout n'ait eu lieu Mt 5,18. "

3 La passion survenue dans le douzième Éon est signifiée, disent-ils, par l'apostasie de judas, qui était le douzième des apôtres, et par le fait que le Seigneur souffrit sa Passion le douzième mois: car ils veulent qu'il ait prêché durant une seule année Lc 4,19 après son baptême. Ce mystère est encore clairement manifesté dans l'épisode de l'hémorroïsse. C'est en effet après douze années de souffrances qu'elle fut guérie par la venue du Sauveur, après avoir touché la frange de son vêtement Mt 9,20 Lc 8,44, et c'est pourquoi le Sauveur dit: " Qui m'a touché? Lc 8,45 ", enseignant par là à ses disciples le mystère survenu parmi les Éons et la guérison de l'Éon tombé en passion.. Car celle qui souffrit ainsi douze ans, c'était cette Puissance-là: elle s'étendait et sa substance s'écoulait dans l'infini, comme ils disent; et si elle n'avait touché le vêtement du Fils, c'est-à-dire la Vérité appartenant à la première Tétrade et signifiée par la frange du vêtement, elle se fût dissoute dans l'universelle Substance, mais elle s'arrêta Lc 8,44 et se dégagea de sa passion: car la Vertu sortie du Fils Lc 8,45-46 - laquelle serait Limite, à ce qu'ils prétendent - guérit Sagesse et sépara d'elle la passion.

4 Que le Sauveur, qui est issu de tous, soit le Tout, c'est, disent-ils, ce que montre la parole: " Tout mâle ouvrant le sein... Lc 2,23 Ex 13,2 ". Étant le Tout, ce Sauveur ouvrit le sein de l'Enthymésis de l'Éon tombé en passion, lorsqu'elle eut été bannie du Plérôme. Cette Enthymésis, ils l'appellent encore Seconde Ogdoade, et nous en parlerons un peu plus loin. Paul lui aussi, d'après eux, a manifestement en vue ce mystère, lorsqu'il dit: " Il est toutes choses Col 3,11 "; et encore: " Toutes choses sont pour lui, et de lui viennent toutes choses Rm 11,36 "; et encore: " En lui habite toute la plénitude de la divinité Col 2,9. " La parole " récapituler toutes choses dans le Christ " est également interprétée par eux de cette manière, ainsi que toutes les autres paroles semblables.


5 De même encore, à propos de leur Limite, qu'ils appellent aussi de plusieurs autres noms, ils exposent qu'elle a deux activités, l'une qui consolide, l'autre qui sépare: en tant qu'elle consolide et affermit, elle est Croix; en tant qu'elle sépare et délimite, elle est Limite. Le Sauveur, disent-ils, a indiqué ces activités de la manière suivante: d'abord celle qui consolide, lorsqu'il a dit: " Celui qui ne porte pas sa croix et ne me suit pas ne peut être mon disciple Lc 14,27 Mt 10,38 ", et encore: "Prenant ta croix, suis-moi Mc 10,21 " ; ensuite celle qui délimite, lorsqu'il a dit: "Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive Mt 10,34. " Jean, prétendent-ils, a indiqué cette même chose en disant: " Le van est dans sa main pour purifier son aire, et il rassemblera le froment dans son grenier; quant à la paille, il la brûlera dans un feu inextinguible Mt 3,12 Lc 3,17. " Ce texte indique l'opération de Limite, car, d'après leur interprétation, le van n'est autre que cette Croix, qui consume tous les éléments hyliques comme le feu consume la paille, mais qui purifie les sauvés comme le van purifie le froment.

L'apôtre Paul lui aussi, disent-ils, fait mention de cette Croix en ces termes: " Le Logos de la Croix est folie pour ceux qui périssent, mais, pour ceux qui sont sauvés, il est vertu de Dieu 1Co 1,18 "; et encore: " Pour moi, puissé-je ne me glorifier en rien, si ce n'est dans la Croix du Christ, à travers laquelle le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde Ga 6,14 !

6 Voilà ce qu'ils disent au sujet de leur Plérôme et de la formation des Eons, faisant violence aux belles paroles des Écritures pour les adapter à leurs scélérates inventions. Et ce n'est pas seulement des Évangiles et des écrits de l'Apôtre qu'ils s'efforcent de tirer leurs preuves, en dénaturant les interprétations et en faussant les exégèses, mais ils recourent aussi à la Loi et aux prophètes: comme il s'y rencontre nombre de paraboles et d'allégories susceptibles d'être tirées dans des sens multiples, ils accommodent l'ambiguïté de celles-ci à leur fiction au moyen d'exégèses habiles et artificieuses, et ils retiennent ainsi captifs loin de la vérité ceux qui ne gardent pas solidement leur foi en un seul Dieu Père tout-puissant et en un seul Jésus-Christ, Fils de Dieu.



III. AVATARS DU DÉCHET EXPULSÉ DU PLÉRÔME


Passion et guérison d'Acharnoth

104 41 Voici maintenant les événements extérieurs au Plérôme tels qu'ils les présentent. Lorsque l'Enthymésis de la Sagesse d'en haut - Enthymésis qu'ils appellent aussi Achamoth - eut été séparée du Plérôme avec la passion qui lui était inhérente, elle bouillonna, disent-ils, dans les lieux de l'ombre et du vide: c'était inévitable, puisqu'elle était exclue de la lumière et du Plérôme, étant sans forme ni figure, à la manière d'un avorton, pour n'avoir rien saisi. Le Christ eut alors pitié d'elle. S'étendant sur la Croix, il forma Achamoth, par sa propre vertu, d'une formation selon la substance seulement, non d'une formation selon la gnose. Après cette opération, il remonta, en rassemblant en lui sa vertu, et abandonna Achamoth, afin que celle-ci, prenant conscience de la passion qui était en elle par suite de la séparation d'avec le Plérôme, aspirât aux réalités supérieures, ayant une certaine odeur d'incorruptibilité laissée en elle par le Christ et l'Esprit Saint. C'est d'ailleurs pourquoi elle porte ces deux noms: Sagesse, du nom de son père - car son père s'appelle Sagesse -, et Esprit Saint, du nom de l'Esprit qui était aux côtés du Christ. Ainsi formée et devenue consciente, mais vidée aussitôt du Logos - c'est-à-dire du Christ - qui l'assistait invisiblement, elle s'élança à la recherche de la Lumière qui l'avait abandonnée. Elle ne put toutefois la saisir, parce qu'elle en fut empêchée par Limite. C'est alors que Limite, en s'opposant à elle dans son élan vers l'avant, dit: " lao ! ": c'est là, assurent-ils, l'origine du nom lao. Ne pouvant donc franchir Limite, parce qu'elle était mêlée de passion, et se voyant abandonnée, seule, au dehors, elle fut accablée sous tous les éléments de cette passion qui était multiple et diverse: elle éprouva de la tristesse, pour n'avoir pas saisi la Lumière; de la crainte, à la perspective de voir la vie lui échapper de la même manière que la Lumière; de l'angoisse, par-dessus cela; et le tout, dans l'ignorance. A la différence de sa mère - la première Sagesse, qui était un Eon -, Achamoth, au milieu de ces passions, n'éprouva pas une simple altération, mais une opposition des contraires. Survint alors en elle une autre disposition, celle de la conversion vers celui qui l'avait vivifiée.

2 C'est ainsi que s'expliquent, disent-ils, l'origine et l'essence de la matière dont est formé ce monde: de la conversion est issue toute l'âme du monde et du Démiurge, tandis que de la crainte et de la tristesse est dérivé tout le reste. En effet, des larmes d'Achamoth provient toute l'humide substance; de son rire, la substance lumineuse; de sa tristesse et de son saisissement, les éléments corporels du monde. Tantôt, en effet, elle pleurait et s'attristait, comme ils disent, de ce qu'elle avait été abandonnée, seule, dans les ténèbres et le vide; tantôt, au souvenir de la Lumière qui l'avait abandonnée, elle se détendait et riait, tantôt encore, elle était prise de crainte; tantôt enfin, elle éprouvait angoisse et égarement.

3 Eh quoi ! C'est un spectacle peu banal, en vérité, que celui de ces hommes expliquant pompeusement, chacun à sa façon, de quelle passion, de quel élément la matière tire son origine. Ces enseignements, ils ont bien raison, me semble-t-il, de ne pas vouloir les livrer à tout le monde au grand jour, mais seulement à ceux qui sont capables de fournir de substantielles rémunérations pour de si grands mystères. Car ces choses ne sont pas pareilles à celles dont notre Seigneur disait: " Vous avez reçu gratuitement, donnez aussi gratuitement
Mt 10,8 ": ce sont des mystères écartés, prodigieux, profonds, découverts au prix d'un immense labeur par ces amis du mensonge. Qui donc ne dépenserait toute sa fortune pour apprendre que, des larmes de l'Enthymésis de l'Éon tombé en passion, les mers, les sources, les fleuves et toute la substance humide tirent leur origine? que, de son rire, vient la lumière? que, de son saisissement et de son angoisse, sont issus les éléments corporels du monde ?

4 Mais j'entends contribuer aussi, pour ma part, à leur " fructification ". Car je vois que certaines eaux sont douces: sources, fleuves, pluies, etc.; par contre, les eaux des mers sont salées. Je réfléchis que toutes ne peuvent venir des larmes d'Achamoth, puisque les larmes ont comme propriété d'être salées. Il est donc évident que les eaux salées sont celles qui proviennent des larmes. Mais il est probable qu'Achamoth, dans la lutte violente et l'angoisse où elle s'est trouvée, a dû suer également. D'où l'on doit supposer, en allant dans le sens de leur thèse, que les sources, les fleuves et toutes les autres eaux douces tirent leur origine de ces sueurs. Car il n'est pas vraisemblable, les larmes n'ayant qu'une seule propriété, que d'elles proviennent à la fois les eaux salées et les eaux douces; il est plus vraisemblable que les unes proviennent des larmes, et les autres des sueurs. Mais ce n'est pas tout: comme il existe encore dans le monde des eaux chaudes et âcres, tu dois comprendre ce qu'elle a fait pour les émettre et de quel organe elles sont sorties. De tels " fruits " s'accordent tout à fait avec leur thèse.

5 Lors donc que leur Mèrea fut ainsi passée par toutes les passions et qu'elle en eut émergé à grand-peine, elle se mit, disent-ils, à supplier la Lumière qui l'avait abandonnée, c'est-à-dire le Christ. Celui-ci, remonté au Plérôme, n'eut sans doute pas le courage de descendre une seconde fois. Il envoya vers elle le Paraclet, c'est-à-dire le Sauveur, tandis que le Père donnait à celui-ci toute vertu et livrait toutes choses Mt 11,27 Lc 10,22 en son pouvoir et que les Éons faisaient de même, afin que " sur lui fussent fondées toutes choses, visibles et invisibles, les Trônes, les Divinités, les Seigneuries Col 1,16 ". Le Sauveur fut donc envoyé vers elle avec ses compagnons d'âge, les Anges. Saisie de crainte en sa présence, Achamoth, disent-ils, se couvrit d'abord d'un voile, par révérence; puis, l'ayant regardé, lui et toute sa fructification, elle accourut vers lui et reçut de son apparition une vertu. Il la forma alors d'une formation selon la gnose et effectua la guérison de ses passions. Il les sépara d'elle, mais ne put les négliger, car il n'était pas possible de les faire disparaître comme celles de la première Sagesse, du fait qu'elles étaient déjà habituelles et vigoureuses. Il les mit donc à part, les mélangea et les fit coaguler; de passion incorporelle qu'elles étaient, il les changea en matière incorporelle-, puis il produisit en elle des propriétés et une nature, pour leur permettre de former des combinaisons et des corps, en sorte qu'il y eût deux substances, à savoir la mauvaise, qui est issue des passions, et celle provenant de la conversion, qui est mêlée de passion: c'est à cause de tout cela qu'ils disent que le Sauveur a fait, d'une manière virtuelle, oeuvre de Démiurge. Quant à Achamoth, dégagée de sa passion, elle conçut, de joie, la vision des Lumières qui étaient avec le Sauveur, c'est-à-dire des Anges qui l'accompagnaient; devenue grosse à leur vue, elle enfanta, enseignent-ils, des " fruits " à l'image de ces Anges, autrement dit un enfantement pneumatique à la ressemblance des gardes du corps du Sauveur.


Note :

a " Mère ": première apparition de ce terme par lequel sera le plus souvent désignée, tout au long de l'ouvrage d'Irénée, celle qui a été présentée jusqu'ici sous les noms d'"Enthymésis" et d'" Achamoth ". Ici, elle est dite " leur Mère " (entendons: la Mère des Valentiniens); ailleurs, elle sera appelée "la Mère ", sans autre détermination.


Genèse du Démiurge

105 51 Il existait donc dès lors trois éléments, d'après eux: l'élément provenant de la passion, c'est-à-dire la matière; l'élément provenant de la conversion, c'est-à-dire le psychique, enfin l'élément enfanté par Achamoth, c'est-à-dire le pneumatique. Achamoth se tourna alors vers la formation de ces éléments. Cependant elle n'avait pas le pouvoir de former l'élément pneumatiquea, puisque cet élément lui était consubstantiel. Elle se tourna donc vers la formation de la substance issue de sa conversion, c'est-à-dire de la substance psychique, et elle produisit au dehors les enseignements reçus du Sauveur. En premier lieu, disent-ils, elle forma, de cette substance psychique, celui qui est le Dieu, le Père et le Roi de tous les êtres, tant de ceux qui lui sont consubstantiels, c'est-à-dire des psychiques, qu'ils appellent la " droite ", que de ceux qui sont issus de la passion et de la matière et qu'ils nomment la " gauche Mt 25,33 ": car, pour ce qui est de tous les êtres venus après lui, c'est lui, disent-ils, qui les a formés, mû à son insu par la Mère. C'est pourquoi ils l'appellent Mère-Père, Sans Père, Démiurge et Père; ils le disent Père des êtres de droite, c'est-à-dire des psychiques, Démiurge des êtres de gauche, c'est-à-dire des hyliques, et Roi des uns et des autres. Car cette Enthymésis, disent-ils, ayant résolu de faire toutes choses en l'honneur des Éons, fit des images de ceux-ci, ou plutôt le Sauveur les fit par son entremise. Elle-même offrit l'image du Père invisible, du fait qu'elle n'était pas connue du Démiurge; de son côté, le Démiurge offrit l'image du Fils Monogène, comme offrirent l'image des autres Éons les Archanges et les Anges faits par le Démiurge.


Note :

a Première présentation des trois " substances " ou " natures " que distinguent les Valentiniens: 1. la matière, appelée ailleurs substance " hylique " (ulh = matière) ou " choïque " (couV = limon, poussière); 2. la substance " psychique " (quch = âme); 3. la substance " pneumatique " (pneuma = esprit). Les termes " choïque ", " psychique " et " pneumatique " sont pauliniens, mais, dans la bouche des Valentiniens, ils revêtent une signification nouvelle, qui n'a plus grand chose à voir avec celle qu'ils ont sous la plume de Paul: dans ce nouveau contexte, en effet, ils caractérisent des substances ou natures totalement coupées les unes des autres et dont le destin final est inexorablement inscrit dans leur constitution même; autrement dit, à l'univers de " communion " qui est celui de Paul, les Valentiniens substituent ce qu'on a pu appeler un univers de " dissociation " ou d'" incommunicabilité ".



Irénée adv. Hérésies Liv.1