Irénée adv. Hérésies Liv.1 ch.5

Genèse de l'univers

2 Le Démiurge, disent-ils, devint donc Père et Dieu des êtres extérieurs au Plérôme, puisqu'il était l'Auteur de tous les êtres psychiques et hyliques. Il sépara en effet l'une de l'autre ces deux substances qui se trouvaient mêlées ensemble et, d'incorporelles qu'elles étaient, il les fit corporelles; il fabriqua alors les êtres célestes et les êtres terrestres et devint Démiurge des psychiques et des hyliques, de ceux de droite et de ceux de gauche, de ceux qui sont légers et de ceux qui sont lourds, de ceux qui se portent vers le haut et de ceux qui se portent vers le bas. Il disposa en effet sept Cieux, au-dessus desquels il se tient lui-même, à les en croire. C'est pourquoi ils l'appellent Hebdomade, tandis qu'ils donnent le nom d'Ogdoade à la Mère, c'est-à-dire à Achamoth, qui présente ainsi le nombre de la fondamentale et primitive Ogdoade, celle du Plérôme. Ces sept Cieux sont, selon eux, de nature intelligente: ce sont des Anges, enseignent-ils. Le Démiurge lui aussi est un Ange, mais semblable à un Dieu. De même le Paradis, situé au-dessus du troisième Ciel, est, disent-ils, le quatrième Archange par sa puissance, et Adam reçut quelque chose de lui, lorsqu'il y séjourna.

3 Toutes ces créations, assurent-ils, le Démiurge s'imagina qu'il les produisait de lui-même, mais en réalité il ne faisait que réaliser les productions d'Achamoth. Il fit un ciel sans connaître de Ciel, modela un homme sans connaître l'Homme, fit apparaître une terre sans connaître la Terre, et ainsi pour toutes choses: il ignora, disent-ils, les modèles des êtres qu'il faisait. Il ignora jusqu'à la Mère elle-même: il s'imagina être tout à lui seul. La cause d'une telle présomption de sa part fut, disent-ils, la Mère, qui décida de le produire comme Tête et Principe de sa substance à lui et comme Seigneur de toute l'oeuvre de fabrication. Cette Mère, ils l'appellent aussi Ogdoade, Sagesse, Terre, Jérusalem, Esprit Saint, ainsi que Seigneur au masculin. Elle occupe le lieu de l'Intermédiaire: elle est au-dessus du Démiurge, mais au-dessous et en dehors du Plérôme, du moins jusqu'à la consommation finale.

4 La substance hylique est donc, selon eux, issue de trois passions: crainte, tristesse et angoisse. En premier lieu, de la crainte et de la conversion sont issus les êtres psychiques: de la conversion, prétendent-ils, le Démiurge tire son origine, tandis que de la crainte provient le reste de la substance psychique, à savoir les âmes des animaux sans raison, des bêtes fauves et des hommes. C'est pour ce motif que le Démiurge, trop faible pour connaître ce qui est pneumatique, se crut seul Dieu et dit par la bouche des prophètes: " C'est moi qui suis Dieu, et en dehors de moi il n'en est point d'autre Is 45,5 Is 46,9. " En deuxième lieu, de la tristesse sont issus, enseignent-ils, les " esprits du mal Ep 6,12 ": c'est d'elle que tirent leur origine le Diable, qu'ils appellent aussi Maître du monde Ep 6,12, les démons et toute la substance pneumatique du mal. Mais, disent-ils, tandis que le Démiurge est le fils psychique de leur Mère, le Maître du monde est la créature du Démiurge; néanmoins ce Maître du monde connaît ce qui est au-dessus de lui, parce qu'il est un " esprit " du mal, tandis que le Démiurge l'ignore, étant de nature psychique. Leur Mère réside dans le lieu supracéleste, c'est-à-dire dans l'Intermédiaire; le Démiurge réside dans le lieu céleste, c'est-à-dire dans l'Hebdomade; quant au Maître du monde, il habite dans notre monde. En troisième lieu, du saisissement et de l'angoisse sont issus, comme de ce qu'il y avait de plus pesant, les éléments corporels du monde, ainsi que nous l'avons déjà dit: la fixité du saisissement a donné la terre, le mouvement de la crainte a donné l'eau; la coagulation de la tristesse a donné l'air; quant au feu, il est implanté dans tous ces éléments comme leur mort et leur corruption, de même que l'ignorance, enseignent-ils, se trouvait cachée dans les trois passions.


Genèse de l'homme

5 Lorsque le Démiurge eut ainsi fabriqué le monde, il fit aussi l'homme choïque Gn 2,7 1Co 15,47, qu'il tira, non de cette terre sèche, mais de la substance invisible, de la fluidité et de l'inconsistance de la matière. Dans cet homme, déclarent-ils, il insuffla Gn 2,7 ensuite l'homme psychique. Tel est l'homme qui fut fait " selon l'image et la ressemblance Gn 1,26 ". Selon l'image d'abord: c'est l'homme hylique, proche de Dieu, mais sans lui être consubstantiel. Selon la ressemblance ensuite: c'est l'homme psychique. De là vient que la substance de ce dernier est appelé " esprit de vie Gn 2,7 ", car elle provient d'un écoulement spirituel. Puis, en dernier lieu, disent-ils, l'homme fut enveloppé de la " unique de peau Gn 3,21 ": à les en croire, ce serait l'élément charnel perceptible par les sens.

6 Quant à l'enfantement qu'avait produit leur Mère, c'est-à-dire Achamoth, en contemplant les Anges qui entouraient le Sauveur, il était consubstantiel à celle-ci, donc pneumatique: 'est pourquoi il resta, disent-ils, lui aussi, ignoré du Démiurge. Il fut déposé secrètement dans le Démiurge, à l'insu de celui-ci, afin d'être semé par son entremise dans l'âme qui proviendrait de lui, ainsi que dans le corps hylique: ainsi porté dans ces éléments comme dans une sorte de sein, il pourrait y prendre de la croissance et devenir prêt pour la réception du Logos parfait. Ainsi donc, comme ils disent, le Démiurge n'aperçut pas l'homme pneumatique semé par Sagesse à l'intérieur même de son souffle Gn 2,7 à lui par l'effet d'une puissance et d'une providence inexprimables. Comme il avait ignoré la Mère, il ignora la semence de celle-ci. Cette semence, disent-ils encore, c'est l'Église, figure de l'Église d'en haut. Tel est l'homme qu'ils prétendent exister en eux, de sorte qu'ils tiennent leur âme du Démiurge, leur corps du limon, leur enveloppe charnelle de la matière et leur homme pneumatique de leur Mère Achamoth.


Mission du Sauveur dans le monde

106 61 Il existe donc, disent-ils, trois éléments: l'un, hylique, qu'ils appellent aussi " de gauche ", périra inéluctablement, incapable qu'il est de recevoir aucun souffle d'incorruptibilité; l'autre, psychique, qu'ils nomment aussi " de droite ", tenant le milieu entre le pneumatique et l'hylique, ira du côté où il aura penché; quant à l'élément pneumatique, il a été envoyé afin que, conjoint ici-bas au psychique, il soit " formé ", étant instruit en même temps que ce psychique durant son séjour en lui. C'est cet élément pneumatique, prétendent-ils, qui est " le sel " et " la lumière du monde Mt 5,13-14 ". Il fallait aussi, en effet, pour l'élément psychique, des enseignements sensibles. C'est pour cette raison, disent-ils, que le monde a été constitué et que, d'autre part, le Sauveur est venu en aide à ce psychique, puisque celui-ci est doué de libre arbitre, afin de le sauver. Car il a pris, disent-ils, les prémices de ce qu'il devait sauver: d'Achamoth, il a reçu l'élément pneumatique; par le Démiurge, il a été revêtu du Christ psychique; enfin, du fait de l'" économie ", il s'est vu entourer d'un corps ayant une substance psychique, mais organisé avec un art inexprimable de manière à être visible, palpable et passible; quant à la substance hylique, il n'en a pas pris la moindre parcelle, disent-ils, car la matière n'est pas capable de salut. La consommation finale aura lieu lorsqu'aura été " formé " et rendu parfait par la gnose tout l'élément pneumatique, c'est-à-dire les hommes pneumatiques, ceux qui possèdent la gnose parfaite concernant Dieu et ont été initiés aux mystères d'Achamoth: ces hommes-là, ce sont eux-mêmes, assurent-ils.

2 Par contre, ce sont des enseignements psychiques qu'ont reçus les hommes psychiques, ceux qui sont affermis par le moyen des oeuvres et de la foi nue et qui n'ont pas la gnose parfaite: ces hommes-là, disent-ils, ce sont ceux qui appartiennent à l'Église, c'est-à-dire nous. C'est pourquoi, déclarent-ils, une bonne conduite est pour nous indispensable: sans quoi, point de possibilité de salut. Quant à eux, ce n'est pas par les oeuvres, mais du fait de leur nature pneumatique, qu'ils seront absolument et de toute façon sauvés. De même que l'élément choïque ne peut avoir part au salut - car il n'a pas en lui, disent-ils, la capacité réceptive de ce salut -, de même l'élément pneumatique, qu'ils prétendent constituer, ne peut absolument pas subir la corruption, quelles que soient les oeuvres en lesquelles ils se trouvent impliqués. Comme l'or, déposé dans la fange, ne perd pas son éclat mais garde sa nature, la fange étant incapable de nuire en rien à l'or, ainsi eux-mêmes, disent-ils, quelles que soient les oeuvres hyliques où ils se trouvent mêlés, n'en éprouvent aucun dommage et ne perdent pas leur substance pneumatique.

3 Aussi bien les plus " parfaits " d'entre eux commettent-ils impudemment toutes les actions défendues, celles dont les Ecritures affirment que " ceux qui les font ne posséderont point l'héritage du royaume de Dieu Ga 5,21 ". Ils mangent sans discernement les viandes offertes aux idoles, estimant n'être aucunement souillés par elles. Ils sont les premiers à se mêler à toutes les réjouissances auxquelles donnent lieu les fêtes païennes célébrées en l'honneur des idoles. Certains d'entre eux ne s'abstiennent pas même des spectacles sanguinaires, en horreur à Dieu et aux hommes, où des gladiateurs luttent contre des bêtes ou combattent entre eux. Il en est qui, se faisant jusqu'à la satiété les esclaves des plaisirs charnels, paient, comme ils disent, le tribut du charnel à ce qui est charnel et le tribut du pneumatique à ce qui est pneumatique. Les uns ont secrètement commerce avec les femmes qu'ils endoctrinent, comme l'ont fréquemment avoué, avec leurs autres erreurs, des femmes séduites par certains d'entre eux et revenues ensuite à l'Église de Dieu. D'autres, procédant ouvertement et sans la moindre pudeur, ont arraché à leurs maris, pour se les unir en mariage, les femmes dont ils s'étaient épris. D'autres encore, après des débuts pleins de gravité, où ils feignaient d'habiter avec des femmes comme avec des soeurs, ont vu, avec le temps, leur fraude éventée, la soeur étant devenue enceinte par le fait de son prétendu frère.

4 Et alors qu'ils commettent beaucoup d'autres infamies et impiétés, nous, qui par crainte de Dieu nous gardons de pécher même en pensée ou en parole, nous nous voyons traiter par eux de gens simples et qui ne savent rien, cependant qu'ils s'exaltent eux-mêmes au delà de toute mesure, se décernant les titres de " parfaits " et de " semence d'élection ". Nous, à les en croire, nous n'avons reçu la grâce que pour un simple usage: c'est pourquoi elle nous sera ôtée. Mais eux, c'est en toute propriété qu'ils possèdent cette grâce qui est descendue d'en haut, de l'ineffable et innommable syzygie: aussi leur sera-t-elle ajoutée . Telle est la raison pour laquelle ils doivent sans cesse et de toute manière s'exercer au mystère de la syzygie. Et voici ce qu'ils font croire aux insensés, en leur disant en propres termes: "Quiconque est "dans le monde" Jn 17,11, s'il n'a pas aimé une femme de manière à s'unir à elle, n'est pas "de la Vérité" Jn 18,37 et ne passera pas dans la Vérité, mais celui qui est "du monde" Jn 17,14-16, s'il s'est uni à une femme, ne passera pas davantage dans la Vérité, parce que c'est dans la concupiscence qu'il s'est uni à cette femme. " Pour nous donc, qu'ils appellent " psychiques " et qu'ils disent être " du monde ", la continence et les oeuvres bonnes sont nécessaires afin que nous puissions, grâce à elles, parvenir au lieu de l'Intermédiaire; mais pour eux, qui se nomment " pneumatiques " et " parfaits ", il n'en est pas question, car ce ne sont pas les oeuvres qui introduisent dans le Plérôme, mais la semence, qui, envoyée de là-haut toute petite, se perfectionne ici-bas.


Sort final des trois substances et précisions diverses

107 71 Lors donc que toute la semence aura atteint sa perfection, Achamoth leur Mère quittera, disent-ils, le lieu de l'Intermédiaire et fera son entrée dans le Plérôme; elle recevra alors pour époux le Sauveur issu de tous les Éons, de sorte qu'il y aura syzygie, du Sauveur et de Sagesse Achamoth. Ce sont là l'" Epoux " et l'" Épouse Jn 3,29 ", et la chambre nuptiale Mt 9,15 sera le Plérôme tout entier. Quant aux pneumatiques, ils se dépouilleront de leurs âmes et, devenus esprits de pure intelligence, ils entreront de façon insaisissable et invisible à l'intérieur du Plérôme, pour y être donnés à titre d'épouses aux Anges qui entourent le Sauveur. Le Démiurge changera de lieu, lui aussi: il passera dans celui de sa Mère Sagesse, c'est-à-dire dans l'Intermédiaire. Les âmes des "Justes ", elles aussi, auront leur repos dans le lieu de l'Intermédiaire, car rien de psychique n'ira à l'intérieur du Plérôme. Cela fait, le feu qui est caché dans le monde jaillira, s'enflammera et, détruisant toute la matière, sera consumé avec elle et s'en ira au néant. Le Démiurge, assurent-ils, n'a rien su de tout cela avant la venue du Sauveur.

2 Il en est qui disent que le Démiurge a émis également un Christ en qualité de fils, mais un Christ psychique comme lui; c'est de ce Christ qu'il a parlé par les prophètes; c'est lui qui est passé à travers Marie, comme de l'eau à travers un tube, et c'est sur lui que, lors du baptême, est descendu sous forme de colombe Mt 3,16 Lc 3,22 le Sauveur appartenant au Plérôme et issu de tous les Éons; en lui s'est encore trouvée la semence pneumatique issue d'Achamoth. C'est ainsi que, à les en croire, notre Seigneur a été composé de quatre éléments, conservant ainsi la figure de la fondamentale et primitive Tétrade: l'élément pneumatique, venant d'Achamoth; l'élément psychique, venant du Démiurge; l'élément de l'" économie ", organisé avec un art inexprimable; le Sauveur enfin, c'est-à-dire la colombe qui descendit sur lui. Ce Sauveur est demeuré impassible: il ne pouvait en effet souffrir, étant insaisissable et invisible. C'est pourquoi, tandis que le Christ était amené à Pilate, son Esprit, qui avait été déposé en lui, lui fut enlevé. Il y a plus: ême la semence provenant de la Mère n'a pas souffert, disent-ils, car elle aussi était impassible, en tant que pneumatique et invisible au Démiurge lui-même. N'a donc souffert, en fin de compte, que leur prétendu Christ psychique et celui qui fut constitué par l'" économie ": ce double élément a souffert " en mystère ", afin que, à travers lui, la Mère manifestât la figure du Christ d'en haut, qui s'étendit sur la Croix et qui forma Achamoth d'une formation selon la substance. Car, disent-ils, toutes les choses d'ici-bas sont les figures de celles de là-haut.

3 Les âmes qui possédaient la semence venant d'Achamoth étaient, disent-ils, meilleures que les autres: c'est pourquoi le Démiurge les aimait davantage, ne sachant pas la raison de cette supériorité, mais s'imaginant qu'elles étaient telles grâce à lui. Aussi les mettait-il au rang des prophètes, des prêtres et des rois. Et beaucoup de paroles, expliquent-ils, furent dites par cette semence parlant par l'organe des prophètes, car elle était d'une nature plus élevée. Mais la Mère elle aussi en dit un grand nombre, prétendent-ils, concernant les choses d'en haut, et même il en est beaucoup qui vinrent par le Démiurge et par les âmes que fit celui-ci. C'est ainsi qu'en fin de compte ils découpent les prophéties, affirmant qu'une partie d'entre elles émane de la Mère, une autre, de la semence, une autre enfin, du Démiurge. De même encore pour Jésus: certaines paroles de lui viendraient du Sauveur, d'autres, de la Mère, d'autres enfin, du Démiurge, comme nous le montrerons dans la suite de notre exposé.

4 Le Démiurge, qui ignorait les réalités situées au-dessus de lui, était bien remué par les paroles en question; cependant il n'en fit aucun cas, leur attribuant tantôt une cause, tantôt une autre, soit l'esprit prophétique, qui a lui aussi son propre mouvement, soit l'homme, soit un mélange d'éléments inférieurs. Il demeura dans cette ignorance jusqu'à la venue du Sauveur. Lorsque vint le Sauveur, le Démiurge, disent-ils, apprit de lui toutes choses et, tout joyeux, se rallia à lui avec toute son armée. C'est lui le centurion de l'Evangile qui déclare au Sauveur: " Et moi aussi, j'ai sous mon pouvoir des soldats et des serviteurs; et tout ce que je commande, ils le font Mt 3,16 Lc 3,22. " Il accomplira l' " économie " qui concerne le monde, jusqu'au temps requis, à cause surtout de l'Église dont il a la charge, mais aussi à cause de la connaissance qu'il a de la récompense qui lui est préparée, à savoir son futur transfert dans le lieu de la Mère.

5 Ils posent comme fondement trois races d'hommes: pneumatique, psychique et choïque, selon ce que furent Caïn, Abel et Seth: car, à partir de ces derniers, ils veulent établir l'existence des trois natures, non plus dans un seul individu, mais dans l'ensemble de la race humaine. L'élément choïque ira à la corruption. L'élément psychique, s'il choisit le meilleur, aura son repos dans le lieu de l'Intermédiaire, mais, s'il choisit le pire, il ira retrouver, lui aussi, ce à quoi il se sera rendu semblable. Quant aux éléments pneumatiques que sème Achamoth depuis l'origine jusqu'à maintenant dans des âmes "justes ", après avoir été instruits et nourris ici-bas - car c'est tout petits qu'ils sont envoyés - et après avoir été ensuite jugés dignes de la " perfection ", ils seront donnés à titre d'épouses, affirment-ils, aux Anges du Sauveur, cependant que leurs âmes iront de toute nécessité, dans l'Intermédiaire, prendre leur repos avec le Démiurge, éternellement. Les âmes elles-mêmes, disent-ils, se subdivisent en deux catégories: celles qui sont bonnes par nature et celles qui sont mauvaises par nature. Les âmes bonnes sont celles qui ont une capacité réceptive par rapport à la semence; au contraire, celles qui sont mauvaises par nature ne peuvent en aucune façon recevoir cette semence.


Exégèses gnostiques.

108 81 Telle est leur doctrine, que ni les prophètes n'ont prêchée, ni le Seigneur n'a enseignée, ni les apôtres n'ont transmise, et dont ils se vantent d'avoir reçu la connaissance plus excellemment que tous les autres hommes. Tout en alléguant des textes étrangers aux Ecritures et tout en s'employant, comme on dit, à tresser des cordes avec du sable, ils ne s'en efforcent pas moins d'accommoder à leurs dires, d'une manière plausible, tantôt des paraboles du Seigneur, tantôt des oracles de prophètes, tantôt des paroles d'apôtres, afin que leur fiction ne paraisse pas dépourvue de témoignage. Ils bouleversent l'ordonnance et l'enchaînement des Écritures et, autant qu'il dépend d'eux, ils disloquent les membres de la vérité. Ils transfèrent et transforment, et, en faisant une chose d'une autre, ils séduisent nombre d'hommes par le fantôme inconsistant qui résulte des paroles du Seigneur ainsi accommodées. Il en est comme de l'authentique portrait d'un roi qu'aurait réalisé avec grand soin un habile artiste au moyen d'une riche mosaïque. Pour effacer les traits de l'homme, quelqu'un bouleverse alors l'agencement des pierres, de façon à faire apparaître l'image, maladroitement dessinée, d'un chien ou d'un renard. Puis il déclare péremptoirement que c'est là l'authentique portrait du roi effectué par l'habile artiste. Il montre les pierres - celles-là mêmes que le premier artiste avait adroitement disposées pour dessiner les traits du roi, mais que le second vient de transformer vilainement en l'image d'un chien -, et, par l'éclat de ces pierres, il parvient à tromper les simples, c'est-à-dire ceux qui ignorent les traits du roi, et à les persuader que cette détestable image de renard est l'authentique portrait du roi. C'est exactement de la même façon que ces gens-là, après avoir cousu ensemble des contes de vieilles femmes 1Tm 4,7, arrachent ensuite de-ci de-là des textes, des sentences, des paraboles, et prétendent accommoder à leurs fables les paroles de Dieu. Nous avons relevé déjà les passages scripturaires qu'ils accommodent aux événements survenus dans le Plérôme.

2 Voici maintenant les textes qu'ils tentent d'appliquer aux événements survenus hors du Plérôme. Le Seigneur, disent-ils, vint à sa Passion dans les derniers temps du monde 1P 1,20 pour montrer la passion survenue dans le dernier des Eons et pour faire connaître, par sa fin à lui, quelle fut la fin de la production des Éons. La fillette de douze ans, fille du chef de la synagogue, que le Seigneur, debout près d'elle, éveilla d'entre les morts Lc 8,41-42, était, expliquent-ils, la figure d'Achamoth, que leur Christ, étendu au-dessus d'elle, forma et amena à la conscience de la Lumière qui l'avait abandonnée. Que le Sauveur soit apparu à Achamoth tandis qu'elle était hors du Plérôme et encore à l'état d'avorton, Paul, disent-ils, l'affirme dans sa première épître aux Corinthiens par ces mots: " En tout dernier lieu, il s'est montré à moi aussi, comme à l'avorton 1Co 15,8. " Cette venue vers Achamoth du Sauveur escorté de ses compagnons d'âge est pareillement révélée par Paul dans cette même épître, lorsqu'il dit que " la femme doit avoir un voile sur la tête à cause des Anges 1Co 11,10 ". Et que, au moment où le Sauveur venait vers elle, Achamoth se soit couverte d'un voile par révérence, Moïse l'a fait connaître en se couvrant la face d'un voile Ex 34,33-35 2Co 3,13. Quant aux passions subies par Achamoth, le Seigneur, assurent-ils, les a manifestées. Ainsi, en disant sur la croix: " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? Mt 27,46 " il a fait connaître que Sagesse avait été abandonnée par la Lumière et arrêtée par Limite dans son élan vers l'avant, il a fait connaître la tristesse de cette même Sagesse, en disant: " Mon âme est accablée de tristesse Mt 26,38 "; sa crainte, en disant: " Père, si c'est possible, que la coupe passe loin de moi !Mt 26,39 "; son angoisse, de même, en disant: " Que dirai-je? Je ne le sais Jn 12,27 ".

3 Le Seigneur, enseignent-ils, a fait connaître trois races d'hommes de la manière suivante. Il a indiqué la race hylique, lorsque, à celui qui lui disait: " Je te Suivrai ", il répondait: " Le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête Mt 8,19-20 Lc 9,57-58. " Il a désigné la race psychique, lorsque, à celui qui lui disait: " Je te suivrai, mais permets-moi d'aller d'abord faire mes adieux à ceux de ma maison ", il répondait: " Quiconque, ayant mis la main à la charrue, regarde en arrière n'est pas propre au royaume des cieux Lc 9,61-62. " Cet homme, prétendent-ils, était de l'Intermédiaire. De même celui qui confessait avoir accompli les multiples devoirs de la "Justice", mais qui refusa ensuite de suivre le Sauveur, vaincu par une richesse qui l'empêcha de devenir "parfait Mt 19,16-22 ", celui-là aussi, disent-ils, faisait partie de la race psychique. Quant à la race pneumatique, le Seigneur l'a signifiée par ces paroles: " Laisse les morts ensevelir leurs morts; pour toi, va et annonce le royaume de Dieu Mt 8,22 Lc 9,60 ", ainsi que par ces mots adressés à Zachée le publicain: " Hâte-toi de descendre, car il faut que je loge aujourd'hui dans ta maison Lc 19,5. " Ces hommes, proclament-ils, appartenaient à la race pneumatique. Même la parabole du ferment qu'une femme est dite avoir caché dans trois mesures de farine Mt 13,33 Lc 13,20-21 désigne, selon eux, les trois races: la femme, enseignent-ils, c'est Sagesse; les trois mesures de farine sont les trois races d'hommes, pneumatique, psychique et choïque; quant au ferment, c'est le Sauveur lui-même. Paul, lui aussi, parle en termes précis de choïques, de psychiques et de pneumatiques. Il dit quelque part: "Tel fut lc choïque, tels sont aussi les choïques 1Co 15,48. " Et ailleurs: " L'homme psychique ne reçoit pas les choses de l'Esprit 1Co 2,14. " Et ailleurs encore: " Le pneumatique juge de tout 1Co 2,15. " La phrase "Le psychique ne reçoit pas les choses de l'Esprit" vise, d'après eux, le Démiurge, lequel, étant psychique, ne connaît ni la Mère, qui est pneumatique, ni la semence de celle-ci, ni les Eons du Plérôme. Paul affirme encore que le Sauveur a assumé les prémices de ce qu'il allait sauver: " Si les prémices sont saintes, dit-il, la pâte l'est aussi Rm 11,16 ". Les prémices, enseignent-ils, c'est l'élément pneumatique; la pâte, c'est nous, c'est-à-dire l'Église psychique, cette pâte, disent-ils, le Sauveur l'a assumée et l'a soulevée avec lui, car il était le ferment.

4 Qu'Achamoth se soit égarée hors du Plérôme, ait été formée par le Christ et cherchée par le Sauveur, c'est, disent-ils, ce que celui-ci a signifié en déclarant qu'il était venu vers la brebis égarée Mt 18,13 Lc 15,4-7. Cette brebis égarée, expliquent-ils; c'est leur Mère, de laquelle ils veulent qu'ait été semée l'Église d'ici-bas; l'égarement de cette brebis, c'est son séjour hors du Plérôme, au sein de toutes les passions d'où ils prétendent qu'est sortie la matière. Quant à la femme qui balaie sa maison et retrouve sa drachme Lc 15,8-10, c'est, expliquent-ils, la Sagesse d'en haut, qui a perdu son Enthymésis, mais qui, plus tard, lorsque toutes choses auront été purifiées par la venue du Sauveur, la retrouvera: car, à les en croire, cette Enthymésis doit être rétablie un jour à l'intérieur du Plérôme. Siméon, qui reçut dans ses bras le Christ et rendit grâces à Dieu en disant: " Maintenant tu laisses ton serviteur s'en aller, ô Maître, selon ta parole, dans la paix Lc 2,29", est, selon eux, la figure du Démiurge, qui, à la venue du Sauveur, apprit son changement de lieu et rendit grâces à l'Abîme. Quant à Anne la prophétesse, qui est présentée dans l'Évangile comme ayant vécu sept années avec son mari et ayant persévéré tout le reste du temps dans son veuvage, jusqu'au moment où elle vit le Sauveur, le reconnut et parla de lui à tout le monde Lc 2,36-38, elle signifie manifestement Achamoth, qui, après avoir vu jadis durant un bref moment le Sauveur avec ses compagnons d'âge, demeure ensuite tout le reste du temps dans l'Intermédiaire, attendant qu'il revienne et l'établisse dans sa syzygie. Son nom a été indiqué par le Sauveur en cette parole: " La Sagesse a été justifiée par ses enfants Lc 7,35 ", et par Paul en ces termes: " Nous parlons de Sagesse parmi les parfaits 1Co 2,6. " De même encore, les syzygies existant à l'intérieur du Plérôme, Paul les aurait fait connaître en manifestant l'une d'entre elles; parlant en effet du mariage d'ici-bas, il dit: " Ce mystère est grand: je veux dire, en référence au Christ et à l'Église Ep 5,32. "

5 Ils enseignent encore que Jean, le disciple du Seigneur, a fait connaître la première Ogdoade. Voici leurs propres paroles. - Jean, le disciple du Seigneur, voulant exposer la genèse de toutes choses, c'est-à-dire la façon dont le Père a émis toutes choses, pose à la base un certain Principe, qui est le premier engendré de Dieu, celui qu'il appelle encore Fils Jn 1,34 Jn 49 Jn 3,18 et Dieu Monogène Jn 1,18 et en qui le Père a émis toutes choses de façon séminale. Par ce Principe, dit Jean, a été émis le Logos et, en lui, la substance entière des Éons, que le Logos a lui-même formée par la suite. Puisque Jean parle de la première genèse, c'est à juste titre qu'il commence son enseignement par le Principe ou Fils et par le Logos. Il s'exprime ainsi: " Dans le Principe était le Logos, et le Logos était tourné vers Dieu, et le Logos était Dieu; ce Logos était dans le Principe, tourné vers Dieu Jn 1,1-2. " D'abord il distingue trois termes: Dieu, le Principe et le Logos; ensuite il les unit. C'est afin de montrer, d'une part, l'émission de chacun des deux termes, à savoir le Fils et le Logos; de l'autre, l'unité qu'ils ont entre eux en même temps qu'avec le Père. Car dans le Père et venant du Père est le Principe; dans le Principe et venant du Principe est le Logos. Jean s'est donc parfaitement exprimé lorsqu'il a dit: " Dans le Principe était le Logos ": le Logos était en effet dans le Fils. " Et le Logos était tourné vers Dieu ": le Principe l'était en effet, lui aussi. " Et le Logos était Dieu ": simple conséquence, puisque ce qui est né de Dieu est Dieu. " Ce Logos était dans le Principe, tourné vers Dieu ": cette phrase révèle l'ordre de l'émission. " Toutes choses ont été faites par son entremise, et sans lui rien n'a été fait Jn 1,3 ": en effet, pour tous les Éons qui sont venus après lui, le Logos a été cause de formation et de naissance. Mais Jean poursuit: " Ce qui a été fait en lui est la Vie Jn 1,3-4. " Par là, il indique une syzygie. Car toutes choses, dit-il, ont été faites par son entremise seulement, mais la Vie l'a été en lui. Celle-ci, qui a été faite en lui, lui est donc plus intime que ce qui n'a été fait que par son entremise: elle lui est unie et fructifie grâce à lui. Jean ajoute en effet: " Et la Vie était la Lumière des Hommes Jn 1,4". Ici, en disant " Hommes ", il indique, sous ce même nom, l'Église, afin de bien montrer, par l'emploi d'un seul nom, la communion de syzygie: car de Logos et Vie proviennent Homme et Église. Jean appelle la Vie " la Lumière des Hommes ", parce que ceux-ci ont été illuminés par elle, autrement dit formés et manifestés. C'est aussi ce que dit Paul: " Tout ce qui est manifesté est Lumière Ep 5,13. " Puis donc que la Vie a manifesté et engendré l'Homme et l'Église, elle est appelée leur Lumière. Ainsi, par ces paroles, Jean a clairement montré, entre autres choses, la deuxième Tétrade: Logos et Vie, Homme et Église. Mais il a indiqué aussi la première Tétrade. Car, parlant du Sauveur et disant que tout ce qui est hors du Plérôme a été formé par lui, il dit du même coup que ce Sauveur est le fruit de tout le Plérôme. Il l'appelle en effet la Lumière, celle qui brille dans les ténèbres et qui n'a pas été saisie par elles Jn 1,5, parce que, tout en harmonisant tous les produits de la passion, il est resté ignoré de ceux-ci. Ce Sauveur, Jean l'appelle encore Fils, Vérité, Vie, Logos qui s'est fait chair: nous avons vu sa gloire, dit-il, et sa gloire était telle qu'était celle du Monogène, celle qui avait été donnée par le Père à celui-ci, remplie de Grâce et de Vérité. Voici les paroles de Jean: " Et le Logos s'est fait chair, et il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, gloire comme celle que le Monogène tient du Père, remplie de Grâce et de Vérité Jn 1,14." C'est donc avec exactitude que Jean a indiqué aussi la première Tétrade: Père et Grâce, Monogène et Vérité. C'est ainsi qu'il a parlé de la première Ogdoade, Mère de tous les Éons: il a nommé le Père et la Grâce, le Monogène et la Vérité, le Logos et la Vie, l'Homme et l'Église. - Ainsi s'exprime Ptolémée.

109 91 Tu vois donc, cher ami, à quels artifices ils recourent pour se duper eux-mêmes, malmenant les Écritures et s'efforçant de donner par elles de la consistance à leur fiction. C'est pourquoi j'ai rapporté leurs termes mêmes, pour que tu puisses constater la fourberie de leurs artifices et la perversité de leurs erreurs Ep 4,14. Tout d'abord, en effet, si Jean s'était proposé d'indiquer l'Ogdoade d'en haut, il aurait conservé l'ordre des émissions: la première Tétrade étant la plus vénérable, comme ils disent, il l'aurait mise en place avec les premiers noms et lui aurait rattaché la seconde Tétrade, afin de faire voir par l'ordre des noms l'ordre des Eons de l'Ogdoade; et ce n'est pas après un si long moment, comme s'il l'avait oubliée et s'en était ensuite ressouvenu, qu'il aurait, tout à la fin, mentionné la première Tétrade. En second lieu, s'il avait voulu signifier les syzygies, il n'aurait pas passé sous silence le nom de l'Église: en effet, ou bien il devait se contenter, dans les autres syzygies aussi, de nommer les Éons masculins, les Eons féminins pouvant être sous-entendus, et cela afin de garder parfaitement l'unité; ou bien, s'il passait en revue les compagnes des autres Eons, il devait indiquer aussi la compagne de l'Homme, au lieu de nous laisser deviner son nom.

2 La fausseté de leur exégèse saute donc aux yeux. En fait, Jean proclame un seul Dieu tout-puissant et un seul Fils unique, le Christ Jésus, par l'entremise de qui tout a été fait Jn 1,3; c'est lui le Verbe de Dieu Jn 1,1, lui le Fils unique Jn 1,18, lui l'Auteur de toutes choses, lui la vraie Lumière éclairant tout homme , lui l'Auteur du cosmos Jn 1,10; c'est lui qui est venu dans son propre domaine Jn 1,11 lui-même qui s'est fait chair et a habité parmi nous Jn 1,14. Ces gens-là, au contraire, faussant par leurs arguties captieuses l'exégèse du texte, veulent que, selon l'émission, autre soit le Monogène, qu'ils appellent aussi le Principe, autre le Sauveur, autre encore le Logos, fils du Monogène, autre enfin le Christ, émis pour le redressement du Plérôme. Détournant chacune des paroles de l'Écriture de sa vraie signification et usant des noms d'une manière arbitraire, ils les ont transposés dans le sens de leur système, à telle enseigne que, d'après eux, dans un texte aussi considérable, Jean n'aurait même pas fait mention du Seigneur Jésus-Christ. Car, en mentionnant le Père et la Grâce, le Monogène et la Vérité, le Logos et la Vie, l'Homme et l'Église, Jean aurait, suivant leur système, mentionné simplement la première Ogdoade, en laquelle ne se trouve point encore Jésus, point encore le Christ, le Maître de Jean. En réalité, ce n'est point de leurs syzygies que parle l'Apôtre, mais de notre Seigneur Jésus-Christ, qu'il sait être le Verbe de Dieu. Et Jean lui-même nous montre qu'il en est bien ainsi. Revenant en effet à Celui dont il a dit plus haut qu'il était au commencement, c'est-à-dire au Verbe Jn 1,1, il ajoute cette précision: "Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous Jn 1,14. " Selon leur système, au contraire, ce n'est pas le Logos qui s'est fait chair, puisqu'il n'est même jamais sorti du Plérôme, mais bien le Sauveur, qui est issu de tous les Eons et est postérieur au Logos.

3 Apprenez donc, insensés, que Jésus, qui a souffert pour nous 1P 2,21, qui a habité parmi nous Jn 1,14, ce Jésus même est le Verbe de Dieu. Si quelque autre parmi les Éons s'était fait chair pour notre salut, on pourrait admettre que l'Apôtre parle d'un autre; mais si Celui qui est descendu et remonté Ep 4,10 Jn 3,13 est le Verbe du Père, le Fils unique du Dieu unique, incarné pour les hommes selon le bon plaisir du Père, alors Jean ne parle ni d'un autre ni d'une prétendue Ogdoade, mais bien du Seigneur Jésus-Christ. Car, d'après eux, le Logos ne s'est pas à proprement parler fait chair: le Sauveur, disent-ils, s'est revêtu d'un corps psychique provenant de l'" économie " et disposé par une providence inexprimable de façon à être visible et palpable. Mais, leur répondrons-nous, la chair est ce modelage de limon effectué par Dieu en Adam à l'origine, et c'est cette chair-là même que, au dire de Jean, le Verbe de Dieu est en toute vérité devenu. Et par là s'écroule leur primitive et fondamentale Ogdoade. Car, une fois prouvé que le Logos, le Monogène, la Vie, la Lumière, le Sauveur, le Christ et le Fils de Dieu sont un seul et même être, lequel précisément s'est incarné pour nous, c'en est fait de tout l'échafaudage de leur Ogdoade. Et, celle-ci réduite en miettes, c'est tout leur système qui s'effondre, ce songe vain pour la défense duquel ils malmènent les Écritures. Car, après avoir forgé de toutes pièces leur système, 4 ils rassemblent ensuite des textes et des noms épars et, comme nous l'avons déjà dit, ils les font passer de leur signification naturelle à une signification qui leur est étrangère. Ils font comme ces auteurs qui se proposent le premier sujet venu, puis s'escriment à le traiter avec des vers qu'ils tirent des poèmes d'Homère. Les naïfs alors s'imaginent qu'Homère a composé des vers sur ce sujet tout nouveau, beaucoup de gens s'y laissent prendre à cause de la suite bien ordonnée des vers et se demandent si Homère ne serait pas effectivement l'auteur du poème. Voici comment, avec des vers d'Homère, on a pu décrire l'envoi d'Héraclès par Eurysthée vers le chien de l'Hadès - rien ne nous empêche de recourir à pareil exemple, puisqu'il s'agit d'une tentative de tout point identique dans l'un et l'autre cas - .

Ayant ainsi parlé, il congédiait, malgré ses lourds sanglots (Od. 10, 76), le noble Héraclès, tuteur d'exploits fameux (Od. 21, 26): Eurysthée, fils de Sthénélos le Perséide (Il. 19, 123), le chargeait de ramener de l'Erèbe le chien du cruel Hadès (Il. 8, 368). Il partit, tel un lion nourri dans les montagnes et confiant dans sa force (Od. 6, 130), prestement, à travers la ville. Ses amis, tous ensemble, le suivaient (Il. 24, 327), ainsi que les jeunes filles, les jeunes gens et les vieillards infortunés (Od. 11, 38), poussant de plaintives lamentations, comme s'il marchait à la mort (Il. 24, 328). Hermès l'accompagnait, ainsi qu'Athèna aux yeux pers (Od. 11, 626), car ils savaient dans leur coeur quelle peine éprouvait leur frère (Il. 2, 409).

Quel est le naïf qui ne se laisserait prendre par ces vers et ne croirait qu'Homère les a composés tels quels pour traiter ce sujet? Celui qui est versé dans les récits homériques pourra reconnaître les vers, il ne reconnaîtra pas le sujet traité: il sait fort bien que tel de ces vers se rapporte à Ulysse, tel autre à Héraclès lui-même, tel autre à Priam, tel autre encore à Ménélas et à Agamemnon. Et s'il prend ces vers pour restituer chacun d'eux à son livre originel, il fera disparaître le sujet en question. Ainsi en va-t-il de celui qui garde en soi, sans l'infléchir, la règle de véritéa qu'il a reçue par son baptême: il pourra reconnaître les noms, les phrases et les paraboles provenant des Écritures, il ne reconnaîtra pas le système blasphématoire inventé par ces gens-là. Il reconnaîtra les pierres de la mosaïque, mais il ne prendra pas la silhouette du renard pour le portrait du Roi. En replaçant chacune des paroles dans son contexte et en l'ajustant au corps de la vérité, il mettra à nu leur fiction et en démontrera l'inconsistance.


Note :

a A plus d'une reprise encore, dans la suite de son ouvrage, Irénée mentionnera cette " règle de vérité ". Qu'est-ce que cette règle? Nous apprenons ici qu'elle permet à tous les fidèles de discerner d'emblée l'authentique enseignement des Écritures d'avec ce que les hérétiques voudraient faire passer pour tel. Nous apprenons aussi que cette " règle de vérité ", les fidèles l'ont reçue " par le baptême ". Cette dernière indication permet d'identifier la " règle de vérité " dont il est ici question avec la " règle de foi " dont Irénée parle aux chap. 6-7 de la Démonstration de la Prédication apostolique. La " règle de vérité " apparaît alors comme un bref énoncé où s'exprime l'essentiel de la foi de l'Église, énoncé qui, tout en utilisant une terminologie encore souple, ne laisse pas de se structurer déjà de façon très ferme en une triple affirmation relative au Dieu Père Créateur, au Fils de Dieu incarné et rédempteur et à l'Esprit Saint vivificateur. En somme, la " règle de vérité " est cela même qui, en se cristallisant peu à peu dans des formules de plus en plus stéréotypées, aboutira aux différents " symboles de foi " qui se rencontreront à partir du IIIème siècle.


5 Puisqu'à ce vaudeville il ne manque que le dénouement, c'est-à-dire que quelqu'un mette le point final à leur farce en y adjoignant une réfutation en règle, nous croyons nécessaire de souligner avant toute autre chose les points sur lesquels les pères de cette fable différent entre eux, inspirés qu'ils sont par différents esprits d'erreur. Déjà par là, en effet, il sera possible de saisir exactement, avant même que nous n'en fournissions la démonstration, et la solide vérité proclamée par l'Église et le mensonge échafaudé par ces gens-là.



Irénée adv. Hérésies Liv.1 ch.5