Irénée adv. Hérésies Liv.1 ch.17

Spéculations et exégèses marcosiennes relatives au Plérôme

117 171 Je veux t'exposer encore comment, d'après eux, la création elle-même aurait été faite à l'image des choses invisibles par le Démiurge, sans que celui-ci le sût, grâce à l'intervention de la Mère. En premier lieu, disent-ils, les quatre éléments, feu, eau, terre et air, ont été produits comme une image de la Tétrade supérieure. Leurs opérations respectives venant s'ajouter à eux, à savoir le chaud, le froid, l'humide et le sec, représentent exactement l'Ogdoade. Ils énumèrent ensuite dix puissances comme suit: d'abord sept corps de forme ronde qu'ils appellent cieux, puis le cercle qui les contient et qu'ils appellent huitième ciel, et enfin le soleil et la lune. Ces corps, au nombre de dix, sont l'image de l'invisible Décade issue du Logos et de la Vie. Quant à la Dodécade, elle est indiquée par le cercle appelé zodiaque: car, disent-ils, les douze signes du zodiaque figurent manifestement la Dodécade, fille de l'Homme et de l'Église. Et puisque, disent-ils, le ciel le plus élevé s'est opposé à l'élan rapide de tous les astres, les alourdissant de sa masse et contrebalançant leur rapidité par sa lenteur, de façon à accomplir le cycle entier de signe en signe en trente années, ils disent que ce ciel est une image de Limite, qui enveloppe leur Mère porteuse du trentième nom. La lune à son tour, en faisant le tour de son ciel en trente jours, figure par ceux-ci le nombre des Eons. Le soleil, en accomplissant sa révolution circulaire en douze mois, manifeste par ces douze mois la Dodécade. Les jours aussi, étant mesurés par douze heures, sont la figure de l'invisible Dodécade. L'heure elle-même, qui est la douzième partie du jour, se répartit en trente portions afin d'être une image de la Triacontade. Le cercle du zodiaque comporte aussi 360 degrés, chacun des signes ayant trente degrés: ainsi, par le cercle, est conservée l'image de la conjonction du nombre douze avec le nombre trente. La terre encore est divisée en douze zones, disent-ils, et en chacune de ces zones elle reçoit perpendiculairement des cieux une vertu particulière et met au monde des enfants semblables à la vertu qui a exercé son influx: de la sorte, la terre est manifestement, assurent-ils, la figure de la Dodécade et de ses enfants.

2 En outre, ils disent que le Démiurge voulut imiter le caractère infini, éternel, illimité et intemporel de l'Ogdoade d'en haut, mais qu'il ne put en reproduire la fixité et l'éternité parce qu'il était le fruit de la déchéance; il transposa donc l'éternité de l'Ogdoade dans des durées et des moments et des quantités considérables d'années, s'imaginant pouvoir, par la longueur de ces durées, imiter l'éternité de l'Ogdoade. C'est alors, disent-ils, que la vérité l'a fui et que lc mensonge a suivi: et c'est pourquoi, lorsque les temps seront accomplis, son oeuvre subira la destruction.

118 181 Voilà comment ils s'expriment au sujet de la création, chacun d'entre eux enfantant chaque jour, autant qu'il le peut, quelque chose de nouveau: car nul n'est "parfait", chez eux, s'il n'a "fructifié" en de plantureux mensonges. Mais il nous faut aussi indiquer, pour pouvoir les réfuter ultérieurement, toutes les déformations qu'ils font subir aux oracles des prophètes.

Moïse, disent-ils, en commençant le récit de l'oeuvre de création, montre d'emblée, dès le début, la Mère de toutes choses, lorsqu'il dit: "Au commencement Dieu fit le ciel et la terre
Gn 1,1." En nommant ces quatre choses, à savoir Dieu, le commencement, le ciel et la terre. Moïse a représenté, disent-ils, leur Tétrade. Et il a indiqué son caractère invisible et caché par les mots: "Or la terre était invisible et non encore organisée Gn 1,2." La seconde Tétrade, rejeton de la première, Moïse l'a exprimée, à les en croire, en nommant l'abîme, les ténèbres, les eaux contenues en ceux-ci et l'Esprit qui était porté sur les eaux Gn 1,2. Faisant ensuite mention de la Décade, il a cité la lumière, le jour, la nuit, le firmament, le soir, le matin, la terre sèche, la mer, l'herbe et, en dixième lieu, le bois Gn 1,3-13: c'est ainsi que, par ces dix noms, il a indiqué les dix Éons. Quant à la Puissance qu'est la Dodécade, elle a été figurée chez Moïse par là même qu'il a cité le soleil, la lune, les étoiles, les saisons, les années, les monstres marins, les poissons, les serpents, les oiseaux, les quadrupèdes, les animaux sauvages et, pardessus tout cela, en douzième lieu, l'homme Gn 1,14-28. Voilà, enseignent-ils, comment l'Esprit, par l'entremise de Moïse, a parlé de la Triacontade.

Ce n'est pas tout. Modelé à l'image Gn 1,26 de la Puissance d'en haut, l'homme a en lui une puissance provenant d'une seule source. Cette puissance a son siège dans le lieu du cerveau. D'elle découlent quatre puissances, à l'image de la Tétrade d'en haut: elles s'appellent, l'une la vue, l'autre l'ouïe, la troisième l'odorat, la quatrième le goût. L'Ogdoade apparaît en l'homme en ce qu'il a deux oreilles, deux yeux, deux narines et une double gustation, celle de l'amer et celle du doux. Et l'homme tout entier est l'image intégrale de la Triacontade de la façon suivante: en ses mains, par ses dix doigts, il porte la Décade; en tout son corps, divisé en douze membres, il porte la Dodécade - ils divisent en effet le corps de la même manière que celui de la Vérité, dont nous avons parlé plus haut -; quant à l'Ogdoade, qui est inexprimable et invisible, elle est conçue comme cachée dans les entrailles.

2 Le soleil, ce grand luminaire, disent-ils encore, a été fait le quatrième jour Gn 1,14-19 à cause du nombre de la Tétrade. Les tentures du tabernacle dressé par Moïse, faites de lin fin, d'hyacinthe, de pourpre et d'écarlate Ex 26,1, présentaient, d'après eux, la même image. Le pectoral du prêtre, orné de quatre rangées de pierres précieuses Ex 28,17, signifiait également la Tétrade. Bref, tout ce qui, dans les Écritures, est susceptible de se ramener au nombre quatre, ils le disent fait à cause de leur Tétrade.

L'Ogdoade, à son tour, apparaît dans le fait que l'homme a été modelé, selon eux, le huitième jour Gn 2,7. Tantôt, en effet, ils prétendent qu'il a été fait le sixième jour, et tantôt le huitième, à moins qu'ils ne disent que l'homme choïque a été modelé le sixième jour, et l'homme charnel le huitième jour: car ils distinguent ces deux choses. Certains prétendent aussi distinguer l'homme à la fois mâle et femelle fait à l'image et à la ressemblance de Dieu Gn 1,26 - ce serait l'homme pneumatique - et l'homme modelé au moyen de terre Gn 2,7. 3 De même l'"économie" de l'arche lors du déluge, en laquelle huit hommes furent sauvés Gn 7,7 Gn 7,13 Gn 7,23 1P 3,20, indique manifestement l'Ogdoade salvifique. David signifiait la même chose par le fait qu'il était le huitième d'entre ses frères 1S 16,10-11. De même encore la circoncision, qui avait lieu le huitième jour Gn 17,12, manifestait la circoncision de l'Ogdoade d'en haut. Et absolument tout ce qui, dans les Écritures, est susceptible de se ramener au nombre huit, accomplit, à les en croire, le mystère de l'Ogdoade.

La Décade, elle aussi, est signifiée par les dix nations que Dieu promit de donner en possession à Abraham Gn 15,19-20. Elle est aussi manifestée par l'"économie" de Sara, qui, après dix ans, donna son esclave Agar à Abraham pour qu'il eût d'elle des enfants Gn 16,2-3. De même encore le serviteur d'Abraham envoyé vers Rebecca et lui faisant cadeau de bracelets d'or d'un poids de dix sicles auprès du puits Gn 24,22, les frères de Rébécca retenant celle-ci durant dix jours Gn 24,55, Jéroboam recevant dix sceptres , les dix tentures du tabernacle Ex 26,1 Ex 36,8, les colonnes de dix coudées Ex 26,16, les dix fils de Jacob envoyés la première fois en Égypte pour y acheter du blé Gn 42,3, les dix apôtres auxquels le Seigneur se manifesta après sa résurrection : tout cela figurait, d'après eux, la Décade invisible.

4 La Dodécade, en laquelle s'est produit le mystère de la passion de déchéance - c'est de cette passion que, selon eux, auraient été formées les choses visibles -, se rencontre partout de façon claire et manifeste. Ainsi les douze fils de Jacob Gn 35,22-26, d'où sont issues les douze tribus Gn 49,28; le pectoral aux couleurs variées, ayant douze pierres précieuses et douze clochettes Ex 28,21 Ex 36,21; les douze pierres dressées par Moïse au pied de la montagne Ex 24,4; les douze pierres dressées par Josué au milieu du fleuve Jos 4,9 et les douze autres qu'il dressa au delà du fleuve Jos 4,20, les douze hommes qui portèrent l'arche d'alliance Jos 3,12; les douze pierres disposées par Élie lors de l'holocauste du taureau ; les douze apôtres enfin: bref, tout ce qui présente le nombre douze signifie, disent-ils, leur Dodécade.

Quant à la réunion de tous les Eons, appelée par eux Triacontade, elle est indiquée par l'arche de Noé, dont la hauteur était de trente coudées Gn 6,15, par Samuel faisant asseoir Saül en tête des trente invités 1S 9,22, par David, qui se cacha pendant trente jours dans le champ 1S 20,5, par les trente hommes qui entrèrent avec lui dans la caverne 2S 23,13, par la longueur du saint tabernacle qui était de trente coudées Ex 26,8. Et toutes les fois qu'ils rencontrent d'autres passages où figure ce nombre, ils prétendent prouver par eux leur Triacontade.


Exégèses marcosiennes relatives au Père inconnu

119 191 J'ai cru nécessaire d'ajouter à tout cela ce que, à l'aide de textes arrachés aux Écritures, ils tentent de faire accroire au sujet de leur Pro-Père, prétendument inconnu de tous avant la venue du Christ: ils veulent prouver par là que notre Seigneur a annoncé un autre Père que le Créateur de cet univers - ce Créateur que, comme nous l'avons déjà dit, ces impies blasphémateurs disent être un "fruit de déchéance". Donc, lorsqu'Isaïe dit: "Israël ne m'a pas connu et le peuple ne m'a pas compris ", ils veulent qu'il ait parlé de l'ignorance où l'on était de l'Abîme invisible. La parole d'Osée: "Il n'y a en eux ni vérité ni connaissance de Dieu Os 4,1", ils la détournent de force dans le même sens. Le verset: "Il n'est personne qui ait de l'intelligence ou qui recherche Dieu, tous se sont égarés, ensemble ils se sont corrompus Ps 14,2-3 Rm 3,11-12", ils l'entendent de l'ignorance où l'on était de l'Abîme. La parole de Moïse: "Nul ne verra Dieu et vivra Ex 33,20" se rapporterait également à l'Abîme2. Car c'est l'Auteur du monde, prétendent-ils, qui a été vu par les prophètes; quant à la parole: "Nul ne verra Dieu et vivra Ex 33,20", ils veulent qu'elle ait été dite de la Grandeur invisible et inconnue de tous. - Que cette parole: "Nul ne verra Dieu et vivra" ait été dite de Celui qui est le Père invisible et l'Auteur de toutes choses, c'est clair pour nous tous; qu'elle concerne, non pas l'Abîme inventé de toutes pièces par eux, mais le Créateur, qui n'est autre que le Dieu invisible, nous le montrerons dans la suite de notre ouvrage. - Daniel encore, à les en croire, signifiait la même chose, lorsqu'il demandait à l'ange l'explication des paraboles, ce qui prouve bien qu'il l'ignorait. Et l'ange tenait caché à ses yeux le grand mystère de l'Abîme, lorsqu'il lui répondait: "Retire-toi, Daniel, car ces paroles sont obstruées jusqu'à ce que comprennent ceux qui comprendront et soient rendus brillants ceux qui seront brillants Da 12,9-10." Ils se targuent d'être eux-mêmes "ceux qui sont brillants" et "ceux qui comprennent" !

120 201 Outre cela, ils introduisent subrepticement une multitude infinie d'Écritures apocryphes et bâtardes confectionnées par eux pour faire impression sur les simples d'esprit et sur ceux qui ignorent les écrits authentiques. Dans le même but, ils y ajoutent encore la fausseté que voici: Lorsque le Seigneur était enfant et apprenait ses lettres, le maître lui dit, comme c'était la coutume: Dis alpha; il répondit alpha. Mais lorsqu'ensuite le maître lui eut enjoint de dire bêta, le Seigneur lui répondit: Dis-moi d'abord toi-même ce qu'est alpha, et je te dirai alors ce qu'est bêta. Ils expliquent cette réponse du Seigneur en ce sens que lui seul aurait connu l'Inconnaissable, qu'il manifesta sous la figure de la lettre alpha.

2 Ils détournent aussi dans le même sens certaines paroles figurant dans l'Évangile. Ainsi, la réponse que le Seigneur, âgé de douze ans, fit à sa mère: "Ne savez-vous pas que je dois être aux choses de mon Père?
Lc 2,49": il leur annonça par là, disent-ils, le Père qu'ils ne connaissaient pas. C'est aussi pour cela qu'il envoya ses disciples vers les douze tribus Mt 10,5-6, afin qu'ils leur annoncent le Dieu qui leur était inconnu. De même, à celui qui lui disait: "Bon Maître Mt 21,23", le Seigneur désigna sans ambages le Dieu véritablement bon, en lui répondant: "Pourquoi m'appelles-tu bon? Un seul est bon, le Père qui est parmi les Cieux Mt 21,24-27": les, Cieux dont il est ici question, ce sont, disent-ils, les éons. De même encore, le Seigneur ne répondit pas à ceux qui lui demandaient: "Par quelle puissance fais-tu cela? Mt 19,16", mais, par la question qu'il leur opposa, il les plongea dans l'embarras Mt 19,17: en ne répondant pas, expliquent-ils, le Seigneur montra le caractère inexprimable du Père. De même, la parole: "Souvent ils ont désiré entendre une seule de ces paroles, mais ils n'ont eu personne qui la leur disea ", est, disent-ils, de quelqu'un qui manifeste, par ce mot "une seule", le seul vrai Dieu qu'on ne connaissait pas. De même encore, lorsque le Seigneur, approchant de Jérusalem, pleura sur elle et dit: "Ah ! si tu avais reconnu, toi aussi, aujourd'hui, ce qui devait procurer la paix. Mais cela t'a été caché Lc 19,42", il aurait, par les mots "cela t'a été caché", révélé le mystère caché de l'Abîme. Et lorsqu'il dit: "Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et faites-vous mes disciples Mt 11,28-29", il aurait annoncé le Père de la Vérité: car, disent-ils, ce qu'ils ignoraient, il promettait de le leur enseigner.

Note:
a Agraphon


3 Enfin, comme preuve de tout ce qui précède et, pour ainsi dire, comme expression ultime de tout leur système, ils apportent le texte suivant: "Je te loue, ô Père, Seigneur des Cieux et de la Terre, d'avoir caché ces choses aux sages et aux prudents et de les avoir révélées aux petits. Oui, Père, car tel a été ton bon plaisir. Toutes choses m'ont été remises par mon Père, et nul n'a connu le Père sinon le Fils, ni le Fils sinon le Père, et celui à qui le Fils les a révélés Mt 11,25-27." Par ces paroles, disent-ils, le Seigneur a clairement montré que, avant sa venue, personne n'a jamais connu le Père de Vérité découvert par eux, c'est l'Auteur et le Créateur du monde, prétendent-ils, qui a toujours été connu de tous, et les paroles du Seigneur concernent le Père inconnu de tous, celui qu'eux-mêmes annoncent.


Diversité des rites de " rédemption " en usage chez les Marcosiens

121 21 1 Quant à la tradition concernant leur "rédemption", il se trouve qu'elle est invisible et insaisissable, car cette "rédemption" est elle-même mère d'êtres insaisissables et invisibles. C'est pourquoi, du fait qu'elle est instable, elle ne peut être décrite de façon simple et par une seule formule, car chacun d'eux la transmet comme il veut: autant il y a de mystagogues de cette doctrine, autant il y a de "rédemptions". Que cette sorte de gens ait été envoyée en sous-main par Satan pour la négation du baptême de la régénération en Dieu et pour le rejet de toute la foi, nous le montrerons à l'endroit voulu, quand nous les réfuterons.

2 La "rédemption", disent-ils, est nécessaire à ceux qui ont reçu la gnose parfaite pour qu'ils soient régénérés dans la Puissance qui est au-dessus de tout. Faute de quoi il est impossible d'entrer au Plérôme, car c'est cette "rédemption", selon eux, qui fait descendre dans la profondeur de l'Abîme ! Le baptême fut le fait du Jésus visible, en vue de la rémission des péchés, mais la "rédemption" fut le fait du Christ descendant en Jésus, en vue de la "perfection". Le baptême était psychique, mais la "rédemption" était pneumatique. Le baptême fut annoncé par Jean en vue de la pénitence, mais la "rédemption" fut apportée par le Christ en vue de la "perfection". C'est à cela qu'il faisait allusion, lorsqu'il disait: "Il est un autre baptême dont je dois être baptisé, et je me hâte vivement vers lui
Lc 12,50." De même, aux fils de Zébédée, tandis que leur mère demandait qu'ils fussent assis à sa droite et à sa gauche avec lui dans le royaume, le Seigneur présenta cette "rédemption", lorsqu'il leur dit: "Pouvez-vous être baptisés du baptême dont je dois être baptisé? Mt 20,2 Mc 10,38" De même Paul, à les en croire, a indiqué expressément et à maintes reprises cette "rédemption" qui est dans le Christ Jésus Rm 3,24 Ep 1,7 Col 1,14: ce serait celle-là même qui est transmise par eux sous des formes variées et discordantes.

3 Car les uns disposent une chambre nuptiale et accomplissent toute une mystagogie accompagnée d'invocations sur les initiés: ils prétendent effectuer ainsi un mariage pneumatique à la ressemblance des syzygies d'en haut. D'autres les conduisent vers l'eau et, en les y plongeant, prononcent sur eux ces mots: "Au nom du Père inconnu de toutes choses, dans la Vérité Mère de toutes choses, dans Celui qui descendit sur Jésus: dans l'union, la rédemption et la communion des Puissances." D'autres profèrent sur eux des mots hébreux, pour frapper davantage les initiés. Ainsi: "Basyma cacabasa eanaa irraumista diarbada caëota bafobor camelanthi." Ce qui se traduit: "J 'invoque ce qui est au-dessus de toute puissance du Père et est appelé Lumière, Esprit et Vie: car, dans un corps, tu as régné." D'autres encore proclament la " rédemption" de la façon suivante: "Le Nom caché à toute Divinité, Seigneurie ou Vérité qu'a revêtu Jésus de Nazareth dans les zones de la lumière du Christ, qui vit par l'Esprit Saint, pour la rédemption des Anges, le Nom de la restauration: Messia ufar magno in seenchaldia mosomeda eaacha faronepseha Jesu Nazarene." Ce qui se traduit: "Je ne divise pas l' Esprit, le cour et la supracéleste puissance miséricordieuse du Christ: puissé-je jouir de ton Nom, Sauveur de Vérité !" Ainsi parlent ceux qui font l'initiation. L'initié répond alors: "Je suis confirmé et racheté, et je rachète mon âme de ce siècle et de tout ce qui en ressortit, au Nom de Jao qui a racheté son âme pour la rédemption dans le Christ vivant." Enfin les assistants poussent l'acclamation suivante: "Paix à tous ceux sur lesquels ce Nom repose !" Après quoi ils oignent l'initié avec du baume. Ce parfum figure, disent-ils, la bonne odeur répandue sur les Éons.

4 Certains d'entre eux jugent superflu de conduire à l'eau: ils mélangent ensemble de l'huile et de l'eau et, tout en prononçant des formules du genre de celles que nous avons dites plus haut, ils versent ce mélange sur la tête des initiés. C'est là, prétendent-ils, la "rédemption". Eux aussi oignent avec du baume. D'autres, rejetant toutes ces pratiques, disent qu'on ne doit pas accomplir le mystère de la Puissance inexprimable et invisible au moyen de créatures visibles et corruptibles, ni le mystère des réalités irreprésentables et incorporelles au moyen de choses sensibles et corporelles. La "rédemption" parfaite, c'est la connaissance même de la Grandeur inexprimable: puisque c'est de l'ignorance que sont sorties la déchéance et la passion, c'est par la gnose que sera aboli tout l'état de choses issu de l'ignorance. C'est donc bien la gnose qui est la "rédemption" de l'homme intérieur. Cette "rédemption" n'est ni somatique, puisque le corps est corruptible, ni psychique, puisque l'âme aussi provient de la déchéance et n'est que l'habitacle du pneuma; elle est donc nécessairement pneumatique. De fait, par la gnose est racheté l'homme intérieur ou pneumatique, et il suffit à ces gens-là d'avoir la connaissance de toutes choses: telle est la vraie "rédemption".

5 D'autres pratiquent le rite de la "rédemption" sur les mourants à leur dernier moment: ils leur versent sur la tête l'huile et l'eau, ou l'onguent susdit, mélangé à l'eau, et ils font sur eux les invocations que nous avons dites, afin qu'ils deviennent insaisissables et invisibles aux Archontes et aux Puissances et que leur homme intérieur monte au-dessus des espaces invisibles, abandonnant le corps à l'univers créé et laissant l'âme auprès du Démiurge. En arrivant aux Puissances, après sa mort, l'initié sera tenu de dire ces mots: "Je suis un fils issu du Père, du Père préexistant, et un fils dans le Préexistant. Je suis venu pour tout voir, ce qui m'est propre et ce qui m'est étranger - non entièrement étranger, il est vrai, mais appartenant à Achamoth, qui est Femme et a fait cela par elle-même, mais n'en tire pas moins sa race du Préexistant - et je m'en retourne vers mon domaine propre d'où je suis venu." En disant ces mots, il échappera aux Puissances. Il arrivera ensuite aux Anges qui entourent le Démiurge, et il leur dira: "Je suis un vase précieux Rm 9,21, plus précieux que la Femme qui vous a faits. Si votre Mère ignore sa racine, moi, je me connais, je sais d'où je suis. Et j'invoque l'incorruptible Sagesse qui est dans le Père, qui est la Mère de votre Mère, laquelle n'a pas de Père ni même de conjoint mâle; c'est une Femme issue de Femme qui vous a faits, ignorant jusqu'à sa Mère et s'imaginant qu'elle était seule; quant à moi, j'invoque la Mère de celle-là." En entendant ces mots, les Anges qui entourent le Démiurge seront violemment troublés et s'en prendront à leur racine et à la race de leur Mère; quant à l'initié, il s'en ira vers son domaine propre, en rejetant son lien, c'est-à-dire son âme.

Telles sont les données que nous avons pu recueillir sur leur "rédemption". Mais ils différent les uns des autres dans leurs enseignements et leurs traditions, et les derniers venus s'appliquent à trouver chaque jour du neuf et à produire des "fruits" que personne n'a jamais encore imaginés: aussi est-il malaisé de décrire de façon exhaustive leurs doctrines.



III. LA RÈGLE DE VÉRITÉ


122 22 1 Pour nous, nous gardons la règle de vérité, selon laquelle "il existe un seul Dieu" tout-puissant "qui a tout créé" par son Verbe, "a tout organisé et a fait de rien toutes choses pour qu'elles soienta 2M 7,28", selon ce que dit l'Écriture: "Par le Verbe du Seigneur les cieux ont été affermis, et par le Souffle de sa bouche existe toute leur puissance Ps 33,6"; et encore: "Tout a été fait par son entremise et, sans lui, rien n'a été fait Jn 1,3." De ce "tout", rien n'est excepté: le Père a fait par lui toutes choses, soit visibles, soit invisibles soit sensibles, soit intelligibles, soit temporelles en vue d'une "économie", soit éternelles 2Co 4,18. Il ne les a pas faites par des Anges ni par des Puissances séparées de sa volonté, car Dieu n'a nul besoin de quoi que ce soit; mais c'est par son Verbe et son Esprit qu'il fait tout, dispose tout, gouverne tout, donne l'être à tout. C'est lui qui a fait le monde - car le monde fait partie de ce "tout" -, lui qui a modelé l'homme Gn 2,7. C'est lui le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob Mt 22,39 Ex 3,6, au-dessus duquel il n'est point d'autre Dieu, non plus qu'un Principe, une Puissance ou un Plérôme quelconques. C'est lui le Père de notre Seigneur Jésus-Christ Ep 1,3, comme nous le montrerons. En gardant cette règle, nous pouvons sans peine, quelque variés et abondants que soient les dires des hérétiques, prouver qu'ils se sont écartés de la vérité. En effet, presque tous les hérétiques, autant qu'ils sont, affirment bien un seul Dieu, mais ils le changent par leur doctrine perverse, ingrats qu'ils sont envers leur Créateur autant que les païens le sont par l'idolâtrie. D'autre part, ils méprisent l'ouvrage modelé par Dieu, rejetant leur propre salut et s'érigeant en accusateurs farouches et en faux témoins contre eux-mêmes. Ils ressusciteront certes dans leur chair, même à leur corps défendant, pour reconnaître la puissance de Celui qui les ressuscitera d'entre les morts, mais ils ne seront pas comptés au nombre des justes à cause de leur incrédulité.

Note:
a Hermas Pasteur, Mand. l


2 Puisqu'une dénonciation de tous les hérétiques est donc forcément variée et multiforme et que notre propos est de les contredire tous selon le caractère propre à chacun, nous croyons nécessaire de faire connaître d'abord leur source et leur "racine", afin que, connaissant leur très sublime Abîme, tu saches de quel arbre sont sortis de tels "fruits" !




TROISIÈME PARTIE ORIGINE DU VALENTINISME


I. LES ANCÊTRES DES VALENTINIENS


Simon le Magicien et Ménandre

123 23 1 Il s'agit en effet de Simon de Samarie, ce magicien dont Luc, disciple et compagnon des apôtres, dit: "Il se trouvait déjà auparavant dans la ville un homme du nom de Simon, qui exerçait la magie et émerveillait les gens de Samarie. Il prétendait être quelqu'un de grand. Tous s'attachaient à lui du petit au grand et disaient: Cet homme est la Puissance de Dieu, celle qu'on appelle la Grande. Ils s'attachaient à lui, parce que depuis longtemps il les avait émerveillés par ses pratiques magiques Ac 8,9-11." Ce Simon donc feignit d'embrasser la foi. Il pensa que les apôtres eux aussi opéraient des guérisons par la magie, et non par la puissance de Dieu. Les voyant remplir de l'Esprit Saint, par l'imposition des mains, ceux qui avaient cru en Dieu par le Christ Jésus qu'ils annonçaient, il s'imagina que c'était par l'effet d'un savoir magique plus grand encore qu'ils faisaient cela et offrit de l'argent aux apôtres afin de recevoir, lui aussi, ce pouvoir de donner l'Esprit Saint à qui il voudrait. Mais il s'entendit dire par Pierre: "Périsse ton argent avec toi, puisque tu as pensé pouvoir acquérir le don de Dieu à prix d'argent ! Il n'y a pour toi ni part ni lot en cette affaire, car ton coeur n'est pas droit devant Dieu. Je vois que tu es plongé dans un fiel amer et lié par l'iniquité Ac 8,20-23." Il n'en devint que plus incrédule à l'égard de Dieu. Dans son désir de rivaliser avec les apôtres et de devenir célèbre lui aussi, il s'appliqua davantage encore à toutes les pratiques magiques, au point de rendre muets d'admiration une foule d'hommes. Il vivait au temps de l'empereur Claude, qui, dit-on, alla jusqu'à l'honorer d'une statue pour sa magie. C'est ainsi qu'il fut glorifié par un grand nombre à l'égal de Dieu. C'était lui-même, enseignait-il, qui s'était manifesté parmi les juifs comme Fils, qui était descendu en Samarie comme Père et qui était venu parmi les autres nations comme Esprit Saint: il était la suprême Puissance, c'est-à-dire le Père qui est au-dessus de toutes choses, et il consentait à être appelé de tous les noms dont l'appelaient les hommes.

2 Simon de Samarie, de qui dérivèrent toutes les hérésies, édifia sa secte sur le système que voici. Ayant acheté à Tyr, en Phénicie, une certaine Hélène, qui y exerçait le métier de prostituée, il se mit à parcourir le pays avec elle, disant qu'elle était sa Pensée première, la Mère de toutes choses, celle par laquelle, à l'origine, il avait eu l'idée de faire les Anges et les Archanges. Cette Pensée avait bondi hors de lui: sachant ce que voulait son Père, elle était descendue vers les lieux inférieurs et avait enfanté les Anges et les Puissances, par lesquels fut ensuite fait ce monde. Mais, après qu'elle les eut enfantés, elle avait été retenue prisonnière par eux par malveillance, parce qu'ils ne voulaient pas passer pour être la progéniture de qui que ce fût. Lui-même, en effet, fut totalement ignoré d'eux: quant à sa Pensée, elle fut retenue prisonnière par les Puissances et les Anges qu'elle avait émis: pour qu'elle ne pût remonter vers son Père, elle fut accablée par eux de toute espèce d'outrages, jusqu'à être enfermée dans un corps humain et à être comme transvasée, au cours des siècles, dans différents corps de femme. Elle fut, entre autres, en cette Hélène qui causa la guerre de Troie, et ainsi s'explique que Stésichore, pour l'avoir outragée dans ses poèmes, devint aveugle, tandis que, après s'être repenti et l'avoir célébrée dans ses "palinodies", il recouvra la vue. Tout en passant ainsi de corps en corps et en ne cessant de subir des outrages, pour finir elle vécut même dans un lieu de prostitution: c'était la "brebis perdue Lc 15,6".

3 C'est pourquoi il vint en personne, afin de la recouvrer la première et de la délivrer de ses liens, afin aussi de procurer le salut aux hommes par la "connaissance" de lui-même. Car, comme les Anges gouvernaient mal le monde, du fait que chacun d'eux convoitait le commandement, il vint pour redresser cette situation. Il descendit, en se métamorphosant et en se rendant semblable aux Principautés, aux Puissances et aux Anges: c'est ainsi qu'il se montra également parmi les hommes comme un homme, quoique n'étant pas homme, et qu'il parut souffrir en Judée, sans souffrir réellement. Quant aux prophètes, c'est sous l'inspiration des Anges auteurs du monde qu'ils avaient débité leurs prophéties. Aussi les fidèles de Simon et d'Hélène ne devaient-ils plus se soucier d'eux, mais, en hommes libres, faire tout ce qu'ils voulaient: ce qui sauvait les hommes, c'était la grâce de Simon, non les oeuvres justes. Car il n'y avait point d'oeuvres justes par nature, mais seulement par convention, selon qu'en avaient disposé les Anges auteurs du monde dans le but de réduire les hommes en esclavage par de tels commandements. Aussi Simon promettait-il de détruire le monde et de libérer les siens de la domination des Auteurs du monde.

4 Leurs mystagogues vivent donc dans la débauche, et, d'autre part, s'adonnent à la magie, chacun autant qu'il peut. Ils usent d'exorcismes et d'incantations. Ils recourent aussi aux philtres, aux charmes, aux démons dits parèdres et oniropompes et à toutes les autres pratiques magiques. Ils possèdent une image de Simon représenté sous les traits de Zeus et une image d'Hélène sous ceux d'Athéna, et ils les adorent. Ils portent aussi un nom dérivé de Simon, l'initiateur de leur doctrine impie, puisqu'ils sont appelés Simoniens, et c'est d'eux que tire son origine la gnose au nom menteur, ainsi qu'il est loisible de l'apprendre par leurs déclarations mêmesa.

Note:
a Irénée présente donc Simon le Magicien comme le premier ancêtre des Valentiniens. Il ne peut être question de discuter ici la chose d'un point de vue historique: aussi bien les spécialistes sont-ils loin d'être d'accord sur ce que furent exactement les doctrines de Simon. Mais, si l'on accepte la présentation qu'Irénée fait de ces doctrines, on devra reconnaître que tout l'essentiel de la "gnose" est déjà chez Simon, notamment la distinction entre Puissance démiurgique (= les Anges) et Père suprême (= Simon lui-même, flanqué de sa compagne Hélène), la dépréciation corrélative de notre monde de matière, le salut par la "gnose" et le caractère indifférent des actes humains. En dépit de leurs divergences sans nombre, tous les systèmes qui viendront par la suite ne seront finalement que des variations indéfiniment brodées autour d'une erreur fondamentale: le refus d'attribuer à l'unique vrai Dieu la création de notre monde de matière et de chair, ou, si l'on préfère, la prétention de s'élever au-dessus du Dieu Créateur pour atteindre à un Dieu qui lui serait supérieur.


5 Il eut pour successeur Ménandre, originaire de Samarie, qui atteignit, lui aussi, au faîte de la magie. La première Puissance, disait-il, était inconnue de tous; quant à lui, il était le Sauveur envoyé des lieux invisibles pour le salut des hommes. Le monde avait été fait par des Anges, lesquels, affirmait-il à l'instar de Simon, avaient été émis par la Pensée. Par la magie qu'il enseignait, il donnait une gnose permettant de vaincre les Anges mêmes qui avaient fait le monde. Car, du fait qu'ils étaient baptisés en lui, ses disciples recevaient la résurrection: ils ne pourraient plus mourir, mais se maintiendraient à l'abri du vieillissement et de la mort.



Irénée adv. Hérésies Liv.1 ch.17