Irénée adv. Hérésies Liv.1 ch.24

Saturnin et Basilide

124 24 1 Prenant comme point de départ la doctrine de ces deux hommes, Saturnin, originaire d'Antioche près de Daphné, et Basilide donnèrent naissance à des écoles divergentes, l'un en Syrie, l'autre à Alexandrie. Pour Saturnin, tout comme pour Ménandre, il existe un Père inconnu de tous, qui a fait les Anges, les Archanges, les Vertus et les Puissances. Sept d'entre ces Anges ont fait le monde et tout ce qu'il renferme. L'homme, lui aussi, est l'ouvrage des Anges. Une image resplendissante, venue d'en haut, de la suprême Puissance, leur était soudainement apparue. N'ayant pu la retenir, dit Saturnin, parce qu'elle était aussitôt remontée dans les hauteurs, ils s'excitèrent les uns les autres en disant: " Faisons un homme selon l'image et selon la ressemblance ." Ainsi fut fait; mais, par suite de la faiblesse des Anges, l'ouvrage modelé par eux ne pouvait se tenir debout et se tortillait à la façon d'un ver. Alors la Puissance d'en haut en eut pitié, parce qu'il avait été fait à sa ressemblance, et lui envoya une étincelle de vie qui le redressa, le mit debout et le fit vivre. Après la mort, dit Saturnin, cette étincelle de vie remonte vers ce qui est de même nature qu'elle-, quant au reste, il retourne aux éléments dont il a été tiré.

2 Le Sauveur, affirme-t-il encore, est inengendré, sans corps ni figure, et c'est d'une manière purement apparente qu'il s'est fait voir comme homme. Le Dieu des juifs est l'un des Anges. Parce que le Père voulait détruire tous les Archontes, le Christ est venu pour la destruction du Dieu des juifs et pour le salut de ceux qui croiraient en lui. Ces derniers sont ceux qui ont en eux l'étincelle de vie. En effet, dit-il, deux races d'hommes ont été modelées par les Anges, l'une mauvaise, l'autre bonne: comme les démons donnaient leur aide aux mauvais, le Sauveur est venu pour la destruction des hommes pervers et des démons et pour le salut des bons. Le mariage et la génération, dit-il encore, viennent de Satan. La plupart de ses disciples s'abstiennent de viandes et trompent nombre d'hommes par cette tempérance simulée. Quant aux prophéties, elles ont été faites, les unes sous l'action des Anges auteurs du monde, les autres sous celle de Satan. Ce dernier, affirme Saturnin, est lui aussi un Ange, mais un Ange opposé aux Auteurs du monde et, par-dessus tout, au Dieu des juifs.

3 Basilide, pour paraître avoir trouvé quelque chose de plus élevé et de plus persuasif, étendit à l'infini le développement de sa doctrine. D'après lui, du Père inengendré est né d'abord l'Intellect, puis de l'Intellect le Logos, puis du Logos la Prudence, puis de la Prudence la Sagesse et la Puissance, puis de la Puissance et de la Sagesse les Vertus, les Archontes et les Anges qu'il appelle premiers et par qui a été fait le premier ciel. Puis, par émanation à partir de ceux-ci, d'autres Anges sont venus à l'existence et ont fait un second ciel semblable au premier. De la même manière, d'autres Anges encore sont venus à l'existence par émanation à partir des précédents, comme réplique de ceux qui sont au-dessus d'eux, et ont fabriqué un troisième ciel. Puis, de cette troisième série d'Anges, une quatrième est sortie par dégradation, et ainsi de suite. De cette manière, assurent-ils, sont venues à l'existence des séries successives d'Archontes et d'Anges, et jusqu'à 365 cieux. Et c'est pour cette raison qu'il y a ce même nombre de jours dans l'année, conformément au nombre des cieux.

4 Les Anges qui occupent le ciel inférieur, celui que nous voyons, ont fait tout ce que renferme le monde et se sont partagé entre eux la terre et les nations qui s'y trouvent. Leur chef est celui qui passe pour être le Dieu des Juifs. Celui-ci ayant voulu soumettre les autres nations à ses hommes à lui, c'est-à-dire aux juifs, les autres Archontes se dressèrent contre lui et le combattirent. Pour ce motif aussi les autres nations se dressèrent contre la sienne. Alors le Père inengendré et innommable, voyant la perversité des Archontes, envoya l'Intellect, son Fils premier-né - c'est lui qu'on appelle le Christ - pour libérer de la domination des Auteurs du monde ceux qui croiraient en lui. Celui-ci apparut aux nations de ces Archontes, sur terre, sous la forme d'un homme, et il accomplit des prodiges. Par conséquent, il ne souffrit pas lui-même la Passion, mais un certain Simon de Cyrène fut réquisitionné et porta sa croix à sa place
Mt 27,32. Et c'est ce Simon qui, par ignorance et erreur, fut crucifié, après avoir été métamorphosé par lui pour qu'on le prît pour Jésus; quant à Jésus lui-même, il prit les traits de Simon et, se tenant là, se moqua des Archontes. Étant en effet une Puissance incorporelle et l'Intellect du Père inengendré, il se métamorphosa comme il voulut, et c'est ainsi qu'il remonta vers Celui qui l'avait envoyé, en se moquant d'eux, parce qu'il ne pouvait être retenu et qu'il était invisible à tous. Ceux donc qui "savent" cela ont été délivrés des Archontes auteurs du monde. Et l'on ne doit pas confesser celui qui a été crucifié, mais celui qui est venu sous une forme humaine, a paru crucifié, a été appelé Jésus et a été envoyé par le Père pour détruire, par cette "économie", les oeuvres des Auteurs du monde. Si quelqu'un confesse le crucifié, dit Basilide, il est encore esclave et sous la domination de ceux qui ont fait les corps; mais celui qui le renie est libéré de leur emprise et connaît l'"économie" du Père inengendré.

5 Il n'y a de salut que pour l'âme seule, car le corps est corruptible par nature. Les prophéties proviennent elles aussi des Archontes auteurs du monde, mais la Loi provient à titre propre de leur chef, c'est-à-dire de celui qui a fait sortir le peuple de la terre d'Égypte. On doit mépriser les viandes offertes aux idoles, les tenir pour rien et en user sans la moindre crainte; on doit tenir également pour matière indifférente les autres actions, y compris toutes les formes possibles de débauche. Ces gens-là recourent eux aussi à la magie, aux incantations, aux invocations et aux autres pratiques magiques. Ils inventent des noms qu'ils disent être ceux des Anges; ils prétendent que tels sont dans le premier ciel, tels autres dans le second, et ainsi de suite; ils s'évertuent de la sorte à exposer les noms des Archontes, des Anges et des Vertus de leurs 365 prétendus cieux. De même, ils disent que le nom sous lequel est descendu et remonté le Sauveur est Caulacau.

6 Celui donc qui aura appris ces choses et connaîtra tous les Anges et leurs origines deviendra lui-même invisible et insaisissable aux Anges et aux Puissances, comme l'a été Caulacau. De même que le Fils a été inconnu à tous, ainsi eux-mêmes ne pourront être connus par personne: tandis qu'ils connaîtront tous les Anges et franchiront leurs domaines respectifs, ils resteront pour eux tous invisibles et inconnus. "Pour toi, disent-ils, connais-les tous, mais qu'aucun ne te connaisse !" Pour ce motif, des gens de cette sorte sont prêts à tous les reniements: bien mieux, ils ne peuvent pas même souffrir pour le Nom, puisqu'ils sont semblables aux Éons. Peu d'hommes sont capables d'un tel savoir: il n'y en a qu'un sur mille, deux sur dix mille. Les Juifs, disent-ils, n'existent plus, et les chrétiens n'existent pas encore. Leurs mystères ne doivent absolument pas être divulgués, mais tenus secrets par le moyen du silence.

7 Ils déterminent la position des 365 cieux de la même manière que les astrologues: empruntant leurs principes, ils les adaptent au caractère propre de leur doctrine. Leur chef est Abraxas, et c'est pour cela qu'il possède le nombre 365.


Carpocrate et ses disciples

125 25 1 Selon Carpocrate et ses disciples, le monde avec ce qu'il contient a été fait par des Anges de beaucoup inférieurs au Père inengendré. Jésus était né de Joseph; semblable à tous les autres hommes, il fut supérieur à tous en ce que son âme, qui était forte et pure, conserva le souvenir de ce qu'elle avait vu dans la sphère du Père inengendré. Pour ce motif, une force lui fut envoyée par le Père pour lui permettre d'échapper aux Auteurs du monde; ayant traversé tous leurs domaines et ayant été délivrée en tous, elle remonta jusqu'au Père. Et il en va de même pour les âmes qui embrassent des dispositions semblables aux siennes. L'âme de Jésus, disent-ils, éduquée dans les coutumes des juifs, les a méprisées; c'est pourquoi elle a reçu des forces grâce auxquelles elle a détruit les passions qui se trouvaient dans les hommes à titre de châtiment.

2 L'âme donc qui, à l'instar de celle de Jésus, est capable de mépriser les Archontes auteurs du monde, reçoit pareillement une force lui permettant d'accomplir les mêmes actes. Aussi en sont-ils venus à un tel degré d'orgueil, que certains d'entre eux se disent égaux à Jésus, tandis que d'autres se déclarent encore plus forts que lui et que d'autres se prétendent supérieurs à ses disciples, comme Pierre et Paul et les autres apôtres, qui ne le cèdent euxmêmes en rien à Jésus. Car leurs âmes, provenant de la même sphère et, pour ce motif, méprisant pareillement les Auteurs du monde, ont été gratifiées de la même force et retournent au même lieu. Et s'il arrive que quelqu'un méprise plus que Jésus les choses d'ici-bas, il peut lui être supérieur.

3 Ils recourent, eux aussi, aux pratiques magiques, aux incantations, aux philtres, aux charmes, aux démons parèdres et envoyeurs de songes et aux autres infamies. Ils disent qu'ils ont le pouvoir de dominer déjà sur les Archontes et les Auteurs de ce monde, et non seulement sur eux, mais sur tous leurs ouvrages que renferme le monde. Ces gens-là, eux aussi, ont été envoyés par Satan vers les païens pour faire calomnier le nom vénérable de l'Église, afin que les hommes, entendant de diverses manières parler d'eux et s'imaginant que nous leur sommes tous pareils, détournent leurs oreilles de la prédication de la vérité, ou que, voyant également leur conduite, ils nous enveloppent tous dans la même diffamation. Cependant nous n'avons rien de commun avec eux, ni dans la doctrine, ni dans les moeurs, ni dans la vie quotidienne; mais ces gens, qui vivent dans la débauche et professent des doctrines impies, se servent du Nom comme d'un voile dont ils couvrent leur malice
1P 2,16. Aussi "leur condamnation sera-t-elle juste Rm 3,8", et recevront-ils de Dieu le digne salaire de leurs oeuvres.

4 Ils en sont venus à un tel degré d'aberration qu'ils affirment pouvoir commettre librement toutes les impiétés, tous les sacrilèges. Le bien et le mal, disent-ils, ne relèvent que d'opinions humaines. Et les âmes devront de toute façon, moyennant leur passage dans des corps successifs, expérimenter toutes les manières possibles de vivre et d'agir - à moins que, se hâtant, elles n'accomplissent d'un coup, en une seule venue, toutes ces actions que non seulement il ne nous est pas permis de dire et d'entendre, mais qui ne nous viendraient même pas à la pensée et que nous ne croirions pas si on venait à les mettre sur le compte d'hommes vivant dans les mêmes cités que nous. Donc, d'après leurs propres écrits, il faut que leurs âmes expérimentent toutes les manières possibles de vivre, en sorte que, à leur sortie du corps, elles ne soient en reste de rien; autrement dit, elles doivent faire en sorte que rien ne manque à leur liberté, faute de quoi elles se verraient contraintes de retourner dans un corps. Voilà pourquoi, disent-ils, Jésus a dit cette parabole: "Tandis que tu es en chemin avec ton adversaire, fais en sorte de te libérer de lui, de peur qu'il ne te livre au juge, que le juge ne te livre à l'huissier et que celui-ci ne te jette en prison. En vérité, je te le dis, tu ne sortiras pas de là que tu n'aies remboursé jusqu'au dernier sou Lc 12,58-59 Mt 5,25-26." L'adversaire, disent-ils, c'est un des Anges qui sont dans le monde, celui qu'on nomme le Diable; il a été fait, à les en croire, pour conduire les âmes des défunts de ce monde à l'Archonte. Cet Archonte est, d'après eux, le premier des Auteurs du monde; il livre les âmes à un autre Ange, qui est son huissier, pour que celui-ci les enferme dans d'autres corps: car, disent-ils, c'est le corps qui est la prison. Quant à la parole: "Tu ne sortiras pas de là que tu n'aies remboursé jusqu'au dernier sou", ils l'interprètent de la façon suivante: nul ne s'affranchit du pouvoir des Anges qui ont fait le monde, mais chacun passe sans cesse d'un corps dans un autre, et cela aussi longtemps qu'il n'a pas accompli toutes les actions qui se font en ce monde; lorsqu'il n'en manquera plus aucune, son âme, devenue libre, s'élèvera vers le Dieu qui est au-dessus des Anges auteurs du monde. Ainsi seront sauvées toutes les âmes, soit que, se hâtant, elles s'adonnent à toutes les actions en question au cours d'une seule venue, soit que, passant de corps en corps et y accomplissant toutes les espèces d'actions voulues, elles acquittent leur dette et soient ainsi libérées de la nécessité de retourner dans un corps.

5 Commettent-ils effectivement toutes ces impiétés, toutes ces abominations, tous ces crimes? Pour ma part, j'ai quelque peine à le croire. Quoi qu'il en soit, c'est bien là ce qui se trouve écrit dans leurs ouvrages et c'est ce qu'ils exposent eux-mêmes. A les en croire, Jésus aurait communiqué des secrets à part à ses disciples et apôtres, et il leur aurait demandé de les transmettre à part à ceux qui en seraient dignes et auraient la foi. C'est en effet par la foi et l'amour qu'on est sauvé, tout le reste est indifférent; selon l'opinion des hommes, cela est appelé tantôt bon, tantôt mauvais, mais en réalité il n'y a rien qui, de sa nature, soit mauvais.

6 Certains d'entre eux marquent même leurs disciples au fer rouge à la partie postérieure du lobe de l'oreille droite. Au nombre des leurs était cette Marcellina, qui vint à Rome sous Anicet et causa la perte d'un grand nombre. Ils se décernent le titre de "gnostiques". Ils possèdent des images, les unes peintes, les autres faites de diverses matières: car, disent-ils, un portrait du Christ fut fait par Pilate du temps où Jésus vivait parmi les hommes. Ils couronnent ces images et les exposent avec celles des philosophes profanes, c'est-à-dire avec celles de Pythagore, de Platon, d'Aristote et des autres. Ils rendent à ces images tous les autres honneurs en usage chez les païens.


Cérinthe

126 26 1 Un certain Cérinthe, en Asie, enseigna la doctrine suivante. Ce n'est pas le premier Dieu qui a fait le monde, mais une Puissance séparée par une distance considérable de la Suprême Puissance qui est au-dessus de toutes choses et ignorant le Dieu qui est au-dessus de tout. Jésus n'est pas né d'une Vierge - car cela lui paraît impossible -, mais il a été le fils de Joseph et de Marie par une génération semblable à celle de tous les autres hommes, et il l'a emporté sur tous par la justice, la prudence et la sagesse. Après le baptême, le Christ, venant d'auprès de la Suprême Puissance qui est au-dessus de toutes choses, est descendu sur Jésus sous la forme d'une colombe; c'est alors que ce Christ a annoncé le Père inconnu et accompli des miracles; puis, à la fin, il s'est de nouveau envolé de Jésus: Jésus a souffert et est ressuscité, mais le Christ est demeuré impassible, du fait qu'il était pneumatique.


Ébionites et Nicolaïtes

2 Ceux qu'on appelle Ébionites admettent que le monde a été fait par le vrai Dieu, mais, pour ce qui concerne le Seigneur, ils professent les mêmes opinions que Cérinthe et Carpocrate. Ils n'utilisent que l'Évangile selon Matthieu, rejettent l'apôtre Paul qu'ils accusent d'apostasie à l'égard de la Loi. Ils s'appliquent à commenter les prophéties avec une minutie excessive. Ils pratiquent la circoncision et persévèrent dans les coutumes légales et dans les pratiques juives, au point d'aller jusqu'à adorer Jérusalem, comme étant la maison de Dieu.

3 Les Nicolaïtes ont pour maître Nicolas, un des sept premiers diacres qui furent constitués par les apôtres Ac 6,5-6. Ils vivent sans retenue. L'Apocalypse de Jean manifeste pleinement qui ils sont: ils enseignent que la fornication et la manducation des viandes offertes aux idoles sont choses indifférentes Ap 3,14-15. Aussi l'Écriture dit-elle à leur propos: "Mais tu as pour toi que tu hais les oeuvres des Nicolaïtes, que je hais moi aussi Ap 3,6."


Cerdon et Marcion

127 27 1 Un certain Cerdon, prit, lui aussi, comme point de départ la doctrine des gens de l'entourage de Simon; il résida à Rome sous Hygin, le neuvième à détenir la fonction de l'épiscopat par succession à partir des apôtresa, et enseigna que le Dieu annoncé par la Loi et les prophètes n'est pas le Père de notre Seigneur Jésus-Christ: car le premier a été connu et le second est inconnaissable, l'un est juste et l'autre est bon.

Note:
a Hygin est présenté ici comme le neuvième successeur des apôtres. En III, 3, 3, et en III, 4, 3, il apparaîtra comme le huitième évêque de Rome. Les érudits tentent de résoudre la contradiction en supposant qu'Irénée compte tantôt à partir des apôtres Pierre et Paul, tantôt à partir de Lin, qui fut leur premier successeur.


2 Il eut pour successeur Marcion, originaire du Pont, qui développa son école en blasphémant avec impudence le Dieu annoncé par la Loi et les prophètes: d'après lui, ce Dieu est un être malfaisant, aimant les guerres, inconstant dans ses résolutions et se contredisant luimême. Quant à Jésus, envoyé par le Père qui est au-dessus du Dieu Auteur du monde, il est venu en Judée au temps du gouverneur Ponce Pilate, procurateur de Tibère César; il s'est manifesté sous la forme d'un homme aux habitants de la Judée, abolissant les prophètes, la Loi et toutes les oeuvres du Dieu qui a fait le monde et que Marcion appelle aussi le Cosmocrator. En plus de cela, Marcion mutile l'Évangile selon Luc, éliminant de celui-ci tout ce qui est relatif à la naissance du Seigneur, retranchant aussi nombre de passages des enseignements du Seigneur, ceux précisément où celui-ci confesse de la façon la plus claire que le Créateur de ce monde est son Père. Par là, Marcion a fait croire à ses disciples qu'il est plus véridique que les apôtres qui ont transmis l'Évangile, alors qu'il met entre leurs mains, non pas l'Évangile, mais une simple parcelle de cet Évangile. Il mutile de même les épîtres de l'apôtre Paul, supprimant tous les textes où l'Apôtre affirme de façon manifeste que le Dieu qui a fait le monde est le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, ainsi que tous les passages où l'Apôtre fait mention de prophéties annonçant par avance la venue du Seigneur.

3 Selon Marcion, il n'y aura de salut que pour les âmes seulement, pour celles du moins qui auront appris son enseignement; quant au corps, du fait qu'il a été tiré de la terre, il ne peut avoir part au salut. A son blasphème contre Dieu, il ajoute encore, en vrai porte-parole du diable et en contradicteur achevé de la vérité, l'assertion que voici: Caïn et ses pareils, les gens de Sodome, les Egyptiens et ceux qui leur ressemblent, les peuples païens qui se sont vautrés dans toute espèce de mal, tous ceux-là ont été sauvés par le Seigneur lors de sa descente aux enfers, car ils sont accourus vers lui et il les a pris dans son royaume; au contraire, Abel, Hénoch, Noé et les autres "justes", Abraham et les patriarches issus de lui, ainsi que tous les prophètes et tous ceux qui ont plu à Dieu, tous ceux-là n'ont point eu part au salut: voilà ce qu'a proclamé le Serpent qui résidait en Marcion ! En effet, dit Marcion, ces "Justes" savaient que leur Dieu était sans cesse en train de les tenter; croyant qu'il les tentait alors encore, ils ne sont pas accourus à Jésus et n'ont pas cru à son message: aussi leurs âmes sont-elles demeurées aux enfers.

4 Puisque ce Marcion est le seul qui ait eu l'audace de mutiler ouvertement les Ecritures et qu'il s'est attaqué à Dieu plus impudemment que tous les autres, nous le contredirons séparément: nous le convaincrons d'erreur à partir de ses écrits et, Dieu aidant, nous le réfuterons à partir des paroles du Seigneur et de l'Apôtre qu'il a conservées et qu'il utilise. Pour l'instant il nous faut faire mention de lui, pour que tu saches que tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, adultèrent la vérité et blessent la prédication de l'Église, sont les disciples et les successeurs de Simon, le magicien de Samarie. Bien que, dans le but de tromper autrui, ils se gardent d'avouer le nom de leur maître, c'est pourtant sa doctrine qu'ils enseignent, ils mettent en avant le Nom du Christ Jésus comme un appât, mais c'est l'impiété de Simon qu'ils propagent sous des formes diverses, causant ainsi la perte d'un grand nombre; par ce Nom excellent
Jc 2,7, ils répandent leur détestable doctrine; sous la douceur et la beauté de ce Nom, ils présentent le venin amer et pernicieux du Serpent, qui fut l'initiateur de l'apostasie.


Sectes diverses

128 28 1 A partir de ceux que nous venons de dire ont déjà surgi les multiples ramifications de multiples sectes, par le fait que beaucoup parmi ces gens-là - ou, pour mieux dire, tous - veulent être des maîtres: quittant la secte dans laquelle ils se sont trouvés et échafaudant une doctrine à partir d'une autre doctrine, puis encore une autre à partir de la précédente, ils s'évertuent à enseigner du neuf, en se donnant eux-mêmes pour les inventeurs du système qu'ils ont ainsi fabriqué.

Ainsi, par exemple, des gens qui s'inspirent de Saturnin et de Marcion et qu'on appelle Encratites ont proclamé le rejet du mariage, répudiant l'antique ouvrage modelé par Dieu et accusant de façon détournée Celui qui a fait l'homme et la femme en vue de la procréation , ils ont introduit l'abstinence de ce qu'ils disent animé, ingrats qu'ils sont envers le Dieu qui a fait toutes choses; ils nient également le salut du premier homme. Ce dernier point fut inventé chez eux à notre époque, quand un certain Tatien introduisit le premier ce blasphème. Ce dernier avait été l'auditeur de Justin; aussi longtemps qu'il fut avec lui, il n'avança rien de semblable, mais, après son martyre, il se sépara de l'Église; s'enflant à la pensée qu'il était un maître et se croyant, dans son orgueil, supérieur à tout le monde, il voulut donner un trait distinctif à son école: comme les disciples de Valentin, il imagina des Éons invisibles; comme Marcion et Saturnin, il proclama que le mariage était une corruption et une débauche; de lui-même, enfin, il s'inscrivit en faux contre le salut d'Adam.

2 D'autres, en revanche, ont pris comme point de départ les doctrines de Basilide et de Carpocrate; ils ont introduit les unions libres, les noces multiples, l'usage indifférent des viandes offertes aux idoles: Dieu, disentils, n'a cure de tout cela. Et que sais-je encore? Car il est impossible de dire le nombre de ceux qui, d'une manière ou d'une autre, se sont écartés de la vérité
2Tm 2,18.




II. LES "GNOSTIQUES" OU ASCENDANTS IMMÉDIATS DES VALENTINIENS


Les Barbéliotes

129 29 1 En plus de ces gens, les Simoniens dont nous avons parlé plus haut ont encore donné naissance à la multitude des "Gnostiques", qui ont surgi à la façon de champignons sortant de terrea. Nous allons rapporter leurs principales doctrines.

Certains d'entre eux posent à la base de leur système un Éon étranger à tout vieillissement, dans un Esprit virginal qu'ils nomment Barbélo: car en cet Esprit existait, disent-ils, un Père innommable. Or celui-ci eut la pensée de se manifester à cette Barbélo. Cette Pensée, étant apparue, se tint en sa présence et demanda la Pré-gnose. Lorsque cette Pré-gnose fut apparue à son tour, elles demandèrent derechef, et l'Incorruptibilité apparut, puis la Vie éternelle. Barbélo se réjouissait de toutes ces productions; regardant vers la Grandeur, elle conçut, dans la joie de la voir, et elle enfanta une Lumière semblable à cette Grandeur. Tel est, disent-ils, le commencement de l'illumination et de la génération de toutes choses. Le Père alors, voyant cette Lumière, l'oignit de son excellence afin qu'elle devînt parfaite: 'est là le Christ, disent-ils. Celui-ci, à son tour, demanda que lui fût donné comme aide l'Intellect, et l'Intellect apparut. Le Père émit en outre le Vouloir et le Logos. Alors s'unirent en syzygies la Pensée et le Logos, l'Incorruptibilité et le Christ, la Vie éternelle et le Vouloir, l'Intellect et la Pré-gnose. Tous glorifiaient la Grande Lumière et Barbélo.

Note:
a Dans ces chapitres 29 et 30, Irénée va présenter ceux que, ici comme tout au long de son ouvrage, il désigne du nom de "Gnostiques". Ces "Gnostiques", il les présente comme les "pères" (cf. II, 13, 10 ) ou ascendants immédiats des Valentiniens. Filiation strictement historique, Nulle part, Irénée ne l'affirme. Mais ce qui ressort de l'exposé qu'il va faire au cours des chapitres 29 et 30, c'est que nombre de traits caractéristiques du système valentinien décrit dans la "Grande Notice" (I,1-9) se rencontrent pour la première fois chez les "Gnostiques": ainsi, par exemple, les émissions successives d'Éons groupés en syzygies, les mésaventures de l'Eon Sagesse-Prounikos, la descente d'un Sauveur en ce monde afin de récupérer la "rosée de lumière" qui s'y trouve égarée... C'est cela qui permet à Irénée de voir dans les "Gnostiques" les proches ascendants des Valentiniens.


2 Ensuite, de la Pensée et du Logos, Autogénès fut émis, disent-ils, pour représenter la Grande Lumière: il fut grandement honoré et toutes choses lui furent soumises
Ps 8,6-7 1Co 15,26-28. Avec lui fut émise la Vérité, et il y eut syzygie d'Autogénès et de la Vérité. Par ailleurs, de la Lumière qu'est le Christ et de l'Incorruptibilité, quatre Luminaires furent émis, disent-ils, pour se tenir autour d'Autogénès. Du Vouloir et de la Vie éternelle, quatre émissions furent faites pour être au service des quatre Luminaires. Ces émissions se nomment: Charis, Thélèsis, Synesis et Phronèsis. Charis fut adjointe au grand et premier Luminaire, qu'ils prétendent être le Sauveur et qu'ils appellent Harmozel; Thélèsis fut adjointe au second Luminaire, qu'ils appellent Raguel; Synesis fut adjointe au troisième, qu'ils nomment David; Phronèsis fut adjointe au quatrième, qu'ils nomment Éléleth.

3 Tout étant ainsi constitué, Autogénès émit l'Homme parfait et vrai, qu'ils appellent Adamas, parce que ni lui-même n'a été dompté ni ceux de qui il est issu. Il fut éloigné d'Harmozel et placé à côté de la Première Lumière. D'Autogénès, avec l'Homme, fut émise la Gnose parfaite, conjointe à celui-ci: c'est pourquoi l'Homme a "connu" Celui qui est au-dessus de toutes choses, une force invincible lui fut aussi donnée par l'Esprit virginal. Et tous les Éons, se reposant désormais, chantèrent des hymnes au Grand Éon. De là apparurent, disent-ils, la Mère, le Père et le Fils. De l'Homme et de la Gnose naquit un arbre, auquel ils donnent également le nom de Gnose.

4 Ensuite, du premier Ange qui se tient auprès du Monogène, fut émis, disent-ils, l'Esprit Saint, qu'ils appellent aussi Sagesse et Prounikos. Celle-ci, voyant que tous les autres avaient leur conjoint, tandis qu'elle-même était privée de conjoint, chercha à qui elle pourrait s'unir; comme elle ne trouvait personne, elle faisait effort et s'étendait, regardant vers les régions inférieures dans l'espoir d'y trouver un conjoint; n'en trouvant point, elle bondit, mais elle fut accablée de dégoût parce qu'elle s'était élancée sans l'agrément du Père. Ensuite, poussée par la simplicité et la bonté, elle engendra une oeuvre contenant Ignorance et Présomption. Cette oeuvre, disent-ils, c'est le Protarchonte, l'Auteur de cet univers. Il emporta de sa Mère une grande puissance et s'éloigna d'elle vers les lieux inférieurs. Il fit le firmament du ciel, en lequel ils le disent habiter. Etant Ignorance, il fit les Puissances qui sont au-dessous de lui, les Anges, les firmaments et toutes les choses terrestres. Puis il s'unit à la Présomption et engendra la Méchanceté, la jalousie, l'Envie, la Discorde et le Désir. Devant ces productions, sa Mère Sagesse s'enfuit, attristée, et se retira dans les hauteurs: ce fut l'Ogdoade, en comptant à partir du bas. Lorsqu'elle se fut retirée, il se crut seul, et c'est pour ce motif qu'il dit: "Je suis un Dieu jaloux, et en dehors de moi il n'est pas de Dieu. Ex 20,5 Is 45,5-6 Is 46,9 Tels sont les mensonges de ces gens-là.


Les Ophites

130 30 1 D'autres encore font le prodigieux récit que voici. II existait, dans la puissance de l'Abîme, une Lumière primordiale, bienheureuse, incorruptible et illimitée: c'est le Père de toutes choses et il s'appelle le Premier Homme. De lui procéda une Pensée, qu'ils disent être le Fils de celui qui l'émit, c'est le Fils de l'Homme ou Second Homme. Au-dessous d'eux se trouvait l'Esprit Saint, et sous cet Esprit d'en haut se trouvaient les éléments séparés, à savoir l'eau, les ténèbres, l'abîme et le chaos: sur ces éléments, disent-ils, était porté l'Esprit Gn 1,2, qu'ils appellent la Première Femme. Alors, disent-ils, le Premier Homme avec son Fils exulta devant la beauté de l'Esprit, autrement dit de la Femme, et il l'illumina; ainsi engendra-t-il d'elle une Lumière incorruptible, le Troisième Mâle, celui qu'ils appellent le Christ, fils du Premier et du Second Homme et de l'Esprit Saint ou Première Femme.

2 Le Père et le Fils s'unirent donc à la Femme, qu'ils appellent aussi la Mère des Vivants Gn 3,20. Mais celle-ci fut incapable de porter et de contenir l'excessive grandeur de la Lumière, qui, disent-ils, déborda et jaillit par-dessus du côté gauche. Ainsi le Christ fut-il seul à être leur Fils, comme étant de droite; élevé dans les régions supérieures, il fut aussitôt enlevé avec sa Mère dans l'Eon incorruptible. La vraie, la sainte Église, la voilà: c'est la convocation, la société et l'union du Père de toutes choses ou Premier Homme, du Fils ou Second Homme, du Christ leur Fils, et de la Femme que nous venons de dire.

3 Or la Puissance qui jaillit de la Femme possédait une rosée de lumière; quittant le domaine des Pères, elle se précipita vers les régions inférieures, de son propre chef, en emportant avec elle la rosée de lumière. Cette Puissance, ils la nomment la Gauche, ou Prounikos, ou Sagesse, ou Mâle-Femelle. Elle descendit tout uniment dans les eaux, qui étaient immobiles, les mit en mouvement en y plongeant hardiment jusqu'au fond et prit d'elles un corps. Car, disent-ils, toutes choses accoururent vers la rosée de lumière qui était en elle, se collèrent à elle, l'emprisonnèrent de toutes parts; et, si elle n'avait eu cette rosée de lumière, elle aurait été entièrement engloutie et submergée par la matière. Tandis qu'elle était ainsi enchaînée à ce corps de matière et très appesantie par lui, elle vint un jour à résipiscence: elle tenta de s'échapper des eaux et de remonter vers sa Mère, mais elle ne le put, par suite de la pesanteur du corps qui l'enveloppait. Se sentant très mal en point, elle imagina de cacher la lumière issue des régions supérieures, de crainte que cette lumière n'eût à pâtir à son tour, comme elle, des éléments inférieurs. Une force lui fut alors communiquée par la rosée de lumière qui était en elle: elle bondit et s'éleva dans les hauteurs. Parvenue en haut, elle se déploya, fit ce ciel visible, qu'elle tira de son corps, et demeura d'abord sous ce ciel qu'elle venait de faire, ayant encore la forme d'un corps aqueux. Mais ensuite, ayant éprouvé le désir de la lumière d'en haut et reçu une nouvelle force, elle déposa totalement son corps et en fut libérée. Cc corps, ils le disent son fils; quant à elle, ils la nomment "Femme issue de Femme".

4 Son fils posséda, lui aussi, disent-ils, un souffle d'incorruptibilité que lui avait laissé sa Mère et grâce auquel il lui était possible d'oeuvrer. Devenu puissant, il émit, lui aussi, comme ils disent, à partir des eaux, un fils, sans sa Mère: car, prétendent-ils, il ne connut pas sa Mère. Son fils, à l'imitation de son père, émit un autre fils, ce troisième en engendra un quatrième; le quatrième en engendra un cinquième, le cinquième un sixième et le sixième un septième. Ainsi, selon eux, se paracheva l'Hebdomade, le huitième lieu étant occupé par la Mère. Et comme il existe entre eux une hiérarchie d'origine, ainsi existe-t-il aussi entre eux une hiérarchie de dignité et de puissance.

5 Voici les noms dont ils affublent ces êtres de leur invention: le premier, celui qui est issu de la Mère, s'appelle Jaldabaoth; le second, issu de Jaldabaoth, s'appelle Jao; le troisième a nom Sabaoth, le quatrième, Adonaï, le cinquième, Élohim, le sixième, Hor, le septième et dernier, Astaphée. Ces Cieux, Vertus, Puissances, Anges et Créateurs, déclarent-ils, siègent en bon ordre dans le ciel, selon leurs origines respectives, tout en demeurant invisibles, et régissent les choses célestes et terrestres. Le premier d'entre eux, c'est-à-dire Jaldabaoth, méprisa la Mère en engendrant sans sa permission des fils et des petits-fils, voire des Anges, des Archanges, des Vertus, des Puissances et des Dominations. A peine venus à l'existence, ses fils se retournèrent contre lui pour lui disputer la première place. Dans sa tristesse et son désespoir, Jaldabaoth regarda alors la lie de la matière qui se trouvait audessous de lui et s'éprit d'un violent désir pour elle: de là, disent-ils, lui naquit un fils, l'Intellect, qui a la forme entortillée du serpent. De celui-ci sortirent l'élément pneumatique, l'élément psychique et tous les êtres cosmiques, de lui naquirent aussi l'Oubli, la Méchanceté, la Jalousie et la Mort. Cet Intellect à forme de serpent et tout entortillé, disent-ils, pervertit davantage encore son Père par sa tortuosité, lorsqu'il était avec lui dans le ciel et dans le paradis.

6 C'est pourquoi Jaldabaoth exulta et se pavana à la vue de tout ce qui se trouvait sous lui, et il dit: "C'est moi qui suis Père et Dieu, et il n'est personne au-dessus de moi Is 45,5-6 Is 46,9." Mais la Mère, en entendant ces paroles, lui cria: "Ne mens pas, Jaldabaoth, car au-dessus de toi il y a le Père de toutes choses ou Premier Homme, ainsi que l'Homme, Fils de l'Homme." Tous furent saisis d'effroi à cette parole étrange et à cette appellation inattendue. Tandis qu'ils cherchaient d'où était venu ce cri, Jaldabaoth leur dit, pour les en détourner et les attirer à lui: "Venez, faisons un homme selon l'image Gn 1,26." Ce qu'entendant, les six Puissances se réunirent; c'était la Mère qui leur inspirait l'idée de l'homme, afin de les vider par lui de leur puissance originelle. Elles modelèrent donc un homme Gn 2,7 d'une largeur et d'une longueur prodigieuse; mais, comme il ne pouvait que se tortiller, elles le traînèrent jusqu'à leur Père. C'était encore Sagesse qui leur faisait faire cela, afin de vider Jaldabaoth de sa rosée de lumière et pour que celui-ci, privé de sa puissance, ne fût plus à même de se dresser contre ceux qui étaient au-dessus de lui. Il souffla donc dans l'homme un souffle de vie Gn 3,7 et, par là, sans s'en rendre compte, se vida de sa puissance. L'homme posséda dès lors l'intellect et la pensée - ce sont ces choses-là, disent-ils, qui seront sauvées - et sur le champ il rendit grâces au Premier Homme, sans plus se soucier de ceux qui l'avaient fait.

7 Jaloux, Jaldabaoth voulut alors vider l'homme par la femme et, de la pensée de celui-ci, il tira la femme; mais Prounikos se saisit d'elle et la vida invisiblement de sa puissance. Les autres, survenant et admirant sa beauté, l'appelèrent Eve; s'étant épris d'amour pour elle, ils engendrèrent d'elle des fils, qui sont également des Anges, disent-ils. Leur Mère imagina alors de tromper Ève et Adam par l'entremise du Serpent, de manière à leur faire transgresser le commandement de Jaldabaoth. Ève crut aisément, comme si c'était le Fils de Dieu qui lui eût parlé, et elle persuada Adam de manger de l'arbre auquel Dieu leur avait défendu de goûter. Lorsqu'ils en eurent mangé, ils "connurent Gn 3,7", disent-ils, la Puissance qui est au-dessus de toutes choses, et ils se séparèrent de ceux qui les avaient faits. Prounikos, voyant que ceux-ci avaient été vaincus par leur propre ouvrage, se réjouit grandement, de nouveau elle s'écria que, puisqu'il existait déjà un Père incorruptible, Jaldabaoth avait menti en se donnant à lui-même le nom de Père, et que, puisqu'il y avait déjà un Homme et une Première Femme, il avait péché en en faisant une copie frelatée.

8 Mais Jaldabaoth, à cause de l'Oubli dont il était environné, ne prêta même pas attention à ces paroles: il chassa Adam et Eve du paradis, parce qu'ils avaient transgressé son commandement. Car il avait voulu qu'Eve engendrât des fils à Adam, mais il n'y était pas parvenu, parce que sa Mère agissait en tout à l'encontre de ses desseins. Celle-ci vida secrètement Adam et Ève de leur rosée de lumière, afin que l'esprit issu de la Suprême Puissance n'eût point de part à la malédiction et à l'opprobre. Ainsi vidés de la divine substance, Adam et Ève furent maudits par Jaldabaoth et précipités du ciel en ce monde. Le Serpent, qui avait agi contre son Père, fut également précipité par lui dans le monde inférieur. Il réduisit sous son pouvoir les Anges qui s'y trouvaient et il engendra six fils, étant lui-même le septième, de façon à imiter l'Hebdomade qui est auprès du Père. Ce sont là, disent-ils, les sept démons cosmiques: ils ne cessent de s'opposer et de faire obstacle à la race des hommes, parce que c'est à cause de ceux-ci que leur père a été précipité ici-bas.

9 Or Adam et Ève avaient eu jusque-là des corps légers, lumineux et, pour ainsi dire, spirituels: ainsi avaient-ils été modelés. Mais, en venant ici-bas, leurs corps devinrent obscurs, épais et paresseux. Même leurs âmes devinrent molles et languissantes, car ils n'avaient plus que le souffle cosmique reçu de leur Auteur. Il en fut ainsi jusqu'à ce que Prounikos les prît en pitié et leur rendît la suave odeur de la rosée de lumière: grâce à elle, ils se ressouvinrent d'eux-mêmes, connurent qu'ils étaient nus Gn 3,7 et que leur corps était fait de matière; ils connurent qu'ils portaient la mort en eux, et ils prirent patience en sachant qu'ils n'étaient revêtus d'un corps que pour un temps seulement; sous la conduite de Sagesse, ils trouvèrent de la nourriture, puis, une fois rassasiés, ils s'unirent charnellement et engendrèrent Caïn. Mais le Serpent déchu, avec ses fils, se saisit aussitôt de lui, le corrompit, le remplit de l'oubli cosmique et le précipita dans la plus folle audace, à tel point que, en tuant son frère Abel, il fut le premier à faire paraître la jalousie et la Mort. Après eux, conformément à la providence de Prounikos, furent engendrés Seth, puis Noréa, desquels naquit le reste du genre humain. Celui-ci fut plongé, par l'Hebdomade d'en bas, dans toute espèce de malice, dans l'apostasie à l'égard de la Sainte Hebdomade d'en haut, dans l'idolâtrie et dans le mépris de tout, cependant que la Mère ne cessait de contrarier invisiblement l'ouvre de ces Puissances et de sauver ce qui lui appartenait, c'est-à-dire la rosée de lumière. La Sainte Hebdomade en question, ce sont, prétendent-ils, les sept étoiles dites planètes; quant au Serpent déchu, disent-ils, il porte deux noms, Michel et Samaël.

10 Irrité contre les hommes, parce qu'ils ne lui rendaient pas un culte et ne l'honoraient pas comme leur Père et leur Dieu, Jaldabaoth leur envoya le déluge, afin de les faire périr tous d'un seul coup. Une fois de plus, Sagesse s'opposa Sg 10,4: Noé et ceux qui étaient avec lui dans l'arche furent sauvés à cause de la rosée de lumière provenant de Sagesse, et, grâce à elle, le monde fut de nouveau rempli d'hommes. Parmi ceux-ci, Jaldabaoth fit choix d'un certain Abraham et conclut une alliance avec lui, s'engageant à donner la terre en héritage à sa descendance si elle persévérait dans son service. Dans la suite, par l'entremise de Moïse, il fit sortir d'Égypte ceux qui étaient issus d'Abraham, leur donna la Loi et fit d'eux les juifs. C'est parmi eux que les sept Dieux, appelés aussi la Sainte Hebdomade, se choisirent chacun ses propres hérauts chargés de le glorifier et de le prêcher comme Dieu, afin que les autres hommes, entendant cette glorification, servent eux aussi les Dieux que prêchaient les prophètes.

11 Voici comment se répartissent les prophètes. Appartinrent à Jaldabaoth: Moïse, Jésus fils de Navé, Amos et Habacuc; à Jao: Samuel, Nathan, Jonas et Michée; à Sabaoth: Elie, Joël et Zacharie; à Adonaï: Isaïe, Ézéchiel, Jérémie et Daniel; à Élohim: Tobie et Aggée; à Hor: Michée et Nahum; à Astaphée: Esdras et Sophonie. Chacun de ces prophètes glorifia donc son propre Dieu et Père. Mais Sagesse, elle aussi, disent-ils, proféra par eux de multiples paroles relatives au Premier Homme, à l'Éon incorruptible et au Christ d'en haut, rappelant les hommes au souvenir de l'incorruptible Lumière et du Premier Homme et leur prédisant la descente du Christ. Les Archontes furent frappés d'effroi et de stupeur devant cette nouveauté que contenaient les messages des prophètes. Prounikos, agissant par l'entremise de Jaldabaoth sans que celui-ci s'aperçût de rien, fit en sorte qu'eussent lieu deux productions d'hommes, l'une du sein d'Élisabeth la stérile, l'autre du sein de la Vierge Marie.

12 Prounikos elle-même ne trouvait de repos ni au ciel ni sur la terre. Dans son affliction, elle appela sa Mère à l'aide. Celle-ci, c'est-à-dire la Première Femme, fut émue du repentir de sa fille et demanda au Premier Homme que le Christ fût envoyé à son secours. Celui-ci descendit donc, envoyé vers sa soeur et vers la rosée de lumière. Apprenant que son frère descendait vers elle, la Sagesse d'en bas annonça sa venue par Jean, prépara le baptême de pénitence et disposa à l'avance Jésus pour que, lors de sa descente, le Christ trouvât un vase pur et que, grâce à son fils Jaldabaoth, la Femme fût annoncée par le Christ. Le Christ descendit donc à travers les sept Cieux, en se rendant semblable à leurs fils, et les vida graduellement de leur puissance: car, disent-ils, vers lui accourut toute la rosée de lumière. En descendant en ce monde, le Christ revêtit d'abord sa soeur Sagesse. Tout deux exultèrent, en prenant leur repos l'un dans l'autre: c'est là, assurent-ils, l'Époux et l'Épouse Mt 25,1 Jn 3,29. Or Jésus, du fait qu'il était né d'une Vierge par l'opération de Dieu, était plus sage, plus pur et plus juste que tous les hommes: en lui descendit le Christ uni à Sagesse, et ainsi il y eut Jésus-Christ.

13. Beaucoup de disciples de Jésus, disent-ils, ne connurent pas la descente du Christ en lui. Lorsque le Christ fut descendu en Jésus, c'est alors qu'il commença à accomplir des miracles, à opérer des guérisons, à annoncer le Père inconnu et à se proclamer ouvertement le Fils du Premier Homme. Irrités, les Archontes et le Père de Jésus travaillèrent à le faire mourir. Tandis qu'on le conduisait à la mort, le Christ se retira avec Sagesse dans l'Éon incorruptible, à ce qu'ils disent, et Jésus seul fut crucifié. Le Christ n'oublia pas ce qui était sien: il envoya d'en haut en Jésus une puissance qui le ressuscita dans un corps qu'ils appellent corps psychique et pneumatique, car, pour ce qui est des éléments cosmiques, Jésus les abandonna dans le monde. Ses disciples, lorsqu'ils le virent après sa résurrection, ne le connurent pas et ne surent même pas par la faveur de qui il était ressuscité d'entre les morts. Les disciples, disent-ils, tombèrent ainsi dans cette erreur énorme de s'imaginer qu'il était ressuscité dans son corps cosmique: ils ignoraient que la chair et le sang ne s'emparent pas du royaume de Dieu 1Co 15,50.

14 Ils prétendent confirmer la descente du Christ et sa remontée par le fait que, ni avant son baptême ni après sa résurrection d'entre les morts, Jésus n'a rien fait de considérable, au dire de ses disciples: ceux-ci ignoraient que Jésus avait été uni au Christ et l'Éon incorruptible à l'Hebdomade, et ils prenaient le corps psychique pour un corps cosmique. Après sa résurrection, Jésus demeura encore dix-huit mois sur terre, et, lorsque l'intelligence fut descendue en lui, il apprit l'exacte vérité. Il enseigna alors ces choses à un petit nombre de ses disciples, à ceux qu'il savait capables de comprendre de si grands mystères, puis il fut enlevé au ciel. Ainsi Jésus siège maintenant à la droite de son Père Jaldabaoth, pour recevoir en lui-même, après la déposition de leur chair cosmique, les âmes de ceux qui l'auront connu; il s'enrichit, tandis que son Père est dans l'ignorance et ne le voit même pas: car, dans la mesure où Jésus s'enrichit lui-même de saintes âmes, dans cette même mesure son Père subit une perte et un amoindrissement, vidé qu'il est de sa puissance du fait de ces âmes. Car il ne possédera plus les âmes saintes, de façon à pouvoir les renvoyer dans le monde, mais seulement celles qui sont issues de sa substance, c'est-à-dire qui proviennent de l'insufflation. La consommation finale aura lieu lorsque toute la rosée de l'esprit de lumière sera rassemblée et emportée dans l'Éon d'incorruptibilité.



Irénée adv. Hérésies Liv.1 ch.24