Irénée adv. Hérésies Liv.2 ch.13

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Emission de l'Intellect et de la Vérité

13 1 Montrons maintenant que la première de leurs émissions est irrecevable. De l'Abîme et de sa Pensée ont été émis, disent-ils, l'Intellect et la Vérité. Cela apparaît comme contradictoire. L'intellect est en effet l'élément directeur et comme le principe et la source de toute l'activité intellectuelle; quant à la pensée, elle est un mouvement particulier procédant de cet intellect et relatif à un objet déterminé. Par conséquent, il est impossible que de l'Abîme et de la Pensée ait été émis l'Intellect. Il serait plus conforme à la vraisemblance de dire que du Pro-Père et de l'Intellect a été émise une fille, qui est la Pensée: car ce n'est pas la pensée qui est la mère de l'intellect, comme ils le prétendent, mais l'intellect qui est le père de la pensée.

Comment, d'autre part, l'Intellect aurait-il pu être émis par le Pro-Père? Car l'intellect détient la direction du processus caché et invisible d'où émanent la réflexion, la pensée, la considération et les autres choses de ce genre, qui ne sont pas autre chose que l'intellect, mais sont, comme nous venons de le dire, des mouvements particuliers de celui-ci relatifs à un objet déterminé et immanents à cet intellect même; ces mouvements reçoivent diverses appellations selon qu'ils perdurent et s'intensifient, mais nullement selon qu'ils se transformeraient en autre chose; ils aboutissent au discours intérieur et sont produits au dehors dans la parole, tandis que l'intellect reste au dedans, créant et gouvernant en toute indépendance, de la manière qu'il veut, les mouvements dont nous venons de parler. 2 En effet, le premier mouvement de l'intellect relatif à un objet déterminé s'appelle "pensée". Lorsque celle-ci perdure, s'intensifie et s'empare de l'âme tout entière, elle s'appelle "considération". Cette considération à son tour, lorsqu'elle s'attarde sur le même objet et se trouve pour ainsi dire mise à l'épreuve, prend le nom de "réflexion". Cette réflexion, en s'amplifiant, devient "délibération". Lorsque cette délibération grandit et s'amplifie encore, elle prend le nom de "discours intérieur". Ce dernier s'appelle aussi à bon droit "verbe immanent", et c'est de lui que jaillit au-dehors le "verbe proféré". Mais tous les mouvements que nous venons de dire ne sont qu'une seule et même chose; ils tirent leur principe de l'intellect et reçoivent diverses appellations selon qu'ils vont en s'intensifiant. Le corps humain lui aussi est tantôt corps juvénile, tantôt corps adulte, tantôt corps sénile; il reçoit ces appellations selon qu'il se développe et perdure, non selon qu'il se changerait en une autre substance ou disparaîtrait. Il en va de même ici: pense-t-on à une chose, on la considère; la considère-t-on, on réfléchit sur elle; réfléchit-on sur elle, on délibère à son sujet; délibère-t-on à son sujet, on tient tout un discours intérieur; enfin, ce discours intérieur, on l'exprime dans le langage. Et tous ces mouvements, comme nous l'avons dit, c'est l'intellect qui les gouverne: il demeure invisible et, par les mouvements susdits, comme par un rayon, il émet de lui-même la parole, mais lui-même n'est pas émis par quelque chose d'autre.

3 Tout cela peut se dire des hommes, parce qu'ils sont composés par nature, étant constitués d'un corps et d'une âme. Mais, quand les hérétiques disent que de Dieu a été émise la Pensée, puis de la Pensée l'Intellect, enfin de ceux-ci le Logos, ils sont dignes de blâme, d'abord parce qu'ils bouleversent l'ordre des émissions, ensuite parce que, en décrivant une psychologie, des phénomènes, des activités de pensée propres à l'homme, ils méconnaissent Dieu. En effet, ce qui se passe en l'homme pour aboutir à la parole, ils l'appliquent au Père de toutes choses, qu'ils disent néanmoins inconnaissable pour tous: ils nient qu'il ait fait le monde, de peur de l'amoindrir, et ils le gratifient d'une psychologie, et de phénomènes tout humains. S'ils avaient connu les Ecritures et s'ils s'étaient mis à l'école de la vérité, ils sauraient que Dieu n'est pas comme les hommes et que les pensées de Dieu ne sont pas comme les pensées des hommes Is 55,8-9. Car le Père de toutes choses est à une distance considérable d'une psychologie et de phénomènes propres à des hommes: il est simple, sans composition, sans diversité de membres, tout entier semblable et égal à lui-même, car il est tout entier Intellect, tout entier Esprit, tout entier Intellection, tout entier Pensée, tout entier Parole, tout entier Ouïe, tout entier Oeil tout entier Lumière, tout entier Source de tous les biens. Voilà comment il est loisible à des hommes religieux de parler de Dieu.

4 Mais il est encore au-dessus de tout cela et, pour ce motif, il est inexprimable. On dira en effet à bon droit qu'il est un Intellect embrassant toutes choses, mais un Intellect qui ne ressemble pas à l'intellect des hommes; on dira à juste titre qu'il est une Lumière, mais une Lumière qui ne ressemble en rien à la lumière que nous connaissons. Et de même pour tout le reste: e Père de toutes choses ne ressemble en rien à la petitesse des hommes, et, lors même que nous pouvons le nommer à partir de ces choses à cause de son amour, nous le concevons comme au-dessus d'elles par sa grandeur. Si donc, même chez l'homme, l'intellect n'est pas émis et si ne se sépare pas du sujet vivant celui qui émet tout le reste, mais si ce sont seulement ses mouvements et dispositions qui sont manifestés au dehors, à bien plus forte raison en est-il ainsi de Dieu qui est tout entier Intellect: celui-ci ne saurait se séparer de lui-même et être émis à la manière dont une chose est émise par une autre.

5 En effet, si Dieu a émis l'Intellect, celui qui a émis cet Intellect sera conçu, d'après eux, comme composé et corporel; il y aura donc, d'un côté, celui qui a émis, à savoir Dieu, et, de l'autre, celui qui a été émis, à savoir l'Intellect. Diront-ils que de l'Intellect a été émis l'Intellect? Alors ils découpent et divisent l'Intellect divin. D'ailleurs, où et d'où aurait-il été émis? Car ce qui est émis par quelqu'un est nécessairement émis dans un réceptacle préalable. Mais quel réceptacle existait antérieurement à l'Intellect de Dieu, pour qu'ils puissent dire qu'il a été émis en lui? Et quelle était la grandeur de ce lieu, pour qu'il pût recevoir et contenir l'Intellect de Dieu? Diront-ils qu'il a été émis comme un rayon par le soleil? Mais il existe un réceptacle de ce rayon, à savoir l'air, et ce réceptacle est antérieur au rayon; dès lors, que ces gens nous montrent le réceptacle en lequel a été émis l'Intellect de Dieu, réceptacle qui le contienne et lui soit antérieur. De plus, tout comme nous voyons le soleil, plus petit que tout le reste, émettre loin de lui ses rayons, ainsi faudra-t-il dire que le Pro-Père a émis hors de lui et loin de lui un rayon. Mais comment concevoir hors de Dieu et loin de Dieu un espace en lequel il aurait émis ce rayon ?

6 Diront-ils qu'il a été émis, non hors du Père, mais au dedans du Père? En ce cas, tout d'abord il devient superflu de parler d'émission. Car comment l'Intellect a-t-il été émis, s'il est à l'intérieur du Père? Une émission suppose la manifestation, hors du principe émetteur, de ce qui est émis par celui-ci. Ensuite, l'Intellect une fois émis, le Logos qui en émane sera lui aussi au dedans du Père, ainsi que tous les autres Éons émis par le Logos. Dès lors, ils n'ignoreront plus le Père, puisqu'ils sont au dedans de lui; ils ne le connaîtront pas de moins en moins à mesure qu'on progressera d'émission en émission, puisque tous sont également enveloppés de tous côtés par le Père. Et même ils demeureront tous pareillement impassibles, puisqu'ils sont dans les entrailles paternelles, et aucun d'entre eux ne sera dans la déchéance, car le Père n'est pas la déchéance. A moins peut-être qu'ils ne comparent leur Père à un grand cercle contenant un cercle plus petit, celui-ci, un plus petit encore, et ainsi de suite; ou qu'ils ne disent que, à la ressemblance d'une sphère ou d'un carré, le Père contient de toute part au dedans de lui, constitués eux-mêmes en forme de sphère ou de carré, tous les autres Éons successivement émis, chacun d'entre eux étant contenu par celui qui est plus grand que lui et contenant celui qui est plus petit: ainsi s'expliquerait que le plus petit et le dernier de tous, situé au milieu et considérablement séparé du Père, aurait ignoré le Pro-Père. Mais, s'ils disent cela, ils enfermeront leur Abîme dans une figure et un contour, de telle sorte qu'il soit à la fois enveloppant et enveloppé, car ils seront forcés de reconnaître qu'il existe aussi hors de lui quelque chose qui l'enveloppe; il faudra alors remonter à l'infini dans la série des contenants et des contenus, et tous les Éons apparaîtront manifestement comme étant des corps emprisonnés dans des limites.

7 De plus, de deux choses l'une: ou ils avoueront que leur Père est vide, ou tout ce qui se trouve au dedans du Père participera pareillement au Père. Si quelqu'un dessine sur l'eau des cercles ou des figures arrondies ou carrées, toutes ces figures participeront pareillement à l'eau; celles qu'on dessinerait dans l'air ou la lumière participeraient nécessairement aussi à l'air ou à la lumière: de même les Eons qui sont au dedans du Père participeront tous pareillement au Père, sans que l'ignorance puisse trouver place en eux. Car où serait l'ignorance, lorsque le Père remplit tout? Si le Père remplit un lieu, l'ignorance ne pourra s'y trouver. Dès lors, c'en sera fait de leur prétendue "oeuvre de déchéance", de l'émission de la matière et du reste de la production du monde, toutes choses qui, à les en croire, auraient leur origine dans la passion et l'ignorance. Si, au contraire, ils avouent que leur Père est vide, ils tomberont dans le plus grand des blasphèmes, en lui déniant la nature spirituelle qu'il possède. Car comment serait-il d'une nature spirituelle, celui qui ne serait même pas capable de remplir ce qui se trouve au dedans de lui ?


Émission du Logos et de la Vie

8 Ce qui vient d'être dit de l'émission de l'Intellect vaut pareillement contre les disciples de Basilide ainsi que contre tous les "Gnostiques", puisque c'est d'eux que les Valentiniens ont reçu le principe des émissions, comme nous l'avons prouvé dans notre premier livre. Nous avons ainsi montré de façon évidente l'absurdité et l'impossibilité de la première de leurs émissions, qui est celle de l'Intellect. Voyons à présent ce qui en est des autres émissions. De l'Intellect, disent-ils, furent émis le Logos et la Vie, fabricateurs du Plérôme. Concevant cette émission du Logos d'après la psychologie humaine et se lançant dans de téméraires conjectures sur Dieu, ils croient faire une grande découverte en disant que le Logos a été émis par l'Intellect. Chacun sait assurément qu'on peut dire cela avec raison à propos de l'homme; mais s'il s'agit du Dieu qui est au-dessus de toutes choses, qui est tout entier Intellect et tout entier Parole, comme nous l'avons dit plus haut, qui n'a pas en lui une chose qui serait antérieure et une autre qui serait postérieure, mais qui demeure tout entier égal et semblable et un, on ne peut plus concevoir une telle émission avec l'ordre de succession qu'elle implique. Tout comme on a raison de dire qu'il est tout entier Vue et tout entier Ouïe, puisqu'il entend en même temps qu'il voit et qu'il voit en même temps qu'il entend, de même peut-on dire qu'il est tout entier Intellect et tout entier Parole, et qu'il est Parole en même temps qu'il est Intellect, et que cet Intellect est identique à sa Parole. En parlant ainsi, on restera encore bien au-dessous du Père de toutes choses, mais on s'exprimera beaucoup plus convenablement que ces gens qui transportent dans le Verbe éternel de Dieu le mode de production du verbe humain proféré et qui donnent à ce Verbe de Dieu un commencement et un principe d'émission comme ils le feraient pour leur verbe à eux. Mais en quoi donc le Verbe de Dieu ou, pour mieux dire, Dieu lui-même, puisqu'il est Parole, sera-t-il supérieur au verbe humain, si l'on trouve en lui le même ordre de succession et le même mode d'émission ?

9 Ils se sont fourvoyés également à propos de la Vie, en disant qu'elle a été émise en sixième lieu, alors qu'il fallait la faire passer avant tout le reste, puisque Dieu est Vie et Incorruptibilité et Vérité. Ces sortes de choses n'ont d'ailleurs pas été émises selon un processus de développement: ce sont simplement des désignations de ces puissances qui sont depuis toujours avec Dieu, pour autant qu'il est possible et permis aux hommes d'entendre parler et de parler de Dieu. Car sous l'appellation de Dieu on entend simultanément l'Intellect, la Parole, la Vie, l'Incorruptibilité, la Vérité, la Sagesse, la Bonté et tous les attributs de cette sorte. Et l'on ne peut dire que l'Intellect est antérieur à la Vie, car l'Intellect lui-même est Vie; ni que la Vie est postérieure à l'Intellect, sinon la Vie aurait fait défaut un moment à celui qui est l'Intellect embrassant toutes choses, c'est-à-dire à Dieu. Diront-ils que la Vie était bien dans le Père, mais qu'elle a été émise en sixième lieu pour que vive le Logos? Mais à bien plus forte raison aurait-elle dû être émise en quatrième lieu pour que vive l'Intellect, et même plus tôt encore, avec l'Abîme, pour que vive leur Abîme. Adjoindre Silence au Pro-Père à titre d'épouse et ne pas lui adjoindre la Vie, n'est-ce pas au-dessus de toute déraison ?


Émission de l'Homme et de l'Église

10 Pour ce qui concerne l'émission suivante, celle de l'Homme et de l'Eglise, les pères eux-mêmes des Valentiniens, à savoir les "Gnostiques" au nom menteur, combattent ces Valentiniens, revendiquant leur bien propre et les convainquant de n'être que de piètres voleurs: il serait plus conforme à l'ordre normal d'émission, disent-ils, et plus vraisemblable que ce soit le Logos qui ait été émis par l'Homme, et non l'Homme par le Logos; l'Homme est donc antérieur au Logos, et c'est lui qui est le Dieu au-dessus de toutes choses.

Telle est la manière spécieuse dont, jusqu'ici, ils ont échafaudé leurs conjectures à partir de toute la psychologie humaine, des mouvements de l'intellect, de la production des pensées et de l'émission des paroles, afin de pouvoir ensuite mentir contre Dieu au mépris de toute vraisemblance. Car ce qui a lieu chez les hommes, tous les phénomènes que les hommes constatent en eux-mêmes, les Valentiniens les transportent dans le Verbe divin. Par là ils paraissent dire des choses séantes aux yeux de ceux qui ignorent Dieu, et c'est ainsi que, à partir de tous ces phénomènes humains, ils égarent l'esprit de ces gens. En expliquant que la genèse et l'émission du Verbe de Dieu viennent en cinquième lieu, ils prétendent enseigner des mystères merveilleux, inénarrables, profonds, connus de nul autre, ceux dont le Seigneur aurait dit: "Cherchez et vous trouverez Mt 7,7", afin précisément qu'ils cherchent à savoir comment, de l'Abîme et du Silence, sont sortis l'Intellect et la Vérité, puis, de ceux-ci, le Logos et la Vie, et enfin, du Logos et de la Vie, l'Homme et l'Église.


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Parenthèse sur l'origine païenne des théories valentiniennes

14 1 C'est avec bien plus de vraisemblance et d'élégance qu'un des anciens poètes comiques, Aristophanea, a parlé de la genèse de toutes choses dans une théogonie. Selon lui, de la Nuit et du Silence fut émis le Chaos, puis, du Chaos et de la Nuit, Éros; d'Éros sortit la Lumière, puis tout le reste de la première génération des dieux; après quoi le poète introduit la seconde génération des dieux et la production du monde, puis il raconte le modelage des hommes par les seconds dieux. C'est en s'appropriant cette fable que les Valentiniens ont échafaudé leur traité d'histoire naturelle, se bornant à changer les noms des dieux et exposant la même genèse et la même émission de toutes choses: au lieu de la Nuit et du Silence, ils ont nommé l'Abîme et le Silence, et, au lieu du Chaos, l'Intellect; au lieu d'Éros, par l'entremise de qui, d'après le poète comique, tout le reste aurait été ordonnéb, ils ont introduit le Logos; au lieu des premiers et des plus grands d'entre les dieux, ils ont imaginé les Éons; au lieu des seconds dieux, ils exposent en détail l'activité déployée hors du Plérôme par leur Mère, qu'ils appellent "seconde Ogdoade" et à laquelle, tout comme cet auteur comique, ils attribuent la production du monde et le modelage des hommes. Et, ce faisant, ils affirment être seuls à connaître des mystères ineffables et inconnus. En réalité, ce qui partout, sur des scènes de théâtre, est débité par des comédiens en de brillantes tirades, ils l'accommodent à leur système - ou, pour mieux dire, c'est aux mêmes fables qu'ils empruntent leur enseignement, se bornant à modifier les vocables.

Note:
a C'est sans doute par erreur que le texte latin porte le nom d'Antiphane. La suite du paragraphe montre qu'il s'agit, selon toute vraisemblance, d'une page célèbre d'une comédie d'Aristophane, où l'on voit les oiseaux échafauder une "théogonie" burlesque selon laquelle ils seraient antérieurs et, par le fait même, supérieurs aux dieux de la mythologie.

b Aristophane, Les oiseaux, 700.


2 Et non seulement ils sont convaincus de présenter comme étant leur bien propre ce qui se trouve chez les poètes comiques, mais, ce qui a été dit par tous ces gens qui ignorent Dieu et qu'on appelle philosophes, ils l'ont rassemblé, l'ont cousu ensemble en une sorte de centon fait de multiples et misérables lambeaux et se sont fabriqué ainsi, à grand renfort de subtilités, un extérieur mensonger: la doctrine qu'ils apportent est nouvelle, car elle a été élaborée présentement avec un art nouveau, mais elle n'en est pas moins vieille et bonne à rien, puisqu'elle est cousue de vieilles croyances n'exhalant qu'ignorance et négation de Dieu. Thalès de Milet a dit que l'origine et le principe de toutes choses était l'eau: or l'eau ou l'Abîme, cela revient au même. Le poète Homère a donné aux dieux Océan pour principe et Téthys pour mèrea: les Valentiniens en ont fait l'Abîme et le Silence. Anaximandre a posé comme cause première de toutes choses l'infini, qui contenait en soi séminalement la genèse de toutes choses et d'où sont sortis, à l'en croire, des mondes innombrables: les Valentiniens en ont fait leur Abîme et leurs Éons. Anaxagore, surnommé l'athée, a enseigné que les êtres vivants étaient issus de semences tombées du ciel sur la terre: les Valentiniens en ont fait la semence de leur Mère, ajoutant qu'ils étaient eux-mêmes cette semence; ils avouaient ainsi sans ambages, aux yeux des gens ayant leur sens, qu'ils étaient eux-mêmes les semences d'Anaxagore l'athée.

Note :

a Homère, Iliade 14, 201.


3 Leur ombre et leur vide, ils les ont pris à Démocrite et à Épicure, pour les accommoder à leur système: car ce sont ces philosophes qui, les premiers, ont abondamment parlé du vide et des atomes, appelant ceux-ci "être" et celui-là "non-être"; ainsi font à leur tour les Valentiniens, appelant "être" ce qui est au dedans du Plérôme et correspond aux atomes des philosophes, et "non-être" ce qui est au dehors du Plérôme et correspond au vide de ces mêmes philosophes. Et ainsi, puisqu'ils sont en ce monde, c'est-à-dire hors du Plérôme, ils se sont rangés eux-mêmes dans un lieu qui n'existe pas. Par ailleurs, lorsqu'ils disent que les choses de notre monde sont les images des réalités d'en haut, ils exposent manifestement l'opinion de Démocrite et de Platon. Démocrite le premier a dit que des simulacres multiples et divers, issus du "tout", étaient descendus en ce monde. Platon à son tour pose la matière, l'exemplaire et Dieu. Les Valentiniens, s'étant mis à leur suite, ont fait de ces simulacres et de cet exemplaire les images des réalités d'en haut; grâce à un simple changement de mot, ils peuvent se vanter d'être les inventeurs et les créateurs de ce qui n'est qu'une fiction de leur imagination.

4 Ils disent aussi que le Démiurge a tiré le monde d'une matière préexistante: mais Anaxagore, Empédocle et Platon l'avaient dit avant eux, inspirés, eux aussi, on peut le croire, par la Mère des Valentiniens. Ils disent encore que tout être retourne nécessairement aux éléments dont il a été fait et que Dieu lui-même est esclave de cette nécessité, à telle enseigne qu'il ne puisse ajouter l'immortalité à ce qui est mortel ou conférer l'incorruptibilité à ce qui est corruptible, mais que chaque être doive retourner à la substance correspondant à sa nature: mais cela a été affirmé déjà par ceux qu'on appelle Stoïciens - du mot grec qui signifie portique - et par tous les poètes et écrivains ignorants de Dieu. Professant la même incrédulité, les Valentiniens ont assigné pour lieu propre aux pneumatiques l'intérieur du Plérôme, aux psychiques l'Intermédiaire, aux somatiques l'élément terrestre: contre cela, assurent-ils, Dieu ne peut rien, mais chacun des êtres susdits retourne à ce qui lui est consubstantiel.

5 Lorsqu'ils disent que le Sauveur provient de tous les Eons, tous ayant déposé en lui comme la fleur d'eux-mêmes, ils n'apportent rien de neuf par rapport à la Pandore d'Hésiodea. Ce que celui-là dit d'elle, ceux-ci l'enseignent du Sauveur, faisant bel et bien de lui un Pandore, s'il est vrai que chacun des Éons lui a donné ce qu'il avait de meilleur. Leur opinion sur le caractère indifférent des aliments et des diverses actions et l'idée qu'ils ne puissent, à cause de l'excellence de leur race, être souillés par absolument rien, quoi qu'ils mangent ou quoi qu'ils fassent, ils ont dû les hériter des Cyniques, puisqu'ils ont les mêmes opinions que ceux-ci. Et elle est bien dans la manière d'Aristote, la subtilité des recherches qu'ils tentent de dresser contre la foi.

Note :

a Homère, Iliade 14, 201.


6 Qu'ils veuillent tout ramener à des nombres, c'est un emprunt qu'ils ont fait aux Pythagoriciens. Ceux-ci, les premiers, ont posé les nombres comme principe de toutes choses et, comme principe des nombres eux-mêmes, le pair et l'impair, dont ils font dériver respectivement le sensible et l'intelligible: autres sont, ajoutent-ils, les principes du substrat matériel et autres ceux de l'intellection et de la réalité substantielle, et c'est de ces deux sortes de principes que toutes choses ont été faites, à la manière dont une statue est faite d'airain et d'une forme. Cela, les Valentiniens l'ont accommodé aux réalités extérieures au Plérôme. Par ailleurs, les Pythagoriciens disent que le principe de l'intellection réside en ce fait que l'esprit, ayant une certaine intuition de l'unité originelle, cherche jusqu'à ce que, lassé, ü s'arrête à l'un et à l'indivisible. Le principe de toutes choses et la source de toute production, c'est donc l'un: de lui sont issus la dyade, la tétrade, la pentade et tout le reste. Tout cela, les Valentiniens l'appliquent mot pour mot à leur Plérôme et à leur Abîme. C'est de là également qu'ils essaient de partir pour introduire leurs syzygies à partir de l'un: Marc s'en vante comme d'une doctrine qui lui appartiendrait en propre, mais en réalité, tout en paraissant avoir trouvé quelque chose de plus neuf que les autres, il ne fait que reprendre la tétrade de Pythagore, origine et mère de toutes choses.


Émission de la Décade et de la Dodécade et émissions ultérieures

7 Voici donc ce que nous dirons à l'adresse des Valentiniens: Tous ces gens dont nous venons de parler et dont il est prouvé que vous partagez les idées, ont-ils, oui ou non, connu la vérité? S'ils l'ont connue, superflue était la descente du Sauveur en ce monde. Car pourquoi fût-il descendu? Pour faire connaître la vérité à des hommes qui la connaissaient déjà? Et s'ils ne l'ont pas connue, comment, tout en partageant les idées de gens qui n'ont pas connu la vérité, pouvez-vous vous vanter d'être les seuls à posséder la gnose supérieure à tout, puisque même des gens qui ignorent Dieu la possèdent? C'est donc que, usant d'antiphrase, ils appellent gnose l'ignorance de la vérité, et Paul a bien raison de parler de "nouveautés de mots" et de "gnose au nom menteur 2Tm 6,20", car leur gnose s'est bel et bien révélée mensongère.

Peut-être, dans leur impudence, rétorqueront-ils que, lors même que ces gens n'auraient pas connu la vérité, leur Mère à eux ou la Semence du Père n'en a pas moins révélé les mystères de la vérité par ces hommes, de la même manière que par les prophètes, à l'insu du Démiurge. D'abord, répondrons-nous, les enseignements dont nous avons parlé n'étaient pas tels qu'ils ne pussent être compris par n'importe qui: ces hommes eux-mêmes savaient ce qu'ils disaient, ainsi que leurs disciples et leurs successeurs. En second lieu, si la Mère ou la Semence connaissaient et faisaient connaître ce qui a trait à la vérité, et si le Père est Vérité, le Sauveur a donc menti, selon eux, lorsqu'il a dit: "Personne n'a connu le Père sinon le Fils Mt 11,27". Si en effet le Père a été connu par la Mère ou par sa Semence à lui, on ne peut plus dire que "personne n'a connu le Père sinon le Fils" - à moins que leur Semence ou leur Mère ne soit précisément "personne" !

8 Jusqu'ici c'est en se servant de la psychologie humaine et en recourant à des analogies qu'ils s'adressent à la multitude ignorante de Dieu; ils séduisent certains par une apparence de vérité; ils les attirent, au moyen de notions qui leur sont familières, jusqu'à leur doctrine concernant les Éons; ils leur exposent la genèse du Logos de Dieu, de la Vérité, de la Vie, voire de l'Intellect; de ces émissions de Dieu ils font l'accouchement. Mais pour ce qui est des Éons postérieurs, plus la moindre apparence de vérité, plus le moindre semblant de preuve: c'est le mensonge sur toute la ligne. Veut-on prendre quelque animal, on lui présente, pour l'allécher, sa nourriture habituelle et on le charme graduellement, par cette nourriture qui lui est familière, jusqu'à ce qu'on l'ait pris; puis, une fois capturé, on le lie étroitement et on l'emmène de force partout où l'on veut. Ainsi font ces gens-là. Partant de notions familières, ils font d'abord accepter peu à peu, au moyen d'arguments spécieux, les émissions dont nous avons parlé plus haut; après quoi ils introduisent toutes sortes d'autres émissions dénuées de logique et de vraisemblance, affirmant que dix Éons ont été émis par le Logos et la Vie, et douze autres par l'Homme et l'Église. Quoiqu'ils n'aient ni preuve ni témoignage ni raison plausible ni quoi que ce soit de tel, ils veulent qu'on croie aveuglément et sur-lechamp que, du Logos et de la Vie, ont été émis Bythios et Mixis, Agèratos et Henôsis, Autophyès et Hèdonè, Akinètos et Syncrasis, Monogenès et Makaria, et que pareillement, de l'Homme et de l'Église, ont été émis Paraclètos et Pistis, Patrikos et Elpis, Mètrikos et Agapè, Aeinous et Synesis. Ekklèsiastikos et Makariotès, Thelètos et Sophia.

9 Dans le livre précédent, où nous avons décrit les doctrines des hérétiques, nous avons exposé de façon détaillée les passions et l'égarement de cette Sophia et comment, à ce qu'ils disent, elle faillit périr à cause de sa recherche du Père; nous avons exposé la production effectuée hors du Plérôme et de quelle déchéance, selon eux, est issu le Démiurge; nous avons enfin parlé du Christ, qu'ils disent né après tous les autres Éons, et du Sauveur, qu'ils prétendent issu d'Éons tombés dans la déchéance. Il a bien fallu rappeler présentement ces noms pour faire apparaître l'absurdité de leurs mensonges et l'inconsistance des vocables inventés par eux. Ils font d'ailleurs tort à leurs Eons par ces sortes d'appellations: les païens, eux, donnaient du moins des noms vraisemblables et croyables à leurs douze dieux, en lesquels les Valentiniens veulent voir les images des douze Éons, si bien que les images possèdent des noms beaucoup plus convenables et plus aptes, par leur étymologie, à désigner la divinité.



III. LA STRUCTURE DU PLÉRÔME



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La question: pourquoi une telle structure ?

15 1 Mais revenons au problème des émissions. Tout d'abord, qu'ils nous disent la cause d'une telle émission des Éons, sans faire appel aux êtres de la création. Car, disent-ils, les Eons n'ont pas été faits à cause de la création, mais c'est la création qui a été faite à cause d'eux; ils ne sont pas les images des choses d'ici-bas, mais ce sont les choses d'ici-bas qui sont leurs images. Ils rendent compte des images en disant que le mois a trente jours à cause des trente Éons du Plérôme, que le jour a douze heures et l'année douze mois à cause de la Dodécade, et ainsi de suite. Qu'ils nous disent donc maintenant la cause pour laquelle cette émission des Éons a été faite telle; pourquoi une Ogdoade a été émise comme première origine de toutes choses, et non une Pentade, ou une Triade, ou une Hebdomade, ou un groupe comportant un autre nombre; pourquoi, du Logos et de la Vie, dix Eons, ni plus ni moins, ont été émis; pourquoi encore, de l'Homme et de l'Église, douze Éons sont issus, alors qu'il pouvait y en avoir plus ou moins; 2 pourquoi le Plérôme tout entier se partage en Ogdoade, Décade et Dodécade, et non suivant d'autres nombres que ceux-là; pourquoi enfin la division ellemême s'est faite en trois, plutôt qu'en quatre, ou en cinq, ou en six, ou en quelque autre nombre. Et qu'ils nous disent tout cela sans faire appel aux nombres qui se rencontrent dans la création. Car, de leur aveu, les réalités d'en haut sont plus vénérables que celles d'ici-bas: elles doivent donc posséder leur propre cause explicative, antérieure à la création, et non relative à cette création.


L'impossible réponse

3 Pour nous, qui nous bornons à exposer la cause des êtres de la création, nous disons des choses cohérentes, car, dans les choses créées, tel ordre correspond à tel autre ordre; mais eux, ne pouvant fournir la cause propre de réalités qui sont antérieures et parfaites par elles-mêmes, doivent nécessairement tomber dans un grand embarras. Car ces questions que, comme à des ignorants, ils nous posent sur la création, nous les leur posons précisément à propos du Plérôme: et alors, tantôt ils parlent de psychologie humaine, tantôt ils discourent sur l'ordre harmonieux de la création, répondant ainsi, non aux questions que nous leur posons, mais à celles qu'ils nous posent. Car ce n'est pas sur l'ordre harmonieux de la création ni sur la psychologie humaine que nous les interrogeons, mais nous leur demandons pourquoi leur Plérôme, à l'image duquel ils disent qu'a été faite la création, se décompose en groupes de huit, dix et douze Eons. Ils devront alors avouer que c'est au hasard et inconsidérément que leur Père a fait un Plérôme d'une telle structure, et ainsi ils infligeront une flétrissure à leur Père, puisque celui-ci aura agi d'une manière déraisonnable. Ou bien ils diront que le Plérôme a été émis selon la providence du Père en vue de la création, afin que celle-ci soit harmonieusement ordonnée: mais en ce cas le Plérôme n'aura pas été fait pour lui-même, mais pour l'image qui devait être faite à la ressemblance de ce Plérôme - tout comme la maquette de terre glaise n'est pas modelée pour elle-même, mais en vue de la statue qui sera faite en airain, en or ou en argent -, et la création sera plus honorable que le Plérôme, si c'est pour elle qu'ont été émis les Éons.

216 16 1 S'ils rejettent tout cela, convaincus par nous de ne pouvoir justifier la manière dont a été émis leur Plérôme, ils se verront acculés à reconnaître, au-dessus du Plérôme, une réalité plus pneumatique et plus souveraine selon laquelle aura été formé ce Plérôme. Car si le Démiurge n'a pas donné de lui-même à la création telle forme déterminée, mais a fait cette création d'après le modèle des réalités d'en haut, leur Abîme, comment a-t-il été amené à faire un Plérôme de telle forme déterminée et d'où a-t-il reçu le modèle des réalités qui lui étaient antérieures? Car de deux choses l'une: ou la pensée s'arrêtera à un Dieu qui a fait le monde pour avoir tiré de lui-même en toute indépendance le modèle de la création; ou l'on s'écartera de ce Dieu, et alors il faudra chercher sans fin d'où l'être qui est au-dessus de lui a reçu la forme de la création, quel est le nombre des émissions, quelle est la nature du modèle. Si l'Abîme a pu de lui-même réaliser tel type de Plérôme, pourquoi le Démiurge n'aurait-il pu de lui-même réaliser tel univers? A l'inverse, si la création est l'image des réalités d'en haut, qu'est-ce qui empêche de dire que celles-ci sont à leur tour les images de réalités plus élevées, ces dernières, d'autres encore, et d'aller ainsi d'images en images à l'infini ?

2 C'est la mésaventure qui est arrivée à Basilide: n'ayant point atteint la vérité, il crut esquiver la difficulté en imaginant une immense série d'êtres dérivés les uns des autres; il posa 365 cieux successifs, dont chacun aurait été fait à la ressemblance du précédent, et, ainsi que nous l'avons dit, voulut voir une preuve de son assertion dans le nombre des jours de l'année, au-dessus de ces 365 cieux, il imagina la Puissance dénommée l'Innommable et l'ouvrage élaboré par elle. Mais même ainsi il n'esquive pas la difficulté. Car, si on lui demande d'où vient au ciel supérieur, duquel sont sortis successivement tous les autres, sa configuration particulière, il répondra que c'est de l'ouvrage élaboré par l'Innommable. Mais alors de deux choses l'une: ou il dira que cet Innommable a de lui-même élaboré cet ouvrage; ou il devra reconnaître au-dessus de l'Innommable une autre Puissance encore, de laquelle l'Innommable aura reçu le grandiose modèle des choses ainsi faites par lui.

3 N'est-il pas, dès lors, bien plus sûr et plus expéditif de reconnaître tout de suite ce qui est la vérité, à savoir que le Dieu qui a fait le monde est le seul Dieu, qu'il n'est point d'autre Dieu en dehors de lui et que ce Dieu n'a reçu que de lui-même le modèle et la forme des choses qu'il a faites? Cela ne vaut-il pas mieux que de s'épuiser dans tant de détours impies, pour se voir finalement contraint de fixer son esprit sur un Dieu unique et de reconnaître que c'est de lui que vient le modèle de la création ?



Irénée adv. Hérésies Liv.2 ch.13