Irénée adv. Hérésies Liv.2 ch.16


IV. LE MODE DES ÉMISSIONS



Trois modes possibles d'émission

4 En effet, ce que les Valentiniens nous reprochent, à savoir de rester dans l'Hebdomade inférieure, de ne pas élever nos esprits vers les hauteurs, de ne pas avoir le sens des choses d'en haut Col 3,2- car nous n'acceptons pas les choses prodigieuses qu'ils nous content -, ce même reproche, les disciples de Basilide le feront aux Valentiniens: ceux-ci, diront les Basilidiens, se vautrent encore dans les choses inférieures, puisqu'ils en restent à la première et à la seconde Ogdoade et qu'ils s'imaginent stupidement avoir déjà trouvé, au bout de trente Éons, le Père qui est au-dessus de toutes choses, au lieu de s'élever par la recherche de l'esprit jusqu'au Plérôme qui domine les 365 cieux, c'est-à-dire plus de 45 Ogdoades. Mais aux Basilidiens aussi quelqu'un pourra à juste titre faire le même reproche, en inventant 4 380 Cieux ou Éons, car les jours de l'année ont ce nombre d'heures. Et s'il ajoute encore à ce chiffre le nombre d'heures de la nuit, il doublera le total: quelle multitude d'Ogdodades, quelle incommensurable production d'Eons ne s'imaginera-t-il pas avoir trouvée contre le Père qui est au-dessus de tout. Se considérant comme plus "parfait" que tous, cet homme reprochera à tous d'être incapables de s'élever jusqu'à la multitude des Cieux et des Éons énoncée par lui et, faute de force, de demeurer dans ce qui est en bas ou à mi-hauteur.

217 17 1 Telles sont les contradictions et difficultés que nous pouvons faire valoir contre la production de leur Plérôme et, plus particulièrement, contre celle de leur première Ogdoade. Il nous faut maintenant poursuivre et, à cause de leur folie, nous livrer, nous aussi, à des recherches sur ce qui n'est pas. Tâche d'ailleurs nécessaire, car le soin nous en a été confié, à nous qui voulons aussi que tous les hommes parviennent à la connaissance de la vérité 1Tm 2,4, et, de ton côté, tu désires recevoir de nous tous les moyens possibles de réfuter les hérétiques.

2 Il s'agit donc de savoir comment ont été émis les autres Eons. Restent-ils unis à celui qui les a émis, comme les rayons émanant du soleil? Ou sont-il séparés et distincts de lui, chacun existant à part et possédant sa configuration propre, comme un homme provenant d'un homme et un animal provenant d'un animal? Ou ont-ils poussé à la manière des branches produites par l'arbre? Sont-ils de la même substance que ceux qui les ont émis, ou sont-ils d'une autre substance? Ont-ils été émis en même temps, de façon à être tous du même âge, ou suivant un certain ordre, en sorte qu'il y en ait de plus âgés et de plus jeunes? Enfin sont-ils simples, homogènes et de toute part égaux et semblables à eux-mêmes, à la façon des esprits et des lumières, ou sont-ils composés, divers et constitués de membres dissemblables ?


Premier mode d'émission : comme un homme provenant d'un homme.

3 Mais, si chacun d'eux a été émis séparément et selon sa propre génération, à la ressemblance des hommes, de deux choses l'une: ou les Éons engendrés par le Père seront de la même substance que lui et semblables à leur générateur; ou, s'ils sont dissemblables, il faudra nécessairement reconnaître qu'ils proviennent d'une autre substance. Si les Éons engendrés par le Père sont semblables à celui-ci, ils demeureront impassibles comme celui qui les a émis; si, au contraire, ils sont issus d'une autre substance, capable de passion, d'où viendra cette substance dissemblable au sein d'un Plérôme d'incorruptibilité? De plus, selon cette hypothèse, les Eons sont conçus comme existant séparément les uns des autres, à la façon des hommes: non comme unis et mêlés les uns aux autres, mais au contraire comme particularisés, circonscrits et délimités par leurs dimensions respectives. Or tout cela est le fait des corps, non des esprits. Qu'ils cessent, dès lors, d'appeler pneumatique leur Plérôme et de s'appeler eux-mêmes pneumatiques, s'il est vrai que, tels des hommes, leurs Éons sont assis et font bonne chère auprès du Père, lequel possède lui aussi des traits bien déterminés que peuvent découvrir les Éons émis par lui.

4 Dira-t-on que, telles des lumières allumées à une autre lumière - par exemple, des flambeaux allumés à un autre flambeau -, les Éons sont issus du Logos, le Logos, de l'Intellect, et l'Intellect, de l'Abîme? En ce cas, les Éons différeront peut-être les uns des autres par la naissance et la grandeur; mais, comme ils sont de même substance que l'auteur de leur émission, ou bien tous demeureront exempts de passion, ou bien leur Père lui aussi sera accessible à la passion. Car le flambeau allumé en second lieu n'a pas une autre lumière que celle qui brillait d'abord. C'est pourquoi toutes leurs lumières, rassemblées en un, reviennent par récurrence à l'unité originelle, car elles donnent une seule lumière, celle qui existait dès le principe. Par ailleurs, qu'il y ait quelque chose de plus jeune et de plus ancien, cela ne se comprend ni du côté de la lumière elle-même, puisque le tout est une seule lumière, ni du côté des flambeaux qui ont reçu cette lumière, puisque, par rapport à la substance de leur matière, ils ont la même ancienneté, les flambeaux étant d'une seule et même matière; cela ne peut se comprendre que dans l'ordre d'allumage, selon qu'on en a allumé un quelque temps auparavant et qu'on en allume maintenant un autre.

5 Dès lors, de deux choses l'une: ou bien la déchéance de la passion résultant de l'ignorance affectera semblablement leur Plérôme tout entier, puisque les Éons sont de même substance, et leur Pro-Père sera dans la déchéance de l'ignorance, autrement dit s'ignorera lui-même; ou bien toutes les lumières qui sont dans le Plérôme demeureront semblablement impassibles. D'où viendrait, en effet, la passion du plus jeune Eon, si c'est de la lumière paternelle qu'ont été faites toutes les lumières et si cette lumière est naturellement impassible? Comment d'ailleurs peut-on parler d'Éon plus jeune ou plus ancien, puisqu'il n'y a qu'une seule lumière de tout le Plérôme ?

Et si l'on veut dire que ces Éons sont des étoiles, ils n'en participeront pas moins tous à la même nature. Car, si "une étoile diffère d'une autre étoile en clarté 1Co 15,41", elle n'en diffère ni par la nature ni par la substance, en raison desquelles une chose est passible ou impassible. Dès lors, ou bien tous les Éons, du fait qu'ils sont issus de la lumière paternelle, doivent être naturellement impassibles et immuables; ou bien tous ces Éons, avec la lumière paternelle, sont passibles et sujets aux changements de la corruption.


Deuxième mode d'émission : comme les branches produites par l'arbre

6 Le même raisonnement vaut également s'ils disent que les Eons ont été émis par le Logos comme les branches par l'arbre, tandis que le Logos aurait été engendré par leur Père. En effet, tous sont alors de même substance que le Père; ils diffèrent entre eux selon la grandeur, non selon la nature, et parachèvent la grandeur du Père, comme les doigts parachèvent la main. Dès lors, si le Père est dans la passion et l'ignorance, les Éons engendrés de lui le seront sûrement aussi. Mais s'il est impie d'attribuer l'ignorance et la passion au Père de toutes choses, comment peuvent-ils dire que celui-ci a émis un Éon passible? Et quand c'est à la propre Sagesse de Dieu qu'ils imputent cette impiété, comment peuvent-ils se déclarer des hommes religieux ?


Troisième mode d'émission : comme les rayons émanant du soleil.

7 S'ils disent que les Eons ont été émis de la même façon que les rayons par le soleil, puisque tous sont de même substance et proviennent du même principe, ou bien tous seront sujets à la passion avec celui qui les a émis, ou bien tous demeureront impassibles. Car, d'une émission de cette sorte, il ne peut résulter des Eons qui seraient les uns impassibles et les autres passibles. Si donc ils disent qu'ils sont tous impassibles, ils détruisent eux-mêmes leur système: car comment le plus jeune Éon a-t-il pu subir une passion, si tous sont impassibles? S'ils disent au contraire que tous les Éons ont eu part à cette passion - comme ont l'audace de le dire certains, qui la font commencer au Logos et dériver de là jusqu'à Sagesse -, en mettant la passion dans le Logos, qui est identique à l'Intellect du Pro-Père, ils avouent que l'Intellect du Pro-Père et le ProPère lui-même ont été dans la passion. Car le Père de toutes choses n'est pas, à la façon d'un vivant composé de parties, à part de l'Intellect, ainsi que nous l'avons montré plus haut, mais l'Intellect est identique au Père et le Père est identique à l'Intellect. De toute nécessité donc le Logos, qui procède de l'Intellect, et a fortiori l'Intellect lui-même, qui est identique au Logos, sont parfaits et impassibles; et tous les Eons émis par le Logos, étant de même substance que lui, demeurent nécessairement parfaits, impassibles et toujours semblables à celui qui les a émis.

8 Il est donc faux que le Logos ait ignoré le Père du fait qu'il a le troisième rang dans la ligne de la génération, comme l'enseignent les hérétiques. Cela pourrait peut-être avoir quelque vraisemblance dans le cas de la génération des hommes, car ceux-ci ignorent souvent leurs parents; mais, pour le Logos du Père, c'est tout à fait impossible. En effet, si le Logos est dans le Père et possède la connaissance, il n'ignore pas celui en qui il est et à qui il est identique; et les Éons émis par lui, étant ses Puissances et se tenant sans cesse à ses côtés, n'ignorent pas celui qui les a émis, pas plus que les rayons n'ignorent le soleil. Il n'est donc pas possible que la Sagesse de Dieu, qui est à l'intérieur du Plérôme, provenant d'une émission de cette sorte, soit tombée en passion et ait conçu une telle ignorance. Mais il est fort possible que la sagesse de Valentin, qui, elle, provient d'une émission diabolique, soit tombée " dans toute espèce de passion" et ait "fructifié" en un "abîme" d'ignorance. Car quand eux-mêmes rendent témoignage au sujet de leur Mère en disant qu'elle est le produit de l'enfantement de l'Éon tombé en erreur, il n'est plus besoin de chercher la raison pour laquelle les fils d'une telle Mère nagent sans cesse dans l'"abîme" de l'ignorance.


Conclusion

9 En dehors de ces trois catégories d'émissions, je ne vois pas qu'ils puissent en énoncer d'autre. En fait, ils n'ont même jamais, que nous sachions, mis en avant quelque autre espèce d'émission, bien que nous les ayons très longuement interrogés au sujet de ces diverses espèces d'émission. Tout ce qu'ils trouvent à dire, c'est que chacun de ces Éons a été émis et qu'il connaît seulement celui qui l'a émis, ignorant celui qui est avant ce dernier. Ils ne peuvent aller plus loin pour expliquer comment s'est faite cette émission ou comment un tel phénomène peut se produire chez des êtres spirituels. Quelque chemin qu'ils prennent, ils s'éloignent de la droite raison, aveugles qu'ils sont à l'égard de la vérité au point de dire que le Logos, qui procède de l'Intellect de leur Pro-Père, a été émis dans la déchéance. Car, d'après eux, l'Intellect parfait, engendré le premier par l'Abîme parfait, n'a pu émettre à son tour un Éon parfait, mais seulement un Éon aveugle et ignorant de la grandeur du Père. Et le Sauveur a montré un symbole de ce mystère dans l'aveugle-né Jn 9,1-41, faisant ainsi connaître qu'un Eon avait été émis aveugle par le Monogène, autrement dit dans l'ignorance. Voilà comment ils taxent mensongèrement d'ignorance et d'aveuglement le Logos de Dieu, celui qui, selon eux, a été émis en second lieu à partir du Père. Sophistes admirables, qui scrutent les profondeurs du Père inconnu et racontent les mystères supracélestes "en lesquels les anges désirent plonger leurs regards 1P 1,12", pour apprendre que le Logos émis par l'Intellect du Père qui est au-dessus de tout a été émis aveugle, ignorant le Père qui l'a émis !

10 Comment se fait-il donc, ô les plus vains des sophistes, que l'Intellect du Père - bien mieux, que le Père lui-même, identique à son Intellect et parfait en tout - ait émis un Éon imparfait et aveugle, en l'occurrence son propre Logos, alors qu'il pouvait émettre aussitôt avec lui la connaissance du Père? Car vous dites que le Christ, né pourtant après tous les autres Éons, a été émis parfait: à bien plus forte raison donc son aîné, le Logos, aurait-il dû être émis parfait par ce même Intellect, et non pas aveugle-, et ce Logos, à son tour, n'aurait pas dû davantage émettre des Eons encore plus aveugles que lui, jusqu'à ce que votre Sophia, toujours aveuglée, enfantât une si grande masse de maux. Et le responsable de tous ces maux, c'est votre Père. Vous dites en effet que la grandeur et la puissance du Père sont les causes de l'ignorance: vous le comparez à un abîme et vous donnez précisément ce nom au Père innommable. Mais si, comme vous le prétendez, l'ignorance est le mal d'où sont sortis tous les maux, en disant qu'elle a pour causes la grandeur et la puissance du Père, vous faites du Père l'auteur de ces maux. C'est en effet l'impossibilité de contempler sa grandeur qui est, d'après vous, la cause du mal. Mais alors, de deux choses l'une: - ou bien le Père était dans l'impossibilité de se faire connaître, dès le principe, aux Eons produits par lui: en ce cas, il était exempt de faute, puisqu'il ne pouvait préserver de l'ignorance des Éons venus après lui; - ou bien le Père a pu, dans la suite, par une décision de sa volonté, faire disparaître cette ignorance qui était allée croissant à mesure que se succédaient les émissions et qui s'était répandue dans les Éons: en ce cas, il aurait dû bien plutôt, par une décision de cette même volonté, empêcher cette ignorance de se produire alors qu'elle n'existait pas encore.

11 Donc, puisque, quand il l'a voulu, il a été connu, non seulement des Éons, mais des hommes nés dans les derniers temps, puisque, s'il a été ignoré, c'est parce qu'il n'a pas voulu être connu dès le commencement: il s'ensuit que, d'après vous, la cause de l'ignorance est le vouloir du Père. S'il savait en effet ce qui devait arriver, pourquoi n'a-t-il pas retranché, avant qu'elle ne se produisît, une ignorance que, dans la suite, comme sous le coup d'un repentir, il a guérie grâce à l'émission du Christ? Cette gnose même qu'il a produite dans les Éons par l'entremise du Christ, il aurait pu la produire bien auparavant par l'entremise du Logos, qui était le premier-né du Monogène. Si, tout en connaissant d'avance cette ignorance, il a voulu qu'elle se produisît, les oeuvres d'ignorance perdureront toujours et ne passeront jamais, car les choses qui ont été faites de par la volonté de votre Pro-Père demeureront nécessairement aussi longtemps que la volonté de celui-ci; ou, si elles viennent à passer, avec elles passera aussi la volonté de celui qui a voulu leur venue à l'existence. D'ailleurs, qu'ont appris les Éons pour entrer en repos et posséder la gnose parfaite, sinon que le Père est insaisissable et incompréhensible? Cette gnose, ils eussent pu la posséder avant de tomber en passion: la grandeur du Père n'eût pas été diminuée, si les Éons avaient su, dès le principe, que le Père était insaisissable et incompréhensible. Car, si celui-ci était ignoré à cause de son incommensurable grandeur, il devait aussi, à cause de son surabondant amour Ep 3,19, garder impassibles les Éons nés de lui: rien n'empêchait, il était au contraire souverainement utile, qu'ils connussent dès le principe que le Père était insaisissable et incompréhensible.



V. LA SAGESSE, L'ENTHYMÉSIS ET LA PASSION

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Constitution de l'Enthymésis et de la passion en entités séparées

18 1 Comment ne serait-elle pas également dépourvue de sens, cette assertion selon laquelle la Sagesse du Père aurait été dans l'ignorance, la déchéance et la passion? Ces choses sont en effet étrangères et contraires à la Sagesse et ne peuvent l'affecter: là où est l'inintelligence et l'ignorance, là n'est pas la Sagesse. Qu'ils cessent dès lors d'appeler du nom de Sagesse un Éon tombé en passion, et qu'ils renoncent, soit à ce vocable, soit aux passions en question. Et qu'ils ne disent pas que le Plérôme est tout entier pneumatique, si cet Éon, au moment où il était en proie à de telles passions, a pu y séjourner. Car pas même une "âme" forte ne saurait éprouver ces passions, pour ne rien dire d'une substance pneumatique.

2 Au surplus, comment l'Enthymésis de cet Éon a-t-elle pu sortir de celui-ci, avec la passion, pour devenir un être distinct? Car une "tendance" ne se conçoit que comme inhérente à un sujet et ne saurait avoir d'existence à part: une mauvaise tendance est détruite et absorbée par une bonne, à la façon dont la maladie l'est par la santé. Quelle fut en effet la tendance qui précéda la passion? La recherche du Père et la considération de sa grandeur. Et par quelle persuasion ultérieure Sagesse fut-elle guérie? Par la persuasion que le Père était incompréhensible et ne pouvait être trouvé. Il n'était donc pas bon qu'elle voulût connaître le Père, et c'est de là que vint la passion; mais, lorsqu'elle fut persuadée que le Père était inaccessible, ce fut la guérison. L'Intellect lui-même, qui cherchait le Père, cessa lui aussi de le chercher, à les en croire, lorsqu'il eut appris que le Père était incompréhensible.

3 Comment donc l'Enthymésis a-t-elle pu, une fois séparée de Sagesse, concevoir des passions qui étaient, elles aussi, ses dispositions? Une disposition survient dans un sujet, elle ne peut ni exister ni subsister à part. D'ailleurs cette doctrine des hérétiques n'est pas seulement inconsistante, mais elle contredit la parole de notre Seigneur: "Cherchez et vous trouverez Mt 7,7." Le Seigneur rend parfaits ses disciples en leur faisant chercher et trouver le Père; mais leur Christ d'en haut, c'est au contraire en prescrivant aux Eons de ne pas chercher le Père et en les convainquant que même à force de labeur ils ne le trouveront pas, qu'il les a consommés en perfection. Ainsi les hérétiques se disent eux-mêmes parfaits pour avoir trouvé leur Abîme; mais les Éons le sont pour s'être laissé convaincre que celui qu'ils cherchaient était inaccessible.

4 Si donc l'Enthymésis elle-même n'a pu exister à part sans l'Éon Sagesse, les hérétiques mentent davantage encore à propos de la passion de cette Enthymésis, lorsqu'ils la séparent à son tour de celle-ci et qu'ils l'identifient à la substance matérielle. Comme si Dieu n'était pas lumière 1Jn 1,5, et comme si n'était pas avec nous un Verbe capable de les démasquer et de réfuter leur perversité. Car tout ce que l'Éon ressentait comme désir, il l'éprouvait aussi comme passion, et, ce qu'il éprouvait comme passion, il le ressentait aussi comme désir: ce qu'ils appellent l'Enthymésis de cet Eon n'était pas autre chose que la passion d'un être qui avait projeté de comprendre l'incompréhensible, et sa passion n'était pas autre chose que cette Enthymésis, car il désirait l'impossible. Comment, dès lors, cette disposition et cette passion aurait-elle pu être séparée de l'Enthymésis et devenir la substance d'une matière si considérable, alors que l'Enthymésis était identique à la passion et la passion à l'Enthymésis? Ainsi donc ni l'Enthymésis n'a pu exister à part sans l'Éon, ni les dispositions sans l'Enthymésis: ur ce point encore le système des hérétiques est renversé.


Un Eon passible

5 Au surplus, comment un Eon aurait-il pu se dissoudre et subir une passion? Il était de même substance que le Plérôme, et le Plérôme tout entier était issu du Père. Situé dans ce qui lui est semblable, un être ne se dissout pas dans le néant, ne court pas le danger de périr, mais bien plutôt perdure et s'accroît: ainsi le feu dans le feu, le vent dans le vent, l'eau dans l'eau; par contre, sous l'action de leurs contraires, ces mêmes êtres pâtissent, se transforment et disparaissent. De la sorte, si l'Eon en question était une émission de lumière, il ne pouvait ni pâtir ni courir un danger au sein d'une lumière semblable, mais il devait au contraire resplendir davantage et s'accroître, comme le jour sous l'action du soleil: car ils disent que l'Abîme est l'image de leur Père. Des animaux étrangers les uns aux autres et de nature contraire risquent de s'entre-détruire; mais des animaux habitués les uns aux autres et de même race ne courent aucun danger du fait de se trouver au même endroit, ils y trouvent même le salut et la vie. Si donc cet Éon était de même substance que le Plérôme tout entier, il ne pouvait subir d'altération, puisqu'il se trouvait parmi des êtres semblables et familiers, pneumatique au milieu d'êtres pneumatiques. La crainte, le saisissement, la passion, la dissolution et autres choses de ce genre peuvent bien affecter les êtres situés à notre niveau et corporels, par suite de l'action de leurs contraires; mais les êtres spirituels et enveloppés de lumière ne sauraient être atteints par des maux de cette sorte. En fait, les hérétiques m'ont tout l'air d'avoir prêté à leur Éon la passion de cet amant fougueux et haïssable imaginé par le poète comique Ménandre: car c'est bien l'image d'un amant malheureux qu'ont eue dans leur esprit les auteurs de cette fiction, plutôt que celle d'une substance spirituelle et divine.

6 En outre, avoir l'idée de chercher le Père parfait, vouloir pénétrer en lui et le comprendre, cela ne pouvait engendrer ni ignorance ni passion, surtout dans un Eon pneumatique, mais bien plutôt perfection, impassibilité et vérité. Même eux, qui ne sont que des hommes, lorsqu'ils appliquent leur pensée à Celui qui est avant eux, qu'ils comprennent déjà en quelque sorte le Parfait et qu'ils se voient établis dans la gnose le concernant, ils ne se disent pas dans la passion et l'angoisse, mais bien plutôt dans la connaissance et la saisie de la vérité. Car, si le Sauveur a dit à ses disciples: "Cherchez et vous trouverez Mt 7,7", c'est, à en croire les hérétiques, afin qu'eux-mêmes cherchent l'Abîme inénarrable que leur imagination a forgé de toutes pièces au-dessus du Créateur de toutes choses. Ils se prétendent donc eux-mêmes parfaits, parce que, en cherchant, ils ont trouvé le Parfait, quoique étant encore sur terre; mais pour ce qui est de l'Eon situé dans le Plérôme et tout entier pneumatique, en cherchant le Pro-Père, en s'efforçant de pénétrer dans sa grandeur, en ayant l'ardent désir de comprendre la Vérité paternelle, il est tombé, disent-ils, en passion - et en telle passion que, sans l'intervention de la Puissance qui consolide toutes choses, il se fût dissous dans la substance universelle et eût été anéanti.

7 Folle prétention, bien digne d'hommes qu'a abandonnés la vérité. Que cet Éon soit plus excellent et plus vénérable qu'eux, ils le reconnaissent eux-mêmes d'après leur système, en se proclamant le produit de l'enfantement de l'Enthymésis de l'Éon tombé en passion, si bien que ce dernier Éon est le père de leur Mère, autrement dit leur grand-père. Ainsi, pour les petits-fils la recherche du Père produit vérité, perfection, consolidation, dégagement hors de la matière inconsistante, comme ils disent, et réconciliation avec le Père; pour leur grand-père, en revanche, cette même recherche n'a produit qu'ignorance, passion, stupeur, effroi, angoisse, toutes choses dont a été faite, selon eux, la substance de la matière. Ainsi donc, chercher et scruter le Père parfait, désirer la communion et l'union avec lui, serait source de salut pour eux, mais source de corruption et de mort pour l'Éon dont ils sont issus. Comment voir là autre chose que folie, déraison, absurdité? Ceux qui admettent de telles doctrines sont vraiment des aveugles s'en remettant à des guides aveugles: c'est à bon droit qu'ils tombent Mt 15,14 dans l' "abîme" d'ignorance ouvert sous leurs pas.



VI. LA SEMENCE


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L'ignorance du Démiurge relative à la semence

19 1 Et que vaut le propos qu'ils tiennent sur leur semence et d'après lequel celle-ci fut d'abord conçue par la Mère à l'image des Anges entourant le Sauveur, sans forme ni figure et imparfaite, puis déposée dans le Démiurge à l'insu de celui-ci pour que, semée par lui dans les âmes provenant de lui, elle reçoive perfection et formation? - En premier lieu, cela revient à dire que les Anges entourant le Sauveur sont imparfaits, sans figure ni forme, puisque c'est après avoir été conçue à leur image que la semence a été enfantée. 2 Ensuite, dire que le Démiurge a ignoré le dépôt de la semence fait en lui, ainsi que l'ensemencement fait par lui dans l'homme, c'est un propos vain et sans consistance, qu'il est absolument impossible de prouver. Comment aurait-il ignoré cette semence, si elle avait eu quelque substance ou quelque qualité propre? Certes, si elle n'avait ni substance ni qualités, si elle n'était rien, c'est à bon droit qu'il l'a ignorée. Ce qui a quelque action et qualité propre, soit de chaleur, soit de rapidité, soit de douceur, ou une différence de clarté n'échappe pas aux hommes, bien qu'ils ne soient que des hommes: à plus forte raison cela ne saurait-il échapper au Dieu Créateur de cet univers. C'est donc à juste titre qu'il n'a pas connu leur semence, puisqu'elle est sans qualité qui la rende apte à quoi que ce soit, sans substance qui lui permette la moindre action, bref, puisqu'elle n'est qu'un pur néant. C'est pour cela, me semble-t-il, que le Seigneur a dit: "De toute parole vaine que les hommes auront dite, ils auront à rendre compte au jour du jugement Mt 12,36." Les gens de cette sorte, qui auront débité des paroles vaines aux oreilles des hommes, comparaîtront tous au jugement pour rendre compte de leurs vaines élucubrations et de leurs mensonges contre Dieu. Ils vont en effet jusqu'à prétendre qu'eux-mêmes connaissent le Plérôme pneumatique grâce à la substance de la semence, du fait que l'"homme intérieur Rm 7,22 Ep 3,16" leur montre le Père véritable: car il faut, pour l'élément psychique, des enseignements sensibles; quant au Démiurge, qui a reçu en lui la totalité de la semence déposée par la Mère, il est demeuré, disent-ils, dans la plus complète ignorance et n'a eu aucune perception des réalités du Plérôme.

3 Ainsi, eux-mêmes seraient pneumatiques, parce qu'une parcelle du Père de toutes choses aurait été déposée dans leur âme, tandis que leurs âmes seraient, comme ils disent, de même substance que le Démiurge; quant au Démiurge, bien qu'ayant reçu de la Mère en une seule fois la totalité de la semence et possédant celle-ci en lui-même, il serait demeuré psychique et n'aurait eu absolument aucune perception de ces réalités supérieures qu'euxmêmes, étant encore sur terre, se vantent de connaître: n'est-ce pas là le comble de l'absurdité? Croire que la même semence ait procuré à lents âmes la connaissance et la perfection, tandis qu'elle n'aurait procuré qu'ignorance au Dieu qui les a créés, c'est le fait de gens insensés et totalement privés de raison.

La croissance de la semence

4 Tout aussi inconsistante est l'assertion selon laquelle, dans ce dépôt de la semence, celle-ci est formée, s'accroît et devient prête à recevoir le Logos parfait. Car, en ce cas, le mélange de cette semence avec la matière - dont la substance, assurent-ils, provient de l'ignorance et de la déchéance - sera plus utile à la semence que ne lui fut leur lumière paternelle: car la vue de celle-ci fut cause d'une production sans forme ni figure, tandis que, du mélange avec la matière, la semence reçoit sa forme, sa figure, sa croissance et sa perfection. Si, en effet, la lumière venue du Plérôme a été cause que l'élément pneumatique n'ait ni forme, ni figure, ni grandeur propre, et si la descente de cet élément dans ce bas monde lui a procuré tout cela et l'a amené à la perfection, le séjour dans ce monde - qu'ils nomment "ténèbres" - lui aura été bien plus utile que ne fut leur lumière paternelle. N'est-il pas ridicule de dire, d'une part, que leur Mère était en danger dans la matière, au point qu'elle en était presque étouffée et qu'elle se fût corrompue, si tout juste à ce moment elle ne s'était tendue vers le haut et n'avait bondi hors d'elle-même avec l'aide du Père, et, d'autre part, que la semence de la Mère, dans cette même matière, s'accroît, est formée et devient apte à recevoir le Logos parfait, et cela en bouillonnant dans des éléments dissemblables et étrangers à sa nature, puisque, comme ils le disent eux-mêmes, le choïque s'oppose au pneumatique et le pneumatique au choïque? Comment donc, dans ces éléments contraires et étrangers, la semence, après avoir été émise toute petite, comme ils disent, peut-elle s'accroître, être formée et parvenir à la perfection ?

5 En plus de ce qui vient d'être dit, on peut encore poser la question suivante: Est-ce d'un seul coup, ou par parties, que leur Mère a enfanté la semence, lorsqu'elle a vu les Anges? Si c'est au même moment et d'un seul coup, la semence ainsi conçue ne saurait être à l'état de petit enfant; superflue, dès lors, est sa descente dans les hommes actuellement existants. Si, au contraire, c'est par parties, la conception ne peut plus être à l'image des Anges vus par la Mère; car, puisque c'est au même moment et d'un seul coup qu'elle voyait et concevait, elle devait aussi d'un seul coup mettre au monde les images ainsi conçues. 6 En outre, comment se fait-il que, ayant vu en même temps les Anges et le Sauveur, elle ait conçu des images des Anges et non du Sauveur, alors que celui-ci l'emporte en beauté sur ceux-là? N'aurait-il pas eu l'heur de lui plaire, et serait-ce pour ce motif qu'elle n'est pas devenue grosse à sa vue ?

Comment se fait-il encore que le Démiurge, qu'ils disent psychique et qui, selon eux, a sa grandeur et sa forme propres, ait été émis parfait selon sa substance, tandis que l'élément pneumatique, qui doit être encore plus opérant que le psychique, a été émis imparfait, ayant besoin de descendre dans un élément psychique pour y être formé et, ainsi rendu parfait, devenir prêt à recevoir le Logos parfait? Si donc cette semence est formée dans des hommes choïques et psychiques, elle n'est plus à la ressemblance des Anges, qu'ils nomment Lumières, mais à celle des hommes d'ici-bas. Car la semence aura la ressemblance et la forme, non des Anges, mais des âmes en lesquelles elle est formée, tout comme l'eau versée dans un vase épouse la forme de ce vase et, si elle vient à y geler, possède les contours du vase dans lequel elle a gelé. Déjà les âmes elles-mêmes possèdent la forme de leur corps, adaptées qu'elles sont à leur réceptacle de la manière que nous venons de dire. Si donc la semence prend consistance et est formée ici-bas, elle aura la forme de l'homme, non celle des Anges. Comment sera-t-elle alors à l'image des Anges, alors qu'elle aura été formée à la ressemblance des hommes? Pourquoi encore, alors qu'elle était pneumatique, cette semence a-t-elle eu besoin de descendre dans la chair? Car c'est la chair qui a besoin de l'élément spirituel- si toutefois elle doit être sauvée-, pour être sanctifiée et glorifiée en lui et pour que ce qui est mortel soit absorbé par l'immortalité 1Co 15,54 2Co 5,4. De son côté, ce qui est spirituel n'a absolument pas besoin des choses d'ici-bas: car ce n'est pas nous qui le bonifions, mais lui qui nous rend meilleurs.

7 La fausseté de leur doctrine sur la semence éclate avec plus d'évidence encore, comme n'importe qui peut le voir, dans l'assertion selon laquelle les âmes qui avaient reçu de la Mère la semence étaient meilleures que les autres et, pour cette raison, étaient honorées par le Démiurge et mises par lui au rang des princes, des rois et des prêtres. En effet, si cela était vrai, le grand prêtre Caïphe eût été le premier à croire au Seigneur et, avec lui, Anne, les autres grands prêtres, les docteurs de la Loi et les chefs du peuple, puisqu'ils étaient de la race de la Mère, et avant eux l'eût fait même le roi Hérode. En fait, ni celui-ci, ni les grands prêtres, ni les chefs, ni les notables du peuple n'accoururent au Seigneur, mais, tout à l'opposé, les mendiants assis le long des chemins, les sourds, les aveugles, ceux qui étaient foulés aux pieds et méprisés par les autres hommes, selon ce que dit Paul: "Considérez votre appel, frères: il n'y a pas parmi vous beaucoup de sages, ni beaucoup de nobles, ni beaucoup de puissants; mais ce qu'il y avait de méprisable dans le monde, Dieu l'a choisi 1Co 1,26-27." Les âmes dont il est question n'étaient donc pas meilleures à cause d'une semence déposée en elles, et ce n'est pas pour ce motif qu'elles étaient honorées par le Créateur.



VII. CONCLUSION

8 Ce que nous venons de dire suffit à montrer combien le système des hérétiques est fragile et inconsistant, et sot par surcroît. Car, comme on a coutume de dire, il n'est pas nécessaire de boire la mer tout entière pour savoir que son eau est salée. Supposons une statue d'argile dont on a coloré la surface pour faire croire qu'elle est d'or alors qu'elle n'est que d'argile: il suffira d'en prélever un fragment quelconque pour faire apparaître l'argile et libérer d'une opinion fausse ceux qui cherchent la vérité. C'est de la même manière que nous avons procédé: nous avons réfuté, non une partie minime, mais les points principaux de leur système; nous avons ainsi fait apparaître, à l'intention de tous ceux qui ne veulent pas être sciemment trompés, ce qu'il y a de pervers, de fourbe, de trompeur et de pernicieux dans l'école des disciples de Valentin et chez tous les autres hérétiques qui blasphèment le Créateur et l'Auteur de cet univers, le Dieu unique: nous avons montré tout cela en manifestant le caractère inconsistant de leur voie.

9 Car quel homme sensé et atteignant si peu que ce soit à la vérité supportera des gens qui disent qu'au-dessus du Dieu Créateur il existe un autre Père; qu'autre est le Monogène, autre le Logos de Dieu, émis dans la déchéance, autre encore le Christ, né postérieurement à tous les autres Éons avec l'Esprit Saint, autre enfin le Sauveur, qui ne serait même pas issu du Père de, toutes choses, mais proviendrait de l'apport commun des Eons tombés dans la déchéance et aurait dû être émis à cause de cette déchéance? Ainsi, à moins que les Eons ne fussent tombés dans l'ignorance et la déchéance, ni le Christ, selon eux, n'eût été émis, ni l'Esprit Saint, ni Limite, ni le Sauveur, ni les Anges, ni leur Mère, ni la semence de celle-ci, ni le reste de la création: l'univers eût été dépourvu de ces si grands biens. Leur impiété ne s'attaque donc pas seulement au Créateur, qu'ils appellent "fruit de déchéance", mais encore au Christ et à l'Esprit Saint, qu'ils disent émis à cause de la déchéance, et au Sauveur, émis de même après la déchéance. Car qui supportera le restant de leur vain bavardage, qu'ils ont astucieusement tenté d'adapter aux paraboles pour se précipiter eux-mêmes, avec ceux qui se fient à eux, dans le comble de l'impiété ?





TROISIÈME PARTIE



REFUTATION DES SPÉCULATIONS VALENTINIENNES RELATIVES AUX NOMBRES



I. LES EXÉGÈSES PTOLÉMÉENNES



Irénée adv. Hérésies Liv.2 ch.16