Irénée adv. Hérésies Liv.2 ch.25

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La doctrine fondamentale de la vérité

25 1 Quelqu'un objectera peut-être: Quoi donc? Est-ce sans raison et au hasard qu'ont eu lieu l'imposition des noms, le choix des apôtres, l'activité du Seigneur, l'agencement des choses créées? - Nullement, répondrons-nous. C'est au contraire avec une profonde sagesse et un soin minutieux que Dieu a conféré proportion et harmonie à toutes les choses qu'il a faites, tant les anciennes que celles que son Verbe a accomplies dans les derniers temps. Cependant on doit rattacher tout cela, non à une Triacontade d'Éons, mais à la doctrine fondamentale de la vérité. On ne doit pas non plus se livrer à une recherche sur Dieu à partir de nombres, de syllabes ou de lettres: ce serait peine perdue, vu leur grande variété et diversité et étant donné que n'importe quel système inventé même encore aujourd'hui par le premier venu pourrait se prévaloir de témoignages abusivement tirés des nombres, ceux-ci pouvant être sollicités dans des directions multiples. Ce qu'on doit faire, c'est rattacher les nombres eux-mêmes, ainsi que les choses qui ont été faites, à la doctrine fondamentale de la vérité. Car ce n'est pas la doctrine qui dérive des nombres, mais ce sont les nombres qui proviennent de la doctrine; ce n'est pas non plus Dieu qui dérive des choses créées, mais ce sont les choses créées qui proviennent de- Dieu, car toutes choses sont issues d'un seul et même Dieu.

2 Diverses et multiples n'en sont pas moins, pour autant, les choses qui ont été faites: replacées dans l'ensemble de l'oeuvre, elles apparaissent comme pleines de proportion et d'harmonie; mais, envisagées chacune à part soi, elles apparaissent comme opposées les unes aux autres et discordantes. Il en est d'elles comme des sons d'une cithare, qui, grâce à l'intervalle même qui les sépare, produisent une mélodie une et harmonieuse, encore que constituée de sons multiples et opposés. Celui donc qui aime la vérité ne doit pas se laisser abuser par l'intervalle existant entre les différents sons ni soupçonner l'existence de plusieurs Artistes ou Auteurs, dont l'un aurait disposé les sons aigus, un autre, les sons graves, un autre encore, les sons intermédiaires: il doit reconnaître au contraire qu'un seul et même Dieu a oeuvré de façon à faire apparaître la sagesse, la justice, la bonté et la munificence de l'oeuvre entière. Ceux qui écoutent cette mélodie doivent louer et glorifier l'Artiste qui l'a faite; ils admireront la hauteur de certains sons, remarqueront la profondeur de certains autres, percevront le caractère intermédiaire de certains autres encore; ils considéreront que certaines choses sont les figures d'autres choses, se demanderont à quoi chacune a rapport et chercheront leur raison d'être, mais sans jamais transformer la doctrine ni s'égarer loin de l'Artiste ni rejeter la foi en un seul Dieu, Auteur de toutes choses, ni blasphémer notre Créateur.


Petitesse de l'homme face à la grandeur infinie de son Créateur.

3 Et si quelqu'un n'arrive pas à trouver la raison d'être de tout ce à quoi il applique sa recherche, qu'il fasse réflexion qu'il n'est qu'un homme infiniment au-dessous de Dieu, qu'il n'a reçu la grâce que "d'une manière partielle 1Co 13,9 1Co 13,12", qu'il n'est point encore égal ou semblable à son Auteur et qu'il ne peut avoir l'expérience et la connaissance de toutes choses à la façon de Dieu. Autant l'homme qui a été fait et a reçu aujourd'hui le commencement de son existence est inférieur à Celui qui n'a pas été fait et est depuis toujours identique à lui-même, autant ce même homme est inférieur à son Auteur en ce qui concerne la science et la recherche des raisons d'être de toutes choses. Car tu n'es pas incréé, ô homme, et tu n'existes pas depuis toujours avec Dieu, comme son propre Verbe; mais, grâce à sa suréminente bonté, après avoir reçu présentement le commencement de ton existence, tu apprends peu à peu du Verbe les "économies" du Dieu qui t'a fait.

4 Garde donc le rang qui convient à ta science et ne prétends pas, dans ton ignorance des biens, dépasser Dieu lui-même, car il est indépassable. Ne cherche pas ce qu'il pourrait y avoir au-dessus du Créateur: tu ne trouveras pas, car ton Artisan est sans limites. Ne va pas, comme si tu l'avais mesuré tout entier, comme si tu avais exploré toute son activité créatrice, comme si tu avais considéré sa profondeur, sa longueur et sa hauteur, imaginer au-dessus de lui un autre Père: tu ne découvriras rien, mais, pour avoir pensé au rebours de la nature des choses, tu seras insensé; et si tu persévères en cette voie, tu tomberas dans la folie, te prenant pour plus élevé et plus excellent que ton Créateur et t'imaginant que tu aurais dépassé sa sphère.


226

Supériorité d'un amour ignorant sur une science orgueilleuse

26 1 Il est donc meilleur et plus utile d'être ignorant ou de peu de savoir et de s'approcher de Dieu par l'amour, que de se croire savant et habile et de se trouver blasphémateur à l'égard de son Seigneur pour avoir imaginé un autre Dieu et Père que lui. C'est pourquoi Paul s'est écrié: "La science enfle, tandis que la charité édifie ." Non qu'il ait incriminé la vraie connaissance de Dieu, sinon il se serait accusé le premier; mais il savait que certains, enflés d'orgueil sous prétexte de science, en venaient à déchoir de l'amour de Dieu et, à cause de cela, à se croire eux-mêmes parfaits, tout en introduisant un Démiurge imparfait. C'est pour retrancher leur orgueil, fruit de cette prétendue science, que Paul disait: "La science enfle, tandis que la charité édifie." Car il n'y a pas de plus grand orgueil que de se croire meilleur et plus parfait que Celui qui nous a faits, nous a modelés Ps 119,73, nous a donné le souffle de vie Gn 2,7, nous a procuré l'être même. Mieux vaut donc, comme nous l'avons déjà dit, ne rien savoir du tout, pas même la cause, le pourquoi, d'une seule des choses qui ont été faites, et croire en Dieu et demeurer dans son amour Jn 15,9-10, que de s'enfler d'orgueil à cause d'une prétendue science et de déchoir de cet amour qui vivifie l'homme. Mieux vaut ne rien chercher à savoir, sinon Jésus-Christ, le Fils de Dieu, crucifié pour nous 1Co 2,2, que de se jeter dans la subtilité des recherches et de tomber par là dans la négation de Dieu.


Recherches aberrantes

2 Que penser, en effet, d'un homme qui, enorgueilli quelque peu par ces tentatives et s'avisant que le Seigneur a dit: "Même les cheveux de votre tête sont tous comptés Mt 10,30", voudrait chercher curieusement le nombre des cheveux de chaque tête et la raison pour laquelle l'un en a tel nombre et l'autre tel autre? Car tous n'en ont pas le même nombre, et il se rencontre des milliers et des milliers de nombres différents, du fait que les uns ont une plus grosse tête et les autres une plus petite, ou du fait que les uns ont des cheveux épais, d'autres, des cheveux clairsemés, d'autres enfin, un très petit nombre de cheveux seulement. Et quand ces gens-là croiront avoir trouvé le nombre des cheveux en question, qu'ils essaient donc d'en tirer un témoignage en faveur du système qu'ils ont inventé ! Ou encore, que penser d'un homme qui, sous prétexte qu'il est dit dans l'Évangile: "Deux passereaux ne se vendent-ils pas un as? Pourtant, pas un seul d'entre eux ne tombe à terre sans la volonté de votre Père Mt 10,29", se mettrait en tête de dénombrer les passereaux pris chaque jour dans le monde entier ou dans chaque pays et de rechercher la raison pour laquelle tel nombre a été pris hier, tel autre avant-hier, tel autre encore aujourd'hui, et mettrait alors le nombre de ces passereaux en connexion avec son système? Un tel homme ne se duperait-il pas lui-même et ne pousserait-il pas dans une grande folie ceux qui se fieraient à lui? Car les hommes seront toujours prompts, en un tel domaine, à croire qu'ils ont trouvé mieux que leurs maîtres.

3 Quelqu'un nous demandera peut-être si le nombre total de toutes les choses qui ont été faites et qui sont faites est connu de Dieu et si c'est conformément à sa providence que chacune d'entre elles a reçu la quantité qui lui est propre. Nous accorderons à cet homme que rien absolument de ce qui s'est fait et se fait n'échappe à la science de Dieu: c'est par la providence de celui-ci que chaque chose a reçu et reçoit forme, ordonnance, nombre et quantité propres, absolument rien n'a été fait ou n'est fait sans raison et au hasard, mais au contraire tout a été fait avec une profonde harmonie et un art sublime, et il existe un Logos admirable et vraiment divin qui est capable de discerner toutes ces choses et de faire connaître leurs raisons d'être. Supposons que l'homme dont nous parlons, fort de ce témoignage et de cet accord reçu de nous, entreprenne alors de compter les grains de sable et les cailloux de la terre, ainsi que les flots de la mer et les étoiles du ciel, et de découvrir les raisons d'être des nombres qu'il croira avoir trouvés: cet homme ne sera-t-il pas à juste titre considéré comme perdant son temps et comme extravagant et fou par tous ceux qui ont encore leur bon sens? Et plus il s'absorbera, en dehors des autres hommes, dans des recherches de cette sorte et s'imaginera dépasser les autres par ses découvertes, traitant tous les autres d'incapables, d'ignorants et de psychiques parce qu'ils refusent d'entreprendre un aussi vain labeur, plus en réalité il sera insensé et stupide, pareil à quelqu'un que la foudre aurait frappé: car plutôt que de s'en remettre à Dieu pour quoi que ce soit, il change Dieu lui-même par la science qu'il croit avoir découverte et il lance sa pensée par-dessus la grandeur du Créateur.


227

Recherches légitimes

27 1 En revanche, une intelligence saine, circonspecte, pieuse et éprise de vérité se tournera vers les choses que Dieu a mises à la portée des hommes et dont il a fait le domaine de notre connaissance. C'est à ces choses qu'elle s'appliquera de toute son ardeur, c'est en elles qu'elle progressera, s'instruisant sur elles avec facilité moyennant l'exercice quotidien. Ces choses, ce sont, pour une part, celles qui tombent sous notre regard et, pour une autre part, tout ce qui est contenu clairement et sans ambiguïté, en propres ternies, dans les Écritures. Voilà pourquoi les paraboles doivent être comprises à la lumière des choses non ambiguës: de la sorte, celui qui les interprète les interprétera sans péril, les paraboles recevront de tous une interprétation semblable, et le corps de la vérité demeurera complet, harmonieusement structuré et exempt de dislocation. Par contre, rattacher des choses non clairement exprimées et ne tombant pas sous notre regard à des interprétations de paraboles que chacun imagine de la manière qu'il veut, c'est déraisonnable: de la sorte, en effet, il n'y aura de règle de vérité chez personne, mais, autant il y aura d'hommes à interpréter les paraboles, autant on verra surgir de vérités antagonistes et de théories contradictoires, comme c'est le cas pour les questions débattues par les philosophes païens. 2 Dans une telle perspective, l'homme cherchera toujours et ne trouvera jamais, parce qu'il aura rejeté la méthode même qui lui eût permis de trouver. Et alors que l'Époux est là, l'homme dont la lampe n'est point préparée et ne brille point de la splendeur de la claire lumière court vers ceux qui trafiquent dans les ténèbres des interprétations de paraboles; il délaisse ainsi Celui qui, par sa claire prédication, donne gratuitement d'avoir accès auprès de lui et il s'exclut de la chambre nuptiale Mt 25,1-12.

Ainsi donc toutes les Écritures, tant prophétiques qu'évangéliques - que tous peuvent pareillement entendre, lors même que tous ne croient pas pour autant - proclament clairement et sans ambiguïté qu'un seul et unique Dieu, à l'exclusion de tout autre, a fait toutes choses par son Verbe, les visibles et les invisibles, les célestes et les terrestres, celles qui vivent dans les eaux et celles qui rampent sous la terre, comme nous l'avons prouvé par les paroles mêmes des Écritures; de son côté, le monde même où nous sommes, par tout ce qu'il offre à nos regards, atteste lui aussi qu'unique est Celui qui l'a fait et le gouverne. Dès lors, combien stupides apparaîtront ces gens qui, en présence d'une manifestation aussi claire, sont aveugles des yeux et ne veulent pas voir la lumière de la prédication; qui s'enchaînent eux-mêmes et qui, par de ténébreuses explications de paraboles, s'imaginent avoir trouvé chacun son propre Dieu. Car, en ce qui concerne le Père imaginé par les hérétiques, aucune Écriture ne dit quoi que ce soit de façon claire, en propres termes et sans contestation possible: eux-mêmes en témoignent en disant que c'est en secret que le Sauveur aurait livré ces enseignements, et cela non pas à tous, mais à quelques disciples capables de saisir Mt 19,12 et comprenant ce qu'il indiquait au moyen d'énigmes et de paraboles. Ils en viennent ainsi à dire qu'autre est celui qui est prêché comme Dieu, et autre celui qui est indiqué par les paraboles et les énigmes, à savoir le Père. 3 Mais, puisque les paraboles sont susceptibles d'explications multiples, fonder sur elles sa recherche de Dieu en délaissant ce qui est certain, indubitable et vrai, quel homme épris de vérité ne conviendra que c'est se précipiter en plein danger et agir à l'encontre de la raison? N'est-ce pas là bâtir sa maison, non sur le roc ferme, solide et découvert, mais sur l'incertitude d'un sable mouvant? Aussi un tel édifice sera-t-il facilement renversé Mt 7,24-27.


228

Réserver à Dieu la connaissance des choses qui nous dépassent

28 1 Ainsi donc, puisque nous possédons la règle même de la vérité et un témoignage tout à fait clair sur Dieu, nous ne devons pas, en cherchant dans toutes sortes d'autres directions des réponses aux questions, rejeter la solide et vraie connaissance de Dieu; nous devons bien plutôt, en orientant la solution des questions dans le sens qui a été précisé, nous exercer dans une réflexion sur le mystère et sur l'"économie" du seul Dieu existant, grandir dans l'amour de Celui qui a fait et ne cesse de faire pour nous de si grandes choses et ne jamais nous écarter de cette conviction qui nous fait proclamer de la façon la plus catégorique que Celui-là seul est véritablement Dieu et Père qui a fait ce monde, modelé l'homme, donné la croissance à sa créature et appelé celle-ci de ses biens moindres aux biens plus grands qui sont auprès de lui. Ainsi l'enfant, après avoir été conçu dans le sein maternel, est-il amené par lui à la lumière du soleil, et le froment, après avoir grandi sur sa tige, est-il déposé par lui dans le grenier Mt 3,12; mais c'est un seul et même Créateur qui a modelé le sein maternel et créé le soleil, et c'est aussi un seul et même Seigneur qui a produit la tige, fait croître et se multiplier Gn 1,28 le froment et préparé le grenier.

2 Que si nous ne pouvons trouver la solution de toutes les questions soulevées par les Ecritures, n'allons pas pour cela chercher un autre Dieu en dehors de Celui qui est le vrai Dieu: ce serait le comble de l'impiété. Nous devons abandonner de telles questions au Dieu qui nous a faits, sachant très bien que les Écritures sont parfaites, données qu'elles ont été par le Verbe de Dieu et par son Esprit, mais que nous, dans toute la mesure où nous sommes inférieurs au Verbe de Dieu et à son Esprit, dans cette même mesure nous avons besoin de recevoir la connaissance des mystères de Dieu. Rien d'étonnant, d'ailleurs, que nous ressentions cette ignorance en face des réalités spirituelles et célestes et de toutes celles qui ont besoin de nous être révélées, puisque, même parmi les choses qui sont à notre portée - je veux parler de celles qui appartiennent à ce monde créé, qui sont maniées et vues par nous et qui nous sont présentes -, beaucoup échappent à notre science, et nous nous en remettons à Dieu pour ces choses mêmes: car il faut qu'il l'emporte en excellence sur tout être. Qu'en est-il, par exemple, si nous essayons d'exposer la cause de la crue du Nil? Nous disons un bon nombre de choses plus ou moins plausibles, mais la vérité sûre et certaine est l'affaire de Dieu. Même la résidence des oiseaux qui viennent chez nous au printemps et repartent à l'automne échappe à notre connaissance, alors qu'il s'agit d'un fait se passant dans notre monde. Et quelle explication pouvons-nous donner du flux et du reflux de la mer, puisqu'il est évident que ces phénomènes ont une cause bien déterminée? Ou encore, que pouvons-nous dire des mondes situés au delà de l'Océan? Ou que savons-nous sur l'origine de la pluie, des éclairs, du tonnerre, des nuages, du brouillard, des vents et des choses de ce genre? ou sur les réserves de neige, de grêle et de ce qui leur est apparenté? ou sur la formation des nuages et la constitution du brouillard? Et quelle est la cause pour laquelle la lune croît et décroît? Ou encore, quelle est la cause de la différence des eaux, des métaux, des pierres et autres choses semblables? En tout cela nous pourrons bien être loquaces, nous qui cherchons les causes des choses; mais seul Celui qui les a faites, c'est-à-dire Dieu, sera véridique.

3 Si donc, même dans ce monde créé, il est des choses qui sont réservées à Dieu et d'autres qui rentrent aussi dans le domaine de notre science, est-il surprenant que, parmi les questions soulevées par les Ecritures - ces Écritures qui sont tout entières spirituelles -, il y en ait que nous résolvions avec la grâce de Dieu, mais qu'il y en ait aussi que nous abandonnions à Dieu, et cela, non seulement dans le monde présent, mais même dans le monde futur, afin que toujours Dieu enseigne et que toujours l'homme soit le disciple de Dieu? Car, selon le mot de l'Apôtre, quand sera aboli tout ce qui n'est que partiel, ces trois choses demeureront, à savoir la foi, l'espérance et la charité 1Co 13,9-13. Toujours, en effet, la foi en notre Maître demeurera stable, nous assurant qu'il est le seul vrai Dieu, en sorte que nous l'aimions toujours, parce qu'il est le seul Père, et que nous espérions recevoir et apprendre de lui toujours davantage, parce qu'il est bon, que ses richesses sont sans limites, son royaume, sans fin, et sa science, sans mesure. Si donc, de la manière que nous venons de dire, nous savons abandonner à Dieu certaines questions, nous garderons notre foi et nous demeurerons à l'abri du péril, toute l'Écriture, qui nous a été donnée par Dieu, nous paraîtra concordante; les paraboles s'accorderont avec les passages clairs et les passages clairs fourniront l'explication des paraboles; à travers la polyphonie des textes, une seule mélodie harmonieuse résonnera en nous, chantant le Dieu qui a fait toutes choses. Si, par exemple, on nous demande: Avant que Dieu ne fit le monde, que faisait-il? nous dirons que la réponse à cette question est au pouvoir de Dieu. Que ce monde ait été fait par Dieu par mode de production et qu'il ait commencé dans le temps, toutes les Écritures nous l'enseignent; mais quant à savoir ce que Dieu aurait fait auparavant, nulle Écriture ne nous l'indique. Donc la réponse à la question posée appartient à Dieu, et il ne faut pas vouloir imaginer des émanations folles, stupides 2Tm 2,23 et blasphématoires, et, dans l'illusion d'avoir découvert l'origine de la matière, rejeter le Dieu qui a fait toutes choses.


Refus des hérétiques de rien réserver à Dieu

4 Songez en effet, vous qui inventez de telles fables, que Celui que vous appelez le Démiurge est seul à être appelé et à être vraiment le Dieu Père; que les Écritures ne connaissent que ce seul Dieu; que le Seigneur le proclame seul son Père Mt 11,25 Lc 10,21 et n'en connaît point d'autre, ainsi que nous le montrerons par ses propres paroles. Quand alors, de ce Dieu, vous faites un "fruit de déchéance" et un "produit d'ignorance"; quand vous le faites ignorer ce qui est au-dessus de lui et que vous dites de lui d'autres choses du même genre, considérez l'énormité du blasphème proféré par vous contre Celui qui est le vrai Dieu. Vous paraissez d'abord dire avec gravité que vous croyez en Dieu; après quoi, alors que vous êtes bien incapables de nous montrer un autre Dieu, vous proclamez "fruit de déchéance" et "produit d'ignorance" Celui-là même en qui vous dites que vous croyez. Cet aveuglement et cette folie viennent de ce que vous refusez de réserver quoi que ce soit à Dieu. Vous prétendez exposer la genèse et la production de Dieu lui-même et de sa Pensée et du Logos et de la Vie et du Christ, et tout cela, vous ne le tirez pas d'une autre source que de la psychologie humaine. Vous ne comprenez pas que, dans le cas de l'homme, qui est un être vivant composé de parties, il est légitime de distinguer l'intellect et la pensée, ainsi que nous l'avons fait plus haut: de l'intellect procède la pensée, de la pensée, la réflexion, et de la réflexion, la parole - car autre est, selon les Grecs, la faculté directrice qui élabore la pensée et autre l'organe par le moyen duquel est émise la parole, et tantôt l'homme demeure immobile et silencieux, et tantôt il parle et agit -; mais Dieu, lui, est tout entier Intellect, tout entier Logos, tout entier Esprit agissant, tout entier Lumière, toujours identique et semblable à lui-même, comme il nous convient de le penser de Dieu et comme nous l'apprenons par les Ecritures, et, dès lors, des processus et des distinctions de cette sorte ne sauraient exister en lui. En effet, parce qu'elle est charnelle, la langue est incapable de seconder la rapidité de l'intellect humain, qui est spirituel, et de là vient que notre parole étouffe pour ainsi dire au dedans et qu'elle est produite au dehors non d'une seule fois, telle qu'elle a été conçue par l'intellect, mais par parties, selon que la langue est capable de faire son service; 5 par contre, Dieu étant tout entier Intellect et tout entier Logos, ce qu'il conçoit, il le dit, et ce qu'il dit, il le conçoit, car son Intellect est sa Parole et sa Parole est son Intellect, et l'Intellect qui renferme tout n'est autre que le Père lui-même. Si donc on pose un Intellect en Dieu et si l'on affirme que cet Intellect a été émis, on introduit une composition en Dieu, puisqu'en ce cas Dieu est une chose et l'Intellect directeur en est une autre. De même, en donnant au Logos le troisième rang d'émission à partir du Père - ce qui expliquerait que le Logos ignore la grandeur du Père -, on établit une profonde séparation entre le Logos et Dieu. Le prophète disait du Verbe: "Sa génération, qui la racontera Is 53,8 ?" Mais vous, vous scrutez la génération du Verbe par le Père. La prolation d'un verbe humain par le moyen de la langue, vous l'appliquez telle quelle au Verbe de Dieu. Vous êtes ainsi justement convaincus par vous-mêmes de ne connaître ni les choses humaines ni les choses divines.

6 Stupidement enflés d'orgueil, vous prétendez audacieusement connaître les inexprimables mystères de Dieu, alors que le Seigneur, le Fils de Dieu en personne, avoue que le jour et l'heure du jugement ne sont connus que du Père seul. Il dit en effet sans ambages: "Pour ce qui est de ce jour et de cette heure, nul ne les connaît, par même le Fils, mais le Père seul Mt 24,36" Si donc le Fils n'a pas rougi de réserver au Père la connaissance de ce jour et s'il a dit la vérité, ne rougissons pas non plus de réserver à Dieu les questions qui nous dépassent, car nul n'est au-dessus du Maître Mt 10,24. C'est pourquoi, si quelqu'un nous demande: Comment donc le Fils a-t-il été émis par le Père? nous lui répondrons que cette émission, ou génération, ou énonciation, ou manifestation, ou quelque autre nom dont on veuille appeler cette génération ineffable Is 53,8 personne ne la connaît, ni Valentin, ni Marcion, ni Saturnin, ni Basilide, ni les Anges, ni les Archanges, ni les Principautés, ni les Puissances, mais seulement le Père qui a engendré et le Fils qui est né. Si donc sa génération est ineffable, tous ceux, quels qu'ils soient, qui essaient d'expliquer les générations et les émissions sont hors de sens, puisqu'ils promettent de dire ce qui est indicible. Que de la pensée et de l'intellect procède le verbe, tout le monde le sait assurément. Ils n'ont donc rien trouvé de bien grand, ceux qui ont inventé les émissions, ni découvert un bien secret mystère, en transposant dans le Verbe, Fils unique de Dieu, ce qui est compris par tout le monde: celui qu'ils disent ineffable et innommable, ils le nomment et le décrivent, et, comme s'ils avaient fait eux-mêmes l'accouchement, ils racontent son émission et sa génération premières, en assimilant le Verbe de Dieu au verbe que profèrent les hommes.

7 En parlant de même à propos de l'origine de la matière, c'est-à-dire en disant que c'est Dieu qui l'a produite, nous ne nous tromperons pas non plus, car nous savons par les Écritures que Dieu détient la primauté sur toutes choses. Mais d'où l'a-t-il émise, et comment? Cela, aucune Écriture ne l'explique, et nous n'avons pas le droit de nous lancer, à partir de nos propres opinions, dans turc infinité de conjectures sur Dieu: une telle connaissance doit être réservée à Dieu.

De même encore, pourquoi, alors que tout a été fait par Dieu, certains êtres ont-ils transgressé et se sont-ils détournés de la soumission à Dieu, tandis que d'autres, ou, pour mieux dire, le plus grand nombre, ont persévéré et persévèrent dans la soumission à leur Créateur? De quelle nature sont ceux qui ont transgressé, et de quelle nature sont ceux qui persévèrent? Autant de questions qu'il faut réserver à Dieu et à son Verbe. C'est à ce dernier seul que Dieu a dit: "Siège à ma droite, jusqu'à ce que je fasse de tes ennemis un escabeau pour tes pieds Ps 110,1"; quant à nous, nous sommes encore sur terre, nous ne sommes point encore assis sur le trône de Dieu Ap 3,21. En effet, si l' "Esprit" du Sauveur, qui est en lui, "scrute tout, même les profondeurs de Dieu 1Co 2,10", pour ce qui nous concerne, "il y a division des grâces, division des ministères et division des opérations 1Co 12,4-6" et, sur terre, comme le dit encore Paul, "nous ne connaissons que partiellement et nous ne prophétisons que partiellement 1Co 13,9". De même donc que nous ne connaissons que partiellement, ainsi devons-nous, sur toutes les questions, nous en remettre à Celui qui ne nous donne encore que partiellement sa grâce.

Qu'un feu éternel ait été préparé pour les transgresseurs, le Seigneur l'a dit clairement et toutes les Écritures le démontrent; que Dieu ait su d'avance que cette transgression se produirait, les Écritures le prouvent de même, car, ce feu éternel, c'est dès le commencement que Dieu l'a préparé pour ceux qui transgresseraient Mt 25,41; mais pour quelle cause précise certains êtres ont-ils transgressé, ni une Ecriture quelconque ne l'a rapporté, ni l'Apôtre ne l'a dit, ni le Seigneur ne l'a enseigné. Aussi faut-il laisser à Dieu cette connaissance, comme le Seigneur l'a fait pour le jour et l'heure du jugement Mt 24,36, et lie pas tomber dans cet extrême péril de ne rien réserver à Dieu, et cela, alors que l'on n'a encore que partiellement reçu sa grâce. En cherchant au contraire ce qui est au-dessus de nous et nous est présentement inaccessible, on en vient à un tel degré d'audace que l'on dissèque Dieu; comme si l'on avait déjà découvert ce qui n'a jamais encore été découvert, en s'appuyant sur la mensongère théorie des émissions, on affirme que le Dieu Créateur de toutes choses est issu d'une déchéance et d'une ignorance et l'on forge ainsi un système impie contre Dieu; 8 après quoi, tout en n'ayant aucun témoignage appuyant cette fiction que l'on vient d'inventer, on recourt tantôt aux premiers nombres venus, tantôt à des syllabes, tantôt à des noms, tantôt encore aux lettres contenues dans d'autres lettres, tantôt à des paraboles incorrectement expliquées, ou encore à des suppositions gratuites, pour tenter de donner consistance à la fable que l'on a échafaudée.

Si quelqu'un cherche, en effet, à savoir pour quel motif le Père, qui a tout en commun avec le Fils, a été présenté par le Seigneur comme étant seul à connaître le jour et l'heure du jugement Mt 24,36, il n'en trouvera pas présentement de plus adapté, de plus convenable et de plus sûr que celui-ci: étant le seul Maître véridique, le Seigneur voulait que nous sachions, par lui, que le Père est au-dessus de tout. Car "le Père", dit-il, "est plus grand que moi Jn 14,28". Si donc le Père a été présenté par le Seigneur comme supérieur sous le rapport de la science, c'est afin que nous aussi, tant que nous sommes dans la "figure de ce monde 1Co 7,31", nous réservions à Dieu la science parfaite et la solution de semblables questions, et de peur que, cherchant à sonder la profondeur Rm 11,33 du Père, nous ne tombions dans l'extrême péril de nous demander si, au-dessus de Dieu, il n'y aurait point un autre Dieu.

9 Mais si quelque chicaneur conteste ce que nous venons de dire et notamment la parole de l'Apôtre: "Nous ne connaissons que partiellement et nous ne prophétisons que partiellement 1Co 13,9"; s'il estime que sa connaissance à lui n'est point partielle, mais qu'il possède l'universelle connaissance de tout ce qui existe; s'il se croit un Valentin, un Ptolémée, un Basilide ou quelqu'un de ceux qui prétendent avoir scruté les profondeurs de Dieu 1Co 2,10: qu'il ne se vante pas, dans la vaine jactance dont il fait parade, de connaître mieux que les autres des réalités invisibles et indémontrables, mais qu'il s'occupe plutôt de choses relevant de notre monde et ignorées de nous, telles que le nombre des cheveux de sa tête, le nombre des passereaux pris chaque jour et tout ce qui nous demeure imprévisible; qu'il fasse de diligentes recherches, qu'il se mette à l'école de son prétendu Père, et qu'il nous apprenne ensuite tout cela, afin que nous puissions le croire aussi quand il nous révélera de plus grands secrets. Mais si ces "parfaits" ne connaissent pas encore ce qui est en leurs mains, devant leurs pieds, sous leurs yeux, en ce monde terrestre, et, d'abord, la façon dont sont disposés les cheveux de leur tête, comment les croirons-nous lorsqu'ils nous parlent à grand renfort d'arguments spécieux des réalités pneumatiques et supracélestes et de ce qui est au-dessus de Dieu? Mais nous en avons dit assez sur les nombres, les noms, les syllabes, les questions relatives aux réalités qui sont au-dessus de nous et la façon incorrecte dont ils expliquent les paraboles-, tu pourras, certes, dire là-dessus bien davantage encore.





QUATRIÈME PARTIE


REFUTATION DES THÉSES VALENTINIENNES RELATIVES À LA CONSOMMATION FINALE ET AU DÉMIURGE



I. LE SORT FINAL DES TROIS NATURES OU SUBSTANCES


229 29 1 Revenons au restant de leur doctrine. Lors de la consommation finale, disent-ils, leur Mère rentrera dans le Plérôme et recevra pour époux le Sauveur; quant à eux, qui se disent pneumatiques, après s'être dépouillés de leurs âmes et être devenus esprits de pure intelligence, ils seront les épouses des Anges pneumatiques; de son côté, le Démiurge, qu'ils disent psychique, passera dans le Lieu de la Mère, et les âmes des "justes" auront leur repos, d'une manière psychique, dans le Lieu de l'Intermédiaire. De la sorte, après avoir dit que le semblable se réunira à son semblable, c'est-à-dire les pneumatiques à l'élément pneumatique, et que, de leur côté, les hyliques demeureront dans l'élément hylique, ils contredisent leurs propres principes: en effet, de leur aveu, ce n'est point en raison de leur nature que les âmes iront dans l'Intermédiaire, leur lieu connaturel, mais en raison de leur agir, puisque, disent-ils, les âmes des justes iront en ce lieu, tandis que celles des impies demeureront dans le feu. Mais de deux choses l'une: - ou bien toutes les âmes vont dans le lieu du rafraîchissement en raison de leur nature et toutes appartiennent à l'Intermédiaire du seul fait qu'elles sont des âmes: en ce cas, puisqu'elles sont toutes de même nature, la foi est superflue, et superflue aussi la descente du Sauveur; - ou bien elles y vont en raison de leur justice: en ce cas, elles n'y vont plus du fait qu'elles sont des âmes, mais du fait qu'elles sont justes. Mais alors, si la justice est capable de sauver les âmes vouées à périr à moins d'être justes, pourquoi ne sauverait-elle pas aussi les corps, puisque eux aussi auront eu part à la justice? Si c'est la nature et la substance qui sauvent, toutes les âmes seront sauvées; mais si c'est la justice et la foi, pourquoi celles-ci ne sauveraient-elles pas les corps voués tout autant que les âmes à la corruption? Car une telle justice apparaîtra impuissante ou injuste, si elle sauve certaines d'entre les choses qui auront eu part à elle et ne sauve pas les autres.

2 Que les oeuvres de justice s'accomplissent dans les corps, c'est en effet évident. Dès lors, de deux choses l'une: ou toutes les âmes iront nécessairement dans le Lieu de l'Intermédiaire, et il n'y aura pas de jugement; ou les corps qui auront eu part à la justice occuperont eux aussi le lieu du rafraîchissement avec les âmes qui auront eu part de la même manière à cette justice, s'il est vrai que la justice est capable de faire passer en ce lieu ce qui aura eu part à elle, et la doctrine relative à la résurrection des corps émerge alors dans sa vérité et dans sa force. C'est cette doctrine que nous croyons, pour notre part: Dieu, en ressuscitant nos corps mortels
Rm 8,11 qui auront gardé la justice, les rendra incorruptibles et immortels. Car Dieu est plus puissant que la nature: il a à sa disposition le vouloir, car il est bon, le pouvoir, car il est puissant, et le parfaire, car il est riche et parfait.

3 Quant aux hérétiques, ils se contredisent de façon totale en déclarant que toutes les âmes n'iront pas dans l'Intermédiaire, mais seulement celles des justes. Ils disent en effet que trois sortes de natures ou substances ont été émises par la Mère: celle qui dérive de l'angoisse, de la tristesse et de la crainte, c'est-à-dire la substance hylique; celle qui provient de l'élan de la conversion, c'est-à-dire la substance psychique, enfin celle que la Mère enfanta à la suite de la vision des Anges entourant le Christ, c'est-à-dire la substance pneumatique. Dès lors, si la substance ainsi enfantée doit de toute façon entrer au Plérôme, parce qu'elle est pneumatique, et si la substance hylique, parce qu'hylique, doit demeurer dans les régions inférieures et être totalement détruite lorsque s'enflammera le feu qui réside en elle, pourquoi la substance psychique n'irait-elle pas tout entière en ce Lieu de l'Intermédiaire où ils envoient aussi le Démiurge ?

Au reste, quel est-il, cet élément d'eux-mêmes qui entrera dans le Plérôme? Les âmes, disent-ils, demeureront dans l'Intermédiaire, quant aux corps, qui sont de nature hylique, ils se résoudront en matière et seront consumés par le feu qui est en cette matière. Mais, leur corps une fois détruit et leur âme demeurant dans l'Intermédiaire, il ne restera plus rien de l'homme qui puisse entrer dans le Plérôme. Car l'intellect de l'homme, la pensée, la considération et les autres choses de ce genre ne sont pas des réalités existant indépendamment de l'âme: ce sont des mouvements et des opérations de l'âme elle-même, qui n'ont pas d'existence en dehors de l'âme. Qu'est-ce donc qui restera d'eux, pour entrer dans le Plérôme? Eux-mêmes, en tant qu'âmes, demeureront dans l'Intermédiaire et, en tant que corps, brûleront avec le reste de la matière.



Irénée adv. Hérésies Liv.2 ch.25