Ambroise virginité



SAINT AMBROISE



ÉCRITS SUR LA VIRGINITÉ


traduits et présentés par Dom Marie-Gabriel Tissot

Abbé bénédictin



Solesmes 1980

lmprimi potest : Solesmes, le 14 juillet 1979. + fr. Jean Prou Abbé de Solesmes

Imprimatur : Solesmes, le 14 juillet 1979. + Bernard Alix Évêque du Mans



1980 Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, F-72300, Sablé-sur-Sarthe.

ISBN : 2-85274-049-4



INTRODUCTION

II y a huit ans, la collaboration fraternelle de moines et moniales de la famille solesmienne aboutit à la composition d'un recueil consacré aux trois livres Des Vierges, de saint Ambroise ; on y trouvait, en face de la traduction française, l'excellent texte critique de l'original latin, publié à Bonn, en 1933, par le regretté P. Otto Faller, SJ. L'ouvrage, ronéotypé à un nombre restreint d'exemplaires, ne fut pas mis dans le commerce. Actuellement épuisé, il arrive qu'il soit redemandé. D'où la pensée d'une véritable publication, qui présenterait, outre les trois livres susdits, les autres traités consacrés par saint Ambroise à un sujet qui lui tenait particulièrement à coeur.

L'évêque de Milan a soigné ses élites : à ses clercs il a dédié son volumineux De officiis ministrorum, inspiré de Cicéron, auquel il emprunte plus que son titre ; aux vierges il a consacré quatre traités, que l'on trouvera ci-après ; aux veuves, autre portion choisie de son troupeau, il a adressé une Exhortation, qu'il n'a point paru déplacé d'inclure dans la présente publication.

Deux considérations ont conduit à limiter le recueil à la traduction française de ces traités : d'une part, le souci de ne pas grossir démesurément le volume ; d'autre part, le fait qu'à la différence des livres Des Vierges, les autres traités n'ont pas été, jusqu'ici, l'objet d'éditions vraiment satisfaisantes et critiques, que rien ne semble faire prévoir dans un proche avenir. C'est, de la part du traducteur, priver le lecteur de toutes les possibilités de vérification que lui ménagerait la confrontation du texte français avec l'original latin : le tome XVIe de la Patrologie latine de Migne pourra permettre ce contrôle.

Le sujet fut particulièrement cher à l'évêque de Milan ; d'aucuns jugeaient qu'il le traitait trop fréquemment et trop éloquemment. Il se plaint pourtant, à l'occasion, de n'avoir que peu de succès dans sa propre église : Plût à Dieu, dit-il, qu'il fût aussi conquérant que ses adversaires le lui reprochent ! Le traité De la Virginité est, à ce point de vue, un plaidoyer pro domo. Au reste, on se défendait : telle mère de famille n'empêchait-elle pas sa fille d'aller écouter la prédication de l'évêque ! Il en était à envier la florissante communauté qui s'était formée à Bologne.

Dans le traité De la Virginité, saint Ambroise a examiné et discuté le reproche de nouveauté que l'on objectait à ce culte de la vie parfaite. Le principe en est posé par le Seigneur dans l'Evangile, sous forme de conseil, et saint Paul fait écho à son Maître, dans sa Ie lettre aux Corinthiens, ch. VII. L'Orient, semble-t-il, répondit plus vite à ces enseignements que le monde latin. On est en droit de penser que l'exil de saint Athanase à Rome, puis à Trêves, fit connaître à l'Occident le monachisme et donna un nouvel élan à la pratique de la virginité ; le fait est constant en ce qui concerne Rome, où le patriarche d'Alexandrie séjourna pendant les années 340-345 et inaugura un mouvement que saint Jérôme, plus tard, devait cultiver et développer dans les familles patriciennes de l'Aventin.

Dans son zèle à recommander le culte de la virginité, saint Ambroise n'aurait-il pas dépassé la mesure ? Tel texte a pu choquer, sembler condamnation du mariage ou du moins en présenter les charges et les peines de manière à en détourner ; c'est le cas, notamment, pour l'Exhortation à la Virginité, § 35. Encore sied-il de se souvenir qu'on ne peut tout dire en une fois, qu'il est aisé de condamner un homme sur une ligne de son écriture, et, dans l'espèce, que la vraie pensée de saint Ambroise doit être recueillie de l'ensemble de ses écrits sur la virginité. Il arrive même que l'Exhortation aux veuves contienne à cet égard des textes fort clairs. Saint Ambroise écrit par exemple : « ...il existe trois formes de la vertu de chasteté : l'une des épouses, l'autre du veuvage, la troisième de la virginité ; car nous ne louons pas l'une d'elles à l'exclusion des autres... C'est en quoi la discipline de l'Église est riche : elle a ses préférences, elle ne rejette personne (§ 24) ; plus loin, au § 72, il cite le texte bien connu de saint Paul aux Corinthiens (1Co 7,38), et le commente en des termes d'une orthodoxie au-dessus de tout soupçon. Au reste, le saint n'a-t-il pas, au 1er livre Des Vierges, § 35, fait cette remarque de simple bon sens : « Il ne saurait y avoir de virginité' si elle n'a de qui naître » : autrement dit : sans mariages, pas de vierges. On ne saurait omettre de signaler l'incidence de la pensée de saint Ambroise au sujet de la virginité sur la doctrine mariale enseignée par l'Église. Il a certainement contribué à établir la croyance en la perpétuelle virginité de Notre Dame, provoqué et aidé en cela par les attaques adverses ; celles-ci, et la réplique de saint Ambroise, ont eu spécialement pour objet la virginité de Marie après son enfantement, en d'autres termes l'absence de toute autre maternité. C'est dans le De Institutione virginis que l'évêque de Milan a discuté à fond la question. Par ailleurs, en proposant la Mère de Dieu comme modèle à la vie des vierges, il a été conduit à la représenter dans toute sa manière de vivre ; et là, on est fort tenté de se demander, paradoxalement, de quel côté a été le modèle, de quel côté l'imitation. Lorsqu'au 2e livre Des Vierges , § 7-8, on suit Notre Dame dans tout le détail de ses journées, on échappe difficilement à l'impression que la vie des vierges milanaises a servi de modèle, que telle d'entre ellespourquoi pas Marcelline ? — a posé pour le portrait de la Vierge-Mère.

Chacun des traités ici présentés fera l'objet d'un court avant-propos. Qu'il suffise, ici, de les énumérer et d'indiquer leur place chronologique dans la vie de saint Ambroise.

Un premier groupe se situe dans les débuts de son épiscopat, en l'année 377 et peu après : il comprend les trois livres Des Vierges, l'Exhortation aux Veuves, et le traité De la Virginité. Il faut ensuite arriver vers la fin de l'épiscopat, pour rencontrer l'homélie De l'instruction d'une vierge, 392, et l'Exhortation à la virginité, 394 : on sait que saint Ambroise mourut le 4 avril 397.

Au cours de ces traités, on rencontrera maintes traces de discours parlés, de prédications ; il semble pourtant qu'on ne saurait y voir le texte pur et simple d'homélies. On a eu l'occasion, en présentant au public des Sources chrétiennes les traités sur saint Luc, de retracer les différentes phases de leur élaboration : au point de départ, les sermons ou homélies, soit recueillis par des sténographes, soit consignés dans les notes de saint Ambroise ; puis tout un travail de remaniement, de refonte, en vue de la publication. Le sermon devient traité, livre ; au cours même des livres Des Vierges, où l'on reconnaît nettement plusieurs discours, l'expression livre revient à maintes reprises. Il en résulte la nécessité d'user d'une certaine réserve pour proposer des dates, qui ont pu être celles des homélies, pas nécessairement celles des traités qui en ont résulté.

Il est un témoignage important, presque contemporain, rendu aux ouvrages de saint Ambroise sur la virginité. Pour l'évêque de Milan, saint Jérôme n'a pas toujours été tendre : l'exégète de profession, qui avait eu pour étudier la Bible les loisirs du désert, plus tard de Bethléem, supportait difficilement les vues ingénieuses de celui qui, à ses yeux, faisait figure d'amateur. Il lui advint du moins de rencontrer en lui un camarade de combat dans la défense, contre les hérétiques, de la virginité chrétienne, et de celle de Notre Dame. Dans sa lettre XXII à sa fille spirituelle Eustochium, il s'exprime ainsi sur les premiers traités de « notre Ambroise » : « Il y a répandu une telle éloquence que tout ce qui a trait à la louange des vierges, il l'a recherché, mis en ordre, exprimé ». Que pourrait-on ajouter à un tel éloge, tracé d'une telle plume ?




DES VIERGES

Les trois livres Des Vierges forment un des tout premiers ouvrages de saint Ambroise. Gouverneur de province, acclamé par surprise évêque de Milan, ordonné le 7 décembre 374, il lui avait fallu s'improviser prédicateur, enseigner, comme il le remarque non sans regret, avant d'avoir pu apprendre. Or il est remarquable que presqu'aussitôt son enseignement se soit adressé aux vierges consacrées ; on a le droit de penser que la présence, parmi elles, de sa propre soeur Marcelline, a doucement incliné son choix. En fait, comme il le remarque lui-même, c'est au cours de la troisième année de son épiscopat que l'ouvrage a été composé, ce qui donnerait la date de 377 ; certaines parties peuvent même dater de 376.

C'est le cas pour l'homélie en la fête de sainte Agnès, 21 janvier, dont la substance forme le réel début du livre 1 (§ 5-9). L'éloge de la virginité chrétienne, qui lui fait suite, ressort davantage de la comparaison avec ce que pouvait offrir le monde païen, en la personne de ses Vestales, comblées de privilèges qui étaient le prix d'un engagement temporaire à la chasteté. La virginité chrétienne a son origine dans la parole et l'exemple du Christ lui-même ; elle rend celles qui l'embrassent semblables aux anges, anticipe pour elles les conditions de l'éternité. Par contraste, Ambroise souligne en passant les charges et les soucis de la vie conjugale, montre la supériorité de la virginité. Mélancoliquement, l'évêque de Milan note son insuccès relatif dans sa propre église, alors que celle de Bologne possède tout un groupe de vierges.

Le livre II annonce, dès le début, l'intention d'encourager les vierges en leur proposant des exemples. Le premier, et le plus remarquable assurément, est celui de Notre Dame, que saint Ambroise montre conduisant et présentant au Seigneur tout un cortège d'imitatrices (§ 6-15). Viennent ensuite les épisodes de sainte Thècle, de Théodora d'Antioche.

Le livre III s'ouvre par le discours prononcé par le pape Libère (352-366) lors de la consécration de Marcelline, soeur de saint Ambroise ; on peut l'imaginer reconstitué en partie à l'aide des souvenirs de la vierge (§ 1-14). Suivent des conseils donnés par l'évêque à cette même soeur, dont il s'efforce de modérer les austérités, puis aux vierges ses compagnes. La mention de Jean Baptiste amène ce qui est sans doute un hors d'oeuvre, mais célèbre le martyre du Précurseur en une page magnifique que l'Église a recueillie dans sa liturgie. Alors qu'il va terminer, une question de Marcelline amène Ambroise à traiter le cas des martyrs volontaires, de ceux et celles qui se sont donné la mort pour échapper aux outrages des persécuteurs : Tel fut, par exemple, le sort de sainte Pélagie et de ses soeurs (§ 32-36). Et l'évêque termine par un souvenir de famille : le martyre de sa parente, sainte Sotère (§ 37-38).

Ambroise n'a jamais oublié, jamais cherché à oublier sa culture classique non plus que sa formation juridique. A travers toute son oeuvre, fréquentes sont les citations ou réminiscences virgiliennes ; il s'en trouve plus d'une au cours de ces trois livres. D'autre part, au milieu des Livres saints, dont l'évêque improvisé a montré bien vite une connaissance et une mémoire surprenantes, le Cantique des cantiques l'a de suite attiré, en partie à raison de sa poésie, mais plus encore parce que, dans l'épouse du saint Livre, il reconnaissait les trois sujets chers à son coeur : Notre Dame, l'Église, l'âme fidèle. A chaque instant, ici et ailleurs, il s'échappe dans cette direction, et son très long commentaire du long psaume CXVIII en est un exemple saisissant.






LIVRE I



L'auteur s'excuse de traiter le sujet.


1001 Si la vérité divine a prononcé que nous devons rendre compte de toute parole oiseuse par nous proférée (Mt 12,36) ; si, d'autre part, le serviteur qui a reçu les talents de la grâce spirituelle, au lieu de les placer en banque pour les faire fructifier par accumulation des intérêts, les enfouit en terre comme un prêteur craintif ou un propriétaire avare, encourra grande disgrâce au retour de son maître (Mt 25,24-30), nous avons lieu de craindre, — nous qui devons, malgré nos faibles moyens, placer dans les esprits des fidèles la grande parole que Dieu nous a confiée, — qu'il nous réclame les intérêts de notre enseignement, d'autant que le Seigneur nous demande le zèle, non le succès. C'est ce qui m'a décidé à écrire ; il y a plus grand risque de confusion à faire entendre notre voix : un livre ne rougit pas1.

1. Cf. Cicéron, Ad Fam. V, 12, 1 : « Une lettre ne rougit pas. »

1002 Sans doute j'ai peu de confiance en mon talent ; mais encouragé par les témoignages de la miséricorde divine, je me risque à composer ce discours ; quand Dieu l'a voulu, l'ânesse même a parlé (Nb 22,28) ; si, chargé que je suis des fardeaux de ce monde, l'ange se tient près de moi (Nb 22,23), j'ouvrirai mes lèvres longtemps muettes ; celui-là pourra délier les entraves de mon inhabileté, qui chez l'ânesse a délié celles de la nature. Dans l'Arche de l'Ancienne Alliance la baguette du Grand-Prêtre a fleuri (Nb 17,7) s.: il est aisé pour Dieu de faire que dans son Église sainte une fleur germe sur nos noeuds. Pourquoi désespérer que le Seigneur parle par les hommes ? Il a parlé dans les ronces (Ex 3,2) s. Dieu n'a pas dédaigné le buisson : puisse-t-il donner lumière aussi à mes épines ! Peut-être s'en trouvera-t-il pour s'émerveiller de voir luire un éclat dans nos ronces ! Il en est que nos épines ne brûleront pas ; se faisant entendre du buisson, notre parole déliera la chaussure des pieds de quelques-uns afin que la marche de leur âme soit dégagée des obstacles du corps. Mais ce sont là privilèges des saints.


1003 Je suis encore étendu sous le figuier stérile : si Jésus pouvait jeter un regard sur moi ! (Jn 1,48) Au bout de trois ans notre figuier, lui aussi, porterait des fruits 2. Mais où des pécheurs puiseront-ils pareil espoir ? Plaise à Dieu que du moins le vigneron de la vigne du Seigneur dans l'Évangile, qui peut-être a déjà reçu l'ordre d'abattre notre figuier, l'épargne encore cette année, le temps de bêcher, de mettre une corbeille de fumier, de relever l'indigent de terre, le pauvre du fumier ! Heureux ceux qui attachent leurs chevaux sous la vigne et l'olivier consacrant leurs peines et leurs courses à la paix et à la joie 3. Moi, c'est encore le figuier qui me couvre, c'est-à-dire l'attrait et la démangeaison des plaisirs du monde ; il est petit de taille, de frêle résistance, mou à manier, stérile et sans fruit.

2. Cf. Lc 13,7 : « Voilà trois ans que je viens chercher des fruits sur ce figuier ! » Ce qui laisserait supposer que Marcelline a attendu trois ans son traité ; en fait c'était la troisième année de l'épiscopat de saint Ambroise. Cf. Des Vierges, II, 39.
3. Cf. Gn 49,11, la bénédiction de Jacob sur Juda : « Tu lies à la vigne, mon fils, ton âne, et au cep ton ânesse ». La branche d'olivier est symbole de paix et « le vin réjouit le coeur de l'homme » (Ps 103,15).


1004 On s'étonnera peut-être que je me risque à écrire, moi qui ne sais pas parler. Pourtant, à nous en référer à ce que nous lisons dans l'Écriture, dans l'Évangile, aux actions des prêtres, et si nous prenons l'exemple du saint prophète Zacharie, on trouvera que certaines choses ne peuvent être exposées par la parole, mais indiquées par la plume (Lc 1,63). Si le nom de Jean a rendu la parole à son père, je ne dois pas non plus désespérer que mon mutisme reçoive la parole si je parle du Christ : selon la parole du prophète, qui racontera sa génération (Is 53,8) ? Ainsi, comme un serviteur, je parlerai des servantes4 du Seigneur ; car le Seigneur sans tache s'est consacré un service sans tache, même dans ce corps rempli des souillures de la faiblesse humaine.

4. La familia désigne l'ensemble des servantes, famuloe. Car c'est non seulement de sainte Agnès mais des vierges en général, servantes du Seigneur, qu'il va être traité.


Éloge de sainte Agnès.


1005 Il se trouve bien qu'aujourd'hui, fête d'une vierge5, nous ayons à parler des vierges et que notre livre débute par une prédication. C'est la fête d'une vierge, recherchons la pureté ; c'est la fête d'une martyre, immolons des victimes. C'est la fête de sainte Agnès : admirez, hommes ; enfants, ne perdez pas l'espoir ; soyez stupéfaites, femmes mariées ; vous non mariées, imitez. Mais que dire qui soit digne d'elle, quand son nom même porte un reflet de louange ? Sa donation fut au-dessus de son âge, son courage surpasse la nature : si bien qu'elle me semble n'avoir pas eu un nom humain, mais un présage de martyre6 marquant ce qu'elle serait.

5. Saint Ambroise aurait donc commencé le livre I en la fête de sainte Agnès, donc un 21 janvier 376 ou 377.
6. Agnès, de « agnus » nom qui signifie à la fois le sacrifice et l'innocence.


1006 J'ai pourtant une ressource. Le nom de cette vierge est marque de sa pureté ; je la dirai martyre, je louerai sa virginité. L'éloge est assez abondant quand on en dispose sans l'avoir recherché. Donc trêve à l'ingéniosité, silence à l'éloquence : un mot seul est sa louange. Que les vieillards, que les jeunes, que les enfants la chantent. Nul n'est plus digne d'éloge que celui qui peut être loué par tous. Autant d'hommes, autant de hérauts, qui célèbrent la martyre du fait qu'ils en parlent.


1007 Elle avait douze ans, dit-on, lorsqu'elle subit le martyre. Détestable cruauté, qui n'a même pas épargné un âge si tendre ; ou plutôt merveilleuse puissance de la foi, qui a trouvé témoignage dans cet âge ! En un si petit corps y avait-il place pour une blessure ? Pourtant, n'ayant pas de quoi recevoir le glaive, elle eut de quoi triompher du glaive.

Cependant des fillettes de cet âge ne peuvent pas même supporter un regard sévère de leurs parents, et une piqûre d'aiguille les fait pleurer comme si c'était une blessure. Intrépide entre les mains sanglantes des bourreaux, impassible tandis qu'on tire avec fracas ses lourdes chaînes, voici qu'elle livre tout son corps au glaive du soldat furieux, ne sachant pas encore ce qu'est mourir, mais prête à mourir ; traînée malgré elle aux autels des idoles, au milieu des flammes elle tend les mains vers le Christ, figurant ainsi le trophée de la victoire du Seigneur sur les bûchers sacrilèges. La voici qui passe son cou et ses mains dans les chaînes de fer ; mais aucun lien ne pouvait enserrer des membres si menus.


1008 Nouveau genre de martyre ! Elle n'est pas encore sujette au châtiment7, mais déjà mûre pour la couronne ; sans être en état de combattre, elle est capable de triompher. Elle avait contre elle son âge, elle s'est affirmée maîtresse de vertu. L'épousée ne se hâte pas vers la chambre nuptiale avec l'empressement dont la vierge marche au lieu du supplice, joyeuse de son sort, le pas alerte. Sa tête a pour parure non les cheveux tressés mais le Christ ; elle est ornée non de fleurs mais de vertus. Tous pleurent : elle n'a pas de larmes. La plupart admirent qu'elle prodigue si aisément sa vie : elle n'y a pas goûté, elle la donne comme si elle l'avait épuisée. Tous sont stupéfaits de la voir déjà témoin de Dieu alors que son âge ne lui permettait pas de disposer d'elle-même. Bref elle a si bien fait qu'on l'a crue au sujet de Dieu, alors qu'on ne l'aurait pas crue au sujet d'un homme : car ce qui surpasse la nature vient de l'auteur de la nature.

7. Allusion à l'âge légalement requis pour jugement et condamnation.


1009 Que de menaces employa le bourreau pour la terroriser, que de séduction pour la gagner ! Combien eussent souhaité l'avoir pour épouse ! Mais elle : « C'est un affront pour l'époux que d'attendre celle qui lui plaira. Il m'a choisie le premier, II me recevra. Pourquoi tardes-tu, bourreau ? Périsse ce corps qui peut être aimé de regards dont je ne veux pas ! » Debout elle pria, baissa la tête. Vous eussiez vu le bourreau chanceler comme si lui-même eût été le condamné, sa main trembler, son visage pâlir à la vue du danger d'autrui, tandis que l'enfant n'avait pas peur du sien. Vous avez là, dans une seule victime, un double témoignage : de pureté et de religion. Elle demeura vierge et parvint au martyre.



Éloge de la virginité.


1010 Mon amour de la chasteté — et toi aussi, soeur vénérée, sans paroles, mais par l'exemple silencieux de ta vie — m'invite à dire quelques mots sur la virginité, pour ne pas effleurer simplement en passant la vertu qui tient la première place. Si la virginité est louable, ce n'est pas du fait qu'on la trouve chez les martyrs, mais parce que c'est elle qui fait les martyrs.


1011 Mais comment la pensée de l'homme pourrait-elle saisir toute la profondeur d'une vertu que la nature elle-même n'a pas incluse dans ses lois ? Quelle parole humaine pourrait exprimer adéquatement ce qui dépasse l'homme ? C'est au ciel qu'elle est allée chercher le modèle à reproduire sur terre. Et c'est tout naturel qu'elle ait puisé son genre de vie au ciel, ayant trouvé son Époux au ciel. Dépassant les nuées, le firmament, les anges, les astres, elle parvint jusqu'au Verbe de Dieu dans le sein du Père et y puisa de tout son coeur. Une fois trouvé pareil bien, qui pourrait le quitter ? Car « ton nom est un parfum répandu, c'est pourquoi les jeunes filles t'ont aimé et attiré à elles » (Ct 1,2). Finalement ce n'est pas moi qui l'ai dit : celles qui « n'épouseront ni ne seront épousées seront comme les anges du ciel » (Mt 22,30). Ne soyons donc pas surpris si l'on compare aux anges les épouses du Seigneur des anges8. Qui donc pourrait nier que cette forme de vie nous soit venue du ciel, quand elle s'est trouvée si rarement sur terre jusqu'à ce que Dieu soit descendu dans les membres d'un corps mortel ? Ce fut alors qu'une vierge conçut dans son sein et que le Verbe se fit chair (Jn 1,14) pour que la chair devînt Dieu.

8. Cf. lettre d'Ambroise au pape Sirice : « Dans l'Ancien Testament une vierge (Marie, soeur de Moïse) a conduit à travers la mer l'armée des Hébreux ; dans le Nouveau Testament une Vierge, demeure du Roi des cieux, fut choisie pour le salut. » (PL 16, 1126).


1012 Tel dira : Mais Elie ? On ne voit pas qu'il se soit jamais livré à une convoitise charnelle. C'est justement pour cela qu'il apparaît glorifié avec le Seigneur (Mt 17,3), pour cela qu'il viendra précéder l'avènement du Seigneur (Ml 4,5). Il y a aussi Marie qui, jouant du tambourin, conduisit les choeurs dans une pudeur virginale (Ex 15,20). Mais réfléchissez de qui elle était la figure. N'est-ce pas de l'Église, vierge, qui a groupé dans la pureté de l'Esprit la pieuse assemblée des peuples, afin qu'ils chantent les louanges divines ? Nous lisons aussi que des vierges étaient affectées au Temple de Jérusalem. Mais que dit l'Apôtre ? « Tout cela se passait en figure, comme signe des choses à venir » (1Co 10,11). La figure en offre peu, la réalité un grand nombre.


1013 Mais depuis que le Seigneur, se revêtant de notre corps, opéra l'union de la divinité et de l'humanité sans aucun mélange impur de la matière, la pratique d'une vie céleste dans des corps humains s'est répandue à travers le monde entier. C'est ce qu'ont préfiguré les anges qui servaient le Seigneur sur terre (Mt 4,11) : qu'une race d'élite se vouerait au service du Seigneur dans un corps sans tache. C'est elle la milice céleste que faisait pressentir l'armée des anges chantant les louanges de Dieu (Lc 2,13-14). Nous avons donc une origine attestée depuis des siècles, la pleine réalisation datant du Christ.

Pauvreté du monde païen à l'égard de la virginité.


1014 Assurément nous ne partageons rien de cela avec les païens, nous ne l'avons pas en commun avec les barbares ; on ne le trouve pas chez les autres vivants ; sans doute nous respirons le même air vivifiant, nous partageons la même condition d'un corps fait de terre, nous ne différons pas d'eux quant au mode de génération ; sur ce point seulement nous écartons l'opprobre d'une commune nature. Les païens prétendent à la virginité : après l'avoir consacrée, ils la profanent ; les barbares la violent, les autres l'ignorent.


1015 Qui m'alléguera comme dignes de louange les vierges de Vesta et les prêtres de Pallas ? Belle chasteté qui est affaire d'années, non de moeurs, qui est imposée non à perpétuité, mais pour un temps ! Voyez l'intempérance d'une telle intégrité qui attend de s'altérer en un âge plus avancé. Ils nous montrent eux-mêmes que leurs vierges ne doivent ni ne peuvent persévérer, puisqu'ils ont fixé un terme à leur virginité. Que penser d'une telle religion qui impose la chasteté aux adolescentes, la fait abandonner aux plus âgées ? Mais il n'y a pas pudeur chez celle qui est contrainte par la loi, ni impudeur pour celle qu'affranchit cette loi. Quels mystères, quelles moeurs ! La chasteté imposée de vive force, la passion sanctionnée ! Aussi bien n'est pas chaste celle que la crainte contraint, ni vertueuse celle qui reçoit un salaire ; ce n'est donc pas une pudeur que celle qui chaque jour se donne en spectacle à des regards sans retenue, est en butte à des oeillades vicieuses. On accorde des franchises, on offre des récompenses, comme si le plus grand indice de l'impudence n'est pas précisément de faire marché de la chasteté. Ce que l'on promet pour de l'argent, on s'en dégage à prix d'argent, on l'adjuge pour de l'argent, on l'évalue à prix d'argent. Celle qui a l'habitude de vendre la chasteté ne saurait la défendre.


1016 Que dire des fêtes de Phrygie où la débauche est de règle, et plût à Dieu que ce fût le fait du sexe le plus faible ! Que dire des orgies de Bacchus où les mystères d'un culte deviennent provocations à la débauche ? Quelle peut bien être la vie des prêtres là où l'on honore les infamies des dieux ? Ces rites n'ont pas de vierges.


1017 Voyons si par hasard une vierge a pu être formée par les règles de la philosophie — elle qui se vante d'être maîtresse de toutes vertus. Les fables font l'éloge d'une vierge pythagoricienne qu'un tyran voulait forcer à révéler un secret : de crainte que les supplices ne parvinssent à lui arracher un aveu, elle se coupa la langue avec les dents et la cracha au visage du tyran ; il ne cessait de l'interroger, il n'eut plus personne à interroger.


1018 C'est pourtant la même qui, l'âme courageuse mais le sein gonflé, modèle de silence, infidèle à la chasteté, fut vaincue par le plaisir, n'ayant pu l'être par les tortures. Elle a pu garder un secret dans son âme, elle n'a pu cacher le déshonneur de son corps. Elle a dominé la nature, mais elle n'a pas été fidèle à la loi morale. Comme elle aurait voulu que sa pudeur tînt à sa parole ! Peut-être s'était-elle entraînée à la patience pour nier sa faute. Elle ne fut donc pas entièrement invincible, car le tyran, bien qu'il n'ait pas pu découvrir ce qu'il demandait, découvrit ce qu'il ne demandait pas.


1019 Combien plus courageuses sont nos vierges à nous, qui triomphent même des puissances invisibles, qui remportent la victoire non seulement sur la chair et le sang, mais sur le prince même de ce monde, sur celui qui gouverne le siècle (Ep 6,12) ! Agnès était sans doute mineure quant à l'âge, mais majeure quant à la force ; son triomphe fut plus complet, sa constance plus résolue. Elle ne s'est pas coupé la langue par crainte, elle l'a gardée pour triompher. Elle n'avait rien qu'elle pût craindre de voir trahi ; ce qu'elle avouait n'était pas un crime, mais sa religion. L'une donc n'a fait que garder un secret, l'autre a été une démonstration du Dieu dont son âge ne pouvait encore témoigner, mais à qui son être a rendu témoignage.


Excellence de la virginité : son origine céleste.

1020 Il est de coutume, lorsqu'on fait l'éloge de quelqu'un, de célébrer sa patrie et ses parents pour mettre en valeur, par le rappel des ancêtres, la gloire de leurs descendants. Je n'ai pas entrepris de faire l'éloge de la virginité, mais seulement d'en tracer le portrait ; il me semble cependant à propos de montrer quelle est sa patrie, quel est son auteur. Déterminons d'abord quelle est sa patrie. Si la patrie est le pays où se trouve la maison paternelle, c'est le ciel sans aucun doute qui est la patrie de la virginité ; voilà pourquoi, étrangère ici-bas, elle n'est chez elle qu'au ciel.


1021 Mais qu'est la chasteté virginale, sinon l'intégrité exempte de toute souillure ? Et à qui pouvons-nous attribuer son origine, sinon au Fils immaculé de Dieu9. Lui dont la chair n'a pas vu la corruption, et dont la divinité n'a jamais connu la moindre tache ? Voyez donc quels sont les privilèges de la virginité. Le Christ a existé avant la virginité, le Christ est né d'une Vierge ; il a été engendré par son Père avant tous les siècles, mais né d'une vierge au cours des siècles. La première naissance est de sa nature, la seconde pour notre bien ; l'une a toujours existé, l'autre il l'a voulue.

9. Cf. Oraison-préface pour la consécration des vierges : « La bienheureuse virginité a reconnu son auteur. »


1022 Considérez encore un autre privilège de la virginité : le Christ est l'Époux d'une vierge et, si l'on peut dire, il est l'Époux de la chasteté virginale, c'est en effet la virginité qui appartient au Christ, et non pas le Christ à la virginité10. C'est une vierge qui s'est unie au Christ, une vierge qui nous a portés dans son sein, une vierge qui nous a donné naissance, une vierge qui nous a nourris de son propre lait. C'est d'elle qu'il est écrit : « Quelles merveilles a accomplies la vierge de Jérusalem11 ! La fertilité ne manquera pas aux rochers, ni la neige au Liban, l'eau ne tarira pas, apportée par un vent violent » (Jr 13,13). Qu'elle est grande cette vierge qui est baignée des sources de la Trinité, pour qui les eaux coulent de la pierre, dont la fécondité ne manque jamais, pour qui coule le miel ! La pierre, selon l'Apôtre, c'est le Christ (1Co 10,4). Le Christ assure donc sa fécondité, sa lumière vient de Dieu, ses fleuves de l'Esprit. C'est en effet la Trinité qui féconde son Église : le Père, le Christ et l'Esprit.

10. Toute vierge consacrée est, au sens spirituel, l'épouse du Christ. Il semble cependant qu'il faut ici penser de préférence à l'Église. Dans ses commentaires sur le sujet, la pensée de saint Ambroise passe tout naturellement de l'une à l'autre des trois incarnations de la virginité : Notre-Dame, l'église, l'âme individuelle. La finale de la phrase, dans sa concision, prête à plus d'une interprétation. On pourrait l'entendre : la virginité dérive du Christ et non le Christ de la virginité ; à condition de laisser de côté le fait que le Christ tient son humanité de la virginité de Marie. La traduction adoptée s'inspire de la doctrine de saint Paul aux Éphésiens : « Que les femmes soient soumises à leurs maris comme l'Eglise au Christ » (Ep 5,24). La virginité appartient au Christ et lui est soumise comme une épouse à son époux. Mais l'époux, lui, n'est pas soumis à son épouse, il ne lui « appartient » pas, au moins dans le sens d'une appartenance de soumission.
Avouons qu'il est difficile de rendre par un seul mot la nuance indiquée, à moins de penser à une relation de dépendance réelle de l'Église vis-à-vis du Christ, non pas du Christ vis-à-vis de l'Église.
11. Le texte de Jérémie est loin de faire l'éloge de la vierge d'Israël : « Qui a entendu les horribles abominations commises par la vierge d'Israël ? La neige du Liban quitte-t-elle le rocher ? voit-on tarir l'eau apportée de loin par le vent ? » (Jr 18,13).


1023 Mais descendons maintenant de la mère aux filles. « Pour ce qui est des vierges, dit l'Apôtre, je ne connais pas de précepte » (1Co 7,25). Si le Docteur des Gentils n'en a pas reçu, qui a pu en recevoir ? C'est vrai, il n'a pas reçu de précepte, mais il a reçu un exemple. La virginité ne peut s'imposer, elle se désire : car ce qui nous surpasse est affaire de désir plutôt que d'obligation. « Je voudrais vous voir exempts de soucis », dit-il. « L'homme qui n'est pas marié a souci des affaires du Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur. Et la vierge a souci des affaires du Seigneur : elle cherche à être sainte de corps et d'esprit. Celle qui s'est mariée a souci des affaires du monde, des moyens de plaire à son mari » (1Co 7,32-35).




Ambroise virginité