S. Alphonse - la religieuse - PRIÈRE

Ô Marie, ma Mère et mon espérance, aidez-moi.


CHAPITRE VII: Mortification intérieure ou abnégation de soi-même

1. Il y a deux sortes d'amour de soi, le bon et le mauvais. Le bon, c'est celui qui nous pousse à nous procurer la vie éternelle pour laquelle Dieu nous a créés. Le mauvais est celui qui nous fait rechercher les avantages terrestres, même au prix d'un dommage pour notre âme et de l'offense de Dieu.

« La cité céleste, dit saint Augustin, est bâtie par l'amour de Dieu poussé jusqu'au mépris de nous-mêmes ; la cité terrestre, par l'amour-propre poussé jusqu'au mépris de Dieu. »

De là cette parole de Jésus-Christ : Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même (Mt 16,4). Toute la perfection d'une âme est là, dans ces deux mots : abneget semetipsum, se renoncer. Celui-là donc qui ne se quitte pas lui-même, ne peut suivre Jésus-Christ. « Le progrès de la charité, dit saint Augustin, c'est l'affaiblissement de nos désirs déréglés ; la perfection de la charité, c'est la suppression de ces désirs ». Cela revient à dire : on aime Dieu d'autant plus qu'on aspire moins à contenter ses passions, et l'on aime Dieu parfaitement quand on ne désire plus rien hors de Dieu.

En l'état présent de notre nature déformée par le péché, il ne nous est pas possible d'être entièrement à l'abri des attaques de l'amour-propre. Seul parmi les hommes Jésus-Christ, seule parmi les femmes, la très sainte Vierge, n'en ont pas connu les atteintes. Tous les autres saints ont à combattre le dérèglement des passions.

Par conséquent, le travail d'une religieuse est de réprimer les mouvements désordonnés de l'amour-propre. Or c'est là, dit saint Augustin, le rôle de la mortification intérieure : « régler les mouvements du coeur ».

2. Pauvre âme que celle qui se laisse gouverner par ses inclinations naturelles ! « Le pire ennemi, écrit saint Bernard, c'est celui du dedans », l'amour-propre, plus redoutable que nos autres ennemis, le démon et le monde.

Sainte Marie-Madeleine de Pazzi disait : « L'amour-propre est à l'âme ce qu'est à une plante le ver qui en ronge les racines : non seulement il la prive de ses fruits, mais encore il la tue. » Et ailleurs : « Il n'est pire traître que l'amour-propre : à l'exemple de Judas, il nous trahit par un baiser. Qui triomphe de lui triomphe de tout. Si nous ne pouvons l'abattre d'un coup il faut l'empoisonner.

Il faut donc faire nôtre la prière de l'Ecclésiastique : Seigneur, ne me livrez pas aux joies d'une âme rebelle et déréglée (Si 33,6) : ne m'abandonnez pas au pouvoir de mes folles passions, qui prétendent me faire perdre votre sainte crainte et même la raison.

3. La vie de l'homme sur la terre est une lutte continuelle (Job 8,1I). Or, un soldat devant l'ennemi doit toujours avoir les armes à la main pour sa défense : le jour où il cesse de se défendre, il est vaincu.

Encore faut-il remarquer que toutes les victoires remportées par une âme sur ses passions ne la dispensent pas de continuer à les combattre, car, vaincues mille fois, les passions humaines ne meurent pas pour autant. « Croyez-moi dit saint Bernard, si vous les coupez, elles repoussent ; si vous les mettez en fuite, elles reviennent à la charge ». Tout ce que nous pouvons obtenir en les combattant, c'est que leurs attaques deviennent plus rares et moins violentes, et, partant, plus faciles à repousser.

Un moine alla trouver l'abbé Théodore, et se plaignit à lui qu'en huit années de guerre contre ses passions, il n'était pas encore parvenu à les anéantir. « Eh quoi ! répondit l'abbé, vous vous lamentez d'une guerre de huit ans ? Eh bien, moi, j'ai passé soixante années dans le désert, et, de tout ce temps, je n'ai pas eu un jour où quelque passion ne m'ait tourmenté.

Oui, les passions continueront à nous molester ; mais, comme dit saint Grégoire « autre chose est de voir ces bêtes féroces » en dehors de nous et d'entendre leurs rugissements, « autre chose de leur donner, pour caverne notre propre coeur » et de les laisser nous dévorer.

4. Notre coeur est un jardin où toujours naissent des plantes sauvages et nuisibles : il nous faut donc tenir sans cesse en main le hoyau de la sainte mortification, couper ces herbes et les jeter dehors. Sinon notre âme ne sera bientôt plus qu'un fourré de broussailles et d'épines.

Vince teipsum : triomphe de toi-même. Telle était la maxime que saint Ignace de Loyola avait toujours à la bouche et dont il faisait le thème habituel de ses allocutions familières à ses religieux: maîtrisez l'amour-propre, brisez votre volonté. Parmi les personnes d'oraison, disait-il, il en est peu qui deviennent saintes, parce qu'il en est peu qui s'appliquent à se vaincre elles-mêmes. « De cent personnes d'oraison - ce sont ses paroles - il y en a plus de quatre-vingt-dix qui n'en veulent faire qu'à leur tête. » Aussi le saint appréciait un acte de mortification de la volonté propre plus que des heures entières d'oraison remplies de consolations spirituelles.

« De quoi sert-il à une place forte, écrit l'abbé Gilbert, de tenir ses postes fermées, si l'ennemi du dedans, je veux dire la faim, la ravage toute ? » En d'autres termes : à quoi bon mortifier ses sens extérieurs et se livrer aux pratiques de dévotion, et, en même temps, garder dans son coeur quelque passion, affection à la volonté propre, attachement à l'estime propre, ambition, rancune, ou autre ennemi du même genre, qui met tout à feu et à sang ?

5. Saint François de Borgia disait : C'est l'oraison qui introduit dans le coeur l'amour divin ; mais c'est la mortification qui prépare la place : elle enlève la terre, qui, en obstruant le coeur, empêcherait l'amour d'y entrer.

Qui va puiser de l'eau à la fontaine, doit ôter la terre du vase ; sinon, ce n'est pas de l'eau qu'il rapportera, mais de la boue.

Le père Balthasar Alvarez a laissé sur ce sujet une sentence remarquable : « L'oraison, sans la mortification, est ou illusoire ou passagère. »

Saint Ignace affirmait qu'une âme mortifiée s'unit plus à Dieu en un quart d'heure d'oraison qu'une autre, immortifiée, en plusieurs heures. Aussi quand il entendait louer une personne de ce qu'elle s'adonnait à l'oraison : « C'est un signe, disait le saint, qu'elle cultive la mortification. »

6. Il se rencontre des religieuses qui multiplient les pratiques de piété, les communions, les oraisons; les jeûnes et autres pénitences corporelles. Mais, d'autre part, elles se dispensent de vaincre certaines petites passions : par exemple, des ressentiments acerbes, des antipathies, des curiosités, des affections dangereuses ; elles ne savent pas se faire violence pour supporter quelque contrariété, pour se détacher de telle ou telle personne, pour s'assujettir à l'obéissance et à la volonté divine.

Pareilles religieuses, quel progrès peuvent-elles faire dans la perfection ? Pleines de défauts elles sont, et telles elles restent, et toujours en dehors de la route, selon le mot de saint Augustin : « Elles courent bien, mais hors de la voie. » Plus exactement, elles s'imaginent courir bien, en continuant toutes leurs pratiques de dévotion ; mais elles ne sont pas même sur le chemin de la perfection, car ce chemin, c'est la victoire sur soi-même. L'Imitation nous l'enseigne : « Autant tu avanceras que violence te feras. »

Mon intention n'est pas ici de blâmer ni les prières vocales, ni les pénitences, ni les autres exercices spirituels. Seulement, tous ces exercices doivent avoir un but, qui est d'obtenir la victoire sur les passions. Ils ne sont pas autre chose, en effet, que des moyens pour nous conduire à la pratique des vertus. Aussi, dans les communions, méditations, visites au Saint-Sacrement, et autres exercices de piété, nous devons demander sans cesse à Dieu la force d'être humbles, mortifiés, obéissants, soumis à sa sainte volonté.

Pour n'importe quel chrétien, c'est une faute d'agir par le seul motif de sa propre satisfaction ; c'en est une bien plus grande pour la religieuse qui fait profession particulière de perfection et de renoncement. « Dieu, dit Lactance, nous appelle à la vie par la souffrance ; le démon, à la mort par les plaisirs. » Le chemin de la vie éternelle, c'est la mortification ; le chemin de la mort éternelle, ce sont les propres satisfactions.

7. Il n'est pas jusqu'aux choses saintes où il ne faille apporter un coeur détaché : si bien que, l'insuccès venant miner nos entreprises, ou l'obéissance les arrêter, nous les abandonnions volontiers et sans perdre la paix. Tout attachement à nous-mêmes empêche la parfaite union à Dieu.

Contrecarrer nos passions et ne point nous laisser mener par elles, est donc une affaire qui demande à être prise à coeur et traitée avec une volonté résolue.

La mortification, tant extérieure qu'intérieure, est nécessaire à la perfection avec cette différence, toutefois, que la mortification extérieure réclame, dans son exercice, de la discrétion ; l'intérieure, aucune discrétion, rien que de l'ardeur.

De quoi sert-il de mortifier sa chair, si on ne mortifie pas les passions du coeur « Le beau profit, dit saint Jérôme : s'exténuer par les jeûnes, et puis se gonfler d'orgueil », ne pouvoir supporter une parole de mépris ou le rejet d'une de nos demandes ; « s'abstenir de vin et ensuite s'enivrer de colère contre qui nous désoblige ou n'est pas de notre sentiment ! »

Triste état, et que, fort justement, saint Bernard trouve pitoyable, que celui de ces religieux qui portent l'habit de l'humilité, et, au-dedans d'eux-mêmes, entretiennent leurs passions. Ils ne se dépouillent point de leurs vices, dit-il, et ils mettent, par-dessus, le manteau de l'humilité.

8. Au contraire, si nous avons soin de mortifier notre amour-propre, en peu de temps nous pouvons devenir des saints, sans danger de ruiner notre santé, ni non plus de nous enorgueillir, car, les actes intérieurs, Dieu seul en est témoin.

Étouffer, dès leur naissance, désirs inutiles, affections inconsidérées, plaisanteries, disputes, curiosités et choses semblables : la superbe moisson que cela fournit d'actes vertueux et de mérites ! On vous contredit sur un point ? cédez volontiers, dés lors que la gloire de Dieu n'a rien à y perdre. Votre estime propre est mise en jeu ? faites-en un beau sacrifice à Jésus-Christ. Vous recevez telle lettre ? réprimez votre empressement à l'ouvrir, et attendez un certain temps. Vous voudriez voir la fin de ce récit intéressant ? réservez-la pour une autre fois. Vous avez bien envie de lancer ce bon mot, de cueillir cette fleur, de regarder cet objet ? privez-vous-en pour l'amour de Jésus-Christ. Des actes de ce genre, on en peut faire mille à la journée.

Saint Léonard de Port-Maurice rapporte qu'une servante de Dieu, en mangeant un oeuf, fit huit actes de mortification et qu'elle sut, par révélation divine, avoir gagné ainsi huit degrés de grâce et huit de gloire.

De saint Dosithée aussi, il est raconté que ces mortifications intérieures le conduisirent en peu de temps à une haute perfection. Tout jeune et malade, il ne pouvait ni jeûner, ni suivre les autres exercices de la communauté, et, pourtant, on le voyait fort avancé dans l'union à Dieu. Les autres moines, étonnés, lui demandèrent un jour à quelle pratique de vertu il s'adonnait. Et le jeune saint leur répondit que son exercice préféré, auquel il mettait tous ses soins, était la mortification continuelle de sa propre volonté.

9. « Journée sans mortification, journée perdue », disait saint Joseph Calasanz. Oh ! oui, la mortification est pour nous d'une nécessité absolue, et c'est pour nous le faire comprendre que Jésus-Christ a voulu choisir une vie toute mortifiée, remplie de peines et d'ignominies, sans mélange d'aucune consolation sensible : d'où vient qu'Isaïe l'appelle l'homme des douleurs (Is 53,3).

Notre Sauveur pouvait opérer le rachat du monde parmi les honneurs et les délices : non, il voulut accomplir sa rédemption au milieu des douleurs et des mépris. Il avait devant lui la joie : il y renonça pour nous donner l'exemple, et il embrassa la croix (He 12,2).

« Lis et relis la vie de Jésus, dit saint Bernard : toujours tu le trouveras sur la croix. » Il révéla lui-même à sainte Catherine de Bologne qu'il commença, dès le sein de Marie à souffrir les douleurs de sa passion ; puis, en sa naissance, il choisit la saison, le lieu, l'heure qui devaient lui procurer le plus de souffrances ; sa vie entière, il la voulut passer dans une condition des plus pauvres, obscure et méprisée ; pour mourir, il choisit, parmi les morts possibles, la plus douloureuse, la plus avilissante, la plus désolée. Comme une mère, dit sainte Catherine de Sienne, prend pour elle l'amertume de la médecine pour guérir son enfant malade qu'elle nourrit de son lait, ainsi Jésus-Christ voulut pour lui-même toutes les peines de sa vie, afin de nous guérir de nos tristes infirmités.

10. J'irai à la montagne de la myrrhe (Ct 4,6), c'est-à-dire des amertumes et des douleurs : voilà ce que nous apprend notre bon Sauveur, et il nous invite à l'y suivre, si nous voulons rester en sa compagnie. « Tu viens au Crucifié ? dit saint Pierre Damien. Ô religieuse, tu veux ses divins embrassements ? Tu ne peux aller à lui que déjà crucifiée, toi aussi, ou prête à être crucifiée. »

Et Jésus lui-même, parlant spécialement des vierges, ses épouses, dit à la bienheureuse Baptista Varani : « À un époux crucifié, il faut une épouse crucifiée. »

Voici donc ce qui convient à des religieuses, pour qu'elles soient durant toute une vie, les véritables épouses de Jésus : vivre continuellement mortifiées et crucifiées, portant toujours avec elles dans leur corps la mortification de Jésus (2Co 4,20). En d'autres termes, qu'elles n'agissent jamais, qu'elles ne forment même aucun désir, en vue de leur propre satisfaction, et que, cherchant le seul plaisir de Jésus, elles immolent à son amour leurs aspirations naturelles.

Ceux qui sont de Jésus-Christ ont crucifié la chair avec ses passions légères et ses convoitises (Ga 5,21). Les épouses du Rédempteur doivent se plier à cette loi : sinon, jamais il ne les reconnaitra pour ses épouses.

11. Venons-en à la pratique, et voyons à quelles règles il faut se soumettre pour acquérir la mortification intérieure.

Première règle : rechercher la passion qui nous domine davantage, celle qui nous fait commettre le plus de fautes ; puis, prendre nos dispositions pour la surmonter.

Saint Grégoire nous recommande d'employer, pour vaincre le démon, le procédé même dont il se sert pour nous abattre. Il prend peine à exciter toujours davantage la passion à laquelle nous sommes le plus enclins : portons, nous, notre principal effort sur cette même passion pour la réduire.

La passion dominante une fois vaincue, c'est un jeu de maîtriser les autres. Si, au contraire, nous nous laissons imposer son joug, le premier résultat sera de nous rendre impossible tout progrès dans la perfection.

« De quoi sert-il à l'aigle d'avoir des ailes, s'il a le pied pris ? » dit saint Ephrem. Tout aigle royal qu'il est, et avec ses ailes immenses, il ne peut voler, si une corde lui lie le pied. Combien on en rencontre, dans les monastères, de ces religieuses qui pourraient, semblables à ce roi de l'air, faire de grandes envolées vers Dieu ! Mais une attache terrestre les retient : plus d'envolées, plus de progrès dans la perfection ! Et, dit saint Jean de la Croix, pour arrêter ainsi l'essor d'une âme vers Dieu, il suffit d'un fil.

Ce n'est pas tout, ce n'est pas le pire : qui se laisse dominer par une passion, non seulement renonce à progresser dans la vie spirituelle, mais encore s'expose grandement à la perdition.

Il faut donc absolument qu'une religieuse parvienne à subjuguer la passion qui l'attire davantage : sinon, ses autres mortifications lui seront d'un mince profit. Par exemple, telle religieuse ne tient pas à l'argent, mais il ne faut pas toucher à l'estime qu'elle a d'elle-même : si elle ne travaille pas à se vaincre dans les humiliations qui lui surviennent, son mépris de l'argent comptera pour bien peu. Une autre, au contraire, est bien indifférente à 1'estime, mais elle désire l'argent : si elle ne s'applique pas à mortifier ce désir, le support des mépris ne lui servira guère.

12. Décidez-vous donc, ma chère soeur, à surmonter, d'une volonté résolue, la mauvaise inclination qui tend le plus à vous dominer. Une volonté résolue triomphe de tout, avec l'aide de Dieu, laquelle ne manque jamais. Saint François de Sales était fort enclin à la colère : il sut si bien se faire violence qu'il devint un modèle achevé de mansuétude et de douceur ; sa vie en témoigne par tant de cas qui nous y sont rapportés, et où le saint par une permission de Dieu, se vit accablé d'injures et chargé d'infamies.

Quand une passion est bien domptée, passons à une autre pour l'abattre à son tour : alors même qu'on n'en laisserait qu'une seule elle suffirait à la ruine de l'âme. C'est la pensée de saint Joseph Calasanz : « En vain aurais-tu dompté toutes les autres passions, si une seule règne en toi, tu n'auras jamais la paix. » Et saint Cyrille de Jérusalem a écrit : « Si beau que soit un navire, intact en toutes ses parties, il ne faut, pour le perdre, qu'une petite ouverture à fond de cale. » Tenons-nous-en à la conclusion de saint Augustin: « Foule aux pieds l'ennemi vaincu, » la passion terrassée, « et cours sus à l'ennemi qui résiste encore. »

Si donc vous avez le désir de devenir une sainte, je vous conseille d'aller trouver votre supérieure et votre directeur ; priez-les de vous conduire par le chemin qui leur paraîtra le meilleur ; dites-leur de ne vous épargner en rien, et même de contrarier en tout vos désirs, dès lors qu'ils l'estimeront utile pour vous. « Volonté toute droite, volonté parfaite, » a écrit un grand serviteur de Dieu, le cardinal Petrucci.

Sainte Thérèse rapporte qu'elle avait un confesseur qui la mortifiait beaucoup et mettait son principal soin à contrecarrer ses désirs. « Et cependant, dit-elle, c'est lui, à mon avis, qui a été le plus utile à mon âme. » Elle avoue que le démon la tenta plus d'une fois de quitter ce confesseur ; mais à peine adhérait-elle à cette suggestion que Notre-Seigneur l'en reprenait fortement « Chaque fois, écrit-elle, que j'avais pris la résolution d'en venir là, je recevais une réprimande qui me broyait bien autrement que tout ce qui me venait de mon confesseur. »

13. Seconde règle : Avoir soin de résister aux passions et de les vaincre avant qu'elles se soient fortifiées. « Quand la passion est encore toute petite, dit saint Augustin, ne la laisse pas prendre des forces, devenir une mauvaise habitude : écrase-la. » Par exemple, une religieuse se sent portée, à la suite de quelque heurt, à riposter par une parole acerbe, ou encore en quelque occurrence, à regarder une personne qui lui plaît. Il faut, dit saint Ephrem, « résister sans retard ; sinon », cette petite plaie s'envenimera, commencera à suppurer, et faute de soin, « elle formera un ulcère » difficile à guérir.

Un ancien moine, au rapport de saint Dorothée trouva un ingénieux moyen de faire toucher du doigt cette vérité à l'un de ses disciples. Il lui commanda d'arracher de terre un petit cyprès : ce fut l'affaire d'un instant. Il lui ordonna ensuite d'en arracher un autre, déjà un peu grand : le disciple eut à y mettre toute sa force, mais il réussit encore. Finalement, le maître lui demanda d'en arracher un troisième, lequel avait de profondes racines ; mais le jeune homme eut beau y employer tous ses efforts : l'arbre résista victorieusement. « Eh bien, mon fils, dit alors le moine, sachez qu'il en est ainsi de vos passions : autant il est facile de les extirper à leur naissance, autant cela devient difficile quand la mauvaise habitude es a fortifiées. »

Au surplus, l'expérience le démontre bien. Voici une religieuse qui reçoit un affront : elle éprouvera aussitôt un mouvement de colère ; elle se tait, offrant à Dieu ce sacrifice : le feu s'éteint, elle est indemne, elle a gagné un mérite. Si, au contraire, elle adhère par la volonté au premier mouvement, si elle s'arrête à y réfléchir, si elle commence à manifester son ressentiment au dehors, du cette étincelle non étouffée, il finira par sortir un incendie, une haine. - Une autre religieuse sent naître en son coeur certaine petite affection pour une personne ; si, dès le principe, elle éloigne le danger, cette affection s'évanouira ; mais qu'elle continue à favoriser son penchant, faudra-t-il beaucoup de temps pour que cette attache devienne coupable, peut-être gravement ?

Gardons-nous donc avec le plus grand soin - la nécessité s'en impose - de nourrir les bêtes féroces qui nous dévoreraient.

14. Troisième règle : selon la recommandation de Cassien faire en sorte que nos inclinations changent d'objet, et qu'ainsi, de nuisible et vicieuses, elles deviennent utiles et saintes.

Voici plusieurs exemples. Telle religieuse est portée à s'attacher aux personnes qui lui témoignent de l'intérêt : qu'elle change d'objet, et se serve de son penchant pour aimer Dieu, infiniment aimable et qui lui a porté plus d'intérêt que quiconque. Telle autre a une inclination à s'emporter contre ceux qui lui font opposition : qu'elle tourne sa colère contre ses péchés, qu'elle les haïsse comme des ennemis qui lui ont fait plus de mal que n'auraient pu lui en faire tous les esprits infernaux. Une autre se sent entraînée vers les honneurs, vers les biens temporels : qu'elle s'applique à convoiter les trésors et la gloire de l'éternité.

Pour réussir en cette entreprise, il est indispensable de méditer souvent les vérités de la foi, de lire souvent des livres spirituels, de s'entretenir souvent des choses de l'éternité. Il importe en particulier de se graver dans l'esprit certaines maximes, fondamentales en spiritualité, telles que les suivantes :

Rien n'est digne d'amour, hormis Dieu.

Le péché est le seul mal qu'il faut haïr.

Tout est bon dans ce que Dieu veut.

En ce monde, tout passe.

Ramasser une paille par la volonté de Dieu vaut plus que convertir le monde entier en dehors de la volonté de Dieu.

Je dois faire ce que, à la mort, je voudrais avoir fait.

Je dois vivre ici-bas comme s'il n'y avait au monde que Dieu et moi.

Remplissons notre esprit de choses et de maximes saintes : tout ce qui est de la terre aura peu de prise sur nous, et nous ne pourrons que nous sentir plus forts pour résister aux inclinations mauvaises. Ce fut la pratique des saints, et, grâce à cela, ils se sont trouvés, dans les différentes éventualités de la vie, comme insensibles aux biens et aux maux d'ici-bas.

Par-dessus tout, pour se vaincre soi-même et ne pas se laisser dominer par ses passions, il faut prier, demander sans cesse à Dieu l'assistance de sa grâce. Qui prie obtient tout : Quiconque demande, reçoit (Lc 11,10).

Et quelle grâce solliciter du Seigneur ? Surtout celle de son saint amour. A qui aime Dieu, tout devient aisé. Considérations ct raisons ne sont pas inutiles pour pratiquer les vertus ; mais une étincelle d'amour pour Dieu nous aidera plus à réaliser ce qui est de son bon plaisir que mille raisons et considérations. Agir par la force des raisons ne va pas sans peine ni coûteux efforts ; mais quand on aime, il n'en coûte pas de faire ce qui réjouit la personne aimée « Amour supprime peine », dit saint Augustin.


PRIÈRE

Ô mon Dieu, mon coeur ne devrait-il pas, à l'heure présente, être devenu un brasier d'amour pour vous ? Vous avez multiplié pour moi les secours dc votre grâce : tant de communions, d'instructions, de bons exemples dc mes soeurs, tant de lumières intérieures et de pressants appels ! Hélas ! tout cela n'a pas suffi à me retirer de mon état d'imperfection et je me retrouve avec ma misère !


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(p.116) travail que leur occasionne ton régime particulier. Épargne la pauvreté de la maison, » enlève-lui le poids de dépenses superflues.

Saint Basile, lui aussi, exhortait chaque religieux à se contenter autant que possible des choses ordinaires et communes.

Cela vaut mille fois mieux que de s'accabler de jeûnes, de disciplines et de cilices, et puis se singulariser dans la nourriture. Les exceptions ont été le point de départ du relâchement pour beaucoup d'ordres religieux.

D'ailleurs, qu'aucune ne se fasse ici mal à propos un cas de conscience, en craignant de manquer au soin de sa santé, par le fait qu'elle s'en tiendra au régime commun. Sans doute, il n'est pas permis de rien faire avec l'intention directe et formelle d'abréger sa vie, d'avancer sa mort. Mais - et tous les théologiens l'enseignent - parmi les moyens de prolonger quelque peu la vie, il en est qu'on peut négliger, et les exceptions sont de ce nombre. Et même, si on fait ce sacrifice pour son avancement spirituel et pour l'édification du prochain il devient un acte de vertu.

Quand saint François d'Assise tint le célèbre chapitre des Nattes, il vit les démons tenir chapitre de leur côté. Or les esprits infernaux convinrent que, pour introduire le relâchement de l'esprit religieux dans l'ordre franciscain, alors dans toute sa ferveur, le meilleur moyen serait de s'ingénier à y faire entrer en grand nombre des jeunes gens nobles et délicats : on commencerait à les traiter avec un peu moins de rigueur, et ainsi, peu à peu, la ferveur baisserait et l'on pourrait arriver au relâchement complet. Ainsi raisonnent les démons, et, pour une fois, ils disent la vérité.

Veillez donc à ne point compromettre, par un excessif souci de conserver la santé du corps, ou la santé de votre âme ou au moins votre couronne de sainte. Pensez-y bien : si les saints avaient pris tant de précautions pour leur santé, ils auraient manqué la sainteté.


PRIÈRE

Ô mon bien-aimé Seigneur, vous êtes la Beauté, vous êtes la Bonté, vous êtes l'Amour : comment pourrais-je aimer un autre objet que vous ?

Oh ! folie ! par le passé, je vous ai causé tant de déplaisirs ! Je ` reconnais ma faute ; j'en ai un regret souverain ; je voudrais en mourir de douleur.

Mon Jésus, miséricorde ! C'est le cri que sans cesse je veux pousser vers vous : Miséricorde, mon Jésus ! Mon Jésus, miséricorde !

Votre amour que j'ai méprisé, il est maintenant, vous le savez bien le trésor que je préfère à tous les biens de ce monde. Vous êtes et vous serez toujours l'unique objet de toutes mes affections.

Ô mon Jésus, ô mon amour, je renonce à tout pour ne m'attacher qu'à vous seul. Je vous le dis maintenant, et j'ai l'intention de vous le répéter à chacun des instants de ma vie : mon Dieu, c'est vous seul que je veux, et rien de plus.

Vous-même, aidez-moi à vous rester fidèle. Ne regardez pas mes péchés : souvenez-vous seulement de l'amour dont vous m'avez aimé en mourant pour moi sur la croix. Je place tout mon espoir dans les mérites de votre Passion.

Je vous aime, ô Bonté infinie ! je vous aime, ô mon souverain Bien ! et je sollicite de vous cette unique faveur : votre aide pour vous aimer mais pour vous aimer beaucoup, pour vous 'aimer à l'exclusion de tout autre objet, ô mon Trésor, ô mon Tout.

Mon Jésus, je vous donne ma volonté : à vous de la purifier ; je vous donne mon corps : à vous de le garder ; je vous donne mon âme : à vous de la rendre vôtre entièrement.

De vos flammes consumantes, brûlez, dans mes affections, tout ce qui s'opposerait à la pureté de votre amour.

Ô Marie, ô ma grande Avocate, les mérites de votre Fils d'abord, puis votre intercession, me remplissent de confiance.


§ 4 - OBÉISSANCE DUE AUX RÈGLES

I. Saint François de Sales a proféré cette grande maxime : « La prédestination des religieuses est liée à l'observance de leurs règles. » Et sainte Marie-Madeleine de Pazzi disait que l'observance régulière est le plus court chemin du salut éternel et de la sainteté.

L'unique voie, en définitive, par où les religieuses arrivent à la sainteté et au salut, c'est l'observance de leurs règles. Tout autre chemin n'est pas pour elles un chemin, car il ne les conduit pas à leur fin.

Dès lors, la religieuse qui, habituellement, transgresse quelque point de la règle, même des plus minimes, n'avancera jamais d'un pas dans la perfection, alors même qu'elle accumulerait pénitences, oraisons, pratiques spirituelles de toute sorte. Elle fera des efforts, mais sans aboutir, car en elle se vérifiera cet oracle de l'Esprit-Saint : Qui rejette la discipline - c'est le cas de la religieuse qui ne tient pas compte de la règle - est voué au malheur : vaine est son espérance de tirer profit de son labeur, car ses efforts sont infructueux (Sg 3,11).

« C'est chose plaisante, dit sainte Thérèse : nous ne gardons pas les points les plus élémentaires de la règle, le silence par exemple, qui ne saurait nous nuire ; et avec cela, nous prétendons inventer de notre chef des pénitences qui nous rendent incapables tout à la fois de ce qui est obligatoire et de ce qui est de surérogation ! »

Ne pas avancer dans la perfection, c'est encore le moindre mal qui menace cette religieuse ; le pire, c'est, dit saint Bernard, qu'à force de transgresser les petites règles, elle finira par se créer à elle-même une grande difficulté à observer les points graves qui tiennent à l'accomplissement des voeux.

2. N'est-ce pas pitié de voir certaines religieuses, si bien formées, durant le noviciat, à l'observance régulière, si bien instruites de ses pratiques, n'en plus faire cas, une fois la profession faite, comme si leur consécration à Jésus-Christ les déliait de cette obligation !

« Mieux vaut, dit un savant auteur, n'être qu'un doigt et tenir au corps (de la communauté), qu'être un oeil et être arraché du corps, car l'oeil séparé du corps n'est plus qu'un peu de pourriture. Et ainsi toute oeuvre que l'on dirait vertueuse à en considérer les apparences, mais qui ne s'accorde point avec la règle, ne peut plaire à Dieu ; elle ne sera point, pour la religieuse, un moyen, mais un obstacle sur la route de la perfection. Dévotions et actions contraires à la règle sont, comme dit saint Augustin, des pas hors de la voie, des heurts contre une pierre d'achoppement.

3. Ma chère soeur, vous avez quitté le monde pour devenir une sainte, et vous ne voyez pas que, faute de savoir vous vaincre en de petites choses, non seulement vous manquez la sainteté, mais vous courez risque de vous perdre ? « Pour nous arracher aux plus douces affections, dit saint Eucher de Lyon, nous avons été remplis de courage ; et pour éviter une négligence, nous ne sommes que faiblesse ? » Nous avons quitté famille, biens, plaisirs du monde ; et un point de règle nous arrête ?

Cassien rapporte le mot de saint Basile à un certain moine qui avait dépouillé la dignité sénatoriale pour entrer en religion et qui n'observait pas la règle. Saint Basile, le rencontrant, lui dit, d'un ton de compassion : « Tu as défait le sénateur, mais tu n'en as point fait un moine. » En d'autres termes : Quel malheur est le tien ! Tu étais sénateur : tu ne l'es plus. Tu as voulu te faire moine : tu ne l'es pas. Tu as perdu ce que tu avais, et tu n'as rien gagné en échange.

Le même reproche se trouve dans la bouche de Tertullien : « Si tu tiens pour vraie liberté la liberté du siècle, tu es retombé en esclavage, et tu as perdu la liberté du Christ. » Ce qui revient à dire, en l'appliquant à la religieuse : Vous êtes sortie d'esclavage et vous avez acquis la liberté de Jésus-Christ, en vous libérant des attaches terrestres, chaînes malheureuses qui réduisent tant de pauvres âmes à vivre en esclaves du monde. Mais maintenant que faites-vous ? Si la liberté mondaine vous paraît la vraie liberté, ne l'ayant plus, vous devez vous regarder comme une triste esclave, et par ailleurs, vous avez perdu la liberté des enfants de Dieu que Jésus-Christ vous a gagnée.

4. Certaines religieuses disent, pour s'excuser: Les règles que je transgresse portent sur des choses minimes.

Y a-t-il en religion, répondrai-je d'abord, une seule règle qu'on puisse estimer chose minime, et dont il soit permis, dès lors, de faire peu de cas ? Non : toutes les règles doivent être regardées comme de grandes choses.

Pourquoi ? Parce que toutes sont voulues par Dieu et approuvées par l'Église comme moyens d'arriver à la perfection religieuse.

Pourquoi encore ? Parce que la violation des règles même des petites règles, trouble la discipline régulière et jette le désordre dans la communauté. Il est certain qu'en un monastère où on a le souci des petites choses, règne la ferveur ; là où on n'en fait point cas, ou bien l'esprit religieux est déjà perdu, ou bien il s'en va progressivement et finira par se perdre totalement.

Le père Saint-Jure rapporte que le père Oviedo, recteur du collège des Jésuites à Naples veillait à l'observation ponctuelle des règles, si minimes qu'elles fussent. Le père Bobadilla fit valoir un sentiment opposé : il n'y avait pas lieu, disait-il, d'astreindre les sujets à tant de minuties. Il fut ainsi cause qu'on se relâcha de la rigueur première. L'événement mit en évidence l'erreur commise : l'usage de cette liberté amena une telle diminution de la ferveur que plusieurs en vinrent à ne plus tenir compte des règles, ni petites ni grandes, et finirent par quitter la Compagnie. Informé de tout, saint Ignace donna l'ordre d'observer strictement toutes les règles, et la discipline se rétablit.

Les religieuses tièdes et négligentes ne tiennent pas compte des petites choses, mais le démon, lui, en tient compte ; il note avec grand soin toutes nos infractions à la règle pour nous en faire un jour autant de griefs au tribunal de Jésus-Christ.

Saint Achart, abbé de Jumièges, s'étant fait une fois couper les cheveux en temps indu, vit le démon ramasser et compter un par un ces cheveux, épars sur le sol.

Sainte Gertrude eut une vision semblable, celle du démon recueillant jusqu'au dernier les flocons de laine qu'elle laissait tomber, au détriment de la pauvreté; elle l'entendit aussi compter les syllabes qu'elle prononçait mal en récitant l'office avec trop de précipitation.

Denis le Chartreux raconte également une apparition du démon à une religieuse : l'esprit malin tenait en main une aiguille et un fil de soie qu'elle s'était procurés sans permission.

Ainsi encore le démon tient note exacte des paroles proférées en temps ou en lieu de silence, des regards de curiosité, et autres inobservances de tout genre, dont les religieuses négligentes sont coutumières.

Par ailleurs, si ces pauvres âmes ne trouvent jamais qu'aridité et ennui dans l'oraison, à la table sainte, dans leurs différents exercices de piété, qu'elles en accusent leurs infractions à la règle.

Pour un seul regard que, par curiosité et contre une expresse inspiration de la grâce, sainte Gertrude jeta sur une de ses soeurs, Dieu la punit par onze jours de désolation intérieure.

Qui sème peu récolte peu (2Co 9,6) dit saint Paul. Et c'est justice. Quel moyen que Dieu accorde l'abondance de ses grâces à une religieuse qui n'apporte à son service ni générosité ni diligence ? Peut-être, si elle eût été fidèle à tel point de règle, aurait-elle reçu en récompense quelque grande grâce, et, par un juste châtiment de sa négligence, elle en a été privée. « Petite négligence fait perdre grande grâce, » disait le bienheureux Gilles.

6. Chose étrange, remarque saint Bonaventure : « Beaucoup désirent donner leur vie pour Jésus-Christ, et ils refusent de supporter pour lui la moindre gêne », par exemple, celle, fort légère, qu'exige l'observation de tel point de règle. Si encore, veut dire le saint, on leur imposait une chose difficile et très pénible, ils paraîtraient plus excusables ; mais, en chose aisée, comment excuser la transgression ? Moins une observance présente de difficultés, plus la religieuse qui la viole montre d'imperfection, en révélant un plus vif attachement à sa volonté propre.

Dieu veuille que, après avoir fait peu de cas des petites règles, il ne lui arrive pas, comme nous l'avons indiqué plus haut, de faire peu de cas des voeux eux-mêmes et de se perdre ainsi misérablement.

Celui qui omet une haie, la haie de la règle, veut être mordu par un serpent (Qo 10,8) et mourir de cette morsure.

Quand vous apprenez qu'une religieuse, d'abord exemplaire, est tombée ensuite dans des abîmes, vous croyez peut-être que le démon l'y a précipitée d'un seul coup ? Non : il l'a, auparavant, amenée à transgresser ensuite, il l'a entraînée jusqu'à des fautes graves.

7. D'autres religieuses s'excusent en disant : La règle n'oblige pas sous péché. C'est là une illusion, dont nous avons déjà parlé (au chapitre IV). Alors même que la règle n'oblige pas sous péché, la violation d'une règle, même minime, est au moins un péché véniel, toutes les fois qu'il n'y a pas un motif raisonnable et suffisant, qui l'excuse. Les théologiens enseignent communément cette doctrine, et ils font écho à saint Thomas : parlant des règles de son ordre, lesquelles n'obligent pas sous péché, le docteur angélique n'excuse pas de péché véniel ceux qui les transgressent par négligence ou par entraînement de passion.

J'ai dit : C'est au moins un péché véniel : Il y a, en effet, des transgressions capables de causer un dommage grave ou un grave scandale à la communauté : ainsi, l'habitude de troubler le silence commun, d'entrer dans les cellules des soeurs, de manquer publiquement aux jeûnes prescrits par la règle, et choses semblables. En pareil cas, la faute pourrait arriver à être mortelle.

Mais qu'il y ait au moins péché véniel, on n'en peut douter, pour plusieurs raisons. D'abord, la religieuse qui transgresse les règles, néglige les moyens, propres à son état, de tendre à la sainteté, et cette tendance est une obligation pour elle. En outre, elle est infidèle à la promesse qu'elle a faite à Dieu, en sa profession, d'observer la règle. De plus, par son exemple, elle trouble le bon ordre de la communauté. Enfin, et cette quatrième raison est la plus certaine, en transgressant une règle, la religieuse obéit aux inspirations de l'amour-propre, et elle sort de la volonté de Dieu. Une telle transgression n'est certainement pas une action vertueuse. On ne peut pas soutenir davantage qu'elle soit indifférente : comment appeler indifférente une oeuvre faite par motif de satisfaction personnelle, et qui constitue un mauvais exemple et trouble l'ordre de la discipline régulière ? Si donc elle n'est ni bonne ni indifférente, elle est certainement mauvaise.

Si, maintenant, une religieuse vient me dire : Ce n'est pas un péché mortel, et cela me suffit ; à celle-là je répondrai : Ma pauvre soeur, vous vous trouvez dans un état extrêmement dangereux. Si ce n'est pas encore la mort, c'est l'agonie : vous êtes consumée par une fièvre lente dont l'aboutissement, à la longue, est la mort. Qu'on relise ce que nous avons dit sur ce point au chapitre IV, à partir du no 3.

8. Autre excuse : Nous sommes des soeurs anciennes, et on ne peut pas exiger de nous la même rigueur d'observance qu'on demande, fort justement, aux jeunes.

Réponse : Jeune ou ancienne, une religieuse qui viole sa règle fait du mal et à elle-même et aux autres. « L'arbre stérile, dit saint Pierre Chrysologue, ne se porte pas seulement préjudice à lui-même : par l'ombre qu'il répand, il nuit à la fécondité des arbres qui l'entourent. » Ainsi en est-il de toute religieuse qui ne donne pas le bon exemple de la régularité.

Mais, comprenons-le bien, les anciennes sont encore plus tenues que les jeunes à la parfaite observance. D'abord, elles ont passé de plus longues années en religion. Qui a étudié davantage doit être plus savant : ainsi la religieuse qui est depuis plus longtemps au monastère à étudier le Crucifix, doit être plus avancée dans la science des saints, c'est-à-dire dans la perfection spirituelle. En outre, tant pour l'observance que pour l'inobservance, l'exemple des anciennes exerce une action particulièrement entraînante sur les jeunes. Les anciennes, ce sont les flambeaux qui éclairent la communauté, les colonnes qui soutiennent la régularité : les jeunes marcheront à leur lumière, se fortifieront à leur exemple. Mais si les jeunes voient les anciennes faire peu de cas de la règle, elles en feront, elles, moins de cas encore. D'ordinaire, par où le relâchement s'introduit-il dans les monastères ? Par la négligence des jeunes soeurs ? Non, par celle des anciennes dont le mauvais exemple invite les autres à secouer le joug d'une observance rigoureuse. Les anciennes auront beau crier, auront beau multiplier les exhortations verbales : à quoi bon, si leur conduite prêche tout bas le contraire ? « La persuasion entre plus vite par les yeux que par les oreilles », dit saint Ambroise : les exemples que l'on voit font plus d'effet que les avertissements que l'on entend.

9. En fait, le moyen que les jeunes religieuses soient formées à l'observance et la maintiennent, si celles qui les instruisent battent cette observance en brèche par les exemples qu'elles donnent ? « Qui démolit l'édifice ne le fait pas monter » dit Tertullien.

Le tyran Antiochus pressait Eléazar de violer la loi mosaïque en mangeant de la chair de porc. Les amis du saint vieillard, par compassion pour son âge avancé, - il avait quatre-vingt-dix ans - le suppliaient de se soustraire à la mort en feignant au moins d'obéir. Il leur répondit sagement: Je préfère être envoyé sans tarder au séjour des morts. Il ne convient pas à mon âge de feindre, et d'égayer ainsi beaucoup de jeunes gens par mon exemple (2 Machab. 6, 23-24).

« La vue de l'homme juste est une leçon », dit saint Ambroise. Quelle leçon pour les jeunes soeurs, leçon plus persuasive que toutes les paroles et exhortations, de voir une vénérable ancienne observer avec ponctualité toutes les règles, grandes et petites !

À quoi doivent tendre les efforts et le zèle des bonnes religieuses, de celles qui ont l'amour de la perfection ? A faire que l'observance se maintienne avec toute la rigueur possible. Lorsque Notre-Seigneur prit sainte Thérèse pour son épouse et lui en donna ce témoignage de lui tendre sa main, il lui dit : « Désormais, comme étant vraiment mon épouse, tu auras le zèle de mon honneur. »

Toute épouse de Jésus-Christ doit être animée du même sentiment. Mais où son zèle doit surtout éclater, c'est en ce qui touche l'observance de la règle, de cette règle qui est le soutien de la perfection pour la communauté entière. Ce ne doit pas être là le souci des supérieures seulement, mais celui pareillement des simples religieuses, surtout si elles ont quelque autorité, ne fût-ce que du fait d'être les soeurs anciennes.

Quand saint André Avellin voyait l'observance mise en oubli, il en avertissait avec courage, non pas seulement les religieux ses confrères, mais les supérieurs eux-mêmes.

Telle fut aussi la conduite de soeur Marie-Thérèse Sinelli, très fervente religieuse du monastère de la Sainte-Trinité de Naples, et pénitente du père Torrès. Animée d'un grand zèle, lorsqu'elle vit certains abus s'introduire dans la communauté, elle s'y opposa sans crainte ; elle revint à la charge obstinément sans égard pour les plus hauts personnages, n'ayant devant les yeux qu'une seule chose : l'honneur de Dieu. Elle eut, pour cette cause, à souffrir maints déboires et amertumes.

(Quand il s'agit d'abus évidents et d'un relâchement de l'observance, il n'y a ni orgueil ni témérité, mais vertu et zèle surnaturels à protester contre les désordres et à les empêcher, fallût-il pour cela entrer en lutte avec les supérieurs eux-mêmes.)

10. Voici bien une autre excuse : Je ne veux pas demander les permissions qu'exige la règle, pour ne pas ennuyer perpétuellement les supérieures.

Se peut-il un prétexte plus vain que celui-là ? Ce n'est point ennui pour les supérieures, mais édification, de rencontrer des religieuses ponctuelles à leur demander les permissions chaque fois qu'il le faut. Comment des supérieures pourraient-elles trouver à redire à cette pratique, sachant bien qu'il est interdit aux soeurs de faire ceci et cela sans permission ?

Ainsi donc, en toute chose où la règle vous y oblige, demandez toujours la permission. Et s'il arrive que la supérieure, dans son zéle pour l'observance, vous refuse quelque dispense sollicitée, ne vous abandonnez pas au trouble, remerciez votre mère et gardez la joie de votre coeur. Sur un navire, chacun ne sait-il pas gré au capitaine et n'est-il pas heureux qu'il soit attentif à ce que tous les marins sans exception fassent leur devoir ? Autrement, le bon ordre ne régnant pas à bord, le vaisseau courrait risque de se trouver en perdition.

Les règles pèsent ; mais, comme nous l'avons déjà dit, leur poids est celui des ailes qui nous font voler vers Dieu. Selon le mot de saint Augustin, « le fardeau de Jésus-Christ porte des ailes » qui nous aident à nous élever jusque dans les hauteurs.

Les règles, ce sont aussi des liens, mais des liens d'amour, qui nous attachent au Bien suprême. Quand nous sentons l'étreinte de la règle, nous devons dire : Voilà mes chaînes, non certes d'ignominie, mes nobles et aimables chaînes, qui me libèrent entièrement de celles de l'enfer. Elles sont, répéterai-je aprés David, « les cordeaux qui ont mesuré pour moi une portion délicieuse... le splendide héritage, qui m'est échu (Ps. xv 6).

Quand nous éprouvons quelque chagrin, quelque regret, de ce que la règle nous interdise une satisfaction que désire l'amour-propre, disons joyeusement avec l'Apôtre: Je suis prisonnier dans le Seigneur (Eph. iii, 2). Oui, je me vois liée, mais mon âme est heureuse de ces liens, car ils me serrent contre mon Dieu, et ils me méritent la couronne éternelle. « Il ne passerait point à ton cou, dit saint Augustin, le collier d'or » de la gloire du ciel « si d'abord iI n'avait enfermé tes pieds dans les fers », les fers de la sainte règle.

11. Puisqu'il en est ainsi, une soeur vous demande-t-elle une chose qui ne se peut faire sans permission, n'hésitez pas à lui répondre que vous ne pouvez pas la faire. Vous ne devez point avoir honte de montrer de la délicatesse de conscience, lorsqu'il s'agit d'éviter des manquements, surtout en matière d'observance régulière. Votre devoir est d'être unique et singulière, si les autres sont négligentes. Ne craignez point en ceci la vaine gloire. Il plaît certainement à Dieu que, dans la fidélité aux règles, même les plus petites, vous alliez jusqu'à vous singulariser, s'il le faut : ainsi votre exemple sera une lumière éclatante, et servira aussi aux autres de stimulant pour les ramener au devoir de l'observance régulière et leur faire glorifier Dieu par ce moyen : Que votre lumière brille devant les hommes, afin que, voyant vos bonnes oeuvres, ils glorifient votre Père qui est dans les cieux (Mt 5,16).

Vous ne pouvez accomplir de grandes choses pour Dieu, vous imposer de lourdes pénitences prolonger vos oraisons : au moins, observez avec exactitude toute la règle, et, croyez-le bien, cela seul suffira pour vous faire réaliser, en peu de temps, des progrès considérables dans la perfection. Une grande servante de Dieu disait : « La minutieuse observance des règles est le plus court chemin de la perfection. » Saint Bonaventure l'avait déjà dit : « Le dernier mot de la perfection pour un religieux, c'est de garder parfaitement les observances communes. » Autant la religieuse sera fidèle à Dieu sur ce point, autant Dieu la comblera de ses faveurs. Sainte Thérèse disait : « Une religieuse fidèle à la règle jusque dans ses plus menus détails ne marche pas, mais, sans plumes ni ailes, vole vers la perfection. »

12. Saint Augustin appelle sagement la règle : le miroir des religieux. Et de fait, selon l'explication que donne de ce mot Hugues de Saint-Victor, rien qu'à voir ce qu'il en est de sa fidélité ou de sa négligence en fait d'observance régulière, la religieuse pourra se rendre compte « si elle est bonne ou mauvaise » amie ou non de la perfection, « si elle progresse ou recule », si elle plait à, Dieu ou lui déplait. Vous êtes religieuse : persuadez-vous bien que, pour vous, devenir une sainte ne consiste point à faire

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S. Alphonse - la religieuse - PRIÈRE