S. Alphonse - la religieuse - p. 129 (chap. 7 OBÉISSANCE PARFAITE)

p. 129 (chap. 7 OBÉISSANCE PARFAITE)

C'est expressément ce que saint Bernard écrivait au Pape Eugène III : « De prime abord, une chose vous paraître écrasante. Laissez faire le temps et l'habitude, vous ne la trouverez plus bien lourde. Bientôt après, vous la ferez sans peine, et vous ne tarderez guère à y goûter de la joie. » L'Ecclésiastique (LI, 35) l'avait dit : Je me suis donné un peu de peine, et j'ai trouvé un grand repos et apaisement.


PRIÈRE

Mon Dieu, je suis cette plante sans fruits qui, depuis longtemps mérite d'entendre cette parole de l'Évangile : Coupez-la et jetez-la au feu : pourquoi rend-elle la terre improductive ? (Lc 13,6). Malheureuse que je suis ! après tant d'années passées au monastère, avec tant de grâces dont vous m'avez favorisée, quels fruits de sainteté vous ai-je rapportés jusqu'ici ?

Pourtant, vous ne voulez pas que je me désespère, que je doute de votre miséricorde. Demandez et vous recevrez, avez-vous dit. Puis donc que vous l'avez pour agréable, je vais vous demander vos grâces.

La première que je sollicite, c'est votre pardon. Je vous ai donné bien des déplaisirs ! Mais je m'en repens de tout mon coeur, à la pensée de mon ingratitude envers votre amour : j'ai si mal payé vos bienfaits, je n'ai su que vous offenser et vous contrister !

La seconde grâce que je vous demande, c'est le don de votre amour : que je vous aime désormais, non plus avec la même froideur que par le passé, mais de tout mon coeur ; que je vous épargne le moindre déplaisir, que je fasse tout ce que je saurai de voir vous contenter.

Pour troisième grâce, je vous demande la sainte persévérance dans votre amour, dans cet amour que j'estime maintenant plus que tous les royaumes de l'univers.

Vous voulez me garder pour vous seul, et moi je ne veux appartenir qu'à vous seul. Sur la croix et dans l'Eucharistie, vous vous êtes donnés à moi sans réserve : sans réserve, je me donne à vous, ô Jésus.

C'est vous-même, et je vous en remercie, qui suscitez en moi la pensée et la volonté de vous faire cette offrande : vous acceptez donc ma donation, puisque vous me l'inspirez. Ô mon Jésus, je suis vôtre et j'ai la confiance que vous êtes mien pour toujours, pour une éternité.

Que ma volonté propre meure pour ne laisser vivre en moi que votre sainte volonté ! Je le veux, et, pour cela, je vous promets d'être dorénavant diligente à observer chacune des règles de mon monastère, même les plus petites, car je sais qu'elles sont toutes l'expression de votre bon plaisir.

Ô Amour, ô amour, vous dirai-je avec sainte Catherine de Gênes, plus de péchés ! Faites, je vous en prie, ou que je vous aime ou que je meure. Ou aimer, ou mourir !

Ô Marie, ma mère, parlez de moi à votre divin Fils, et obtenez-moi cette grâce, ou de l'aimer ou de mourir.


§ - 5. LES QUATRES DEGRÉS DE L'OBÉISSANCE PARFAITE

1. Pour être parfaitement obéissante, une religieuse doit obéir avec promptitude, avec exactitude, avec joie et avec simplicité. Ce sont là les degrés par où l'on arrive à l'obéissance parfaite.

Le premier degré, c'est donc d'obéir avec promptitude, d'exécuter aussitôt, sans réplique ni retard, la chose prescrite.

Il ne manque point de religieuses qui ne se décident à obéir qu'après maintes excuses de leur part et maintes prières de la part de la supérieure. Telle n'est pas la conduite des religieuses vraiment obéissantes. « Le vrai obéissant, dit saint Bernard, ne connaît point les lenteurs : il a toujours l'oreille aux écoutes, la main tendue, le pied levé. » À peine l'oreille a-t-elle saisi l'ordre donné, les mains sont au travail, ou les pieds en marche vers le but assigné.

La religieuse qui aime l'obéissance entend, le matin, la cloche du réveil : elle ne s'attarde pas à se tourner et se retourner dans son lit, mais, comme dit sainte Thérèse, elle s'élance pour obéir à la voix de Dieu qui l'appelle. Pareillement, si sa supérieure lui donne un ordre, elle écoute ; elle ne réplique pas, elle ne met point d'excuses en avant, elle ne témoigne pas sa répugnance par un silence souvent fort pénible pour la supérieure, mais aussitôt, avec un visage joyeux, elle répond : « Me voici, je suis prête », et elle part exécuter l'ordre.

Pas n'est besoin, pour la réduire à la soumission, de la prier, de lui répéter fois sur fois le même ordre, de lui apporter des raisons. Certaines religieuses ressemblent à ces chevaux dont la bouche est peu sensible et qui ne cèdent pas à leur conducteur qu'après maints appels de la bride. Elles perdent, en obéissant avec tant de peine, le meilleur de leur mérite. La vraie obéissante répond, sans résistance, au premier signe.

2. Oh ! comme le Seigneur récompense la promptitude à obéir ! Souvent il a témoigné, même par des prodiges, combien elle lui est agréable.

Un jour que le moine saint Marc était occupé à écrire, il fut appelé par son supérieur, l'abbé Sylvain. Il abandonne son travail, sans même finir le mot commencé. Quand il revient, il voit le mot achevé en lettres d'or.

Louis de Blois rapporte que l'Enfant Jésus venait d'apparaître à une religieuse, quand celle-ci entendit le signal annonçant un exercice de règle. Elle s'y rendit aussitôt. À son retour, elle retrouva Jésus, mais comme âgé de vingt-quatre ans, qui lui dit : « Ma fille, ta prompte obéissance m'a fait croître ainsi dans ton coeur. »

Un religieux fut pareillement favorisé de l'apparition de l'Enfant Jésus. On sonna vêpres, et il prit congé du divin Enfant pour aller au choeur, selon l'obéissance. Quand il réintégra sa cellule, Jésus l'attendait et lui dit : « Parce que tu m'as quitté, tu m'as retrouvé ici. Mais si tu étais resté plutôt que d'obéir, c'est moi qui t'aurais quitté. »

Citons encore ce trait de la vie de saint Colomban. Plusieurs de ses moines étaient malades. Voulant éprouver leur obéissance, il leur dit : « Vite, levez-vous tous, et rendez-vous à l'aire battre le blé. » Les vrais obéissants n'hésitèrent pas et se mirent résolument au travail ; les autres, infirmes spirituels autant que malades de corps, ne bougèrent ps du lit. Mais qu'arriva-t-il ? Les obéissants se sentirent soudainement guéris, les autres restèrent malades.

Par contre, le Seigneur a montré aussi plus d'une fois combien lui déplaisent les retards dans l'obéissance. Le bienheureux Jupinière était un jour au jardin, plantant un genévrier, quand saint François l'appela. Jupinière, qui tenait l'arbuste en main, voulut finir de le planter ; aussitôt après, mais seulement après, il se rendit à l'appel. Le saint, pour lui faire comprendre la faute qu'il avait commise en tardant à obéir, maudit le genévrier, lui commandant, de la part de Dieu, de rester tel qu'il était, sans pousser : l'arbuste obéit, et ne poussa pas même d'un travers de doigt. L'auteur qui rapporte ce trait atteste que, de son temps, au couvent de Carinola, où le fait s'était passé, on voyait encore ce genévrier, tout vert, mais tout petit comme on l'avait planté.

Quelle pitié de voir certaines religieuses ne pas exécuter promptement une obédience, uniquement parce que c'est une obédience : cette même action, si elle ne leur était pas imposée, elles la feraient peut-être avec empressement, y trouvant leur volonté propre !

Telle autre ne finira par se décider à se charger d'une besogne qu'après avoir répété fois sur fois : Je ne puis pas ! je ne puis pas ! - Je ne veux pas ! je ne veux pas ! serait plus juste. Saint Joseph Calasanz disait : « Qui cache son "Je ne veux pas" derrière un "Je ne puis pas" ne trompe que lui-même, et non le supérieur. »

3. Le second degré de l'obéissance parfaite, c'est d'obéir avec exactitude, c'est-à-dire ponctuellement et sans interprétations.

Obéir ponctuellement, qu'est-ce donc ? C'est ne rien dérober à Dieu du sacrifice, ne rien retrancher de la victime ; en d'autres termes, c'est exécuter l'ordre reçu de la manière qu'il faut, avec l'application requise, en y employant le temps voulu.

Certaines religieuses sont ponctuelles tant qu'elles sont sous le regard de la supérieure : que celle-ci s'éloigne, elles obéissent encore, mais de façon si imparfaite qu'on ne sait ce qui l'emporte, de leur mérite ou de leur démérite. « La religieuse, disait sainte Marie-Madeleine de Pazzi, a donné sa volonté tout entière, non des pièces et des morceaux. »

Ponctuellement et sans interprétations. Au couvent de Bologne, où se trouvait alors saint Thomas d'Aquin, arrive un jour un certain frère convers d'un autre couvent. Devant sortir aussitôt en ville pour une affaire d'importance, il eut la permission du prieur de prendre pour compagnon le premier confrère qu'il rencontrerait. Or ce premier venu se trouva être saint Thomas, lequel, informé par le frère de l'ordre du supérieur obéit aussitôt. Le frère marchait vite, et comme le saint, à cause de sa corpulence, allait plus lentement, il le pria de hâter le pas, car l'affaire était urgent. Quand il apprit ensuite qui était son compagnon, il lui fit excuses sur excuses. Mais le saint ne témoigna pas le moindre déplaisir de cet incident. Il aurait pu, sans doute, faire valoir que l'ordre du prieur ne le concernait pas. Mais non : il préféra obéir sans réplique ni interprétation. Et comme on lui rappelait le droit qu'il aurait eu de se récuser : « Un religieux, répondit-il, ne doit penser qu'à une chose : comment exécuter ponctuellement l'obédience reçue. »

4. Cassien rapporte un autre trait. L'abbé Jean avait un jour chargé deux jeunes religieux de porter en cadeau un panier de figues à un moine âgé qui habitait fort loin. S'étant égarés, ils allèrent et vinrent par le désert pendant plusieurs jours, sans avoir de quoi manger. En cette extrémité, ils pouvaient, assurément, se permettre une interprétation qui n'eût pas blessé l'obéissance, et prendre pour leur nourriture les figues destinées au solitaire. Mais ils n'y consentirent point, et on les trouva morts, avec le panier de figues à côté d'eux.

Nous ne voulons pas dire par là qu'une obédience doive toujours être éxécutée selon sa lettre et qu'il ne soit jamais permis d'interpréter la volonté du supérieur. L'interprétation est légitime en certain cas, où elle nous apparaît juste et nécessaire. Mais nous disons qu'il y a des interprétations mensongères et forcées, lesquelles se distinguent à peine des désobéissances formelles. Il faut donc s'en tenir à l'obédience, tant qu'on n'est pas certain de l'intention contraire du supérieur.

Autre stratagème. Telle religieuse connaît très bien la volonté de sa supérieure sur un point donné. Néanmoins, elle suit l'inspiration de son caprice, prétextant qu'on ne lui a pas intimé de défense. Telle n'est pas la manière d'agir des vraies obéissantes. « Le vrai obéissant, dit le bienheureux Albert le Grand, n'attend pas un ordre exprès : il lui suffit de savoir, ou de deviner, la volonté de son supérieur pour l'exécuter comme un ordre. » Ainsi obéit-on parfaitement, car, selon l'enseignement du docteur angélique,« la volonté du supérieur, une fois connue par un moyen quelconque, est une espèce d'ordre tacite, » et le parfait obéissant s'y soumet.

5. Le troisième degré de perfection, c'est d'obéir avec joie. Obéir de mauvaise grâce et en murmurant contre les supérieurs, c'est plutôt faute que vertu, au sentiment de saint Bernard. « Si vous vous mettez, dit-il, à juger votre supérieur, si, dans votre coeur, vous murmurez, votre soumission extérieure n'est plus une vertu, mais un voile jeté sur votre malice, » une sorte de vêtement dont vous l'habillez : vous obéissez pour paraître obéissante, mais, en réalité, vous péchez contre la vertu, puisque vous la méprisez dans votre coeur.

Spectacle attristant : certaines religieuses s'appliquent de bon coeur aux seules choses qu'elles ont elles-mêmes demandées, ou, au plus, à celles qu'on a pu leur faire accepter sans trop de prières et de supplications. Par ailleurs, pour qu'elles s'adonnent volontiers à une besogne, il faut que leur amour-propre y trouve sa satisfaction.

6. Manoeuvrer pour obtenir que la supérieure impose ce qu'on aime bien, être, alors seulement, pleine d'une ardeur inconnue en cas contraire, est-ce le moyen de mériter le titre de religieuse obéissante ? Erreur, déclarait saint Ignace de Loyola, de penser qu'on obéit quand on amène le supérieur à commander ce que l'on désire ; et il apporte sur ce point ce témoignage de saint Bernard : « Quiconque, par attaque directe ou par manoeuvre cachée, travaille à transformer sa propre volonté en ordres du supérieur, se trompe lui-même s'il se flatte d'obéir : en ce cas, ce n'est pas le sujet qui obéit au supérieur, mais le supérieur au sujet. »

Les religieuses qui se soumettent à contrecoeur, Trithème va jusqu'à les appeler des « montres de démons », monstra diaboli : le démon obéit lui aussi, mais par force ; et ces religieuses à obéissance forcée, on peut les dire, sous quelque rapport, pires que le démon, car le démon n'a pas, lui, fait à Dieu la promesse d'obéissance qu'elles ont fait par leur voeu.

Aux religieuses de cette espèce, je voudrais demander en quoi consiste leur obéissance : à ne faire allègrement que les choses de leur goût ? et, ce qui n'est pas de leur goût, à le faire de mauvaise grâce et avec un trouble intérieur tel qu'il éclate à tous les yeux ? « Quelle place croit-on laisser à l'obéissance, dit saint Bernard, là où la tristesse et l'amertume ont tout envahi ? »

7. Dieu, dit l'Apôtre, aime celui qui donne avec joie (2Co 9,7), qui accomplit avec joie les oeuvres de l'amour.

La religieuse vraiment obéissante met un plus joyeux empressement à exécuter les obédiences qui contrarient davantage ses goûts, parce qu'elle y trouve un surcroît de garantie qu'elle ne fait point sa volonté, mais celle de Dieu. Or, quel meilleur contentement peut nous procurer une action que celui de nous dire : En faisant ceci, je fais plaisir à Dieu ?

Ma chère soeur, voulez-vous plaire beaucoup à Jésus-Christ ? Priez votre supérieure de vous commander comme elle voudra et sans tant d'égard. Ainsi, elle sera plus à l'aise pour vous employer où il faut, et vous-même vous aurez un plus grand mérite en toutes les obédiences que vous exécuterez. Alors, oui, vous pourrez être assurée de gagner autant en ce à quoi votre inclination vous porte qu'en ce qui répugne à votre amour-propre.

En matière d'obéissance, tenez ferme à cette règle si bien formulée par saint François de Sales : « Ne rien demander, ne rien refuser. »

8. « L'obéissance, disait saint Jean Climaque, est le tombeau de la volonté propre. » Certains appellent l'obéissance la mort de la volonté propre ; mais il vaut mieux, avec saint Jean Climaque, l'en appeler le tombeau. Un mort, tant qu'il n'est pas enterré, tout mort qu'il est, se laisse voir. Une fois enterré, il disparaît à tous les regards. Il y a des religieuses qui, par respect pour l'obéissance, ont fait mourir leur volonté, mais elles la laissent encore paraître au dehors. Aux plus parfaites, il ne suffit pas que leur volonté soit morte, ni qu'elle le reste : elles la tiennent ensevelie, si bien qu'elles ne la laissent plus paraître.

Sainte Marie-Madeleine de Pazzi fut, en cela, particulièrement admirable : ses supérieures ne pouvaient arriver à savoir quels étaient ses goûts et ses répugnances. Faites de même : témoignez toujours la plus complète indifférence pour tout ce qui peut vous être imposé par l'obéissance, charges, emplois, occupations ; à tout ce qui vous sera imposé, portez-vous avec pleine allégresse ; et, pour trouver cette sincère allégresse dans vos emplois, acquittez-vous-en dans la seule fin de plaire à Dieu.

Si vous avez quelque autre fin, par exemple de gagner les bonnes grâces de la supérieure, de l'obliger à ne pas rejeter une de vos demande, d'échapper aux corrections, de ne point passer pour peu obéissante, si ces vues intéressées inspirent votre obéissance, vous contenterez la supérieure, mais vous ne contenterez point Dieu, et, après avoir supporté la fatigue et les ennuis de l'obéissance, vous ne trouverez point la paix.

En outre, je vous le dis, dès lors que vous aurez cette unique intention de plaire à Dieu, vous obéirez gaiement, non seulement quand la supérieure vous commandera avec bonne grâce et douceur, mais encore quand elle le fera avec raideur et d'un ton impérieux. Et c'est là qu'est le mérite. Sainte Gertrude, rapporte que le père Rodriguez, priait un jour Notre-Seigneur d'enlever à l'abbesse de son monastère le défaut qu'elle avait d'être rude et de s'impatienter souvent avec ses soeurs. Mais Notre-Seigneur répondit qu'il lui laissait ce défaut, d'abord pour la maintenir elle-même dans l'humilité, ensuite pour augmenter le mérite des soeurs par le support de ces procédés peu agréables.

9. Le quatrième degré qui achève de donner à l'obéissance sa perfection, c'est d'obéir avec simplicité, selon le mot de l'Apôtre : Obéissez dans la simplicité de votre coeur (Ep 6,5).

La simplicité du coeur consiste à soumettre son jugement propre au jugement du supérieur, à regarder comme juste tout ce que le supérieur nous impose.

Voici comme le Saint-Esprit enseigne à l'Épouse sacrée la manière d'obéir, pour que son obéissance soit parfaite : O la plus belle parmi les femmes, si tu ne te connais pas, c'est-à-dire si tu ne sais pas à quel point tu peux te rendre chère à mon coeur par tes actions, je vais te le dire : Sors de toi-même, et va-t’en sur les traces des troupeaux (Ct 1,7). Observe les brebis, quand on les mène au pâturage : elles ne demandent pas pourquoi on les conduit ici ou là, pourquoi à telle heure, pourquoi on presse ou on ralentit le pas : elles obéissent au berger sans répliquer. Ainsi doit faire la bonne religieuse : obéir sans se mettre en peine du pourquoi.

Un grand serviteur de Dieu, le père Pavone, de la Compagnie de Jésus, disait : « L'obéissance, pour être parfaite, doit marcher sur ses deux jambes : la volonté et l'entendement. Quand on obéit avec la volonté seule et non avec l'entendement, en se permettant de juger autrement que le supérieur, cette obéissance-là n'est point parfaite, mais boiteuse. » Sainte Marie-Madeleine de Pazzi a dit, dans le même sens : « La parfaite obéissance requiert une âme sans volonté et une volonté sans jugement. » Aussi ajoutait-elle que, « pour arriver à obéir parfaitement, elle se préoccupait d'abord de mettre son jugement en prison, puis elle s'acquittait de l'obédience ».

Par contre, celui qui ne pratique pas la soumission du jugement aura peine à obéir de bon coeur. Dès lors son obéissance sera obéissance d'esclave, non d'enfant ; obéissance forcée, non d'amour.

C'est là ce que donne à entendre l'Apôtre quand il dit : Obéissez... de bon coeur... comme servant le Seigneur et non des hommes (Ep 6,5-7). Non, non, jamais nous n'obéirons de bon gré, tant que nous n'aurons pas l'intention d'obéir à Dieu, qui ne peut se tromper en ce qu'il nous commande, et ne nous commande aucune chose qui ne soit pour notre bien.

10. « L'obéissance parfaite, dit saint Thomas, embrasse tout ce qui est permis. » Hormis le péché, rien donc ne l'arrête, pas même l'impossible, ou ce qui lui paraît tel ; elle ne songe qu'à exécuter l'ordre reçu, car, de savoir si une chose est faisable ou non, ce n'est pas au sujet à en décider.

Saint Bernard a écrit : « La parfaite obéissance n'a que faire de la discrétion, » chez le sujet qui obéit. Et ailleurs : « La persévérance dans sa vocation est impossible à un novice prudent, » c'est-à-dire à un novice qui veut régler son obéissance sur les lumières de sa propre prudence. Pourquoi ? Parce que, répond le saint, « au supérieur de discerner » ce qu'il convient de faire, et de prendre les décisions ; « au sujet d'obéir, » c'est son unique rôle, et il y a insupportable orgueil à s'approprier la fonction réservée au supérieur.

Saint Ignace de Loyola disait un jour que, si le pape lui ordonnait d'entreprendre un voyage sur mer dans une barque sans mât, sans rames et sans voiles, il obéirait aussitôt, à l'aveugle. On lui fit observer l'imprudence qu'il y aurait à se mettre volontairement en péril de mort. « De la prudence, répondit sagement le saint, il en faut au supérieur ; mais la prudence du sujet consiste à obéir sans prudence. »

11. Comme l'argile est dans la main du potier (Si 33,13), ainsi le sujet doit se mettre dans la main de son supérieur pour qu'il fasse de lui ce qu'il voudra. L'argile, demande Isaïe (Is 45,9), dira-t-elle à celui qui la façonne : Que fais-tu ? Si elle avait cette témérité, le potier lui répondrait : « Tais-toi ; il ne t'appartient pas de savoir ce que je fais ; ton seul rôle est d'obéir et de te laisser façonner comme je juge à propos. »

C'est la réponse que méritent ces religieuses qui veulent savoir pourquoi on leur donne telle obédience, pourquoi tel emploi et non tel autre. Et voilà bien ce qu'écrivit saint Jérôme au moine Rustique : « Ton office est d'obéir : garde-toi de juger les décisions de tes supérieurs. »

On lit dans les Vies des moines de la Trappe qu'un père abbé avait fait arranger et orner l'église. Il vint en pensée à un bon religieux, nommé dom Arsène, que cette dépense était superflue. Mais, réfléchissant ensuite que c'était là un jugement contraire à celui de son supérieur, il alla aussitôt s'en accuser, en versant d'abontantes larmes comme s'il avait commis un grand crime. L'abbé eut beau lui répondre que cette faute ne lui paraissait pas aussi grave que le coupable se l'imaginait, tout ce qu'il put dire n'arrêta point le cours des larmes qui coulaient encore quand le religieux quitta son supérieur.

12. Cette obéissance aveugle, que les saints ont tant louée, regarde comme bien fait tout ce que font les supérieurs. Voici ses fondements :

1° Personne en doit, dans les choses qui le concernent, se fier à son propre jugement. Le proverbe a raison : Nul n'est bon juge en sa propre cause, car l'amour-propre est en jeu, et il ne nous laisse guère discerner le vrai du faux.

2° Le sujet ne connaît bien que ce qui le concerne ; le supérieur a des renseignements beaucoup plus amples, qui lui permettent de mieux juger.

3° Souvent, le sujet n'a en vue que son bien particulier ; le supérieur doit envisager le bien commun.

4° Les supérieurs, ainsi que le disait sainte Marie-Madeleine de Pazzi, ont une assistance particulière de Dieu pour le gouvernement de la communauté : dès lors ils ont une lumière que n'ont pas les sujets.

13. Il est écrit de saint Paul que, au moment qui suivit sa conversion, tout en ayant les yeux ouverts, il ne voyait rien, et il fallut le prendre par la main pour le conduire (Ac 9,7). Certaines religieuses consentent à obéir, mais elles veulent voir si ce qui leur est commandé est bon ou mauvais pour elles ; qu'une chose, d'après leur appréciation, ne leur convienne pas, ou elles résistent, ou elles ne se soumettent que de mauvaise grâce ; elles se permettront même parfois de trouver que la supérieure est imprudente, peu sage et partiale.

D'où cela vient-il ? Du manque d'obéissance aveugle, et de la prétention à exiger des supérieurs qu'ils rendent compte de leurs ordres. Or, dit saint Bernard, « pareille exigence est indice de volonté très imparfaite ».

Le démon prit ce biais pour tenter Eve, et par là il réussit à l'entraîner au mal. Pourquoi, lui dit-il, Dieu vous a-t-il commandé de ne pas manger de tout arbre du jardin ? (Gn 3,1). Si Eve avait aussitôt répondu : « Ce n'est point notre affaire d'examiner le pourquoi, nous n'avons qu'à obéir, » la malheureuse n'aurait pas succombé. Mais ce « pourquoi », elle se prit à y réfléchir, et elle répondit : « Tous ces fruits nous sont permis ; d'un seul il nous est défendu de manger, de peur que peut-être nous ne mourions (Gn 3,3). » Peut-être : Eve commençait donc à douter du châtiment annoncé ; ce que voyant, le serpent reprit : « Ne craignez rien : non, vous ne mourrez pas (Gn 3,4). » Et ainsi l'amena-t-il à transgresser le précepte divin.

14. Les religieuses vraiment obéissantes se dispensent de rechercher la raison des ordres reçus. Elles ont les yeux ouverts, comme les avait saint Paul, c'est-à-dire un esprit capable de juger; mais elles ne voient rien, car elles soumettent, par déférence pour l'autorité, leur jugement au jugement de qui leur commande.

Aussi disait saint Jean Climaque, « les religieux doivent chasser les pensées contraires à l'obéissance comme on chasse les pensées qui offensent la chasteté : aussitôt et sans raisonner ; et, loin de soumettre à la critique des décisions de l'autorité, ils doivent chercher des raisons pour les défendre toujours et les justifier.»

Le Seigneur a manifesté plusieurs fois par des prodiges le plaisir qu'il prend à l'obéissance aveugle des personnes religieuses. Sulpice Sévère rapporte qu'un jeune homme se présenta à un monastère pour solliciter son admission, l'abbé voulut mettre son obéissance à l'épreuve : il lui ordonna d'entrer dans une fournaise qui se trouvait en pleine activité ; le jeune homme s'y précipita aussitôt, et il en sortit indemne et les vêtements mêmes intacts.

Il y a aussi le trait célèbre rapporté par saint Grégoire au sujet de saint Benoît. Le jeune saint Placide venait de tomber dans la rivière : saint Benoît ordonne à saint Maur d'aller le chercher, et saint Maur va le chercher en effet en marchant sur les eaux.

Sans doute, ces exemples ne sont pas à imiter, car de tels faits supposent une impulsion extraordinaire de Dieu, laquelle donne aux supérieurs et aux sujets la certitude de la volonté divine. Mais ils nous donnent cette utile leçon, que Dieu agrée grandement une obéissance aveugle et qui ne raisonne pas.

Bien des fois, les supérieurs, pour exercer cette obéissance aveugle, ordonnent des choses ineptes et contraires à la raison naturelle. Saint François faisait planter les choux à ses religieux la tête en bas et les racines en l'air. Il ordonnait au frère Massé de tourner sur lui-même jusqu'à tomber par terre. Sainte Thérèse soumettait ses filles à de semblables expériences.

À quoi cela sert-il? me dira quelqu’une. Je réponds : à quoi sert-il de prendre de jeunes poulains pour les faire tantôt courir, tantôt s'arrêter, tantôt reculer, sans nécessité aucune ? Cela les rend dociles à la bride. Il y a utilité du même genre à exercer les religieux en des choses qui semble déraisonnables et futiles : on les habitue ainsi à briser leur volonté et à soumettre leur jugement à l'obéissance.

15. « N'est point obéissant, disait saint Joseph Calasanz, qui, dans son obéissance, suit son propre jugement. »

Gardez-vous donc, ma chère soeur, gardez-vous, en tout ce que vous ferez durant votre vie entière, de vous fier à vous-même contre l'avis de vos supérieurs. Saint Philippe de Néri avertissait

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[P.151-160] : (p. 151) chapitre 8

femme. Saint Jérôme, alors qu'il vivait retiré dans la grotte de Bethléem, où il s'adonnait à une continuelle oraison et aux plus rudes pénitences, était terriblement molesté par le souvenir des dames qu'il avait vues longtemps auparavant à Rome. Le moyen, après cela, qu'elles soient préservées de semblables ennuis, les religieuses qui se mettent et se remettent à regarder les hommes sans aucune réserve?

Ce qui fait le mal, dit saint François de Sales, ce n'est pas tant de voir que de regarder. De là cette règle donnée par saint Augustin : « Que nos yeux tombent sur quelque personne, point de mal, mais qu'ils ne se fixent sur aucune. »

Saint Ignace de Loyola réprimanda le père Manarée de ce que, prenant congé de lui avant d'entreprendre un lointain voyage, il l'avait regardé fixement en face. Apprenons de là qu'il y a inconvenance, pour des religieuses, à regarder fixement en face des personnes même de leur sexe, surtout si elles sont jeunes. Je dis que cela ne dépasse point, pour l'ordinaire, les limites de l'inconvenance. Mais s'il s'agit de personnes jeunes de sexe différent, je ne sais trop comment n'y point voir un péché véniel, et même, s'il y avait danger de prochain de consentement, un péché mortel. « Il n'est pas permis de regarder, dit saint Grégoire, ce qu'il n'est pas permis de désirer. » On chassera, je le veux bien, les mauvaises pensées, suite ordinaire des regards imprudents ; mais elles troublent l'âme et il est malaisé qu'elles n'y laissent quelque tache.

Le frère Roger, franciscain, se distinguait par un don particulier de pureté. On lui demanda un jour pourquoi, avec les femmes, il était si réservé dans ses regards. « Quand l'homme, répondit-il, fuit les occasions, Dieu le garde ; mais lorsque de lui-même, il se jette au danger, le Seigneur l'abandonne justement, et il est à craindre qu'il ne tombe en quelque faute grave. »

6. Admettons que la liberté des regards ne cause aucun autre mal : du moins elle enlève à l'âme le recueillement pour le temps de l'oraison. C'est le moment où, imprimées dans l'âme, les images des choses qu'on a vues repassent dans l'esprit, apportant mille distractions. Par ailleurs, si, dans l'oraison, on a eu quelque recueillement, les yeux qui se promènent à l'aventure auront bientôt fait de le dissiper. Il est certain qu'une religieuse peu recueillie ne saura guère s'appliquer à l'exercice des vertus : humilité, patience, mortification, et autres. C'est pourquoi il faut nous abstenir de regarder par curiosité des objets extérieurs qui nous distraient des pensées saintes : fixons nos regards uniquement sur les objets qui nous portent à Dieu.

Saint Bernard disait : « Les yeux à terre nous aident à tenir le coeur au ciel. » Et saint Grégoire de Nazianze : « Quand Jésus-Christ vient dans un coeur, il y amène la modestie. »

Est-ce à dire qu'il ne faille jamais lever les yeux et ne jamais rien regarder ? Je ne prétends pas cela. Regardons, ai-je dit, les objets qui nous portent à Dieu, comme les saintes images, et aussi les campagnes, les fleurs et choses semblables, car ces beautés de la création nous élèvent à la contemplation du Créateur.

Mais, pour l'ordinaire, une religieuse fervente tient les yeux baissés, surtout là où le regard peut rencontrer des objets dangereux. Doit-elle converser avec des hommes ? qu'elle s'interdise de tourner les yeux pour voir, et encore moins pour regarder, comme nous l'avons dit plus haut avec saint François de Sales.

7. Autre considération importante : la modestie des yeux n'est pas nécessaire seulement pour notre avantage personnelle, elle l'est aussi pour l'édification du prochain.

Dieu seul voit notre coeur. Les hommes ne voient autre chose que nos actions extérieures, et par elles nous les édifions ou nous les scandalisons. À son air on connaît un homme (Si 19,26), dit l'Ecclésiastique : on juge du dedans par le dehors.

Aussi, le religieux doit être, comme l'Évangile le dit de saint Jean-Baptiste, la lampe qui brûle et qui luit (Jn 5,35) : lampe qui brûle des ardeurs de l'amour divin, dans le coeur ; lampe qui répand sa lumière resplendissante aux yeux de quiconque l'observe, par la modestie.

Les religieux doivent s'appliquer particulièrement cette parole de l'Apôtre à ses disciples : Nous sommes donnés en spectacle au monde, aux anges et aux hommes (1Co 4,9). Et cette autre : Que votre modestie soit connue de tous les hommes : le Seigneur est proche (Ph 4,5). Les personnes religieuses sont l'objet d'une observation attentive de la part des anges et des hommes : dès lors, leur modestie doit être connue de tous ; si non, elles auraient un compte redoutable à rendre à Dieu de leur immodestie, à l'heure du jugement. Par contre, quelle aimable édification donne une religieuse ou un religieux modestes, qui tiennent toujours les yeux baissés ! Comment leur vue porte à la dévotion !

On connaît le trait célèbre de saint François d'Assise. Il dit à son compagnon qu'il veut aller prêcher. Il sort du couvent, parcourt le pays les yeux modestement baissés, puis s'en revient. « Et le sermon, quand le ferez-vous ?» lui demande son compagnon. « Le sermon est fait, répond le saint ; c'est la modestie des yeux dont nous avons donné l'exemple à ce peuple. »

On lit aussi de saint Louis de Gonzague que, durant son séjour à Rome, les étudiants attendaient exprès, au Collège Romain, son arrivée et son départ, pour observer et admirer sa grande modestie.

8. « L'aspect d'un homme juste, dit saint Ambroise, est un avertissement à la foule. » La modestie des personnes vertueuses est, pour les mondains, une pressante invitation à s'amender. Le saint ajoute : « Faire du bien rien qu'à se laisser voir, oh! la belle chose! »

On raconte, à ce propos, que saint Bernardin de Sienne, encore séculier, mettait par sa seule présence, un frein à la licence de ses jeunes compagnons. En le voyant paraître, ils s'avertissaient les uns les autres : « Voici Bernardin : silence ! » Et ils se taisaient ou changeaient de conversation.

Saint Grégoire de Nysse rapporte pareillement que saint Éphrem n'avait qu'à se montrer pour élever les âmes vers la piété : nul ne pouvait le regarder sans être ému et sans devenir meilleur.

La vie de saint Bernard renferme un trait analogue. Lors de la visite qu'Innocent II fit au saint à Clairvaux, à la vue de l'abbé et de ses moines, tous si modestes et les yeux baissés vers la terre, le pape et les cardinaux furent saisis s'une pieuse émotion, à ne pouvoir retenir leurs larmes.

Surius raconte de saint Lucien, prêtre et martyr, cette chose plus admirable : sa modestie, à elle seule, frappait tellement les païens qu'elle les décidait à embrasser la foi. C'est au point que l'empereur Maximien, quand il le fit paraître devant lui, craignit d'être tenté lui aussi, à sa vue, de se faire chrétien, et, ne voulant pas le regarder, fit étendre un voile entre eux pour lui parler.

Cette modestie des yeux, notre Sauveur lui-même nous en a donné la toute première leçon. Pourquoi, remarque un savant auteur, les évangélistes notent-ils que Jésus-Christ, en certaines occasions, leva les yeux et regarda ? Ainsi saint Luc (Lc 6,20) : Levant les yeux vers ses disciples... Et saint Jean (Jn 6,5) : Jésus donc, ayant levé les yeux... C'est pour nous marquer qu'il tenait les yeux habituellement baissés. L'Apôtre, à son tour, loue la modestie de Notre-Seigneur quand il écrit à ses disciples : Je vous conjure par la douceur et la modestie de Jésus-Christ. (2Co 10,1)

Je conclus par cette recommandation de saint Basile à ses moines : « Mes enfants, si nous velons tenir notre âme tournée vers le ciel, tenons nos yeux tournés vers la terre. » Aussi, dès le matin à notre réveil, ne manquons jamais d'adresser à Dieu cette prière de David : Détournez mes yeux pour qu'ils ne voient point la vanité (Ps 118,37).


S. Alphonse - la religieuse - p. 129 (chap. 7 OBÉISSANCE PARFAITE)