Ambroise virginité 5100

L'hémorroïsse.


5100 Elle espéra en lui, celle qui souffrait d'une perte de sang et fut soudain guérie ; mais c'est qu'elle s'approcha avec foi (Lc 8,43 s.). Et toi, ma fille, touche avec foi au moins sa frange ; alors le flux des voluptés du monde, débordant à la manière d'un torrent, sera desséché par la chaleur du Verbe Sauveur : à condition cependant de l'aborder avec foi, de saisir avec une égale dévotion au moins la frange extrême de la parole divine, de tomber tremblante aux pieds du Seigneur. Où sont les pieds du Verbe sinon où se trouve le corps du Christ ? O foi plus riche que tous les trésors ! foi plus robuste que toutes les ressources du corps, plus salutaire que tous les médecins ! Dès que cette femme approcha, elle éprouva une vertu, elle obtint la guérison : de même, si tu présentes l'oeil à la lumière, il est éclairé avant que tu ne le sentes et l'action de la lumière devance tous les préparatifs. La maladie invétérée, la maladie sans remède, qui avait défié toutes les inventions de l'art et l'argent dépensé, est guérie au seul toucher de la frange. Il te faut donc, ô vierge, observer la réserve de cette femme en t'approchant et imiter sa dévotion par ta foi.


5101 Mais comme c'est chose digne d'éloge que celle qui rougissait d'être vue n'ait pas rougi d'avouer son mal ! Ne dissimule donc pas tes chutes, avoue ce qu'il connaît déjà. Ne rougis pas de ce dont les prophètes n'ont pas rougi. Écoute Jérémie : « Guéris-moi, Seigneur, dit-il, et je serai guéri. » (Jr 17,14) De même celle-ci disait-elle en touchant sa frange : « Guéris-moi, Seigneur, et je serai guérie, (sauve-moi, Seigneur, et je serai sauve), car ma gloire c'est toi. » () Il n'y a de saine que celle que tu as guérie.


5102 Si pourtant l'on te dit — car souvent les croyants sont tentés de la sorte : « Où est le Verbe de Dieu, qu'il vienne ! » (Jr 17,15) — on l'a dit au Seigneur lui-même : « Qu'il descende à présent de la croix et nous croirons en lui ; il s'est confié au Seigneur, qu'il le délivre maintenant, s'il le veut ! » (Mt 27,42-43) — si donc on te dit ces insultes, si l'on veut te provoquer à discuter, ne réponds pas : le Christ n'a pas voulu répondre à de tels propos. N'interroge que le Christ ; si tu parles à ceux-là, ils ne te croiront pas ; si tu les interroges, ils ne te répondront pas (Lc 22,67-68). Dis au seul Verbe : « Je n'ai point peiné en te suivant et je n'ai pas souhaité le jour de l'homme. » (Jr 17,16)


5103 Ainsi parla cette femme, et le sang cessa de couler. Malgré sa fatigue, malgré sa souffrance, après avoir longtemps cherché le Christ, elle n'en dit pas moins : « Je n'ai point peiné en te suivant » ; elle ne peine pas, celle qui suit le Christ, puisqu'il appelle à lui ceux qui peinent, pour qu'ils se reposent (Mt 11,28). Donc suivons-le : tant que nous le suivons, nous ne peinons pas, car « il n'y a pas de peine en Jacob » (Nb 21,21) 31 ; et Isaïe : « Ceux qui comptent sur le Seigneur courront et ne peineront pas. » (Is 40,31)

31. Le sens exact du texte est : II n'y a pas d'iniquité en Israël.

5104 Comme ensuite le Seigneur demandait qui l'avait touché ne te semble-t-il pas qu'elle a dit : Pourquoi cette question, Seigneur ? Tu sais, ce qui sort de mes lèvres est devant toi ; aussi je ne rougis pas d'avouer mes propres fautes. « Que mes persécuteurs soient confondus et moi je ne serai pas confondue. » (Jr 17,18)


5105 Pierre n'a pas rougi de dire : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un pécheur » (Lc 5,8) : cet homme sage, pondéré, en qui devait être le fondement de l'Eglise et l'enseignement de la vie morale, a bien vu que rien ne lui serait plus avantageux que de ne pas se laisser exalter par la nécessité de son travail (ou par l'action secourable de Dieu). Aussi : « Éloigne-toi de moi, Seigneur », dit-il ; il ne demande pas à être abandonné, mais à ne pas se gonfler. De même Paul se glorifie de l'aiguillon de la chair qui lui a été ménagé pour qu'il ne s'enorgueillisse pas. La jactance est dangereuse : même Paul la redoute ; elle est périlleuse : on la prévient même chez Paul. Mais il ne pouvait pas aisément être ébranlé et tomber, lui qui redoutait d'être exalté par ses révélations : aussi, tel un vaillant athlète, il se réjouit d'avoir appris l'art d'acheter la santé de l'âme au prix de la blessure du corps.


5106 Donc, toi aussi, quand tu vois abonder et surabonder en toi les bienfaits divins, mesure ta force, rends grâce à Dieu et fais de la considération de ton corps l'ancre de ton navire, de crainte que le souffle de quelque vanité ne te ballotte sur les flots immenses du monde. Souvent la sage abeille, lorsqu'elle pressent les mouvements de l'air, prend de petits cailloux comme lest à travers le vide des nuages 32, de crainte que les souffles des vents ne jettent à terre la légère armature de ses ailes. Paul et Barnabé se sont jugés en péril, voyant qu'on les adorait (Ac 14,12-13). Toi aussi, vierge, comme la petite abeille, prends garde que le vol de tes ailes ne soit emporté au souffle de ce monde.

32. Réminiscence de Virgile, Géorgiques, IV, 194-196 : (en cas de mauvais temps) « elles se risquent à de courtes sorties, et souvent emportent des cailloux, à la manière dont les barques se lestent de sable quand le flot les secoue ».


5107 Car l'âme a son vol ; aussi est-il dit : « Qui sont ceux-là, qui volent comme les nuées, comme les colombes avec leurs petits ? » (Is 60,8) L'âme a donc un vol spirituel, qui en un court instant parcourt le monde entier ; car les pensées des sages sont dégagées : plus elles se haussent aux choses élevées et divines, plus elles sont portées, sans être aucunement gênées par la masse terrestre. Ainsi s'attachant à Dieu, portant en soi l'empreinte de l'image céleste, une fois qu'elle a assuré son char contre l'emballement des chevaux, soulevée par le battement des ailes spirituelles vers le royaume céleste et pur, l'âme dédaigne tout ce qui est au monde, et, appliquée aux vertus éternelles, elle plane au-dessus du monde. Car au-dessus du monde est la justice, au-dessus du monde la charité, au-dessus du monde la chasteté, au-dessus du monde la bonté, au-dessus du monde la sagesse : même si elle est dans le monde, elle est cependant au-dessus du monde.


5108 La justice était au-dessus du monde lorsque le diable lui offrait tous les royaumes du monde et toute sa gloire (Mt 4,8). Il était au-dessus du monde, ne touchant à rien du monde ; aussi bien dit-il : « Le prince de ce monde vient, et il ne trouvera rien en moi. » (Jn 14,30) Apprends donc à être, en ce monde, au-dessus du monde ; tu portes un corps : que voltige en toi l'oiseau intérieur 33. On est au-dessus du monde quand on porte Dieu en son corps (1Co 6,20).

33. Cf. Des Vierges, III, 8.


5109 Mais nous ne pouvons imiter Dieu ? Imitons les apôtres : le monde les détestaient, parce qu'ils n'étaient pas du monde (Jn 15,19) ; imite-les, marche à leur suite. — Mais, penses-tu, il est ardu pour des forces humaines de s'élever au-dessus du monde ! — Tu as raison : car s'il a été donné aux apôtres d'être supérieurs au monde, ce ne fut pas comme égaux au Seigneur, mais comme ses disciples et à sa suite. Sois, toi aussi, disciple du Christ, imitatrice du Christ ; et il prie pour toi comme il a prié pour eux : « Je ne prie pas seulement pour les Apôtres, mais pour ceux qui croiront en moi sur leur parole, afin que tous soient un. » (Jn 17,20-21) Le Seigneur veut donc que nous soyons un, afin que nous soyons tous au-dessus du monde, qu'il y ait une chasteté, une volonté, une bonté, une grâce. C'est ce qui entretient et fait croître le vol de l'âme.


5110 Donc pas de paresse, émergeons du terrestre ; telle est la nature des ailes qu'en s'agitant elles se fortifient. Le vol est facilité par ce qui plaît à l'âme : si elle suit toujours Dieu, si elle désire demeurer dans la maison de Dieu, si elle se nourrit de se délecter en lui et se repaît des merveilles des puissances célestes, elle laissera au dehors l'envie, qui est étrangère au choeur des anges ; au dehors les convoitises du corps, qui ne doivent pas souiller le temple de Dieu. Puisque nous sommes le temple de Dieu (1Co 3,16), nous devons donc renoncer aux sollicitudes matérielles.


5111 Et pour ne pas avoir l'air d'emprunter à autrui des pensées philosophiques ou poétiques, en parlant de chars, de chevaux, d'ailes de l'âme, — choses qu'ils ont plutôt empruntées aux nôtres — il apparaît que nous avons fait usage de nos propres ressources par la suite de la lecture du prophète. Ézéchiel le saint s'exprime ainsi : « La main de Dieu se posa sur moi et je vis : voici que se levait un souffle, venant de l'Aquilon ; il y avait une grande nuée, un feu resplendissant, et tout autour une lumière comme celle de l'ambre au milieu du feu ; une lumière, et au milieu l'apparence de quatre animaux. » (Ez 1,3 s.)


5112 Tu le vois : voilà déjà quatre animaux décrits. De quelle sorte sont-ils, nous devons y regarder : « Leurs aspect ressemblait à celui de l'homme, une face de lion à droite pour tous les quatre, une face de taureau à gauche pour tous les quatre, et une face d'aigle au-dessus de tous les quatre, et leurs ailes étendues. » (Ez 1,10-11).


5113 Ici encore nous comprenons que l'âme est décrite, les quatre animaux étant ses quatre passions — mais non pas comme celles dont nous avons parlé plus haut 34 : alors l'âme en était encore à s'instruire et commençait seulement à progresser ; ici l'âme est montrée parfaite. Aussi bien celles-là étaient appelées au ciel ; celle-ci est au ciel avec le Verbe de Dieu. Or elle a quatre passions, comparées à l'aspect de l'homme, du lion, du taureau et de l'aigle. Nous avons appris à voir figurées dans ces visages les caractéristiques des évangiles ; de même, ici par les figures des animaux s'expriment les diverses affections de l'âme : raisonnable dans l'homme, impétueuse dans le lion, concupiscible dans le taureau, voyante dans l'aigle.

34. Cf. plus haut 95.


5114 Les sages de la Grèce ont en effet noté qu'il y a, chez tout homme sage, logistikon, thymètikon, épithymètikon, dioratikon ; pour les Latins, la prudence, la force, la tempérance et la justice. La prudence appartient à la raison humaine, la force a la vigueur d'une vertu fière et méprise la mort ; la tempérance, liée par la charité sainte, contemplant les mystères célestes, dédaigne les plaisirs du corps ; la justice semble installée sur un tribunal élevé : elle voit et examine tout ; née pour les autres, non pour elle-même 35, elle est moins attentive à ses avantages qu'au bien public ; et c'est à bon droit que l'âme qui accomplit la justice reçoit l'emblème de l'aigle : elle fuit le terrestre, s'élève et s'applique tout entière au mystère du ciel et reçoit la gloire de la résurrection pour prix de son équité : aussi lui est-il dit : « Ta jeunesse se renouvellera comme celle de l'aigle. » (Ps 102,5)

35. La formule se retrouve, textuelle, en d'autres endroits de l'oeuvre ambrosienne ; elle correspond à sa conception de la justice, qui pour lui embrasse toutes relations avec le prochain.


5115 Cette âme est donc, également selon David, soutenue par des ailes spirituelles : il a si bien voulu nous la montrer comme un oiseau qu'il dit ailleurs : « Notre âme, telle un passereau, a été arrachée au filet des chasseurs » (Ps 123,7) ; et encore : « J'ai confiance dans le Seigneur ; pourquoi dites-vous à mon âme : Émigré vers la montagne comme le passereau » (Ps 10,2) ? L'âme possède donc ses ailes, sur lesquelles elle peut, libérée, s'élever de terre. Or l'armature de ces ailes n'est pas un assemblage matériel de plumes, mais la trame continue des bonnes actions, comme pour ce serviteur du Seigneur, qui dit à bon droit : « J'espère à l'ombre de tes ailes. » (Ps 56,2). Non seulement les mains du Seigneur, clouées à la Croix, étendues comme pour un vol, mais aussi ses actions divines, telle une ombre rafraîchissante du salut éternel, ont apaisé l'incendie dont le monde était embrasé.


5116 Puisqu'il nous a été donné de quoi voler, c'est donc à chacun de réveiller en soi la grâce de Dieu, d'oublier le passé, de désirer le meilleur, de tendre vers ce qui lui est réservé (Ph 3,13), loin des honneurs des charges, loin des feux du monde, de peur que, selon le récit des fables, la cire fondant à la chaleur du soleil ne fasse tomber les ailes et ne mette fin au vol d'Icare. Racontars sans sérieux ; mais on a voulu dire sous forme poétique que la maturité des sages assure leur vol à travers le siècle, au lieu que la légèreté de la jeunesse, sujette aux convoitises du monde, perdant ses ailes, voyant par l'oubli de la vérité se dissoudre l'assemblage de ses mérites, retombe à terre pour son plus grand malheur.


5117 Le vol n'est pas facile à tout le monde : la course de la vie humaine est malaisée, nos animaux intérieurs étant en désaccord. Mais si notre activité est convenablement ordonnée, le Prophète verra, chez nous aussi, la roue au-dessus de terre jointe aux quatre animaux. Ézéchiel la verra encore : car il voit encore, vit et vivra. Il verra, dis-je, une roue au milieu de la roue, descendant sur terre sans heurt (Ez 1,15-16). La roue sur terre, c'est la vie du corps adaptée à la vigueur de l'âme et formée au précepte de l'Évangile par une course ordonnée ; la roue au milieu de la roue, c'est, pourrait-on dire, la vie à l'intérieur de la vie, en ce sens que la vie des saints n'offre pas de dissonance, mais tel a été le premier âge, tel est le suivant, — ou encore que dans cette vie corporelle se déroule la pratique de la vie éternelle.


5118 Quand tout cela sera mis d'accord, alors retentira la parole divine ; alors sur l'image d'un trône apparaîtra l'image et ressemblance d'un homme (Ez 1,26). Cet homme, c'est le Verbe : car a le Verbe s'est fait chair » (Jn 1,14). Cet homme conduit nos animaux et gouverne nos moeurs ; suivant la valeur de nos mérites, il monte souvent sur un char ou sur une montagne ou sur une barque — mais sur la barque où voguent les apôtres, où pêche Pierre (Lc 5,3 s.) ; car ce n'est pas une barque quelconque que celle qui est emmenée au large (Mt 17,1), c'est-à-dire séparée des incroyants. Pourquoi le choix d'une barque où le Christ peut siéger et enseigner la foule, sinon parce que la barque, c'est l'Église qui, ses voiles suspendues à la Croix du Christ, sous le souille de l'Esprit-Saint, vogue heureusement dans ce inonde ?


5119 Pierre pêche donc sur cette barque : il a ordre de pêcher tantôt au filet, tantôt à l'hameçon. Mystère grandiose ! C'est, semble-t-il, une pêche spirituelle qui jette dans le monde l'hameçon de la doctrine, afin de tirer de la mer le premier martyr, Etienne, contenant dans ses entrailles l'impôt du Christ 36 : car le martyr du Christ est le trésor de l'Église. Donc le martyr qui le premier est monté de la mer au ciel, le ministre de l'autel capturé par Pierre, est enlevé non au filet, mais à l'hameçon, pour être élevé au ciel par le filet de son sang. Il avait un trésor dans sa bouche lorsqu'il rendait témoignage au Christ : car quel est en nous le trésor, sinon le Verbe de Dieu ? L'homme parfait est donc péché par les filets et l'hameçon de Dieu ; le filet le capture, l'hameçon l'enferré ; mais le filet capture la foule, l'hameçon fait choix d'un seul. Oh ! S’il m'était donné de mordre à cet hameçon qui brûlerait ma bouche et me donnerait le salut au prix d'une blessure légère !

36. Il y a ici référence à la pêche mentionnée en
Mt 17,26 s., qui permit au Seigneur d'acquitter le tribut pour lui et pour Pierre, — et en même temps au martyre de saint Etienne. Le sujet est développé plus au long dans les traités sur saint Luc, IV, 73-75.


5120 Vous donc, mes filles, entrez dans les filets des apôtres, qui sont jetés non par l'autorité de l'homme mais sur la parole de Dieu (Lc 5,5) : car le filet de la sagesse et de la doctrine spirituelle, c'est le Royaume des cieux, selon l'Écriture : « Le Royaume des cieux est semblable au filet jeté dans la mer. » (Mt 13,47).


5121 Vous avez entendu aujourd'hui37 le Seigneur Jésus dire à Simon : « Conduis au large et jette tes filets pour pêcher. » (Lc 5,4) Auparavant Pierre ne conduisait pas au large : il pêchait dans le lac ; c'était la mer, ce n'était pas le large ; l'Écriture ignore la haute mer. Qu'est-ce que le large ? Écoute : « L'eau profonde, c'est la prudence au coeur de l'homme. » (Pr 18,4). Le coeur de l'homme est profond, s'il n'y a pas de bas-fond ; conduis donc au large l'esquif de ta recherche et de ta foi, conduis-le au coeur de l'homme. Sous forme de parabole, il appelle à l'Église Pierre, qu'en saint Matthieu il a appelé en clair en disant : « Venez, et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes. » (Mt 4,19).

37. Nouvel indice d'homélie, et introduction d'une lecture de plus ; il faut décidément reconnaître dans le présent traité l'utilisation de plusieurs homélies, prononcées en des circonstances diverses.


5122 Il y a encore là un autre mystère. « Conduis au large » ; car il était auparavant sur le sable, quand il était dans la synagogue. L'eau de la Judée n'avait pas de profondeur. D'ailleurs la Samaritaine croyait le puits profond : « Le puits, disait-elle, est profond : comment peux-tu me donner de l'eau vive ? » (Jn 4,11). Il ne pouvait donc pas conduire au large tant qu'il croyait avec les Juifs, qui ne pouvaient pas davantage tirer l'eau du puits. Aussi est-il dit à Pierre : Conduis au large, c'est-à-dire conduis au Christ ; car le Christ est élevé38. Le père de Jean lui dit à ce propos : « Et toi, enfant, tu seras appelé prophète du Très-Haut. » (Lc 1,76) Conduis donc au Christ : oui, il est élevé, possédant les richesses élevées de la sagesse et de la science de Dieu (Rm 11,33). Conduis à celui qui est élevé et qui, étant élevé, garde sur les profondeurs et élève.

38. Saint Ambroise utilise ici les deux sens possibles A'altus : altus, élevé ; altum, le large sur les eaux.


5123 Les eaux profondes sont donc où est le Christ, c'est-à-dire la foi. Profondes sont les eaux qui craignent le Seigneur, comme celles dont il est dit : « Les eaux t'ont vu, ô Dieu, les eaux t'ont vu, et elles ont craint. » (Ps 76,17). Chez les Juifs l'eau n'était pas profonde, parce qu'elle n'était pas dans le coeur de l'homme. Aussi le Seigneur dit-il : « Ce peuple m'honore du bout des lèvres, mais leur coeur est loin de moi. » (Mt 15,8). Le Christ aime être dans le coeur : « De même que Jonas fut trois jours et trois nuits dans les entrailles du cétacé, de même le Fils de l'homme sera trois jours et trois nuits au coeur de la terre. » (Mt 12,40)


5124 Enfin, pour vous faire voir qu'il parlait de la foi en disant : « Conduis au large », Pierre dit : « Maître, en peinant toute la nuit nous n'avons rien pris ; mais sur ta parole je jetterai les filets. » (Lc 5,5) Pierre était dans la nuit avant de voir le Christ ; le jour ne s'était pas encore levé pour lui, car il n'avait pas vu la lumière véritable. La Synagogue, c'est la nuit ; le jour, c'est l'Église : ce qui fait dire à Paul : « La nuit a précédé, mais le jour se fait proche. » (Rm 13,12) Bonne lumière, qui a dissipé les ténèbres du manque de foi, qui a produit le jour de la foi ! Pierre est devenu jour, Paul est devenu jour ; aussi en ce jour de leur naissance39, l'Esprit-Saint fait-il retentir ces paroles : « Le jour proclame au jour la parole » (Ps 18,3) : autrement dit, du trésor profond de leur coeur ils annoncent la foi du Christ. Et vraiment l'un et l'autre sont jour : ils nous ont produit la lumière véritable.

39. Ici donc, fragment d'homélie prononcée le 29 juin, en la fête des saints Pierre et Paul.


5125 Voilà ce que nous avons lu dans l'Évangile. Et peut-être aujourd'hui, dans le ciel, le Christ et Pierre parlent de nous. C'est chaque jour que Pierre pêche, chaque jour que le Christ lui dit : « Conduis au large. » Il me semble entendre Pierre disant : « Maître, en peinant toute la nuit nous n'avons rien pris. » C'était la nuit, bien peu sont venus aux vigiles. Pierre peine en nous, quand notre dévotion peine ; Paul aussi peine : aussi bien vous l'avez entendu dire aujourd'hui : « Qui est faible, sans que moi aussi je sois faible ? » (2Co 11,29) N'obligez pas les apôtres à peiner pour vous. Ils lui disent donc : « En peinant toute la nuit nous n'avons rien pris ». Assurément pas un des riches n'a jeûné ; il est juste qu'aujourd'hui Pierre leur réponde : « Vivez dans la crainte le temps de votre exil, sachant que ce n'est ni l'or ni l'agent périssables qui vous ont arrachés, rachetés de votre genre de vie hérité de vos pères, mais un sang précieux, qui est celui de l'Agneau sans souillure, sans tache, le Christ Jésus. » (1P 1,18-19) Ce ne sont donc pas l'or et l'argent qui vous ont libérés, mais le caractère éprouvé de votre foi, bien plus précieuse que l'or périssable (1P 1,7).


5126 Un bon serviteur s'emploie à rembourser le maître du prix versé pour lui. Ne songe pas, ma fille, à préparer de l'or, ni de l'argent. Ce n'est point par ces richesses que le Christ t'a rachetée. Tiens prêt ton prix ; on ne le réclame pas toujours, mais tu le dois toujours. Il a payé du sang, tu dois du sang ; il a payé pour toi, tu rends pour toi. Les péchés nous avaient engagés envers un méchant créancier ; nous avions signé une cédule de péché, nous devions le supplice du sang ; le Seigneur Jésus est venu, il a offert le sien pour nous. Mais tu ne peux rendre le sang ?


5127 Sans doute un bon serviteur doit rembourser son maître du prix d'achat ; mais s'il ne peut rembourser ce prix, qu'il fasse au moins ceci : qu'il ne soit pas indigne de son prix. Toi donc aussi, conduis-toi d'une manière digne d'un tel prix, de crainte que le Christ, qui t'a purifiée et qui t'a rachetée, ne vienne, et, te trouvant en état de péché, ne te dise : « A quoi a servi mon sang, quel a été le profit pour toi de ma descente dans la corruption ? » (Ps 29,10).


5128 Mais ne te demande pas comment il est descendu dans la corruption, lui dont la chair n'a pas connu la corruption (Ps 15,10 Ac 2,27) : il est bien descendu au lieu de la corruption, étant entré dans les enfers ; mais la corruption, il l'a écartée, étant incorruptible.


5129 Mais, pour en revenir à ce que nous disions plus haut, prie pour qu'il me soit dit, à moi aussi : « Conduis au large, et jette tes filets pour la pêche ». Qui pourrait, sans Dieu, pêcher ce peuple40, alors surtout que tant de tempêtes et d'orages de ce monde s'y opposent ? Mais quand il le veut, le Seigneur ordonne de jeter les filets, et une multitude de poissons sont pris ; on en remplit non seulement une barque, mais une seconde, car le peuple sans tache remplit plusieurs églises. Et il s'est trouvé par bonheur que le Seigneur, connaissant notre labeur, nous a envoyé du secours par des collègues. Voici le pêcheur de l'église de Bologne41, qui s'entend à ce genre de pêche. Seigneur, donne-nous des poissons, puisque tu nous as donné des aides.

40. Ici, comme en maints endroits de son oeuvre, se fait jour le souci d'Ambroise de presser l'entrée au catéchuménat ou la réception du baptême.
41. Il s'agit de l'évêque de Bologne, présent à Milan le jour où fut prononcée l'homélie utilisée ici : ce serait saint Eusèbe, honoré le 26 septembre.


5130 Pourtant nous n'usons pas de nos filets, mais de ceux des apôtres. Que votre troupe, mes filles, soit poussée vers ces replis, vers les recoins de l'enseignement des apôtres. Que Pierre vous donne vie, mes filles ; il a intercédé pour une veuve (Ac 9,39-40), à plus forte raison pour des vierges ! Il n'a pu supporter les pleurs des veuves ; ému de leurs larmes, il a ressuscité leur bienfaitrice. Que Paul vous donne vie, lui qui a prescrit de vous honorer42, lui qui a dit : « Il leur est bon de demeurer ainsi, comme moi » (1Co 7,8). Il appelle par l'honneur, il enseigne par la doctrine, il invite par son exemple. Qu'il vous donne vie, celui qui, laissant tout ce qu'il avait, a suivi le Seigneur. Pierre l'a suivi, Jean l'a suivi.

42. Allusion, semble-t-il, à 1Tm 5,3. Il est vrai que Paul parle dans ce texte des veuves, et non des vierges ; mais ce n'est pas le seul cas où saint Ambroise applique aux secondes ce qui est dit des premières. L'Exhortation aux veuves en fournit plus d'un exemple.


5131 Voyez combien ce pêcheur y a gagné : il cherchait son salaire sur la mer, il a trouvé la vie de tous. Il a quitté sa barque, il a trouvé Dieu ; il a quitté son aviron, il a découvert le Verbe ; il a lancé les rets, il a pris la foi ; il a replié ses filets, il a élevé des hommes ; il a méprisé la mer, il a acquis le ciel. Ainsi ce pêcheur qui était secoué sur la mer agitée a établi sur le roc les âmes instables et vacillantes.


5132 Insistons davantage sur l'art de ce pêcheur, afin de croire plus pleinement à son efficacité : Le serviteur a été d'humble origine, pour rendre plus noble l'évangéliste ; indigent et pauvre, pour être plus riche de puissance ; peu digne d'honneur, semble-t-il, mais riche de la foi. Moins on croirait à un pêcheur, plus on croira (en réalité), car ce qu'il a dit ne venait pas de lui, mais de Dieu. Sa condition d'homme du peuple le sert ; elle ne permet pas de s'attendre à la sagesse selon le monde, elle fait croire davantage à la sagesse de l'Esprit. Celui qui, n'ayant pas appris la Loi, a le sens de la Loi, est à lui-même la Loi ; celui qui, n'ayant pas appris la Loi, a un langage supérieur à la Loi, l'a reçu de celui de qui vient cette même Loi.


5133 Quelle est cette dignité soudaine ? Sur la montagne du Seigneur deux pêcheurs sont mis en parallèle d'une part avec celui qui apporta la Loi, de l'autre avec celui qui la pratiqua (Mt 17,1 s.). Voyez quel est ce pêcheur ! Moïse, dépassant tout le terrestre et l'élévation de la sagesse du monde, s'est élevé jusqu'au ciel et aux astres par la sagesse de son esprit ; l'esprit de ce pêcheur43 n'est pas obnubilé par les nuages, il n'est pas prisonnier du temps, ni exclu des mystères de la nature céleste ; mais dépassant tous les corps matériels, il a vu le Verbe de Dieu et contemplé comment le Verbe même est Dieu (Jn 1,1 s.) ; chez Pierre, la vue du corps ne l'a pas fait hésiter, mais il a reconnu le Fils de Dieu en l'homme même (Mt 16,17) : si bien que le revêtement d'un corps, mis au compte de la divinité qui l'avait revêtu, aboutit au nom donné à l'auteur44.

43. Saint Ambroise a parlé de deux pêcheurs présents à la Transfiguration et les a mis en parallèle avec Moïse et Élie. Celui dont il s'agit ici est saint Jean, comme le montre la référence au Prologue de son évangile.
44. On pourrait hésiter et se demander s'il s'agit du nom de Pierre, récompense de la profession de foi de Simon. Mais la mention d'audor invite à penser au nom de Christ, mentionné par Pierre en sa confession.


5134 Il est vrai que Moïse, en disant : « Dieu dit... et Dieu fit » (Gn 1,3 s.), a indiqué le Père et le Fils45 ; mais il ne l'ignorait pas, lui ; moi, je l'ignorais encore. Finalement le peuple a erré après la Loi ; après l'Évangile il a cru. La grâce de Dieu est grande en ses dons variés : chez l'un, qui a décrit le monde ; chez l'autre, qui a ignoré le monde46.

45. Une pensée familière aux Pères de l'Église attribue plus spécialement au Verbe l'oeuvre de la Création : ainsi le Père est Dieu qui dit, le Fils Dieu qui fit.
46. Moïse, auteur du Pentateuque, a donc décrit la Création. Élie, au désert, a fui et ignoré le monde.



DE L'INSTRUCTION D'UNE VIERGE

Entre les trois ouvrages précédents et les deux qui vont suivre, il s'est écoulé un intervalle d'une vingtaine d'années, en sorte que les premiers correspondent au début de l'épiscopat de saint Ambroise, les suivants à ses dernières années.

Le De institutione virginis fut amené par deux circonstances : d'une part, la velatio ou profession de la jeune Ambrosia ; d'autre part, les attaques de l'évêque Bonose contre la virginité de Notre Dame. De ces deux circonstances a résulté un éloge de la virginité elle-même, à laquelle s'engage Ambrosia, telle que Notre Dame en a été le modèle éminent et incomparable.

Telle est du moins la pensée dominante de l'ouvrage. On doit cependant y reconnaître la place faite à d’autres sujets. Après une «lettre d'envoi », adressée à Eusèbe, aïeul d'Ambroise, 1-15, et avant d'aborder l'éloge de la virginité, saint Ambroise s'arrête au sexe qui la produit et qui lui inspire tout un plaidoyer : on y remarquera une véritable réhabilitation de la première femme, Eve, rachetée par nombre de ses descendantes et principalement par Marie. C'est ici qu'intervient, en faveur de la Vierge par excellence, une réfutation en règle des erreurs de Bonose, que d'ailleurs on s'abstient de nommer. L'éloge de la virginité et les conseils à Ambrosia sont interrompus par un rappel de la doctrine trinitaire, toujours opportun face aux ariens de Milan. Une magnifique prière recommande au Père celle qui se donne à lui, et termine le discours.

Le discours ? Avons-nous ici l'homélie telle qu'elle fut prononcée ? On peut sans doute répondre affirmativement quant à la substance du discours et même pour certaines de ses parties, par exemple pour la prière finale. Mais, comme en bien d'autres portions de l'oeuvre de saint Ambroise, il paraît plus sage de songer à l'utilisation d'une homélie, refondue et transformée en écrit.

L'incident de Bonose permet de dater l'oeuvre de l'année 392. Par ailleurs, on lira dans le traité suivant, Exhortation à la virginité, l'indication que Pâques est le moment où, « dans le monde entier, on voile les vierges ». Pourtant le troisième livre Des vierges débute par le rappel de la consécration de Marcelline, soeur d'Ambroise, par le pape Libère, à Rome, au moment de Noël. On peut du moins retenir la date de Pâques comme celle des églises de la Haute Italie, ce qui donne une précision de plus pour la cérémonie de velatio d'Ambrosia.

Envoi à Eusèbe, aïeul de la vierge Ambrosia.

6001 1. Tu me recommandes ton enfant, qui est aussi la mienne, Ambrosia, consacrée à Dieu ; et dans ta pieuse affection, tu assures être plus soucieux d'elle que du reste de ta postérité. Et c'est bien ainsi que les choses se passent, pour une âme croyante : les autres, tu les élèves pour leur faire quitter la maison et les unir à des étrangers ; celle-ci, tu l'aura toujours avec toi1. Envers les autres aussi, tu pratiques les devoirs de la piété paternelle ; pour elle, tu vas plus loin qu'un père, tu appliques ton désir et ton soin pour la faire agréable à Dieu. Elle, étant l'objet le plus élevé de tes désirs, acquittera à elle seule tout ce que tu dois pour elle et pour tous tes enfants.

1. Bien qu'il y eût, dès le IVe siècle, des communautés de vierges, il s'en trouvait également qui vivaient dans leurs familles.


6002 2. Tel est le sacrifice offert par Abel, des premiers nés de ses brebis (Gn 4,4). L'Apôtre en fait l'éloge plus que de toute autre chose, lorsqu'il écrit aux Corinthiens : « Celui qui a fermement résolu dans son coeur et décidé en son coeur de garder sa fille vierge, fait bien. Donc celui qui donne sa fille en mariage, fait bien ; celui qui ne marie pas sa fille fait mieux » (1Co 7,37-38). Aussi est-ce à propos que David ayant décrit la beauté de l'Église, dont l'éclat est intérieur et non extérieur — car ce qu'il y a de plus louable ce sont les bonnes pensées, l'amour d'une chasteté sans tache, la résolution d'une conscience droite — ajoute ces paroles : « On conduira au roi des vierges à sa suite », et, se tournant vers le Seigneur et Père, « Ses proches, dit-il, te seront présentées : présentées dans la joie et l'allégresse, amenées au temple du roi » (Ps 44,15-16).

6003 3. Proche, n'est-ce pas celle qui approche du Christ, celle à qui le Verbe dit : « Lève-toi, viens ma proche, ma belle, ma colombe : car voilà l'hiver passé » (Ct 2,10-11). Avant de recevoir le Verbe de Dieu, elle était un hiver sans parure, sans fruit ; dès qu'elle accueillit le Verbe de Dieu et que pour elle le monde fut crucifié, elle est devenue été : caressée par la chaleur de l'Esprit-Saint, elle s'est mise à fleurir, à exhaler le parfum de la foi, l'arôme de la chasteté, la suavité de la grâce.

6004 4. Aussi ajoute-t-il ailleurs : « Tes yeux sont d'une colombe malgré ton silence » (Ct 4,1)2 : car, toute esprit et simplicité — comme la colombe sous l'aspect de laquelle Jean a vu descendre l'Esprit-Saint (Jn 1,32 Lc 3,22) — elle voit le spirituel et sait garder le silence sur les mystères qu'elle a vus. Ce n'est pas mince mérite que se taire : car il y a un temps pour se taire, comme il y a un temps pour parler (Qo 3,7), selon l'Écriture : « Le Seigneur me donne une langue de sagesse afin que je sache quand il faut prendre la parole » (Is 1,4).

2. Le texte original demanderait : « derrière ton voile ».



Ambroise virginité 5100