Nuit obscure II 1


LIVRE SECOND de la Nuit obscure.

On traite de la plus intime purification, qui est la deuxième Nuit (passive) de l'esprit


Ch. 1: ON COMMENCE À TRAITER DE LA NUIT OBSCURE DE L'ESPRIT. - ON DIT EN QUEL TEMPS ELLE COMMENCE.


1. Une âme que Dieu doit conduire plus avant, dès qu'elle sort des sécheresses et épreuves de la première purgation et Nuit du sens, Sa Majesté ne la met pas en cette Nuit de l'esprit ; au contraire habituellement il se passe beaucoup de temps et d'années, pendant lesquels, l'âme sortie de l'état des commençants, s'exerce en celui des progressants ; où, comme celui qui est sorti d'une étroite prison, elle marche dans les choses de Dieu bien plus au large, avec beaucoup plus de satisfaction de l'âme et avec une délectation plus abondante et plus intérieure qu'elle ne faisait dans les commencements, avant qu'elle n'entrât en cette nuit, n'ayant plus l'imagination et les puissances liées au discours et au souci spirituel, comme elle en avait l'habitude; en effet elle trouve aussitôt dans son esprit, avec grande facilité, une très calme et très amoureuse contemplation et saveur spirituelle, sans travail discursif. Bien que, comme la purification de l'âme n'est pas entièrement faite - vu que manque la principale qui est celle de l'esprit, sans laquelle étant donné la communication qu'il y a d'une partie à l'autre (n'y ayant qu'un seul suppôt) la purification sensitive non plus quoiqu'elle ait été très forte ne demeure point achevée ni parfaite -, elle ne manque jamais parfois de quelques épreuves, sécheresses, ténèbres et angoisses, parfois bien plus fortes que les précédentes, qui sont comme des présages et des messagers de la nuit à venir de l'esprit; mais elles ne sont pas de si longue durée, comme sera la nuit qu'elle attend, parce que, ayant passé un instant ou des instants, ou des jours de cette nuit et tempête, bientôt elle retourne à sa sérénité habituelle.

Et de cette manière Dieu purge certaines âmes qui ne doivent pas monter à un si haut degré d'amour que les autres, en les mettant à certains moments, par intervalles, dans cette nuit de contemplation ou purification spirituelle, leur faisant venir obscurité et lumière fréquemment ; conformément à ce que dit David, qu' il envoie son cristal, c'est-à-dire sa contemplation, comme par petites bouchées (Ps 147,17); bien que ces bouchées de contemplation obscure ne soient jamais si intenses que celles de cette horrible nuit de contemplation dont nous devons parler, où délibérément Dieu met l'âme afin de l'élever à l'union divine.

2. Cette saveur, donc, et ce goût intérieur dont nous parlons, qu'avec abondance et facilité ces progressants trouvent et savourent en leur esprit, avec beaucoup plus d'abondance qu'avant, se communique (rejaillissant de là dans le sens) plus que d'habitude avant cette purgation sensible, et d'autant qu'il est dès lors plus pur, il peut avec plus de facilité sentir les goûts de l'esprit en son mode. Et comme, enfin, cette partie sensitive de l'âme est faible et incapable pour les choses fortes de l'esprit, de là vient que ces progressants, à cause de cette communication spirituelle qui se fait dans la partie sensitive, y endurent maintes débilités et dommages et faiblesses d'estomac, et par conséquent dans l'esprit des fatigues, parce que, comme dit le sage, le corps qui se corrompt, alourdit l'esprit (Sg 9,15). D'où vient que les communications de ceux-ci ne peuvent être bien fortes, ni bien intenses, ni très spirituelles, comme elles sont requises pour l'union divine avec Dieu, en raison de la faiblesse et de la corruption de la sensualité qui est en elles. De là viennent les ravissements, les extases et dislocations des os, qui arrivent toujours quand les communications ne sont pas purement spirituelles, c'est-à-dire à l'esprit seul, comme sont celles des parfaits déjà purifiés par la deuxième nuit, de l'esprit, chez lesquels cessent alors ces ravissements et tourments de corps, car ils jouissent de la liberté de l'esprit, sans que le sens ne s'obscurcisse et ne s'aliène.

3. Et, pour que l'on comprenne la nécessité qu'ils ont d'entrer en cette Nuit de l'esprit, nous noterons ici quelques imperfections et dangers dans lesquels se trouvent ces profitants.


Ch. 2: On continue avec d'autres imperfections qu'ont ces progressants


1. Ces progressants ont deux sortes d'imperfections : les unes sont habituelles, les autres actuelles. Les habituelles sont les affections et habitudes imparfaites qui encore, comme des racines, demeurent dans l'esprit, où la purgation du sens n'a pu atteindre ; entre la purification de ces imperfections la différence qu'il y a est celle qu'il y a entre la branche et la racine, ou enlever une tache fraîche et une bien implantée et vieille. Car, comme nous avons dit, la purification du sens est seulement la porte et le principe de contemplation pour celle de l'esprit et comme nous l'avons dit aussi, elle sert davantage à accommoder le sens à l'esprit qu'à unir l'esprit avec Dieu. Mais les taches du vieil homme demeurent encore dans l'esprit, bien qu'il ne les voie et qu'elles ne lui soient apparentes ; si elles ne s'effacent avec le savon et la forte lessive de la purification de cette nuit, l'esprit ne pourra parvenir à la pureté de l'union divine.

2. Ceux-là ont aussi l'hebetudo mentis15 et la rudesse naturelle que tout homme contracte par le péché, la distraction et extériorisation de l'esprit que l'on doit illustrer, clarifier et recueillir par les peines et l'étreinte de cette nuit. Or, tous ceux qui ne sont point sortis de cet état des progressants ont ces imperfections habituelles, qui sont incompatibles (comme nous avons dit) avec l'état parfait d'union par amour.

15 Émoussement d'esprit.


3. Dans les actuelles tous ne tombent pas de la même façon. Mais quelques-uns, comme ils ont ces goûts spirituels si extérieurs et si familiers au sens, tombent en de plus grands inconvénients et dangers que nous n'avons dit au commencement, parce que comme ils trouvent à pleines mains tant de communications et préhensions spirituelles au sens et à l'esprit où ils ont souvent des visions imaginaires et spirituelles - car tout cela, avec d'autres sentiments savoureux, arrive à nombre de ceux-ci en cet état, où le démon et la propre fantaisie font fort souvent des tromperies à l'âme - et comme avec tant de goût le démon a coutume d'imprimer et suggérer à l'âme les susdites préhensions et sentiments, il la ravit et trompe fort facilement, n'étant pas assez prudente pour se résigner16 et se défendre fortement en foi de toutes ces visions et sentiments. Car le démon fait croire alors à beaucoup de vaines visions et de fausses prophéties ; ici, en cet endroit, il tache de leur persuader que Dieu et les saints leur parlent, et souvent ils croient leur fantaisie; le démon a coutume de les remplir ici de présomption et d'orgueil, et attirés par la vanité et l'arrogance, ils permettent qu'on les voie en des actes extérieurs qui montrent de la sainteté, comme sont des ravissements et autres apparences. Ainsi ils deviennent hardis envers Dieu perdant la sainte crainte qui est la clé et la garde de toutes les vertus. Et tant de faussetés et de tromperies ont coutume de se multiplier en quelques-uns d'entre eux, et y durent tellement que leur retour est fort douteux au chemin pur de la vertu et du vrai esprit; dans ces misères ils tombent, commençant à s'adonner avec une assurance démesurée aux préhensions et sentiments spirituels, lorsqu'ils commençaient à profiter dans le chemin.

16 Se résigner: se soumettre à la volonté de Dieu.


4. Il y a tant à dire des imperfections de ceux-ci, et comment elles sont plus incurables que les autres pour autant qu'ils les tiennent pour plus spirituelles que les premières, que je les veux passer. Je dirai seulement cela, pour fonder la nécessité de la nuit spirituelle -qui est la purification pour celui qui doit avancer -, que pour le moins aucun de ces progressants, si vaillamment qu'il se soit comporté, ne manque d'avoir beaucoup de ces affections naturelles et habitudes imparfaites que nous disons devoir être mortifiées pour passer à la divine union.

5. Et, outre cela, ce que nous avons déjà dit, à savoir que, pour autant que la partie inférieure participe encore à ces communications spirituelles, elles ne peuvent être si intenses, si pures ni si fortes qu'il est requis pour ladite union ; ainsi, pour y parvenir, il faut que l'âme entre en la seconde nuit, de l'esprit, où dénuant parfaitement le sens et l'esprit de toutes ces préhensions et saveurs, on doit la faire marcher en pure et obscure foi, qui est le moyen propre et adéquat par où l'âme s'unit avec Dieu, selon ce qu'il dit en Osée, par ces paroles : Je t'épouserai - c'est-à-dire, je t'unirai avec moi - par la foi (Os 2,20).


Ch. 3: ANNOTATION POUR CE QUI SUIT


1. Ceux-ci sont donc désormais des progressants, grâce au temps qu'ils ont passé en nourrissant leurs sens de ces douces communications, afin que la partie sensitive, ainsi attirée et appâtée par le goût spirituel qui découlait de l'esprit, s'allie et s'accommode avec l'esprit, chacun mangeant à sa manière d'une même nourriture spirituelle, en un même plat d'un seul suppôt et sujet, afin qu'ainsi (en quelque manière étant joints et conformes en un seul) ensemble ils soient disposés à souffrir l'âpre et dure purification de l'esprit qui les attend, dans laquelle doivent se purifier parfaitement ces deux parties de l'âme, la spirituelle et la sensitive, vu que l'une ne se purifie jamais bien sans l'autre ; car la purification valable pour le sens est quand celle de l'esprit commence expressément. Ainsi la nuit que nous avons appelée du sens, peut et doit plutôt se nommer une certaine réforme, un frein de l'appétit, qu'une purification ; la cause en est que toutes les imperfections et tous les désordres de la partie sensitive ont leur force et leur racine dans l'esprit, où se fixent toutes les habitudes bonnes et mauvaises, et ainsi jusqu'à ce qu'elles soient purifiées, les rébellions et les vices du sens ne peuvent bien se purifier.

2. Ainsi en cette nuit qui suit, les deux parties sont purifiées ensemble ; ce qui est la fin pour laquelle il était convenable d'être passé par la correction de la première nuit et d'être parvenu au calme qui en provient, afin que le sens étant associé à l'esprit d'une certaine manière, ils se purgent et supportent alors avec plus de force, car, pour une si forte et si rude médecine, une si grande force est nécessaire ; si grande que si la faiblesse de la partie inférieure n'avait été auparavant réformée et n'avait pas pris de la force en Dieu par la douce et savoureuse communication qu'elle a eue depuis avec Lui, le naturel n'aurait pas la force ni la disposition pour la supporter.

3. Pour autant, comme ces progressants traitent et opèrent avec Dieu de façon très basse et très naturelle, car ils n'ont pas l'or de l'esprit purifié et illustré, ils entendent encore de Dieu comme de tout petits enfants et parlent de Dieu comme de tout petits enfants, et connaissent et sentent de Dieu comme de tout petits enfants, selon ce que dit saint Paul (1Co 13,11), pour n'avoir pas encore atteint la perfection qui est l'union de l'âme avec Dieu ; par cette union désormais, comme des grands ils opèrent en leur esprit de grandes choses, leurs actions et leurs puissances étant désormais plus divines qu'humaines, comme il sera dit après. Dieu voulant les dépouiller entièrement de ce vieil homme et les revêtir du nouveau qui est créé selon Dieu en la nouveauté du sens, ce que dit l'Apôtre (Col 3,10), Il leur dénue les puissances, les affections et les sens, tant spirituels que sensibles, tant intérieurs qu'extérieurs, laissant en obscurité l'entendement, et la volonté à sec, et vide la mémoire, et les affections de l'âme en une extrême affliction, amertume et angoisse, la privant du sens et du goût qu'elle avait avant dans les biens spirituels, afin que cette privation soit un des principes qui se requiert dans l'esprit pour qu'en lui s'introduise et unisse la forme spirituelle de l'esprit qui est l'union d'amour. Le Seigneur opère tout cela en elle par le moyen d'une pure et obscure contemplation, comme l'âme le donne à entendre au premier couplet. Encore que nous l'ayons expliqué à propos de la première nuit, Nuit du sens, l'âme l'entend principalement de cette deuxième, de l'esprit, puisque c'est la principale partie de la purification de l'âme. Et ainsi, pour cette raison, nous le mettrons et expliquerons ici une autre fois.


Ch. 4: ON MET LE PREMIER COUPLET ET SON EXPLICATION


Couplet premier


En une nuit obscure,
avec angoisses, en amours enflammée,
oh ! heureuse aventure !
je sortis sans être remarquée,
ma maison étant désormais apaisée.


EXPLICATION

1. Entendant maintenant ce couplet à propos de la purification contemplative ou nudité ou pauvreté d'esprit (car tout n'est presque ici qu'une même chose), nous pouvons l'expliquer de cette manière comme si l'âme disait ainsi: En pauvreté, abandon et sans appui de toutes les préhensions de mon âme, c'est-à-dire dans l'obscurité de mon entendement et pénurie de ma volonté, en affliction et angoisse concernant la mémoire, me laissant à l'obscur en pure foi, qui est nuit obscure pour lesdites puissances naturelles, seule la volonté touchée de douleur et afflictions et angoisses d'amour de Dieu, je sortis de moi-même, c'est-à-dire de ma basse manière d'entendre, et de ma faible façon d'aimer, et de ma pauvre et courte manière de goûter de Dieu, sans que la sensualité ni le démon ne m'en empêchent.

2. Ce fut grandement heureuse et bonne aventure, pour moi, car achevant de s'anéantir et de s'apaiser, les puissances, les passions, les appétits et les affections de mon âme, avec lesquels je sentais et goûtais Dieu bassement, je sortis de la communication et opération humaine qui était la mienne à l'opération et communication de Dieu ; à savoir: mon entendement sortit de soi, se changeant d'humain et naturel en divin, car s'unissant avec Dieu par le moyen de cette purification, il n'entend plus avec sa vigueur et lumière naturelles, mais par la Sagesse divine avec laquelle il s'est uni. Et ma volonté sortit de soi, se faisant divine, car étant unie avec l'amour divin, elle n'aime plus bassement avec sa force naturelle, mais avec la force et la pureté de l'Esprit Saint et ainsi envers Dieu la volonté n'opère plus humainement. Et ni plus ni moins, la mémoire s'est maintenant changée en des préhensions éternelles de gloire. Et enfin, toutes les forces et affections de l'âme, par le moyen de cette nuit et purgation du vieil homme, toutes se renouvellent en énergies et délices divins.

Suit le vers :

En une nuit obscure



Ch. 5: "En une nuit obscure" - ON PREND LE PREMIER VERS ET ON COMMENCE À EXPLIQUER COMMENT CETTE CONTEMPLATION OBSCURE NON SEULEMENT EST NUIT POUR L'ÂME, MAIS AUSSI PEINE ET TOURMENT


1. Cette Nuit obscure est une influence de Dieu en l'âme qui la purge de ses ignorances et de ses imperfections habituelles, naturelles et spirituelles et que les contemplatifs appellent contemplation infuse ou théologie mystique, en laquelle en secret Dieu enseigne l'âme et l'instruit en perfection d'amour, sans qu'elle fasse rien ni ne comprenne comment. Cette contemplation infuse, pour autant qu'elle est sagesse amoureuse de Dieu, fait deux principaux effets dans l'âme, parce qu'elle la dispose la purgeant et illuminant en vue de l'union d'amour de Dieu ; ainsi la même sagesse amoureuse qui purifie les esprits bienheureux, en les illustrant est celle qui ici purifie l'âme et l'illumine.

2. Mais il y a un doute : pourquoi, puisque c'est une lumière divine - qui, comme nous disons, illumine et purge l'âme de ses ignorances -, l'âme l'appelle ici nuit obscure ? À quoi on répond que pour deux raisons cette divine Sagesse est non seulement nuit et ténèbre pour l'âme, mais aussi lui est peine et tourment : la première est à cause de la hauteur de la Sagesse divine, qui excède le talent de l'âme, et de cette manière lui est ténèbre ; la seconde, à cause de la bassesse et impureté de l'âme, et de cette manière elle lui est pénible, affligeante et aussi obscure.

3. Pour prouver la première, il faut supposer certaine une doctrine du Philosophe17, qui dit que plus les choses divines sont en elles-mêmes claires et manifestes, plus pour l'âme elles sont naturellement obscures et cachées ; de même que plus la lumière est claire, plus elle aveugle et obscurcit la prunelle du hibou ; et plus on regarde le soleil à plein, plus il cause de ténèbres et prive la puissance visive, l'excédant à cause de sa faiblesse. D'où vient que, quand cette lumière divine de contemplation rayonne dans l'âme qui n'est pas encore totalement illustrée, elle lui fait des ténèbres spirituelles ; parce que non seulement elle l'excède, mais aussi parce qu'elle l'obscurcit et la prive de l'acte de son intelligence naturelle. C'est pourquoi saint Denis18 et d'autres théologiens mystiques appellent cette contemplation infuse : rayon de ténèbre - à savoir, pour l'âme non illustrée et non purgée -, parce que par sa grande lumière surnaturelle est vaincue la force naturelle intellective et particulière. Pour cette raison, David aussi dit que près de Dieu et autour de Lui sont obscurité et nuée (Ps 96,2), non que cela soit ainsi en soi, mais seulement à l'égard de nos faibles entendements qui s'aveuglent dans cette clarté si immense et demeurent frustrés, n'arrivant pas à elle ; car pour cela, le même prophète le déclare ensuite, en disant : À cause de la grande splendeur de sa présence les nuées ont passé (Ps 17,13), sous entendu entre Dieu et notre entendement. C'est la cause pour laquelle, Dieu dardant sur l'âme qui n'est pas encore transformée ce brillant rayon de sa sagesse secrète, il lui fait des ténèbres obscures en l'entendement.

17 Cf. note p. 337 ; de même pour la p. 759.
18 Pseudo-Denys, Théologie mystique C.1, § 1.


4. Or, que cette obscure contemplation soit aussi pénible à l'âme dans les commencements, c'est clair, parce que, comme cette divine contemplation infuse a beaucoup d'excellences souverainement bonnes, et que l'âme qui les reçoit, pour n'être pas purifiée, a beaucoup de misères aussi souverainement mauvaises, de là vient que deux contraires ne pouvant subsister dans le sujet qu'est l'âme, nécessairement l'âme doit peiner et pâtir, elle qui est le sujet où se trouvent ces deux contraires bataillant les uns contre les autres, en raison de la purification des imperfections de l'âme qui se fait par cette contemplation. Ce que nous prouverons par induction de cette manière:

5. Quant au premier, parce que la lumière et la sagesse de cette contemplation est très claire et très pure et que l'âme qu'elle investit est obscure et impure, de là vient que l'âme pâtit beaucoup à la recevoir en soi, comme quand les yeux sont souillés par une humeur mauvaise et malades, ils sont éprouvés par l'éclat d'une claire lumière. Et cette peine en l'âme à cause de son impureté est immense quand elle est vraiment investie par cette lumière divine, parce que, cette pure lumière investissant l'âme pour en chasser l'impureté, l'âme se sent si impure et si misérable qu'il lui semble que Dieu soit contre elle et qu'elle soit contraire à Dieu. Ce qui est d'une telle affliction et peine pour l'âme car il lui semble que Dieu l'ait rejetée. L'une des plus grandes épreuves qu'éprouvait Job, quand Dieu le tenait en cet exercice, était celle-là, dont il dit: Pourquoi m'as-tu rendu contraire à toi et je suis lourd et pesant à moi-même ? (Jb 7,20) ; parce que l'âme voyant ici clairement, par le moyen de cette claire et pure lumière (quoiqu'à l'obscur) son impureté, elle connaît manifestement qu'elle n'est pas digne de Dieu ni d'aucune créature ; et ce qui la peine le plus est la pensée qu'elle ne le sera jamais et que désormais tous ses biens sont finis. Ce qui vient de ce qu'elle tient l'esprit profondément plongé dans la connaissance et le sentiment de ses maux et de ses misères, car cette divine et obscure lumière les lui met ici toutes sous les yeux et lui fait clairement connaître comment de soi elle ne pourra avoir autre chose. Nous pouvons entendre en ce sens cette autorité de David: Vous avez corrigé l'homme à cause de l'iniquité, et vous avez fait se fondre et dessécher son âme, comme la toile d'araignée elle se vide (Ps 38,12).

6. La deuxième manière dont peine l'âme a pour cause sa faiblesse naturelle morale et spirituelle, parce que comme cette contemplation divine investit l'âme avec quelque force pour la fortifier et dompter, elle peine tellement en sa faiblesse que peu s'en faut qu'elle ne défaille ; particulièrement quelquefois lorsqu'elle est investie avec une plus grande force, car le sens et l'esprit, de même que s'ils étaient sous quelque fardeau immense et obscur, sont tellement souffrants et agonisants, qu'ils prendraient la mort comme un soulagement et une faveur. Le prophète Job ayant expérimenté cela, disait : Je ne veux pas que Dieu vienne aux prises avec moi en grande force, de peur d'être accablé sous le poids de sa grandeur (Jb 23,6).

7. En la force de cette oppression et de ce poids, l'âme se sent tellement éloignée de la faveur qu'il lui semble et il est ainsi que même les choses où elle avait coutume de trouver de l'appui se sont retirées avec le reste et qu'il n'y a personne qui ait compassion d'elle. À ce propos, Job dit aussi : Ayez pitié de moi, au moins vous mes amis, parce que la main du Seigneur m'a touché (Jb 19,21). Chose de grande merveille et pitoyable que la faiblesse et l'impureté de l'âme en cet état soient si grandes que la main de Dieu, étant de soi si douce et si suave, l'âme la sente alors si pesante et si adverse, quoiqu'il ne fasse que toucher seulement, sans l'appesantir ni l'appuyer, et ceci miséricordieusement, puisqu'il le fait afin de faire des grâces à l'âme et non pour la châtier.


Ch. 6: D'AUTRES GENRES DE PEINE QUE L'ÂME SOUFFRE EN CETTE NUIT


1. La troisième manière de souffrance et de peine que l'âme endure ici a pour cause deux autres extrêmes, à savoir, divin et humain, qui s'unissent ici; le divin est cette contemplation purificatrice, et l'humain est le sujet de l'âme. Parce que, comme le divin investit l'âme afin de la renouveler pour la faire divine, en la dénuant des affections habituelles et propriétés du vieil homme auquel elle est fort unie, collée et conformée, il brise et défait de telle façon la substance spirituelle, l'absorbant en une profonde et abyssale obscurité, que l'âme se sent consumer et fondre à la vue de ses misères avec une cruelle mort d'esprit; de même que si une bête l'ayant avalée, elle se sentait digérée dans son ventre ténébreux, souffrant les mêmes angoisses que Jonas dans le ventre de cette bête marine (Jon 2,2-10). Car il faut qu'elle soit dans ce tombeau de mort obscure pour la résurrection spirituelle qu'elle attend.

2. La manière de cette souffrance et peine, quoiqu'à la vérité elle soit au-dessus de toute manière, David la décrit en disant : Les gémissements de la mort m'ont environné; les douleurs de l'enfer m'ont assiégé; j'ai crié en ma tribulation (Ps 17,5-7). Mais ce que cette âme dolente ressent le plus ici, c'est qu'il lui semble clairement que Dieu l'a rejetée, et l'ayant en horreur, l'a précipitée dans les ténèbres ; ce qui est pour elle un grand tourment et une peine lamentable de croire que Dieu l'ait abandonnée. David, sentant aussi cela, dit à ce propos : Comme les blessés sont morts et dans les sépulcres, tu n'en as point de souvenir, repoussés par ta main, de même ils m'ont mis dans le lac le plus profond et inférieur, dans les lieux ténébreux et l'ombre de la mort; ta fureur a été confirmée sur moi et tu as attiré tous tes flots sur moi (Ps 87,6-8). Parce que véritablement, quand cette contemplation purificatrice serre et étreint, l'âme sent fort au vif l'ombre de la mort, les gémissements de la mort et les douleurs de l'enfer, qui consistent à se sentir sans Dieu, punie et rejetée et indigne de Lui, et qu'Il est courroucé ; car tout cela se sent ici, et bien plus il lui semble que c'est pour toujours.

3. Et elle sent aussi le même délaissement de la part de toutes les créatures et se sent méprisée d'elles, particulièrement de ses amis ; c'est pour cela que David poursuit aussitôt, en disant : Tu as éloigné de moi mes amis et mes connaissances ; ils m'ont tenu pour une abomination (Ps 87,9). Tout cela, pour l'avoir si bien expérimenté dans le ventre de la bête - corporellement et spirituellement - Jonas témoigne bien de tout cela, en parlant ainsi : Tu m'as jeté au profond dans le coeur de la mer, et un fleuve m'a environné; tous ses gouffres et ses flots sont passés sur moi et j'ai dit: Je suis rejeté de la présence de tes yeux; mais je verrai à nouveau ton saint temple (ce qu'il dit car Dieu ici purifie l'âme afin qu'elle le voie) ; les eaux m'ont environné jusqu'à l'âme, l'abîme m'a entouré; la haute mer a couvert ma tête ; je suis descendu jusqu'au pied des montagnes; les verrous de la terre m'ont enfermé pour jamais (Jon 2,4-7). Ces verrous s'entendent ici à ce propos des imperfections de l'âme, qui l'empêchent de jouir de cette savoureuse contemplation.

4. La quatrième sorte de peine est causée en l'âme par une autre excellence de cette obscure contemplation: sa majesté et sa grandeur qui fait sentir en l'âme un autre extrême en elle d'une intime pauvreté et misère. Elle est l'une des principales peines de cette purification, car elle sent en soi un vide profond et une pauvreté de trois sortes de biens ordonnés au contentement de l'âme et qui sont temporel, naturel et spirituel, se voyant réduite aux maux contraires, à savoir: misères d'imperfections, aridités et vides des préhensions des puissances et abandonnement de l'esprit en ténèbre. Car, pour autant que Dieu purifie ici l'âme selon la substance sensitive et spirituelle et selon les puissances intérieures et extérieures, il faut qu'elle soit mise dans le vide, dans la pauvreté et l'abandon de toutes ces parties, la laissant sèche, vide et en ténèbres ; parce que la partie sensitive se purifie dans la sécheresse, et les puissances dans le vide de leurs préhensions, et l'esprit en ténèbre obscure.

5. Tout cela Dieu le fait par le moyen de cette contemplation obscure, en laquelle l'âme ne souffre pas seulement le vide et la suspension de ses appuis naturels et de ses préhensions, ce qui est une souffrance très angoissante, comme si on pendait et retenait quelqu'un en l'air pour qu'il ne respirât plus ; mais aussi elle purifie l'âme, anéantissant ou évacuant ou consumant en elle (comme le feu fait à la rouille et impuretés du métal) toutes les affections et les habitudes imparfaites qu'elle a contractées en toute sa vie; comme elles sont bien enracinées dans la substance de l'âme, elle souffre d'ordinaire une grande destruction et tourment intérieur, en plus de ladite pauvreté et vide naturel et spirituel. Ainsi se vérifie ici l'autorité d'Ézéchiel qui dit: Rassemble les os que je brûlerai au feu, les chairs seront consumées et tout le composé se cuira et les os se dessécheront (Ez 24,10). En quoi est signifiée la peine qu'on endure dans le vide et la pauvreté de la substance de l'âme sensible et spirituelle. Et sur ce il dit aussitôt: Mets-la19 aussi vide sur les braises pour que son métal s'échauffe et se liquéfie, et que son immondice soit défaite au milieu d'elle, et que sa rouille soit consumée (Ez 24,11). En quoi se donne à entendre la grande souffrance qu'éprouve l'âme en la purification du feu de cette contemplation ; car (dit le prophète) afin que se purifie et disparaisse la rouille des affections qui sont au milieu de l'âme, il est nécessaire d'une certaine manière qu'elle-même s'annihile et disparaisse tant ces passions et imperfections sont devenues sa nature.

19 La Bible dit: la marmite.


6. Aussi, parce que l'âme se purifie dans cette fournaise comme l'or dans le creuset, selon ce que dit le Sage (Sg 3,6), elle sent cette grande destruction dans la substance même de l'âme avec une pauvreté extrême en laquelle elle est comme expirant, ainsi qu'il peut se voir en ce que David dit de soi à ce propos, criant à Dieu par ces paroles : Sauve-moi, Seigneur, car les eaux sont entrées jusque dans mon âme ; je suis enfoncé dans la fange du profond, et il n'y a où me sustenter; je suis descendu au profond de la mer, et la tempête m'a submergé: je me suis miné en criant, mon gosier s'est enroué, mes yeux ont défailli pendant que j'espère en mon Dieu (Ps 68,2-4). En cela Dieu humilie beaucoup l'âme pour l'exalter grandement après ; et s'il n'ordonnait que ces souffrances, lorsqu'elles s'avivent en l'âme, fussent promptement calmées, on mourrait en fort peu de jours. Mais on ne sent que par intervalles leur intime vivacité, qui parfois se sent si vivement, qu'il semble à l'âme qu'elle voit l'enfer ouvert et la perdition ; car de ceux-là sont ceux qui véritablement descendent tout vivants en enfer (Ps 54,16), car ici la purgation est celle qui se fait là-bas ; et ainsi l'âme qui passe par ici, ou bien elle n'entre point en ce lieu, ou elle ne s'y attarde guère, car une heure ici profite plus que beaucoup là-bas.



Ch. 7: ON CONTINUE SUR LA MÊME MATIÈRE DES AUTRES AFFLICTIONS ET ANGOISSES DE LA VOLONTÉ


1. Les afflictions de la volonté et ses angoisses sont ici également immenses et de telle sorte que parfois elles transpercent l'âme par la mémoire20 soudaine des maux dans lesquels elle se voit et par l'incertitude du remède. À quoi s'ajoute la mémoire des prospérités passées ; parce que ceux-ci ordinairement, quand ils entrent en cette nuit, ont joui de nombreuses satisfactions en Dieu, et lui ont rendu beaucoup de services ; et cela leur cause plus de douleur, de voir qu'ils sont éloignés de ce bien et qu'ils n'y peuvent plus entrer. Job le dit aussi (comme il l'a expérimenté) par ces paroles : Moi, qui étais autrefois opulent et riche, brusquement je suis abattu et confus; il m'a saisi par le cou, m'a brisé et pris comme une cible à ses traits; il m'a environné de lances, a brisé tous mes reins, sans pardon ; a épanché sur la terre mes entrailles, il m'a taillé blessure sur blessure, s'est jeté sur moi comme un terrible géant; j'ai cousu un sac sur ma peau et couvert ma chair de cendre ; ma face s'est enflée de mes larmes et mes yeux ont été obscurcis (Jb 16,13-17).

20 Mémoire du présent puis mémoire du passé.


2. Si nombreuses et si graves sont les peines de cette nuit, et il y a tant d'autorités en l'Écriture qu'on pourrait alléguer à ce propos, que le temps et la force nous manqueraient pour les rapporter, car sans doute tout ce qu'on pourrait en dire est insuffisant. Par les autorités que nous avons alléguées on pourra en pressentir quelque chose. Et pour en finir avec ce vers et donner davantage à entendre ce que cette nuit fait dans l'âme, je rapporterai sur cela le sentiment de Jérémie; et ce qu'il ressent est si grand qu'il le dit et déplore par beaucoup de paroles en cette manière : Moi, homme, qui vois ma pauvreté en la verge de son indignation; Il m'a menacé et conduit dans les ténèbres et non à la lumière. Il a tant tourné et retourné sur moi sa main le long du jour! Il a fait vieillir ma peau et ma chair, il a brisé mes os; autour de moi il fait siège et m'a environné de fiel et d'épreuve; dans les lieux ténébreux il m'a placé comme les morts sempiternels. Il a élevé des murs contre moi pour que je ne sorte ; il a aggravé mon emprisonnement. Et quand j'aurai crié et prié, il a rejeté ma prière. Il a bouché mes issues et chemins avec des pierres carrées; entravé mes pas. Il m'a tendu des embuscades, il a été pour moi un lion en un lieu caché. Il a brouillé, effacé mes traces; il m'a laissé désemparé, a bandé son arc et m'a pris comme cible pour sa flèche. Il a envoyé dans mes entrailles les filles de son carquois. J'ai été fait la risée de tout le peuple, le sujet de leur rire et moquerie tout le jour. Il m'a rempli d'amertume; m'a grisé d'absinthe. En nombre il m'a cassé les dents; il m'a nourri de cendre. Mon âme a été rejetée de la paix, j'ai été oublieux des biens. Et j'ai dit: Frustrée et finie est ma fin et ma prétention et mon espérance du Seigneur. Souviens-toi de ma pauvreté et de mon excès de l'absinthe et du fiel. Moi, je le garderai en mémoire, et mon âme en moi se desséchera dans les peines (Lm 3,1-20).

3. Tous ces pleurs Jérémie les verse sur cette épreuve, dans laquelle il dépeint très au vif ce que subit l'âme en cette purgation et nuit spirituelle. Aussi convient-il d'avoir grande compassion de l'âme que Dieu met en cette tempétueuse et horrible nuit, car, quoique ce soit un grand bonheur pour elle, à cause des grands biens qui lui en proviendront quand, comme dit Job, Dieu en l'âme tirera des ténèbres des biens profonds, et mettra au jour les ombres de la mort (Jb 12,22), de manière que, comme dit David sa lumière soit aussi grande qu'étaient ses ténèbres (Ps 138,12) ; malgré tout, avec l'immense peine qu'elle souffre et pour la grande incertitude qu'elle a de son remède - car elle croit (comme ici dit ce prophète) que son mal ne doit pas finir, et il lui semble que, selon aussi le dire de David, Dieu l'a mise dans les obscurités comme les morts du siècle, son esprit, en elle, étant en angoisse pour cela et son coeur, en elle, en grand trouble (Ps 142,3) -, ce qui mérite grande douleur et compassion. Car s'ajoute à cela - à cause de la solitude et abandon que cette obscure nuit lui cause -qu'elle ne trouve consolation ni appui en aucune doctrine ni maître spirituel, parce que, quelques raisons qu'on lui allègue pour la consoler, en lui montrant les biens qui se trouvent en ces peines, elle ne peut le croire ; car comme elle est si imbue et si plongée dans ce sentiment de maux où elle voit si clairement ses misères, il lui semble que, comme ils ne voient pas ce qu'elle voit et ce qu'elle sent, ils disent cela sans la comprendre, et au lieu de recevoir de la consolation, au contraire elle reçoit nouvelle douleur, lui semblant que ce n'est pas là le remède de son mal ; et à la vérité, il en est ainsi, car jusqu'à ce que le Seigneur ait achevé de la purifier en la façon qu'Il veut le faire, aucun moyen ni remède ne lui sert ni profite pour sa douleur, d'autant plus que l'âme en cet état peut si peu (comme celui que l'on tient prisonnier dans un cachot obscur, attaché des pieds et des mains) sans pouvoir se remuer, ni voir ni sentir aucune aide d'en haut ni d'en bas, jusqu'à ce que l'esprit ici s'humilie, s'adoucisse et se purifie, et devienne si subtil, si simple et si délicat, qu'il puisse se faire un avec l'esprit de Dieu, selon le degré d'union d'amour que la miséricorde divine voudra lui accorder ; car suivant cela, la purification est plus ou moins forte et de plus ou moins de durée.

4. Mais si cette purification doit être en effet quelque chose, si forte qu'elle soit, elle dure quelques années, supposé que pendant ce temps il y a des intervalles de soulagement, en lesquels par concession divine, cette contemplation obscure cessant d'investir en forme et façon purificatrices, elle investit en illuminant et amoureusement, où l'âme, comme sortie de tel cachot et de telles prisons et mise en récréation de latitude et de liberté, sent et goûte une grande suavité de paix et une amoureuse familiarité avec Dieu, dans une facile et abondante communication spirituelle; ce qui est pour l'âme un indice du salut que ladite purification opère en elle, et un présage de l'abondance qu'elle attend; et cela est parfois si excellent qu'il semble à l'âme être déjà au bout de ses épreuves. Parce que les choses spirituelles sont de cette qualité en l'âme quand elles sont plus purement spirituelles : quand il y a des épreuves il semble à l'âme qu'elle n'en sortira jamais et qu'elle n'aura plus de biens, comme nous avons vu par les autorités alléguées ; et quand il y a des biens spirituels, il lui semble aussi qu'elle n'aura plus de mal et que les biens ne lui manqueront plus, comme David, se voyant en eux, le confesse en disant: J'ai dit en mon abondance: je ne me troublerai jamais plus (Ps 29,7).

5. Et cela vient car la possession actuelle d'un contraire en l'esprit, de soi éloigne l'actuelle possession et sentiment de l'autre contraire ; ce qui n'arrive pas ainsi en la partie sensitive de l'âme à cause de la faiblesse de sa préhension. Mais comme l'esprit n'est pas encore ici bien purifié et net des affections que la partie inférieure a contractées, bien qu'en tant qu'esprit il ne change, en tant qu'il est affecté par elles, il pourra se changer en peines ; comme nous voyons que David changea après, sentant maints travaux et peines, encore qu'au temps de son abondance il ait pensé et dit qu'il ne se troublerait jamais ; ainsi l'âme qui se voit comblée de ces biens spirituels, ne pénétrant pas jusqu'à la racine de l'imperfection et impureté qui lui reste encore, pense que toutes ses épreuves sont terminées.

6. Mais cette pensée n'arrive pas souvent, car jusqu'à ce que la purification spirituelle soit terminée, très rarement il arrive que la douce communication soit si abondante qu'elle lui cache la racine qui lui reste, de façon que l'âme ne vienne point à sentir à l'intérieur un je ne sais quoi qui lui manque ou qui est à faire, qui ne la laisse entièrement jouir de ce soulagement, sentant là au-dedans comme un de ses ennemis qui, bien qu'il soit comme apaisé et endormi, dont elle craint qu'il ne revienne à soi et qu'il ne vienne à nouveau faire des siennes ; et en effet, lorsqu'elle est plus assurée et qu'elle s'y attend le moins, il revient pour engloutir et absorber l'âme en un autre degré, pire et plus dur, plus obscur et plus déplorable que le précédent, et qui durera encore un espace de temps peut-être plus long que le premier. Et à nouveau l'âme vient ici croire que tous les biens sont finis pour toujours ; car ne lui suffit pas l'expérience qu'elle a eue du bien passé, dont elle a joui après la première épreuve - où elle pensait aussi ne devoir plus retomber en peine - pour l'empêcher de croire en ce second degré d'angoisse que désormais tout est perdu pour elle, et que ce ne sera plus comme la fois précédente; car, comme je dis, cette croyance si confirmée est causée en l'âme par l'actuelle préhension de l'esprit qui anéantit en elle tout ce qui lui est contraire.

7. Telle est la cause pour laquelle ceux qui gisent au purgatoire souffrent de grands doutes s'ils en sortiront jamais ou si doivent avoir une fin leurs peines ; car, encore qu'habituellement ils aient les trois vertus théologales, foi, espérance, charité, l'actualité du sentiment de leurs peines et de la privation de Dieu ne les laisse point jouir du bien actuel et de la consolation de ces vertus, car, encore qu'ils se rendent compte qu'ils aiment bien Dieu, cela ne les console point, car il ne leur semble pas que Dieu les aime, ni qu'ils soient dignes d'une telle chose; au contraire, comme ils se voient privés de Lui, plongés dans leurs misères, il leur paraît qu'ils ont fort bien en eux de quoi être abhorrés et rejetés de Dieu fort justement pour toujours. Et ainsi l'âme, en cette purification, encore qu'elle voie qu'elle aime bien Dieu et qu'elle donnerait mille vies pour Lui - comme c'est bien la vérité, car en ces épreuves ces âmes aiment avec grande vérité leur Dieu -, malgré tout, cela ne lui est point soulagement, au contraire, cela lui cause plus de peine ; parce que, l'aimant tant qu'elle n'a souci d'aucune autre chose, comme elle se voit si misérable, elle ne peut croire que Dieu l'aime, ni qu'il y ait rien en elle et qu'il n'y aura jamais rien pour cela - mais qu'elle mérite plutôt d'être abhorrée, non seulement de Dieu, mais encore de toute créature pour toujours -, elle s'afflige de voir en elle des causes pour lesquelles elle mérite d'être rejetée de Celui qu'elle aime et désire tant.



Nuit obscure II 1