Nuit obscure II 8

Ch. 8: D'AUTRES PEINES QUI AFFLIGENT L'ÂME EN CET ÉTAT


1. Mais il y a ici une autre chose qui tourmente et afflige beaucoup l'âme ; et c'est comme cette nuit obscure lui tient ainsi les puissances et les affections liées, elle ne peut élever l'affection ni l'esprit à Dieu, ni le prier, lui semblant avec Jérémie que Dieu a mis une nuée au-devant pour que la prière ne passe pas (Lm 3,44) ; car c'est ce qu'on veut dire en l'autorité alléguée, à savoir; Il a barré et bouché mes chemins avec des pierres carrées (Lm 3,9). Et si elle prie quelquefois, c'est tellement sans force ni suc, qu'il lui semble que ni Dieu ne l'écoute ni fait cas de cela, comme encore ce prophète le donne à entendre en la même autorité, en disant: Quand j'aurai crié et prié, il a exclu ma prière (Lm 3,8). À la vérité, ce n'est pas le temps de parler à Dieu, mais, comme dit Jérémie de mettre sa bouche en la poussière, pour le cas où, par bonheur viendrait quelque espérance actuelle (Lm 3,29), souffrant avec patience sa purification. Dieu est celui qui opère ici passivement en l'âme; c'est pourquoi elle ne peut rien ; elle ne peut ni prier vocalement, ni assister avec attention aux choses divines, ni encore moins aux affaires et échanges temporels. Et non seulement cela, mais souvent aussi elle a de telles absences et de si profonds oublis en la mémoire, qu'elle sera beaucoup de temps sans savoir ce qu'elle a fait ni pensé, ni ce que c'est qu'elle fait ou va faire, et bien qu'elle veuille, elle ne saurait être attentive à rien de ce où elle est.

2. Car, comme ici non seulement l'entendement se purifie de sa lumière et la volonté de ses affections, mais aussi la mémoire de ses discours et connaissances, il convient aussi de l'anéantir au sujet de tous ceux-là. Pour accomplir ce que David dit de soi en cette purification, à savoir : J'ai été réduit à néant et je n'ai su (Ps 72,22). Ce non-savoir se réfère à ces ignorances et oublis de la mémoire, ces aliénations et oublis sont causés par la retraite intérieure dans laquelle cette contemplation absorbe l'âme ; parce que, afin que l'âme fût disposée et adaptée au divin avec ses puissances en vue de la divine union d'amour, il convenait qu'elle fût premièrement absorbée avec elles toutes en cette divine et obscure lumière spirituelle de contemplation, et ainsi qu'elle fût abstraite de toutes les affections et préhensions de créature, ce qui dure pour chaque cas selon l'intensité. Et ainsi, plus cette divine lumière qui investit l'âme est simple et pure, plus elle l'obscurcit, la vide et anéantit de la passion concernant ses préhensions et affections particulières, tant à l'égard des choses d'en haut que d'en bas; et aussi, moins cette lumière assaille l'âme, simple et pure, moins elle la prive et moins elle lui est obscure. C'est chose qui paraît incroyable de dire que la lumière surnaturelle et divine obscurcit d'autant plus l'âme qu'elle a plus de clarté et de pureté, et que moins elle en a, moins elle lui est obscure. Si nous considérons ce qui a été prouvé ci-dessus avec la sentence du Philosophe, cela convient: les choses surnaturelles sont d'autant plus obscures à notre entendement, qu'elles sont en soi plus claires et plus manifestes.

3. Et pour qu'on l'entende plus clairement, prenons ici une comparaison tirée de la lumière naturelle et commune. Nous voyons que le rayon de soleil qui entre par la fenêtre, quand il est plus net et plus pur d'atomes21, moins clairement il se voit; et plus il y a d'atomes et de poussières dans l'air, plus le rayon paraît clair à l'oeil. La cause en est que la lumière n'est pas ce qui se voit par soi-même, mais le moyen par lequel on voit les choses qu'elle rencontre ; et alors on la voit aussi elle-même, par la réverbération qu'elle fait en elles, et si elle ne donnait pas en elles, ni elles ni elle ne se verraient; de telle manière que si le rayon du soleil entrait par la fenêtre d'une pièce, et que passant par le milieu de la pièce, il sortît par une autre opposée, en traversant le milieu de la pièce sans rencontrer aucune chose, et qu'il n'y eût pas dans l'air d'atomes sur lesquels il se reflétât, il n'y aurait pas dans la pièce plus de lumière qu'avant et on n'apercevrait pas le rayon; au contraire, tout bien considéré, il y aurait alors plus d'obscurité là où est le rayon, parce qu'il prive et obscurcit quelque peu l'autre lumière, et lui-même ne se voit pas, puisque, comme nous avons dit, il n'y a point d'objets visibles où il puisse se refléter.

21 Au sens de corpuscules de poussière.


4. Or ce divin rayon de contemplation ne fait ni plus ni moins en l'âme, car, l'investissant avec sa lumière divine, il excède la lumière naturelle de l'âme et en cela il l'obscurcit et la prive de toutes les préhensions et affections naturelles qu'elle saisissait auparavant moyennant la lumière naturelle ; et ainsi il la laisse non seulement obscure, mais aussi vide selon les puissances et appétits, tant spirituels que naturels ; et la laissant ainsi, vide et à l'obscur, il la purifie et illumine avec la divine lumière spirituelle, sans que l'âme pense l'avoir, mais croyant toujours être en ténèbres, comme nous avons dit du rayon qui, quoiqu'il soit au milieu de la pièce, s'il est pur et n'a où frapper, il ne se voit point. Mais quand cette lumière spirituelle dont l'âme est investie a où se réverbérer, c'est-à-dire quand il s'offre une chose à juger spirituelle et de perfection ou d'imperfection -si petit que soit l'atome, ou le jugement touchant ce qui est faux ou vrai -, aussitôt elle le voit et l'entend bien plus clairement qu'avant qu'elle fût en ces obscurités, et, ni plus ni moins, elle connaît la lumière spirituelle qu'elle a pour discerner facilement l'imperfection qui se présente ; de même quand le rayon que nous avons dit était obscur en la pièce, quoiqu'on ne le voie pas lui-même, si on passe la main ou quelque autre chose à travers, on perçoit aussitôt la main, et on connaît que cette lumière du soleil était là.

5. D'où vient que, cette lumière spirituelle étant si simple, si pure et si générale, et non attachée ni particularisée à aucun intelligible particulier, naturel ou divin - car elle tient toutes les puissances de l'âme vides et anéanties en toutes ses préhensions -, aussi l'âme, d'une façon très générale et avec facilité connaît et pénètre tout ce qui se présente d'en haut ou d'en bas ; c'est pourquoi l'Apôtre dit que le spirituel sonde toutes les choses jusqu'aux profondeurs de Dieu (1Co 2,10) ; car de cette sagesse générale et simple l'on entend ce que dit l'Esprit Saint par le Sage, à savoir : Elle atteint partout à cause de sa pureté (Sg 7,24) ; à savoir, parce qu'elle ne se particularise à aucun intelligible particulier ni affection. Et c'est là la propriété de l'esprit purifié et anéanti concernant toutes les affections et intelligences particulières, car en ce qu'il ne goûte et n'entend rien en particulier, demeurant en son vide, obscurité et ténèbres, il embrasse tout avec une grande disposition, afin qu'en lui se vérifie le dire de saint Paul: N'ayant rien et possédant tout (2Co 6,10) ; car une telle faveur était due à une telle pauvreté d'esprit.



Ch. 9: COMMENT, QUOIQUE CETTE NUIT OBSCURCISSE L'ESPRIT, ELLE EST DESTINÉE À L'ILLUSTRER ET À LUI DONNER LA LUMIÈRE


1. Il reste donc à dire maintenant que cette heureuse nuit, quoiqu'elle obscurcisse l'esprit, ce n'est que pour lui donner lumière de toutes choses ; et encore qu'elle l'humilie et le rende misérable, ce n'est que pour l'exalter et l'élever, et, encore qu'elle l'appauvrisse et vide de toute affection naturelle, ce n'est qu'afin que divinement il puisse s'étendre à jouir et goûter de toutes les choses d'en haut et d'en bas, étant en tout avec une générale liberté d'esprit. Parce que, comme les éléments, afin de se communiquer en tous les composés et en tous les êtres naturels, ne doivent être mêlés d'aucune particularité, mais être sans couleur, sans odeur ni saveur pour pouvoir concourir avec toutes les saveurs, odeurs et couleurs, de même, il faut que l'esprit soit simple, pur et dénué de toutes sortes d'affections naturelles, tant actuelles qu'habituelles, afin de pouvoir avec liberté en latitude d'esprit, participer de la Sagesse divine, en laquelle, à cause de sa pureté, il goûte toutes les saveurs de toutes les choses avec une certaine éminence d'excellence. Et, sans cette purification, en aucune manière, il ne pourra sentir ni goûter la satisfaction de toute cette abondance de saveurs spirituelles, parce qu'une seule affection, ou particularité à laquelle l'esprit soit actuellement ou habituellement attaché, suffit pour ne pas sentir ni goûter ni communiquer la délicatesse et intime saveur de l'esprit d'amour qui contient en soi toutes les saveurs avec grande éminence.

2. Parce que, comme il était demeuré aux enfants d'Israël une seule affection et mémoire des viandes et nourritures qu'ils avaient goûtées en Égypte (Ex 16,3), ils ne pouvaient goûter au désert le pain délicat des anges, qui était la manne - qui, comme dit la divine Écriture, avait la suavité de tous les goûts et se convertissait au goût que chacun voulait (Sg 16,21) -, de même, ne pourra arriver à goûter les délices de l'esprit de liberté - suivant le désir de sa volonté - l'esprit qui sera encore attaché à quelque affection actuelle ou habituelle, ou à des intelligences particulières, ou à quelqu'autre préhension. La raison de ceci est que les affections, les sentiments et les préhensions de l'esprit parfait (parce qu'ils sont divins) sont d'une autre sorte et d'un genre si différent du naturel, et si éminent, que pour posséder les uns actuellement et habituellement, il faut naturellement chasser et anéantir les autres comme font deux contraires qui ne peuvent être ensemble en un sujet. C'est pourquoi, il convient beaucoup et il est nécessaire, pour que l'âme puisse passer à ces grandeurs, que cette nuit obscure de contemplation l'anéantisse et détruise premièrement ses bassesses, la mettant en obscurité, en sécheresse, en angoisse et dans le vide, car la lumière qu'on doit lui donner est une très haute lumière divine qui surpasse toute clarté naturelle et qui ne tombe pas par nature dans l'entendement.

3. Et ainsi, afin que l'entendement puisse arriver à s'unir avec elle et se rendre divin dans l'état de perfection, il faut premièrement qu'il soit purifié et anéanti en sa lumière naturelle, le mettant actuellement en obscurité par le moyen de cette contemplation obscure. Et il faut que cette ténèbre lui dure autant qu'il est nécessaire pour chasser et anéantir l'habitude qu'il a depuis longtemps formée en soi et sa manière d'entendre, et qu'à la place demeure l'illustration et lumière divine ; et ainsi, parce que cette force d'entendre qu'il avait avant est naturelle, de là provient que les ténèbres qu'il souffre alors sont profondes, horribles et très pénibles, car comme on les sent en la substance profonde de l'esprit, elles semblent être des ténèbres substantielles. Ni plus ni moins, pour autant que l'affection d'amour qui doit lui être donnée en la divine union d'amour est divine - et donc très spirituelle, très subtile et délicate et très intérieure, et qu'elle excède toute affection et sentiment de la volonté et tout son appétit - il convient pour que la volonté puisse venir à sentir et goûter par union d'amour cette affection divine et si haute délectation qui ne tombe pas par nature en la volonté, qu'elle soit premièrement purifiée et anéantie en toutes ses affections et sentiments, la laissant à sec et dans l'angoisse autant qu'il convient selon l'habitude qu'elle avait des affections naturelles, tant envers le divin qu'envers l'humain, afin qu'étant exténuée, desséchée et bien essorée au feu de cette obscure contemplation, de toute sorte de démon - comme le coeur du poisson de Tobie (Tb 6,19) sur les braises -, elle ait une disposition pure et simple et le palais purifié et sain pour sentir les hautes et étranges touches de l'amour divin, auquel elle se verra divinement transformée, toutes les contradictions actuelles et habituelles qu'elle avait auparavant (comme nous avons dit) étant chassées.

4. Semblablement aussi, parce que, pour ladite union à laquelle dispose et achemine cette obscure nuit, l'âme doit être pleine et douée d'une certaine magnificence glorieuse en la communication avec Dieu, qui enferme en soi d'innombrables biens de délectations qui excèdent toute l'abondance que l'âme peut naturellement posséder - car en un naturel aussi faible et impur elle ne peut la recevoir, car selon ce que dit Isaïe l'oeil n'a vu ni l'oreille entendu, et n'est point monté au coeur de l'homme ce que Dieu a préparé (Is 64,4), etc. -, il convient premièrement que l'âme soit mise dans le vide et la pauvreté d'esprit, la purifiant de tout appui, consolation et préhension naturels, tant à l'égard des choses d'en haut que de celles d'en bas, afin qu'étant ainsi vide elle soit bien pauvre d'esprit et dépouillée du vieil homme, pour vivre cette nouvelle et bienheureuse vie qu'on obtient par le moyen de cette nuit, à savoir l'état d'union avec Dieu.

5. Et parce que l'âme doit avoir un sentiment et une connaissance divine très généreuse et très savoureuse concernant toutes les choses divines et humaines qui ne tombent pas au sentiment commun et savoir naturel de l'âme - parce qu'elle les regarde avec des yeux autant différents qu'avant, comme l'esprit diffère du sens et le divin de l'humain - il faut que l'esprit se subtilise et s'aguerrisse par rapport au sentiment commun et naturel, étant mis en grande angoisse et pénurie par le moyen de cette contemplation purificatrice, et que la mémoire soit éloignée de toute aimable et paisible notion, avec un sens intérieur et une disposition d'exil et d'éloignement de toutes choses, qui lui semblent toutes étrangères et d'autre façon qu'elles n'avaient coutume ; car cette nuit tire l'esprit de son sentiment ordinaire et commun des choses, pour l'élever au sens divin qui est étranger et éloigné de toute manière humaine. Il semble ici à l'âme qu'elle marche hors de soi dans les peines ; d'autres fois, elle pense que c'est l'effet d'un charme ce qui se passe en elle, ou une stupidité d'esprit, et s'émerveille des choses qu'elle voit et entend qui lui semblent être étranges et étrangères et qui sont cependant les mêmes qu'elle avait coutume de faire communément; la cause de cela est que l'âme désormais s'écarte et s'éloigne du commun sens et connaissance des choses, afin qu'étant anéantie en celui-ci, elle demeure informée dans le divin, qui est plus de l'autre vie que de la présente.

6. Toutes ces purifications afflictives de l'esprit, afin d'être régénérée en vie d'esprit par le moyen de cette influence divine, l'âme les endure, et avec ces douleurs elle vient à enfanter l'esprit de salut pour que s'accomplisse la sentence d'Isaïe, qui dit: En présence de ta face, Seigneur, nous avons conçu, nous avons eu comme les tranchées de l'accouchement, et nous avons enfanté l'esprit (Is 26,17-18). Outre cela, parce que par le moyen de cette nuit contemplative l'âme se dispose pour parvenir à la tranquillité et paix intérieure, qui est telle et si délectable que (comme dit l'Église) elle excède tout sens (Ph 4,7), il faut que toute la première paix de l'âme soit laissée - qui pour autant qu'elle était mêlée d'imperfections n'était pas la paix, bien qu'elle semblât à l'âme être telle (parce qu'elle était à son goût): paix deux fois, c'est-à-dire qu'elle croyait avoir déjà acquis la paix du sens et de l'esprit, se voyant pleine d'abondances spirituelles -, qui était paix du sens et de l'esprit (car, comme je dis, elle est encore imparfaite) qu'elle soit premièrement purifiée en elle, et retirée et détournée de cette paix; comme Jérémie a signifié l'avoir senti, et déploré en l'autorité que nous avons alléguée pour expliquer les calamités de cette profonde nuit, en disant : Mon âme a été enlevée et rejetée de la paix (Lm 3,17).

7. Or ce trouble est une fâcheuse inquiétude de nombreuses craintes, imaginations et combats que l'âme souffre en soi-même, où avec la constatation et le sentiment des misères dans lesquelles elle se voit, elle croit être perdue et que ses biens sont taris pour toujours. De là provient en l'esprit une douleur et un gémissement si profonds, qu'ils lui font jeter de forts rugissements et bramements spirituels, parfois les prononçant de bouche et fondant tout en larmes, quand il y a force et capacité pour le faire, bien que le moins souvent il reçoive ce soulagement. David déclare fort bien cela en un psaume, comme quelqu'un qui l'avait si bien expérimenté, en disant: J'ai été extrêmement affligé et humilié; je rugissais du gémissement de mon coeur (Ps 37,9). Rugissement qui est cause de grande douleur, car parfois, avec la mémoire aiguë et soudaine des misères où l'âme se voit, les affections de l'âme se lèvent et entourent tellement de douleur et de peine, que je ne sais comment on pourrait le donner à entendre, si ce n'est par la similitude que le prophète Job, étant en pareille épreuve, dit par ces paroles : De la façon que sont les débordements des eaux, ainsi est mon rugissement (Jb 3,24) ; parce que, comme parfois les eaux ont de tels débordements qu'elles noient et remplissent tout, ainsi ce rugissement et ce sentiment de l'âme parfois croissent tellement que, la noyant et transperçant toute, ils remplissent d'angoisses et de douleurs spirituelles toutes ses affections profondes et ses forces au-delà de tout ce qu'on peut proclamer.

8. Telle est l'oeuvre que fait en elle cette nuit qui couvre les espérances de la lumière du jour. Car à ce propos le prophète Job dit aussi : En la nuit ma bouche a été transpercée de douleurs, et ceux qui me rongent ne dorment point (Jb 30,17) ; car ici par la bouche s'entend la volonté qui est traversée par ces douleurs qui ne cessent ni ne dorment en ce qui est de déchirer l'âme, parce que les doutes et les craintes qui transpercent l'âme ainsi jamais ne dorment.

9. Profonds sont cette guerre et ce combat, car la paix qu'on attend doit être très profonde ; et la douleur spirituelle est intime et très délicate, parce que l'amour qu'on doit posséder doit être aussi très intime et très épuré, car plus intime, soigneux et pur doit être le labeur et d'autant plus fort que l'édifice sera plus solide, pour cela, comme dit Job, l'âme se flétrit en soi-même et ses entrailles bouillonnent (Jb 30,16 Jb 30,27), sans aucune espérance ; et ni plus ni moins car l'âme doit posséder et jouir en l'état de perfection auquel elle s'achemine par le moyen de cette nuit purificatrice d'innombrables biens de dons et de vertus, tant selon la substance de l'âme que selon ses puissances, pour cela, il est d'abord requis généralement qu'elle se voie et se sente éloignée et privée de tous ces biens, et vide et pauvre d'eux, et qu'il lui semble en être si éloignée qu'elle ne puisse se persuader d'y arriver jamais, mais que tout bien est perdu pour elle. Comme aussi Jérémie le donne à entendre en la même autorité, quand il dit : Je suis oublieux des biens (Lm 3,17).

10. Mais voyons maintenant quelle est la cause pourquoi, cette lumière de contemplation, étant si suave et si aimable à l'âme qu'elle n'a plus rien à désirer - puisque (comme il a été dit plus haut) c'est la même avec laquelle elle doit s'unir et en laquelle, elle doit trouver tous les biens, en l'état de perfection qu'elle désire - néanmoins lorsqu'elle l'investit, elle lui cause ces commencements si pénibles et ces étranges effets que nous avons dits ici.

11. À ce doute on répond facilement en disant ce que nous avons déjà dit en partie, c'est que la cause de cela n'est pas du côté de la contemplation et de l'infusion divine qui de soi ne peut donner de la peine, mais au contraire beaucoup de suavité et de délectation (comme on le dira après) ; mais la cause est la faiblesse et l'imperfection que l'âme a encore, et ses dispositions contraires pour les recevoir, dans lesquelles ladite lumière divine venant à donner, elle fait pâtir l'âme en la manière déjà dite.



Ch. 10: ON EXPLIQUE PAR SA RACINE CETTE PURIFICATION GRÂCE À UNE COMPARAISON


1. Pour un plus grand éclaircissement de ce que nous avons dit et de ce que nous avons à dire, il faut remarquer ici que cette connaissance purificatrice et amoureuse ou lumière divine dont nous parlons, se comporte envers l'âme (la purgeant et disposant pour l'unir parfaitement avec soi), de même que le feu envers le bois pour le transformer en soi ; parce que le feu matériel appliqué au bois commence premièrement à le sécher, chassant l'humidité dehors et faisant pleurer l'eau qu'il garde en soi ; puis il le noircit, l'obscurcit et enlaidit, et même le rend mal odorant, et en le séchant peu à peu, il l'éclaircit et jette dehors tous les accidents difformes et obscurs qui sont contraires au feu, et finalement, commençant à l'enflammer par dehors et à l'échauffer, il vient à le transformer en soi et à le rendre aussi beau que le feu même ; ce qu'étant fait, il n'y a plus de la part du bois aucune passion ni action propre, excepté la pesanteur et la quantité plus épaisses que celles du feu, vu qu'il a en soi les propriétés et les actions du feu ; car il est sec et il dessèche ; il est chaud et il échauffe ; il est clair et il éclaire ; il est beaucoup plus léger qu'avant; le feu opérant en lui toutes ses propriétés et effets.

2. Or de la même façon, il nous faut philosopher en ce qui concerne ce divin feu d'amour de contemplation, qui avant d'unir et de transformer l'âme en soi, la purifie d'abord de tous ses accidents contraires, fait sortir ses difformités dehors, et la fait devenir noire et obscure et ainsi elle paraît pire qu'avant et plus laide et abominable qu'à l'habitude ; car comme cette divine purification éloigne tous les maux et toutes les humeurs vicieuses que l'âme ne découvrait pas, pour être enracinées bien avant et établies en elle, et ainsi elle ne connaissait pas qu'il y eut tant de mal en elle, et maintenant - pour les mettre dehors et les anéantir, on les lui montre et elle les voit si clairement par cette obscure lumière de la contemplation divine (encore qu'elle ne soit pire qu'avant ni en soi, ni envers Dieu) -, comme elle voit en soi ce qu'elle ne voyait pas avant, il lui semble être telle que non seulement elle est indigne que Dieu la regarde, mais plutôt qu'il l'abhorre, et même que déjà il l'a en horreur. De cette comparaison nous pouvons maintenant entendre maintes choses touchant ce que nous disons et ce que nous devons dire.

3. Premièrement, nous pouvons comprendre comment la même lumière et sagesse amoureuse qui doit s'unir à l'âme et qui doit la transformer, est la même qui au commencement la purge et la dispose ; ainsi que le même feu qui transforme le bois en soi, s'incorporant en lui, est celui qui le disposait premièrement en vue du même effet.

4. Deuxièmement, nous connaîtrons comment l'âme ne sent pas ces peines de la part de ladite Sagesse, puisque comme dit le Sage, tous les biens viennent à l'âme ensemble avec elle (Sg 7,11), mais de la part de la faiblesse et imperfection qu'a l'âme pour ne pas pouvoir recevoir, sans cette purification, sa lumière divine, sa suavité et sa délectation - comme le bois qui ne peut dès qu'il est dans le feu, être transformé jusqu'à ce qu'il soit disposé - et c'est ce qui la fait tant peiner. Ce que l'Ecclésiastique confirme, en disant bien par ces paroles ce qu'il a souffert afin de parvenir à s'unir avec elle et à en jouir : Mon âme a agonisé en elle et mes entrailles ont été troublées en la cherchant; pour cela j'aurai une bonne possession (51,29).

5. Troisièmement, nous pouvons en passant déduire de là la manière de souffrir de ceux du purgatoire, parce que le feu n'aurait point de pouvoir sur eux, encore qu'on le leur appliquât, s'ils n'avaient pas des imperfections pour lesquelles ils doivent pâtir qui sont la matière où le feu peut prendre, laquelle étant consumée, il n'y a plus rien à brûler; comme ici les imperfections étant consumées, la peine de l'âme finit et la jouissance demeure.

6. Quatrièmement, nous tirerons d'ici comment, l'âme à mesure qu'elle se purge et purifie par le moyen de ce feu d'amour, s'enflamme davantage en amour, de même que le bois, à proportion et à mesure qu'il se dispose, s'échauffe d'autant plus. Encore que l'âme ne sente pas toujours cette inflammation d'amour, mais seulement quelquefois, lorsque la contemplation n'investit pas si fortement, parce qu'alors, l'âme peut voir et même jouir du travail qui se fait, parce qu'on le lui découvre; car il lui semble qu'on enlève de la braise et qu'on tire le fer de la fournaise, afin que l'ouvrage qu'on fait paraisse d'une certaine façon, et alors l'âme peut découvrir en soi le bien qu'elle ne voyait pas pendant le travail ; comme aussi quand la flamme cesse d'assaillir le bois, tout ce qu'elle a enflammé commence à paraître.

7. Cinquièmement, nous tirerons encore de cette comparaison ce qui a été dit plus haut, à savoir, comme il est véritable qu'après ces soulagements l'âme retourne à souffrir avec plus de véhémence et plus subtilement qu'avant, car après cet échantillon qui s'est montré, après que les imperfections ont été plus extérieurement purifiées, le feu d'amour retourne à assaillir ce qui reste pour consumer et purifier plus intérieurement; en quoi la souffrance de l'âme est d'autant plus intime, subtile et spirituelle qu'il purifie les imperfections les plus intimes, les plus délicates et les plus spirituelles, et les plus enracinées au-dedans ; et cela se fait comme il arrive au bois : d'autant plus le feu pénètre au-dedans, d'autant il dispose le plus intérieur avec plus de force et plus de fureur pour le posséder.

8. Sixièmement, nous déduirons aussi de là la cause pourquoi il semble à l'âme que tout bien est fini pour elle et qu'elle est pleine de maux, puisqu'alors rien ne lui arrive que des amertumes ; tout comme le bois qui brûle, ni l'air ni aucune autre chose ne donne en lui sinon le feu qui le consume; mais après qu'on aura montré d'autres échantillons pareils aux premiers, elle jouira plus profondément, puisque la purification s'est faite plus au-dedans.

9. Septièmement, nous tirerons de là qu'encore que l'âme jouisse très amplement durant ces intervalles (en sorte que, comme nous avons dit, il lui semble parfois qu'elle ne puisse revenir en arrière), néanmoins, quand ces maux doivent revenir promptement, elle ne manque pas de sentir - si elle y prend garde (et quelquefois celle-ci paraît d'elle-même) -une racine qui demeure et qui empêche que la joie ne soit parfaite, parce qu'elle semble menacer de revenir, et quand c'est ainsi elle retourne sans tarder. Enfin, ce qui reste à purifier et à illustrer dans le plus intime de l'âme ne peut lui être entièrement caché en présence de ce qui est déjà purifié - de même qu'au bois la différence est bien sensible entre ce qui est déjà illuminé et ce qui au-dedans est à purifier - ; et quand cette purification revient saisir plus intérieurement, il ne faut pas s'étonner s'il semble à nouveau à l'âme qu'elle a perdu toute sorte de bien, et si elle pense ne plus en avoir, puisque, étant en des passions plus intérieures, tout le bien du dehors lui est fermé.

10. Ayant donc cette comparaison devant les yeux, avec l'explication de cette obscure nuit et de ses propriétés terribles que nous avons donnée sur le premier vers du premier couplet, il sera bon de sortir de ces détresses de l'âme, et que nous commencions à traiter du fruit de ses larmes et de ses propriétés heureuses qui commencent à se chanter en ce deuxième vers :


avec angoisses, en amours enflammée


Ch. 11: - ON COMMENCE À EXPLIQUER LE DEUXIÈME VERS DU PREMIER COUPLET. - ON DIT COMMENT L'ÂME, POUR FRUIT DE CES ANGOISSES RIGOUREUSES, SE RETROUVE AVEC UNE VÉHÉMENTE PASSION D'AMOUR DIVIN


1. En ce vers, l'âme donne à entendre le feu d'amour que nous avons dit, qui, à la manière du feu matériel dans le bois, s'allume dans l'âme en cette nuit de contemplation pénible. Cette inflammation, bien que, d'une certaine manière, elle soit comme celle que nous avons dite plus haut qui se passait dans la partie sensitive de l'âme, elle est en quelque manière aussi différente de celle dont nous parlons maintenant que l'âme l'est du corps et la partie spirituelle de la sensitive; parce que c'est une inflammation d'amour en l'esprit, où l'âme au milieu de ces angoisses obscures, se sent blessée vivement et d'une façon pénétrante d'un fort amour divin, avec un certain sentiment et pressentiment de Dieu, bien que sans comprendre chose particulière, puisque, comme nous avons dit, l'entendement est à l'obscur.

2. Ici l'esprit se sent vivement passionné d'amour, parce que cette inflammation spirituelle produit la passion d'amour; car, pour autant que cet amour est infus, il est plus passif qu'actif, et ainsi engendre dans l'âme une forte passion d'amour. Cet amour, parce qu'il tient déjà assez de l'union avec Dieu, participe aussi assez de ses propriétés, qui sont plus actions de Dieu que de l'âme même - et s'attachent à elle passivement -, cependant ce que fait l'âme ici, c'est de donner son consentement; mais la chaleur, et la force, et l'énergie, et la passion d'amour, ou inflammation, comme l'appelle l'âme ici, seul l'amour de Dieu qui s'unit avec elle, les communique. Cet amour trouve d'autant plus de place et de disposition en l'âme pour s'unir avec elle et pour la blesser, qu'il tient tous ses appétits enfermés, étrangers et inaptes pour pouvoir goûter aucune chose du ciel ni de la terre.

3. Ce qui en cette purification obscure, comme nous avons déjà dit, arrive d'une belle façon, car Dieu tient tous les goûts sevrés et recueillis de telle sorte qu'ils ne sauraient goûter d'aucune chose qu'ils voudraient. Et Dieu fait tout cela afin que, les séparant et les retirant tous pour lui, l'âme soit plus forte et plus habile pour recevoir cette forte union d'amour de Dieu qu'il commence déjà à lui donner par ce moyen purificateur, où l'âme doit aimer très fortement avec toutes ses forces et appétits spirituels et sensitifs ; ce qui n'aurait pu être s'ils s'étaient répandus à goûter une autre chose. C'est pourquoi David, pour pouvoir recevoir la force de l'amour de cette union de Dieu, lui disait: Ma force, je la garderai pour toi (Ps 58,10), c'est-à-dire toute l'habileté, les appétits et la force de mes puissances, ne voulant pas employer leur opération ni leur goût en autre chose hors de toi.

4. Selon cela on pourrait quelque peu conjecturer combien grande et combien forte sera cette inflammation d'amour en l'esprit où Dieu tient recueillis toutes les forces, puissances et appétits de l'âme, tant spirituels que sensitifs, afin que toute cette harmonie emploie toutes ses forces et vertus en cet amour, et qu'ainsi il vienne à accomplir véritablement le premier précepte, qui, ne rejetant rien de l'homme et n'excluant de cet amour aucune de ses facultés, dit: Tu aimeras Dieu de tout ton coeur, de tout ton esprit, de toute ton âme et de toutes tes forces (Dt 6,5).

5. Donc, tous les appétits et forces de l'âme étant ici recueillis en cette inflammation d'amour, et, en eux, toute l'âme étant navrée et touchée et passionnée, quels seront, pourrons-nous le deviner, les mouvements et agitations de toutes ces forces et appétits, se voyant enflammés et blessés de fort amour, et sans possession ni satisfaction de lui, en obscurité et doute ? Souffrant sans doute de la faim, comme les chiens qui dit David rôdent autour de la ville (Ps 58,7 et 15) et, ne se voyant pas rassasiés de cet amour, demeurent hurlants et gémissants ; car la touche de cet amour et feu divin dessèche tellement l'esprit et brûle si fort ses appétits pour satisfaire sa soif de cet amour divin, qu'il fait mille tours en soi et désire Dieu de mille façons et manières, avec la convoitise et le souhait de l'appétit. Ce que David exprime très bien en un psaume en disant: Mon âme a eu soif de toi; en combien de diverses manières ma chair se porte vers toi ; c'est-à-dire en désirs. Et une autre version dit: Mon âme a eu soif de toi ; mon âme se perd ou périt pour toi (Ps 62,2).

6. C'est pourquoi l'âme dit dans ce vers avec angoisses en amours, et elle ne dit pas : « avec angoisse en amour » enflammée, car en toutes les choses et pensées qu'elle rumine en soi, et en toutes les affaires et rencontres qui se présentent, elle aime de maintes manières, et désire et souffre aussi en ce désir de cette façon en beaucoup de manières, en tous les temps et lieux, ne se reposant en aucune chose, sentant cette angoisse en sa blessure enflammée, selon que le prophète Job le donne à entendre, en disant: ainsi que le serviteur désire l'ombre et que le mercenaire attend la fin de son oeuvre, ainsi j'ai eu des mois vides et j'ai compté pour moi des nuits longues et laborieuses. Si je me couche pour dormir, je dirai : Quand me lèverai-je ? Et à nouveau j'attendrai le soir et serai rempli de douleurs jusqu'aux ténèbres de la nuit (Jb 7,2-4).

Tout devient angoisse pour cette âme ; elle ne peut demeurer en soi ; ni au ciel, ni sur la terre, et se remplit de douleurs jusqu'aux ténèbres dont parle Job ici, parlant spirituellement et pour notre propos ; c'est une peine et une souffrance sans consolation d'espérance certaine de quelque lumière et de bien spirituel comme l'âme le souffre ici. D'où vient que l'angoisse et la peine de cette âme en cette inflammation d'amour sont plus grandes, pour être multipliées de deux côtés : l'un de la part des ténèbres spirituelles où elle se voit qui avec leurs doutes et leurs craintes l'affligent; l'autre de la part de l'amour de Dieu, qui l'enflamme et l'excite par sa blessure amoureuse et la remplit étonnamment de crainte.

7. Ces deux manières de pâtir en même temps Isaïe le donne bien à entendre en disant: Mon âme t'a désiré en la nuit (Is 26,9), c'est-à-dire en la misère; et c'est là une façon de pâtir de la part de cette nuit obscure. Mais avec mon esprit - dit-il - en mes entrailles jusqu'au matin, je veillerai à toi (Ibid.) ; et c'est la seconde manière de souffrir en désir et angoisse de la part de l'amour dans les entrailles de l'esprit, que sont les affections spirituelles.

Mais au milieu de ces peines obscures et amoureuses, l'âme sent une certaine présence et force en son intérieur, qui l'accompagne et lui donne une telle force, que si parfois elle est délivrée de la pesanteur de cette pénible ténèbre, souvent elle se sent seule, vide et faible. Et la cause en est alors que, comme la force et l'efficacité de l'âme lui étaient passivement imprimées et communiquées par le feu ténébreux d'amour qui l'investissait, il advient que ce feu cessant de l'investir, la ténèbre cesse en l'âme et la force et la chaleur d'amour s'évanouissent.



Nuit obscure II 8