Nuit obscure II 12

Ch. 12: IL DIT COMMENT CETTE HORRIBLE NUIT EST UN PURGATOIRE ET COMMENT EN ELLE LA DIVINE SAGESSE ILLUMINE LES HOMMES SUR LA TERRE AVEC LA MÊME LUMIÈRE QUI PURGE ET ILLUMINE LES ANGES DANS LE CIEL


1. Par ce qui a été dit on peut voir comment cette obscure nuit de feu amoureux, de même qu'elle purifie en obscurité, ainsi en obscurité, elle enflamme l'âme. On pourra voir aussi que les esprits, comme ils se purifient en l'autre monde par le feu ténébreux matériel, ainsi en cette vie ils se purifient et nettoient par le feu amoureux, ténébreux et spirituel ; car il y a cette différence : que là ils sont épurés par le feu et ici ils sont épurés et illuminés seulement par l'amour. Et cet amour, David le demandait quand il disait : Dieu, créez en moi un coeur net, etc. (Ps 50,12), car la pureté du coeur n'est rien moins que l'amour et la grâce de Dieu, en effet ceux qui ont le coeur net sont appelés par notre Seigneur bienheureux (Mt 5,8), ce qui est autant dire énamourés, puisque la béatitude ne se donne pas pour moins que l'amour.

2. Or, que l'âme se purifie en s'illuminant avec ce feu de sagesse amoureuse - parce que Dieu ne donne jamais de sagesse mystique sans amour, puisque c'est l'amour même qui l'infuse -, Jérémie le montre bien quand il dit : Il envoya du feu dans mes os et m'a enseigné (Lm 1,13). Et David dit que la sagesse de Dieu est de l'argent examiné au feu (Ps 111,7), c'est-à-dire au feu purificateur d'amour; parce que cette obscure contemplation verse conjointement en l'âme amour et sagesse, à chacun selon sa capacité et nécessité, illuminant l'âme et la purifiant, dit le Sage, de ses ignorances, comme il dit qu'elle fit avec lui (Eccli, 25-26).

3. D'ici nous inférons encore que la même sagesse de Dieu purge les anges de leurs ignorances, leur donnant de savoir, les éclairant de ce qu'ils ne savent pas, se dérivant de Dieu par les premières hiérarchies jusqu'aux dernières et de là aux hommes22; c'est pourquoi, de toutes les oeuvres que font les anges et de leurs inspirations, il se dit avec vérité et proprement en l'Écriture que Dieu les fait et qu'ils les font; car ordinairement il les dérive par eux, et eux aussi les font passer des uns dans les autres sans aucun délai, de même que le rayon du soleil communiqué à plusieurs vitres alignées entre elles, car, encore qu'il soit vrai que de soi le rayon les pénètre toutes, pourtant chacune l'envoie à l'autre plus modifié, conformément à la façon de cette vitre, quelque peu diminué et affaibli selon qu'elle est plus ou moins proche du soleil.

22 Certains terminent la phrase par : purifie et illumine ces âmes.


4. D'où s'ensuit que les esprits supérieurs et ceux d'ici-bas, plus ils sont près de Dieu, plus ils sont purifiés et clarifiés avec une purification plus générale ; et que les derniers recevront cette illustration bien plus faible et plus éloignée ; de telle sorte que l'homme qui est le dernier, auquel se dérive cette contemplation amoureuse de Dieu (quand Dieu veut la lui donner) doit la recevoir à sa manière très limitée et avec peine, car la lumière de Dieu qui illumine l'ange, l'illustrant et le comblant de suavité en amour parce qu'il est un pur esprit disposé pour une telle infusion, illumine naturellement l'homme, impur et faible (comme il fut dit plus haut) en lui causant obscurité, peine et angoisse - comme le soleil fait à l'oeil chassieux et malade - et elle l'énamoure avec passion et affliction, jusqu'à ce que ce même feu d'amour le spiritualise et subtilise en le purifiant, jusqu'à ce que, étant désormais purifié, il puisse recevoir avec suavité l'union de cette amoureuse influence à la façon des anges, comme nous dirons après avec l'aide de Dieu. Mais en attendant, il reçoit cette contemplation et connaissance amoureuse dans la gêne et l'angoisse d'amour dont nous parlons ici.

5. Cette inflammation et angoisse d'amour, l'âme ne les sent pas toujours ; car au début, quand commence cette purification spirituelle, ce feu divin s'attache davantage à essuyer le bois de l'âme qu'à l'échauffer ; mais, avec le temps, quand ce feu échauffe l'âme, elle sent d'ordinaire cette inflammation et chaleur d'amour. Ici, comme on purifie davantage l'entendement par le moyen de ces ténèbres, il advient quelquefois que cette mystique et amoureuse théologie, enflammant la volonté, conjointement frappe aussi et illustre l'autre puissance, qui est l'entendement, avec quelque connaissance et lumière divine, si savoureusement et si délicatement que la volonté, aidée par elle, s'échauffe merveilleusement, ce divin feu d'amour ardant en elle en vives flammes (sans qu'elle y soit pour rien) de manière qu'il paraît déjà à l'âme un feu vif par la vive intelligence qui lui est donnée. Et de là vient ce que révèle David en un psaume, en disant : Mon coeur s'est échauffé au-dedans de moi et un feu s'enflamma en ma méditation (Ps 38,4).

6. Et cet embrasement d'amour avec union de ces deux puissances, entendement et volonté, qui sont ici unies, est chose de grande richesse et délectation pour l'âme, parce que c'est une certaine touche en la Divinité et déjà des commencements de la perfection de l'union d'amour qu'elle attend. Et ainsi, à cette touche d'un si haut sentiment et amour de Dieu, on n'y arrive point qu'après avoir passé de nombreuses épreuves et une grande partie de la purification ; mais pour les autres, inférieures, qui arrivent ordinairement, une telle purification n'est pas nécessaire.

7. De ce que nous avons dit ici, on déduit comment en ces biens spirituels que Dieu verse passivement en l'âme, la volonté peut fort bien aimer sans que l'entendement comprenne ; de même que l'entendement peut comprendre sans que la volonté aime ; car, puisque cette nuit obscure de contemplation avec cette lumière divine et cet amour, (comme le feu) possède lumière et chaleur, il n'y a pas de difficulté que, quand cette lumière amoureuse se communique, elle frappe parfois davantage en la volonté, l'enflammant d'amour, laissant l'entendement en obscurité, sans frapper en lui avec la lumière, et que d'autres fois, l'éclairant de sa lumière, elle donne de l'intelligence, laissant la volonté sèche - de même qu'il arrive qu'on puisse recevoir la chaleur du feu sans en voir la lumière, et aussi qu'on voie la lumière sans recevoir la chaleur du feu -; et cela est l'oeuvre du Seigneur, qui verse comme il veut.


Ch. 13: D'AUTRES SAVOUREUX EFFETS QU'OPÈRE EN L'ÂME CETTE OBSCURE NUIT DE CONTEMPLATION


1. Par ce genre d'inflammation nous pouvons entendre quelques savoureux effets qu'opère désormais en l'âme cette obscure nuit de contemplation; car quelquefois (selon ce que nous venons de dire), au milieu de ces obscurités, l'âme est illustrée, et la lumière luit dans les ténèbres (Jn 1,5), cette intelligence mystique se dérivant à l'entendement, la volonté demeurant sèche, je veux dire sans union actuelle d'amour, avec une sérénité et pureté si délicate et si délectable au sens de l'âme, qu'on ne la peut nommer, tantôt en une manière de sentir Dieu, tantôt en une autre.

2. Quelquefois aussi elle frappe conjointement (comme il a été dit) la volonté, et l'amour s'allume hautement, tendrement et fortement, parce que, comme nous avons déjà dit, quelquefois ces deux puissances, entendement et volonté, quand l'entendement se purifie davantage, s'unissent; d'autant plus parfaitement et délicatement qu'elles sont plus avancées ; mais avant d'en arriver là, c'est une chose plus commune de sentir la touche de l'inflammation en la volonté que celui de l'intelligence en l'entendement.

3. Mais un doute apparaît ici, et c'est: puisque ces deux puissances se purifient de pair, pourquoi sent-on au début, plus communément en la volonté l'inflammation et l'amour de la contemplation purificatrice, que l'intelligence de cette contemplation dans l'entendement? À quoi l'on répond que cet amour passif ne frappe pas ici directement dans la volonté - car la volonté est libre, et cette inflammation d'amour est davantage passion d'amour qu'acte libre de la volonté -, parce que cette chaleur d'amour frappe dans la substance de l'âme, et meut ainsi passivement les affections; et ainsi cette inflammation s'appelle plutôt passion d'amour qu'acte libre de la volonté qui s'appelle acte de la volonté en tant qu'il est libre. Mais, comme ces passions et affections dépendent de la volonté, on dit pour cela que si l'âme est affligée de quelque affection, la volonté l'est, ce qui est vrai, car, de cette manière la volonté est captive et perd sa liberté, de manière que l'impétuosité et la force de la passion l'entraînent derrière elles ; et pour cela nous pouvons dire que cette inflammation d'amour est en la volonté, c'est-à-dire, enflamme l'appétit de la volonté ; et ainsi (comme nous l'avons dit), elle s'appelle plutôt passion d'amour qu'acte libre de la volonté. Et parce que la passion réceptive de l'entendement ne peut recevoir l'intelligence que nûment et passivement, et elle ne le peut sans qu'il soit purifié, pour cela, avant qu'il le soit, l'âme sent moins souvent la touche d'intelligence que celle de la passion d'amour ; car pour cela il n'est point nécessaire que la volonté soit autant purifiée à l'égard des passions, puisque même les passions l'aident à sentir l'amour passionné.

4. Cette inflammation et soif d'amour, appartenant désormais ici à l'esprit, est très différente de l'autre que nous avons dite en la Nuit du sens ; car, encore qu'ici le sens prenne aussi sa part, car il ne manque pas de participer du travail de l'esprit, néanmoins la racine et le vif de la soif d'amour se sentent en la partie supérieure de l'âme, c'est-à-dire dans l'esprit, sentant et entendant tellement ce qu'il sent et le manque de ce qu'il désire, que toute la peine du sens - encore que sans comparaison elle soit plus grande qu'en la première Nuit sensitive - ne lui est rien, car en l'intérieur il connaît le manque d'un grand bien, auquel il ne peut en rien remédier.

5. Mais il faut remarquer ici qu'encore qu'au commencement de cette Nuit spirituelle on ne sente pas cette inflammation d'amour car ce feu d'amour n'a pas encore commencé à prendre, au lieu de cela Dieu donne tout de suite à l'âme un si grand amour estimatif de Dieu que (comme nous avons dit) tout ce qu'elle endure et sent le plus dans les épreuves de cette nuit, c'est une angoisse de se demander si elle a perdu Dieu et de se demander si elle est délaissée de Lui. Et ainsi nous pouvons toujours dire que dès le commencement de cette nuit, l'âme est touchée d'angoisses d'amour, soit d'estime23, soit aussi d'inflammation. Et l'on voit que la plus grande passion qu'elle éprouve en ces angoisses, c'est cette crainte, car si alors elle pouvait être certaine que tout n'est pas perdu et fini, mais que tout ce qu'elle endure c'est pour le mieux (comme cela est) et que Dieu n'est point irrité contre elle, toutes ces peines lui seraient légères, voire agréables, sachant que Dieu est servi par cela; parce que l'amour d'estime qu'elle porte à Dieu est si grand, encore qu'il soit caché et qu'elle ne le sente pas, que non seulement elle endurerait cela, mais se réjouirait de mourir de nombreuses fois pour le contenter. Mais quand la flamme a déjà enflammé l'âme, conjointement avec l'estime qu'elle a de Dieu, elle devient si forte, si courageuse et si passionnée de Dieu, la chaleur d'amour lui étant communiquée, qu'avec une grande hardiesse, sans égard ni considération d'aucune chose, dans la force et ivresse de l'amour et du désir, sans prendre garde à ce qu'elle fait, elle entreprendrait des choses étranges et inusitées en quelque sorte et manière qu'elles se présentent, pour pouvoir rencontrer celui qu'aime son âme.

23 L'amour d'estime s'attache à ce qui a de la valeur; et comme en Dieu elle est infinie, l'impression de sa perte engendre une angoisse infinie.


6. Et c'est la raison pour laquelle Marie-Madeleine, s'estimant soi-même autant qu'avant, n'eut aucun égard ni aux gens de qualité ou non qui banquetaient, ni à l'indécence ni à l'étrangeté d'aller pleurer et verser des larmes au milieu des convives, pourvu qu'elle pût (sans retarder d'une heure, attendant un autre moment et une autre occasion) se présenter devant Celui dont son âme était déjà blessée et enflammée. Et telle est encore l'ivresse et la hardiesse d'amour que - bien qu'elle sût que son aimé était enfermé dans le sépulcre, scellé avec une grosse pierre et environné de soldats qui le gardaient (Mt 27,60-66) de peur que ses disciples ne le dérobent -rien de cela ne l'empêcha d'y aller avant le jour avec des onguents pour l'oindre (Jn 20,1).

7. Et, finalement, cette ivresse et angoisse d'amour lui firent demander à celui qu'elle croyait être jardinier et avoir dérobé le corps au sépulcre, qu'il lui dise, s'il l'avait pris, où il l'avait mis, pour qu'elle l'emporte (Jn 20,15); sans regarder que cette demande exempte de jugement et de raison était une extravagance, car il est clair que si l'autre l'avait dérobé, il ne le lui aurait pas dit, et moins encore le lui aurait laissé prendre. Mais la force et véhémence d'amour a cela que tout lui semble possible et pense que tous marchent dans la même voie que lui, parce qu'il ne croit pas qu'on doive assumer ou chercher autre chose que ce qu'il cherche et ce qu'il aime ; il ne lui semble pas qu'il y ait rien d'autre à aimer ni à s'occuper, sinon cela, et aussi que tous font de même. C'est pourquoi, quand l'Épouse alla chercher son Aimé par les places et les faubourgs, croyant que les autres faisaient de même, elle leur dit que, s'ils le rencontraient, ils lui disent qu'elle languissait pour son amour (Ct 5,8). Telle était la force de l'amour de cette Marie qu'il lui semblait que, si le jardinier lui avait dit où il avait caché le corps, elle y serait allée et l'aurait emporté malgré tous les obstacles.

8. Or, les angoisses d'amour que l'âme sent, quand elle est déjà avancée en cette purification spirituelle, sont telles ; car elle se lève de nuit (c'est-à-dire en ces ténèbres purificatrices) selon les affections de la volonté et, avec les angoisses et les forces dont la lionne et l'ourse courent après leurs petits qu'on leur a soustraits et qu'elles ne peuvent trouver, cette âme blessée court après son Dieu ; parce que, comme elle est en ténèbres, elle se sent sans Lui, étant mourante d'amour pour Lui. Et c'est l'amour impatient dans lequel le sujet ne peut longtemps subsister sans obtenir ou mourir, selon le désir que Rachel avait d'avoir des enfants, quand elle dit à Jacob : Donne-moi des enfants ; sinon je mourrai (Gn 30,1).

9. Mais d'où vient que l'âme qui se sent si misérable et si indigne de Dieu, comme elle le constate ici en ces ténèbres purificatrices, a une force si courageuse et si hardie pour tendre à l'union divine ? La cause est que, comme déjà l'amour lui donne des forces pour aimer vraiment et que le propre de l'amour est de vouloir s'unir, et se joindre, et s'égaler et s'assimiler à la chose aimée pour se perfectionner dans le bien d'amour, de là vient que l'âme, n'étant pas perfectionnée en amour, pour n'être pas parvenue à l'union, la faim et la soif qu'elle a de ce qui lui manque - qui est l'union et les forces que l'amour a déjà mises en la volonté et avec lesquelles il l'a rendue passionnée - la font courageuse et hardie selon la volonté ardente ; encore que selon l'entendement, parce qu'il est en obscurité et non illustré, elle se sente indigne et se reconnaisse misérable.

10. Je ne veux pas omettre de dire ici la cause pour laquelle cette lumière divine, puisqu'elle est toujours lumière pour l'âme, ne lui donne pas la lumière dès qu'elle l'investit, comme elle le fait après, mais au contraire lui cause les ténèbres et les épreuves dont nous avons parlé. Nous en avons déjà dit quelque chose. Mais sur ce point particulier je réponds que les ténèbres et les autres maux que l'âme sent lorsque cette divine lumière l'investit, ne sont ténèbres et maux de la lumière, mais de l'âme même, et la lumière l'éclaire pour qu'elle les voie. Si bien que dès lors cette divine lumière lui donne lumière, mais avec elle l'âme ne peut voir d'abord que ce qui est plus près d'elle ou, pour mieux dire en elle, qui sont ses ténèbres ou misères, qu'elle voit désormais par la miséricorde de Dieu, et avant elle ne les voyait pas, parce que cette lumière surnaturelle ne donnait pas en elle. Et c'est la cause pour laquelle au commencement elle ne sent que ténèbres et maux ; mais après, purifiée par leur connaissance et leur sentiment, elle aura des yeux pour que cette lumière lui montre les biens de la lumière divine. Et toutes ces ténèbres et impressions de l'âme étant chassées, commencent aussitôt à paraître les grands profits et biens que l'âme acquiert en cette heureuse nuit de contemplation.

11. Donc, par ce qui a été dit, on comprend comment Dieu fait ici la grâce à l'âme de la nettoyer et guérir avec cette forte lessive et amère purification, selon la partie sensitive et la spirituelle, de toutes les affections et habitudes imparfaites qui étaient en elle concernant le temporel et le naturel, le sensitif et le spéculatif et le spirituel, lui obscurcissant les puissances intérieures et les vidant de tout cela, harcelant et desséchant les affections sensitives et spirituelles, débilitant aussi et diminuant les forces naturelles de l'âme à l'égard de tout cela (ce que l'âme n'aurait jamais pu faire d'elle-même, comme nous dirons bientôt), Dieu la faisant défaillir et la dénudant de cette manière de tout ce qui n'est pas Dieu naturellement, pour la revêtir de nouveau, étant dénudée et dépouillée désormais de sa vieille peau, et ainsi se renouvelle, comme l' aigle, sa jeunesse (Ps 102,5), demeurant vêtue du nouvel homme qui est créé, comme dit l'Apôtre, selon Dieu (Ep 4,24). Ce n'est pas autre chose qu'illuminer l'entendement de la lumière surnaturelle, en sorte que l'entendement humain se fasse divin, uni avec le divin ; et ni plus ni moins, informer la volonté avec l'amour divin, de manière que la volonté maintenant ne soit pas moins que divine, n'aimant pas moins que divinement, unie et ne faisant qu'un avec la volonté et l'amour divins ; et la mémoire ni plus ni moins ; comme aussi les affections et les appétits, tous changés et rendus selon Dieu, divinement. Et ainsi cette âme sera désormais une âme du ciel, céleste, et plus divine qu'humaine. Tout cela, selon ce que l'on a pu voir d'après ce que nous avons dit, Dieu le fait et le réalise en elle par le moyen de cette nuit, l'illustrant et l'enflammant divinement avec des angoisses de Dieu seul, et non d'aucune autre chose. C'est pourquoi très justement et très raisonnablement, l'âme ajoute aussitôt le troisième vers du couplet, qui dit :

Oh ! heureuse aventure !



Ch. 14: DANS LEQUEL ON MET ET EXPLIQUE LES TROIS DERNIERS VERS DU PREMIER COUPLET

Oh ! heureuse aventure !

je sortis sans être vue,

ma maison étant désormais apaisée.


1. Cette heureuse aventure vint de ce qu'elle chante aussitôt dans les vers suivants en disant: je sortis sans être vue, ma maison étant désormais apaisée, prenant la métaphore de celui qui, pour mieux effectuer son dessein, sort de sa maison de nuit à l'obscur, pendant que ceux de la maison reposent, pour que personne ne l'en empêche. Car, comme l'âme devait sortir pour accomplir un acte si généreux et si rare comme est celui de s'unir avec son Aimé divin, au-dehors - parce que l'Ami ne se trouve que seul, au-dehors, en la solitude, et c'est pourquoi l'Épouse désirait le trouver seul, disant: Qui te donnera à moi, mon frère, afin que je te trouve seul dehors et que mon amour se communique à toi ? (Ct 8,1) -, il convient à l'âme éprise d'amour, pour parvenir à sa fin désirée, de sortir aussi la nuit, tous les domestiques de sa maison étant endormis et apaisés, c'est-à-dire les opérations basses, et les passions et les appétits de son âme étant endormis et assoupis par le moyen de cette nuit, qui sont les gens de sa maison, qui éveillés, empêchent toujours les biens pour l'âme, étant opposés à ce que l'âme libre leur échappe. Car ce sont les domestiques que notre Seigneur dans l'Évangile dit être les ennemis de l'homme (Mt 10,36) ; et ainsi il convenait que leurs opérations avec leurs mouvements soient endormis en cette nuit, pour qu'ils n'empêchent pas à l'âme les biens surnaturels de l'union d'amour de Dieu; parce que, durant leur vivacité et opération, cela ne peut être, car toute leur action et mouvement naturel empêche plutôt qu'elle n'aide à recevoir les biens spirituels de l'union d'amour, car toute l'habileté naturelle est courte en ce qui concerne les biens surnaturels que Dieu par son infusion seule met en l'âme passive et secrètement dans le silence; et ainsi il est nécessaire que se taisent toutes les puissances et qu'elles se comportent passivement pour recevoir cette infusion, sans y entremettre leur oeuvre basse et leur vile inclination.

2. Ce fut donc heureuse aventure pour cette âme, que Dieu en cette nuit endorme toute la domesticité de sa maison ; c'est-à-dire toutes les puissances, passions, affections et appétits qui vivent dans l'âme sensitive et spirituelle, afin que, sans être vue, c'est-à-dire, sans être empêchée par ces affections, etc., -attendu qu'elles demeurent endormies et mortifiées en cette nuit où on les a laissées en obscurité, pour qu'elles ne puissent remarquer ni sentir à leur manière basse et naturelle et qu'elles n'empêchent l'âme de sortir de soi et de la maison de la sensualité - elle arrive à l'union spirituelle du parfait amour de Dieu.

3. Oh ! heureuse aventure, que l'âme puisse se délivrer de la maison de la sensualité ! Cela ne peut bien se comprendre, à mon avis, en dehors de l'âme qui en a goûté, parce qu'elle verra clairement combien était misérable la servitude où elle était détenue, et à combien de misères elle était sujette quand elle l'était au pouvoir de ses puissances et appétits, et elle connaîtra comme la vie de l'esprit est une vraie liberté et richesse qui apporte avec soi des biens inestimables, dont nous remarquerons quelques-uns dans les couplets suivants, où l'on verra plus clairement combien l'âme a raison de chanter comme heureuse aventure le passage par cette horrible nuit que nous avons dite ci-dessus.


Ch. 15: ON MET LE DEUXIÈME COUPLET ET SON EXPLICATION


Couplet deuxième

À l'obscur et en sûreté

par l'échelle secrète, déguisée,

oh ! heureuse aventure !

à l'obscur et en cachette,

ma maison étant désormais apaisée.


EXPLICATION

L'âme en ce couplet chante encore quelques propriétés de l'obscurité de cette nuit, répétant le bonheur qui lui arriva grâce à elles. L'âme les dit répondant à certaine objection tacite, en disant que l'on ne doit pas penser que pour être passée en cette nuit et obscurité par tant de tourments d'angoisses, de doutes, de craintes et d'horreurs, comme on l'a dit, elle courût pour cela plus de danger de se perdre, car au contraire dans l'obscurité de cette nuit, elle s'est gagnée; parce qu'en elle, elle se délivrait et s'échappait subtilement de ses contraires, qui lui fermaient toujours le passage, car en l'obscurité de la nuit elle marchait ayant changé d'habit et déguisée avec trois tenues et couleurs, que nous dirons après ; et par une échelle fort secrète que personne de la maison ne connaissait, qui (comme nous remarquerons aussi en son lieu) est la foi vive, grâce à laquelle elle sortit si couverte et en cachette pour bien faire son opération, qu'elle ne pouvait manquer d'aller bien en sûreté, d'autant plus que, en cette nuit purificative, les appétits, affections et passions, etc., de son âme étaient endormis, mortifiés et éteints, qui sont ceux qui, étant éveillés et vifs, n'y consentirent point. Suit donc le vers, et elle dit ainsi :


À l'obscur et en sûreté.

Chapitre 16



Ch. 16: ON MET LE PREMIER VERS ET ON EXPLIQUE COMMENT L'ÂME ALLANT À L'OBSCUR VA SÛREMENT


1. L' obscurité dont parle ici l'âme, nous avons déjà dit qu'elle concerne les appétits et puissances sensitives, intérieures et spirituelles24, car toutes s'obscurcissent de leur lumière naturelle en cette nuit afin que, se purifiant à leur égard, elles puissent être illustrées à l'égard du surnaturel; parce que les appétits sensitifs et spirituels sont endormis et amortis, sans pouvoir goûter de chose ni divine, ni humaine ; les affections de l'âme, opprimées et pressées, sans pouvoir se mouvoir vers elle ni trouver d'appui en rien; l'imagination, liée, sans pouvoir faire un bon discours ; la mémoire en oubli ; l'entendement obscurci, sans pouvoir entendre chose qui soit ; et par conséquent aussi la volonté sèche et pressée et toutes les puissances vides et inutiles ; et par-dessus tout cela une épaisse et pesante nuée sur l'âme qui la tient angoissée et éloignée de Dieu. En cette façon, à l'obscur, l'âme dit qu'elle allait en sûreté.

24 Les puissances (ou sens) sensitives sont les cinq sens extérieurs, les sensitives intérieures sont l'imaginative et la fantaisie, les spirituelles sont l'entendement, la mémoire et la volonté.


2. La cause de cela s'explique bien: car ordinairement l'âme n'erre jamais que par ses appétits, ou ses goûts, ou ses discours, ou ses intelligences, ou ses affections ; parce que, d'ordinaire, en elles, elle excède ou manque, ou varie ou extravague, et pousse et s'incline à ce qui ne convient pas. D'où vient que, toutes ces opérations et ces mouvements étant empêchés, il est évident que l'âme est assurée de n'y pas errer; car non seulement elle se délivre de soi, mais aussi des autres ennemis, qui sont le monde et le démon, qui, les affections et opérations étant éteintes, ne sauraient lui faire la guerre par autre part ni d'une autre manière.

3. De là s'ensuit que plus l'âme va en obscurité et vide de ses opérations naturelles, plus elle va en assurance, parce que, comme dit le prophète, la perdition de l'âme lui vient seulement d'elle-même, c'est-à-dire de ses sens et appétits intérieurs et sensitifs - et le bien, dit Dieu, seulement de moi (Os 13,9) -. Par suite, elle, étant ainsi préservée de ses maux, il reste qu'aussitôt lui viennent les biens de l'union avec Dieu en ses appétits et puissances, union qui les rendra divins et célestes. D'où vient qu'au temps de ces ténèbres, si l'âme y prend garde, elle connaîtra très bien que l'appétit et les puissances ne sont guère divertis aux choses inutiles et nuisibles, et combien elle est à l'abri de cette vaine gloire, de l'orgueil et présomption, de la vaine et fausse joie et de maintes autres choses; donc, il s'ensuit bien que, allant à l'obscur, non seulement elle ne se perd pas, mais plutôt elle se gagne beaucoup elle-même, puisqu'en cet état elle acquiert les vertus.

4. Quant au doute qui peut naître ici, il convient de savoir, que puisque les choses de Dieu de soi font du bien à l'âme et la rendent gagnante et en sécurité, pourquoi en cette nuit Dieu lui obscurcit les appétits et les puissances, même à l'égard de ces choses bonnes, de manière qu'elle ne peut pas plus les goûter ni les pratiquer que les autres, et encore moins en quelque sorte ?, je réponds qu'alors il ne faut plus qu'il lui reste opération ni goût à l'égard des choses spirituelles parce qu'elle a les puissances et les appétits impurs et bas et très naturels, et ainsi encore qu'on donnât à ces puissances le goût et la communication des choses surnaturelles et divines, elles ne pourraient le recevoir que très bassement et naturellement, tout à fait selon leur mode. Car, comme dit le Philosophe, tout ce qui est reçu est en celui qui le reçoit selon sa façon de le recevoir ; de telle sorte que, comme ces puissances naturelles n'ont pureté, ni force, ni capacité pour recevoir et goûter les choses surnaturelles selon leur manière, qui est divine, mais seulement à la leur qui est humaine et basse (comme nous avons dit), il faut qu'elles soient aussi obscurcies concernant ce qui est divin25, afin qu'étant sevrées et purifiées et anéanties de ce côté, elles perdent cette façon basse et humaine de recevoir et d'opérer, et qu'ainsi toutes les puissances et appétits de l'âme arrivent à demeurer disposés et fortifiés pour recevoir, sentir et goûter hautement le divin et le surnaturel ; ce qui ne peut être si premièrement le vieil homme ne meurt (Col 3,9).


25 La nuit concerne essentiellement les rapports de l'âme avec Dieu, même si elle peut avoir des conséquences sur le comportement.


5. D'où vient que tout le spirituel, s'il ne vient d'en haut, communiqué du Père des lumières (Jc 1,17) au libre arbitre et appétit humain, même si le goût et les puissances de l'homme s'exercent en Dieu, et même s'il leur semble le goûter beaucoup, ils ne le goûteront point d'une manière divine et spirituelle, mais d'une manière humaine et naturelle, comme ils goûtent les autres choses, car les biens ne vont pas de l'homme vers Dieu, mais viennent de Dieu à l'homme. À ce propos (si c'en était le lieu) nous pourrions montrer ici comment il y a maintes personnes qui ont des goûts, des affections et des opérations de leurs puissances touchant Dieu ou les choses spirituelles, et qui peut-être pensent que cela est surnaturel

et spirituel, et peut-être ce ne sont pas plus que des actes et appétits très naturels et humains, car, comme elles les ont dans les autres choses, elles les ont encore avec la même disposition dans ces choses bonnes, par une certaine facilité naturelle qu'elles ont de mouvoir leur appétit et leurs puissances à quelque chose que ce soit.

6. Si par hasard nous rencontrons l'occasion par la suite, nous en traiterons, donnant quelques signes pour connaître quand les impulsions et les actions intérieures de l'âme sont seulement naturelles, et quand seulement spirituelles, et quand spirituelles et naturelles, concernant les rapports avec Dieu. Il suffit de savoir ici que pour que les actes et mouvements intérieurs de l'âme puissent venir à être mus par Dieu divinement, ils doivent premièrement être obscurcis et endormis et apaisés naturellement à l'égard de toute leur habileté et opération, afin qu'elles défaillent.

7. Donc, ô âme spirituelle ! quand tu verras ton appétit obscurci, tes affections sèches et contraintes, tes puissances inhabiles à tout exercice intérieur, ne te peine pas pour cela, au contraire tiens-le pour une bonne chance, puisque Dieu te libère de toi-même, t'ôtant des mains les puissances avec lesquelles, même en faisant de ton mieux, tu n'aurais su opérer si entièrement, si parfaitement ni si sûrement, à cause de leur impureté et de leur lourdeur, comme à présent que Dieu te prenant la main, te conduit à l'obscur comme un aveugle, où et par où tu ne sais, alors que jamais, avec tes yeux et tes pieds, quelque bons qu'ils fussent, tu n'aurais trouvé le moyen de cheminer.

8. La raison aussi pourquoi l'âme non seulement marche en sûreté, quand elle va ainsi à l'obscur, mais aussi avec plus de gain et plus de profit, c'est que, communément, quand l'âme obtient de nouveau quelque amélioration et progrès, c'est par où elle entend le moins ; au contraire très ordinairement c'est par où elle croit qu'elle se perd, car, comme elle n'a jamais expérimenté cette nouveauté qui la fait sortir et l'éblouit et la fait égarer de sa première façon de procéder, elle croit plutôt être perdue qu'être en bonne voie et profiter, comme elle voit qu'elle se perd par rapport à ce qu'elle savait et goûtait, et qu'on la mène par où elle ne sait ni ne goûte. De même que le voyageur, qui pour aller à de nouvelles terres inconnues, va par de nouveaux chemins inconnus et dont il n'a pas l'expérience, qu'il chemine guidé non par ce qu'il savait auparavant, mais dans le doute et par le dire des autres, et il est clair qu'il ne pourrait arriver à de nouvelles terres, ni savoir plus qu'il ne savait avant, s'il n'allait par des chemins nouveaux, encore ignorés, et en laissant ceux qu'il connaît. Ni plus ni moins, celui qui apprend davantage de particularités en une fonction ou un métier, avance toujours dans l'obscurité, non par son premier savoir, car s'il ne le laissait en arrière, il ne le dépasserait jamais, ni ne ferait de progrès. Ainsi de la même manière, quand l'âme profite davantage, elle marche en obscurité et sans savoir. Dieu donc (comme nous avons dit) étant le maître et conducteur de cet aveugle de l'âme, elle peut bien, maintenant qu'elle est arrivée à comprendre, se réjouir véritablement et dire: à l'obscur et en sûreté.

9. Une autre raison pour laquelle dans ces ténèbres l'âme a marché en sécurité, est qu'elle a cheminé en souffrant, car le chemin de pâtir est plus sûr et plus profitable que celui de jouir et de faire ; d'abord parce que dans la souffrance Dieu ajoute des forces, et dans le faire et le jouir l'âme exerce ses faiblesses et imperfections ; et aussi parce qu'à pâtir on exerce et acquiert les vertus, on purifie l'âme et on la rend plus sage et plus avisée.

10. Mais il y a ici une autre cause principale pourquoi ici l'âme en l'obscurité va sûrement, qui est de la part de ladite lumière ou sagesse obscure, car de telle manière l'absorbe et l'imprègne en soi cette obscure nuit de contemplation, et la met si près de Dieu, qu'elle la protège et délivre de tout ce qui n'est pas Dieu ; parce que comme l'âme est mise ici en cure, afin d'obtenir sa santé qui est Dieu même, Sa Majesté la tient en diète et abstinence de toutes choses, avec une destruction de l'appétit à l'égard de toutes ; de même que pour guérir un malade qui en sa famille est estimé, on le garde si soigneusement à l'intérieur qu'on ne lui laisse point prendre l'air ni même jouir de la lumière, ni qu'il entende marcher ni même la rumeur de ceux de la maison, et on lui donne la nourriture très délicate et fort mesurée plus substantielle que savoureuse.

11. Toutes ces propriétés (qui toutes concernent la sûreté et la garde de l'âme) sont causées en elle par cette obscure contemplation, car elle est mise plus près de Dieu; en effet plus l'âme s'approche de Lui, plus elle sent d'obscures ténèbres et une plus profonde obscurité à cause de sa faiblesse ; comme celui qui plus près s'approcherait du soleil serait d'autant plus aveuglé et incommodé de sa splendeur, à cause de la faiblesse et impureté de son oeil. De même la lumière spirituelle de Dieu est si immense et excède tellement l'entendement naturel, que lorsqu'elle en approche davantage, elle l'aveugle et obscurcit. C'est pourquoi dans le psaume 17, David dit que Dieu a mis les ténèbres pour sa cachette et sa couverture, et son tabernacle autour de soi, de l'eau ténébreuse dans les nuées de l'air (Ps 17,12). Cette eau ténébreuse dans les nuées de l'air est l'obscure contemplation et Sagesse divine dans les âmes, comme nous disons ; ce qu'elles sentent comme chose qui est près de Lui, comme le tabernacle où Il demeure, quand Dieu se les unit davantage. Et ainsi ce qui en Dieu est lumière et clarté plus hautes, est pour l'homme ténèbre plus obscure comme dit saint Paul (1Co 2,14), et selon que le déclare David au même psaume, en disant : À cause de la splendeur qui est en sa présence, les voiles et les nuées passèrent (Ps 17,13), à savoir pour l'entendement naturel, dont la lumière, comme dit Isaïe au chapitre 5, est offusquée en ses ténèbres (Is 5,30).

12. Ô misérable condition de vie, où l'on vit avec tant de péril et où la vérité se connaît avec tant de difficulté ! puisque le plus clair et le plus vrai nous est plus obscur et plus douteux, et pour cela nous le fuyons, alors qu'il est ce qui nous convient le plus ; et ce qui luit davantage et remplit notre oeil, nous l'embrassons, nous courons après, alors qu'il est le pire pour nous et nous fait trébucher à chaque pas. En grand péril et crainte vit l'homme, car la même lumière de ses yeux, naturelle, avec laquelle il doit se conduire, est la première qui l'éblouit et le trompe pour aller à Dieu ! et que s'il veut réussir à voir par où il va, il a besoin de fermer les yeux et d'aller à l'obscur pour être en sûreté des ennemis domestiques de sa maison (Mt 10,36) qui sont ses sens et ses puissances !

13. L'âme est donc ici cachée et protégée ici, en cette eau ténébreuse, qui est autour de Dieu, car comme elle sert de tabernacle et de demeure à Dieu même, elle en servira autant à l'âme, ni plus ni moins, et d'un fort rempart, et d'une parfaite sûreté, (quoiqu'en ténèbres pour elle) où elle est cachée et garantie de soi-même et de tous les dommages des créatures, comme nous avons dit. Parce que de telles âmes on peut aussi entendre ce qu'exprime David en un autre psaume, en disant: Tu les cacheras, dans le secret de ta face, du trouble des hommes; tu les défendras, en ton tabernacle, de la contradiction des langues (Ps 30,21); où il entend toutes sortes de protection, car être cachés dans la face de Dieu du trouble des hommes, c'est être fortifiés par cette obscure contemplation contre toutes les occasions qui pourraient leur survenir de la part des hommes ; et être à l'abri en son tabernacle de la contradiction des langues, c'est pour l'âme être engloutie dans cette eau ténébreuse, qui est le tabernacle que nous avons dit selon David, où l'âme, pour avoir ses appétits et ses affections sevrés et ses puissances obscurcies, demeure libre de toutes les imperfections qui contredisent à l'esprit, tant de sa chair même que des autres créatures. Ainsi cette âme peut bien dire qu'elle va à l'obscur et en sûreté.

14. Il y a encore une autre raison non moins probante que la précédente pour achever de comprendre que cette âme va en sûreté à l'obscur, et c'est la force que cette obscure, pénible et ténébreuse eau de Dieu met dès lors dans l'âme ; car enfin, quoiqu'elle soit ténébreuse, c'est de l'eau, et pour cela elle ne cesse pas de rafraîchir et de fortifier l'âme en ce qui lui est le plus convenable, quoiqu'à l'obscur et péniblement; car, dès lors, l'âme voit en soi une véritable efficacité et détermination de ne plus faire chose qu'elle connaisse être offense de Dieu et de ne manquer de faire aucune chose qui lui semble être de son service; parce que cet amour obscur s'attache à elle avec un soin très vigilant et avec une sollicitude intérieure de ce qu'elle fera ou omettra de faire pour le contenter, regardant et faisant mille tours pour voir si elle ne lui a pas donné sujet de s'irriter, et tout cela avec beaucoup plus de soin et de sollicitude qu'auparavant, (comme nous avons dit plus haut en les angoisses d'amour), parce qu'ici tous les appétits, toutes les forces et puissances de l'âme sont retirés de toutes les autres choses et emploient toute leur ardeur et force seulement en l'obéissance de leur Dieu. De cette manière l'âme sort de soi-même et de toutes les choses créées à la douce et délicieuse union d'amour de Dieu, à l'obscur et en sûreté

par l'échelle secrète, déguisée.




Nuit obscure II 12