Nuit obscure II 17

Ch. 17: ON MET LE DEUXIÈME VERS ET ON EXPLIQUE COMMENT CETTE OBSCURE CONTEMPLATION EST SECRÈTE


1. Il convient d'expliquer trois propriétés concernant trois mots que contient le présent vers : les deux qui sont secrète et échelle, appartiennent à la nuit obscure de contemplation dont nous traitons ; le troisième, à savoir, déguisée, appartient à l'âme en raison de la manière dont elle se comporte en cette nuit. Quant au premier, il faut savoir que l'âme appelle ici en ce vers cette obscure contemplation, par où elle sort à l'union d'amour, secrète et échelle, à cause de ces deux propriétés qu'il y a en elle, à savoir être secrète et être échelle ; et nous parlerons de chacune séparément.

2. Premièrement elle appelle cette contemplation ténébreuse secrète, parce que, selon ce que nous avons dit plus haut, c'est la théologie mystique, que les théologiens appellent sagesse secrète, qui, selon saint Thomas, se communique et est infuse en l'âme par amour26; ce qui advient secrètement à l'exclusion de l'oeuvre de l'entendement et des autres puissances ; c'est pourquoi, comme lesdites puissances ne peuvent l'acquérir, mais que l'Esprit Saint la verse et la règle dans l'âme - comme dit l'Épouse dans les Cantiques (Ct 2,4) -, sans qu'elle le sache ni entende comme elle est, on l'appelle secrète. Et à la vérité, non seulement elle ne la comprend pas, mais encore personne, ni même le démon, pour autant que le Maître qui l'enseigne est à l'intérieur de l'âme substantiellement, où ne peut atteindre le démon ni le sens naturel ni l'entendement.

26 II-II 45,2, se référant de préférence à saint Augustin.


3. Et non seulement pour cela elle peut s'appeler secrète, mais aussi à raison des effets qu'elle fait en l'âme, car non seulement dans les ténèbres et angoisses de la purification, quand cette sagesse d'amour purifie l'âme, elle est secrète puisque l'âme n'en saurait rien dire, mais aussi après, en l'illumination, quand on lui communique cette sagesse plus clairement, elle est si secrète à l'âme pour pouvoir l'exprimer et lui donner un nom afin de la donner à entendre, que, outre qu'elle ne donne aucune envie de la dire à l'âme, celle-ci ne trouve ni moyen ni manière ni similitude qui lui convienne pour pouvoir signifier une intelligence si relevée et un sentiment spirituel si délicat; et ainsi quelque envie qu'elle aurait de le dire, et quelque effort qu'elle fasse pour le bien déclarer, cela demeurerait toujours secret et inexprimé, parce que cette sagesse intérieure est si simple, si générale et spirituelle qu'elle n'est point entrée dans l'entendement enveloppée ni atténuée d'aucune espèce ou image attachée au sens, de là vient que le sens et l'imaginative, par où elle n'est pas entrée et qui n'ont senti son vêtement ni sa couleur, ne sauraient en rendre raison ni l'imaginer pour en dire quelque chose ; encore que l'âme voie clairement qu'elle entend et goûte cette savoureuse et étrange sagesse; de même que celui qui regarderait une chose jamais vue, dont il n'aurait jamais vu non plus aucune ressemblance, encore qu'il l'entende et la goûte, il ne pourrait toutefois la nommer, ni dire ce que c'est, quoiqu'il s'efforce beaucoup ; et alors que ceci est chose qu'il a perçue par les sens, comment donc pourra-t-on manifester ce qui n'est pas entré par eux ! Car le langage de Dieu a cela que, étant très intime et spirituel, comme il excède tout sens, il fait aussitôt taire et cesser toute l'harmonie et habileté des sens extérieurs et intérieurs.

4. Nous en avons à la fois des autorités et des exemples dans la divine Écriture ; parce que Jérémie montra l'impuissance de le manifester et de l'extérioriser quand, Dieu ayant parlé avec lui, il ne sut que dire sinon A, A, A (Jr 1,6) ; et l'incapacité intérieure, soit du sens intérieur de l'imagination et en même temps celle de l'extérieur concernant ceci, Moïse la manifeste aussi devant Dieu au buisson (Ex 4,10), quand non seulement il dit à Dieu que depuis qu'il parlait avec Lui il ne savait ni ne réussissait à parler, mais même -selon qu'il est dit dans les Actes des Apôtres (7,32) - il n'osait le considérer avec l'imagination intérieure, lui semblant que l'imagination était trop éloignée et trop muette non seulement pour formuler quelque chose de ce qu'il entendait en Dieu, mais il lui semblait même qu'elle n'avait point de capacité pour en recevoir quelque chose. De là vient que, comme la sagesse de cette contemplation est langage de Dieu à l'âme de pur esprit à esprit pur, tout ce qui est moins qu'esprit, comme sont les sens, ne le perçoivent pas, et ainsi cela leur est secret et ils ne le savent ni ne peuvent le dire, ni n'en ont envie, puisqu'ils ne le voient pas.

5. De là nous pouvons tirer la raison pour laquelle certaines personnes qui vont par ce chemin et qui pour avoir des âmes bonnes et craintives, voudraient rendre compte à ceux qui les dirigent de ce qu'elles ont, et ne le savent ni ne le peuvent, et comme elles ne le savent ni ne le peuvent, elles ont beaucoup de répugnance à le dire, principalement quand la contemplation est un peu plus simple et que l'âme ne la sent guère, car elles ne peuvent rien dire sinon que l'âme est contente, tranquille et satisfaite, qu'elles sentent Dieu, et qu'à leur avis elles vont bien; mais elles ne peuvent exprimer ce que l'âme éprouve et on ne leur tirera que des termes généraux semblables à ceux-ci. Il en est autrement quand les choses que reçoit l'âme sont particulières, comme visions, sentiments, etc. ; comme ordinairement elles se reçoivent sous quelque espèce dont le sens participe, alors on peut les exprimer sous cette espèce (ou une autre ressemblance). Mais cette puissance de le déclarer n'est déjà plus dans les termes de la pure contemplation, parce que celle-ci est indicible, comme nous avons dit, et pour cela on l'appelle secrète.

6. Et non seulement pour cela elle est appelée et elle est secrète, mais aussi parce que cette sagesse mystique a la propriété de cacher l'âme en soi; parce que, en plus de l'effet ordinaire, parfois elle absorbe tellement l'âme et l'enfonce de telle sorte dans son abîme secret, que l'âme connaît clairement qu'elle demeure très à l'écart et très éloignée de toute créature, de sorte qu'il lui semble qu'on la met dans une profonde et très spacieuse solitude, où ne peut arriver aucune créature humaine, comme en un désert immense qui n'est borné à aucun endroit, d'autant plus délectable, savoureux et aimable qu'il est plus profond, plus vaste et plus solitaire, où l'âme se voit autant en secret qu'elle se voit élevée au-dessus de toute créature temporelle. Et alors cet abîme de sagesse élève et agrandit tellement l'âme, la mettant dans les voies de la science d'amour, qui lui fait connaître non seulement que toute condition de créature demeure très basse eu égard à ce souverain savoir et sentiment divin, mais aussi elle voit combien les termes et paroles dont on exprime les choses divines en cette vie, sont bas et courts et en quelque manière impropres, et qu'il est impossible par la voie et façon naturelles, quoiqu'on en parle le plus hautement et le plus sagement qu'on pourra, de pouvoir les connaître et les sentir comme elles sont, sans l'illumination de cette théologie mystique. Et ainsi, l'âme voyant en son illumination cette vérité, qu'on ne peut y atteindre et encore moins la déclarer par des termes humains et vulgaires, elle a raison de la nommer secrète.

7. Cette propriété d'être secrète et au-dessus de la capacité naturelle, cette contemplation divine l'a, non seulement parce qu'elle est chose surnaturelle, mais aussi en tant qu'elle est la voie qui conduit et mène l'âme aux perfections de l'union de Dieu ; comme ce sont des choses qui ne sont pas sues humainement, il faut s'y acheminer en ne sachant pas humainement et en ignorant divinement; car, parlant mystiquement (comme nous parlons ici), les choses et perfections divines ne se connaissent ni ne s'entendent pas comme elles sont quand on les cherche et les exerce, mais quand on les a déjà trouvées et pratiquées. Car à ce propos le prophète Baruc dit de cette Sagesse divine : Il n'y a personne qui puisse savoir - dit-il -ses voies, ni personne qui puisse penser ses sentiers (3,31). De même le prophète royal parle de ce chemin de Dieu, de cette manière en s'adressant à Dieu: Vos splendeurs ont lui sur la rondeur du monde et l'ont éclairée; la terre s'est émue et a tremblé; votre voie est dans la mer et vos sentiers en de nombreuses eaux, et vos traces ne seront point connues (Ps 76,19-20).

8. Tout cela, parlant spirituellement, s'entend du sujet dont nous parlons ; parce que les éclairs de Dieu illuminent la rondeur de la terre est l'illustration que fait cette divine contemplation dans les puissances de l'âme ; et la terre s'est émue et a tremblé est la purga-tion pénible qu'elle opère ; et dire que la voie et le chemin de Dieu par où l'âme va vers Lui est en la mer et ses traces en de nombreuses eaux, et que pour cela elles ne seront pas connues, c'est dire que ce chemin pour aller à Dieu est aussi secret et caché pour le sens de l'âme que l'est pour celui du corps, celui qui va par la mer, dont les voies et les traces ne se connaissent pas ; car la propriété qu'ont les pas et les traces que Dieu donne dans les âmes que Dieu veut conduire à Lui, en les faisant grandes en l'union de sa sagesse, c'est qu'on ne les connaît point. C'est pourquoi, dans le livre de Job sont prononcées - renchérissant ce point - ces paroles : Par hasard, dit-il, as-tu connu les sentiers des grandes nuées ou les parfaites sciences ? entendant par là les voies et les chemins par où Dieu agrandit les âmes et les perfectionne en sa sagesse; âmes qui sont signifiées ici par les nuées. Il est entendu, donc, que cette contemplation qui guide l'âme vers Dieu, est une sagesse secrète.


Ch. 18: ON DÉCLARE COMMENT CETTE SAGESSE SECRÈTE EST AUSSI UNE ÉCHELLE


1. Il reste maintenant à voir le second point, à savoir, comment cette sagesse secrète est aussi une échelle. À ce propos, il faut savoir que pour maintes raisons nous pouvons appeler cette secrète contemplation échelle. Premièrement, parce que, comme l'on monte avec l'échelle et qu'on entre dans les forteresses pour leurs biens, leurs trésors et les choses qu'elles renferment, de même par cette secrète contemplation, sans savoir comment, l'âme monte à l'escalade, pour connaître et posséder les biens et trésors du ciel. Ce que fait bien entendre le prophète royal, quand il dit : Bienheureux celui qui a ta faveur et ton aide, car il a disposé en son coeur les montées, en la vallée de larmes, dans le lieu qu'il a fixé; car de cette manière le Seigneur de la loi donnera sa bénédiction et ils iront de vertu en vertu comme de degré en degré, et le Dieu des dieux sera vu en Sion (Ps 83,6-8) ; ce qui est le trésor de la forteresse de Sion, qui est la béatitude.

2. Nous pouvons aussi l'appeler échelle, parce que, comme les mêmes degrés que l'échelle a pour monter, elle les a aussi pour descendre, de même cette secrète contemplation, les mêmes communications qu'elle fait à l'âme avec lesquelles elle l'élève à Dieu, elle les emploie pour l'humilier en soi. Car les communications qui sont véritablement de Dieu ont cette propriété d'humilier et d'élever l'âme tout d'un coup ; parce qu'en cette voie, descendre c'est monter, et monter c'est descendre, puisque celui qui s'humilie est exalté et celui qui s'exalte est humilié (Lc 14,11). Et outre que la vertu d'humilité est une grandeur pour y exercer l'âme, Dieu a coutume de la faire monter par cette échelle afin qu'elle descende, et de la faire descendre afin qu'elle monte; accomplissant ainsi le dire du Sage, à savoir: Avant que l'âme soit exaltée, elle est humiliée; et avant que d'être humiliée, elle est exaltée (Pr 18,12).

3. Ce que, parlant maintenant d'une manière naturelle, l'âme verra bien, si elle veut y prendre garde -laissant à part le spirituel qu'on ne sent point -, combien en cette voie il y a de hauts et de bas, et comment après la prospérité dont elle jouit, survient la tempête et l'épreuve - de façon qu'il semble qu'on lui ait donné ce calme pour la disposer et encourager en vue de la pénurie qui va suivre - et comme aussi, après la misère et la tourmente, suit l'abondance et le calme, de manière qu'il semble à l'âme que pour lui faire cette fête, on l'a d'abord mise en ce jeune. Et c'est là le style ordinaire et l'exercice de l'état de contemplation, jusqu'à ce qu'on soit parvenu à l'état de quiétude; de ne demeurer jamais en même état, mais constamment monter et descendre.

4. La cause de cela est que, comme l'état de perfection qui consiste au parfait amour de Dieu et mépris de soi-même, ne peut être sans ces deux parties, qui sont la connaissance de Dieu et de soi-même27, nécessairement, l'âme doit être exercée d'abord en l'une puis en l'autre, lui donnant maintenant à goûter l'une en l'exaltant, et ensuite lui faisant éprouver l'autre et l'humiliant, jusqu'à ce qu'ayant acquis les parfaites habitudes, la montée et la descente cessent, étant désormais arrivée et s'étant unie avec Dieu qui est au bout de cette échelle et sur laquelle (je veux dire l'échelle) elle est appliquée et appuyée. Car cette échelle de contemplation qui (comme nous l'avons dit dérive de Dieu, est figurée par celle que Jacob vit en dormant, par laquelle les anges montaient et descendaient de Dieu à l'homme et de l'homme à Dieu qui était appuyé à l'extrémité de l'échelle (Gn 28,12). Tout cela, dit l'Écriture divine, se passait de nuit et Jacob étant endormi, pour donner à entendre combien est secrète et différente du savoir de l'homme cette voie et montée vers Dieu. Ce qui se voit bien, puisque ordinairement ce qui est de plus grand profit en lui, qui est de se perdre et anéantir à soi-même, il l'estime le pire, et ce qui vaut le moins, qui est de trouver sa consolation et son goût où d'ordinaire il perd plutôt qu'il ne gagne, il le tient pour le meilleur.

27 Cf. saint Augustin : « Connaître l'âme et Dieu, voilà ce que je désire. » (Soliloques).


5. Mais parlant maintenant plus substantiellement et plus proprement de cette échelle de contemplation secrète, nous dirons que la principale propriété pour laquelle elle s'appelle ici échelle, c'est parce que la contemplation est science d'amour, qui, comme nous avons dit, est une connaissance infuse de Dieu amoureuse, et qui conjointement illustre et enflamme d'amour l'âme, jusqu'à la monter de degré en degré à Dieu son Créateur; car seulement l'amour est celui qui unit et joint l'âme avec Dieu. D'où vient que pour montrer cela plus clairement, nous noterons ici les degrés de cette échelle divine, en disant brièvement les signes et les effets de chacun, afin que par là l'âme puisse conjecturer auquel d'entre eux elle se trouve, comme le font saint Bernard et saint Thomas28, d'autant que les connaître comme ils sont en soi -pour autant que cette échelle d'amour est (comme nous avons dit) tellement secrète, que seulement Dieu est celui qui la mesure et qui la pèse - cela n'est pas possible par voie naturelle.

28 L'opuscule De decem gradibus amoris secundum Bernardum, de Helwic de Germar, dominicain, a été presque jusqu'à nos jours attribué à saint Thomas.


Ch. 19: ON COMMENCE À EXPLIQUER LES DIX DEGRÉS DE L'ÉCHELLE MYSTIQUE D'AMOUR DIVIN SELON SAINT BERNARD ET SAINT THOMAS. - ON EXPOSE LES CINQ PREMIERS


1. Nous disons donc, que les degrés de cette échelle d'amour par où de l'un à l'autre on monte à Dieu sont dix. Le premier degré d'amour rend l'âme malade utilement. En ce degré d'amour l'Épouse parle quand elle dit : Je vous conjure, filles de Jérusalem, que si vous rencontrez mon Aimé, vous lui disiez que je suis malade d'amours (Ct 5,8). Mais cette maladie n'est pas pour la mort, mais pour la gloire de Dieu (Jn 11,44), parce qu'en cette maladie, l'âme défaille au péché et à tout ce qui n'est pas Dieu, pour Dieu même, comme David témoigne en disant : Mon âme a défailli, c'est-à-dire, concernant toutes les choses en vue de ton salut (Ps 142,7); car comme le malade perd l'appétit et le goût de toutes les nourritures et change sa première couleur, de même aussi en ce degré d'amour l'âme perd le goût et l'appétit de toutes choses, et pâlit comme un amant et n'a plus l'apparence qu'elle avait avant. Or, elle ne tombe point en cette maladie si on ne lui envoie d'en haut l'excès de chaleur, selon qu'il se donne à entendre par ce vers de David qui dit : Pluviam voluntariam segregabis, Deus, hoereditati tuoe, et infirmata est29 (Ps 67,10), etc. Cette infirmité et défaillance à toutes les choses, qui est le premier degré pour aller à Dieu, nous l'avons déjà expliqué plus haut, en parlant de l'anéantissement où l'âme se voit quand elle commence à entrer en cette échelle de purification contemplative, quand elle ne peut trouver de goût, d'appui, ni de consolation, ni de stabilité en aucune chose. Si bien que de ce premier degré on commence à monter au deuxième, et le voici :

29 Une pluie volontaire tu écarteras, Dieu, de ton hérédité, et elle a été malade...


2. Le deuxième degré fait que l'âme cherche sans cesse. D'où vient que, quand l'Épouse dit que le cherchant de nuit dans son lit (quand selon le premier degré d'amour elle était languissante) et qu'elle ne le trouva pas, elle ajoute: je me lèverai et chercherai celui qu'aime mon âme (Ct 3,2). Ce que, comme nous disons, l'âme fait sans cesse, comme le conseille David en disant: Cherchez toujours la face de Dieu (Ps 104,4) et, le cherchant en toutes les choses, ne vous arrêtez en rien jusqu'à ce que vous l'ayez trouvé ; comme l'Épouse qui, après en avoir demandé des nouvelles aux gardes, passa outre aussitôt et les quitta (Ct 3,4). Marie-Madeleine ne s'arrêta même pas aux anges du sépulcre (Jn 20,14). En ce degré, l'âme va avec tant de soin qu'elle cherche son Aimé en toutes les choses ; en tout ce qu'elle pense, elle pense aussitôt à son Aimé ; en tout ce qu'elle dit, en toutes affaires qui se présentent, elle se met aussitôt à parler et à s'entretenir de l'Aimé ; quand elle mange, quand elle dort, quand elle veille et quoi qu'elle fasse, tout son soin est en l'Aimé, suivant ce qui a été dit plus haut en les angoisses d'amour. Ici, comme l'âme est déjà convalescente et prend des forces en l'amour de ce deuxième degré, elle commence aussitôt à monter au troisième par le moyen de quelque degré de nouvelle purification dans la nuit, comme nous dirons après ; il opère en l'âme les effets suivants.

3. Le troisième degré de l'échelle amoureuse est celui qui fait opérer l'âme et lui donne de la chaleur pour ne pas faillir. De celui-là le prophète royal dit que bienheureux l'homme qui craint le Seigneur, car il sera porté d'un grand désir en ses commandements (Ps 111,1). D'où vient que, si la crainte, pour être fille de l'amour, lui fait cet effet de désir, que fera l'amour même ? En ce degré les grandes oeuvres qu'on fait pour l'Aimé sont estimées petites, la multitude pour peu, le long temps qu'on sert fort court, à cause de l'incendie d'amour dont l'âme est ardente; comme à Jacob, qui, après avoir servi sept années par dessus sept autres, estimait cela peu de chose à cause de la grandeur de son amour (Gn 29,20). Donc si l'amour qui était d'une créature eut tant de pouvoir sur Jacob, que pourra celui du Créateur, lorsqu'en ce troisième degré il s'emparera de l'âme? Ici le grand amour qu'elle porte à Dieu la met en de terribles tribulations et peines pour le peu qu'elle fait pour Dieu, et s'il lui était permis de mourir mille fois pour Lui, elle serait consolée; et pour cela elle s'estime inutile en tout ce qu'elle fait, et il lui semble qu'elle vit inutilement. D'ici lui naît un autre effet admirable, qui est qu'elle s'estime véritablement plus méchante que toutes les autres âmes ; d'abord parce que l'amour lui enseigne ce que Dieu mérite, ensuite parce que les oeuvres qu'elle fait ici pour Dieu sont nombreuses et qu'elle les tient pour défectueuses et imparfaites, elle tire de la confusion et de la peine de toutes, connaissant que sa manière d'opérer est très basse pour un si haut Seigneur. En ce troisième degré, l'âme est fort éloignée de la vaine gloire ou présomption, ou de condamner les autres. Ce degré d'amour cause ces effets diligents en l'âme - avec beaucoup d'autres de cette manière - ; c'est pourquoi elle y prend courage et forces pour monter jusqu'au quatrième qui suit.

4. Le quatrième degré de cette échelle d'amour est celui où il naît en l'âme, en raison de l'Aimé, un ordinaire pâtir sans se lasser; parce que, comme dit saint Augustin, toutes les choses grandes, pénibles et fâcheuses, l'amour les rend presque nulles30. En ce degré parlait l'Épouse quand, désirant déjà de se voir au dernier, elle dit à l'Époux : Mets-moi comme un cachet sur ton coeur, comme un cachet sur ton bras; parce que la dilection (c'est-à-dire, l'acte et l'oeuvre de l'amour) est forte comme la mort, et l'émulation est dure et s'obstine comme l'enfer (Ct 8,6). L'esprit a ici tant de force et tient la chair si sujette, qu'il en tient compte aussi peu que l'arbre de l'une de ses feuilles. En aucune manière ici l'âme ne cherche plus sa consolation ni son goût, ni en Dieu, ni en aucune autre chose, ni ne désire ni ne demande plus de faveurs à Dieu, car elle voit clairement qu'Il lui en a fait d'innombrables, et elle met tout son soin à savoir comment elle pourra plaire à Dieu et Le servir vu ce qu'Il mérite et ce qu'elle a reçu de Lui, quoi qu'il lui doive beaucoup coûté. Elle dit en son coeur et en son esprit: Hélas ! mon Dieu et Seigneur, combien il y en a qui vont chercher de la consolation et du goût en Toi, et désirent que Tu leur fasses des grâces et des faveurs ; mais ceux qui veulent Te plaire et Te donner quelque chose à leurs dépens, laissant en arrière leur intérêt particulier, sont bien peu ! Car, mon Dieu, la faute n'en est pas que tu ne veuilles nous faire de nouvelles faveurs, mais que nous n'employons pas uniquement à ton service celles que nous avons reçues, pour t'obliger à nous les continuer. Fort relevé est ce degré d'amour, parce que, l'âme allant toujours ici après Dieu avec un si véritable amour et un esprit de pâtir pour Lui, Sa Majesté lui donne souvent et très ordinairement la jouissance, la visitant en l'esprit savoureusement et délicieusement ; car l'immense amour du Verbe Christ ne peut voir souffrir des peines de son amoureux sans le secourir. Comme Il l'affirme par Jérémie, en disant: Je me suis souvenu de toi, ayant pitié de ton adolescence, quand tu m'as suivi au désert (2,2). Parlant spirituellement, c'est le détachement que l'âme a intérieurement de toute créature, ne s'arrêtant ni reposant sur chose que ce soit. Ce quatrième degré enflamme tellement l'âme et la brûle d'un tel désir de Dieu qu'il la fait monter au cinquième, qui est le suivant.

30 Serm.70, De verbis Domini in (Mt, CSB.3).


5. Le cinquième degré de cette échelle d'amour fait que l'âme désire et souhaite Dieu impatiemment. En ce degré l'amoureux a une telle véhémence pour comprendre l'Aimé et s'unir avec Lui, que tout délai, pour minime qu'il soit, lui semble très long, pénible et insupportable, et qu'il songe toujours à trouver l'Aimé. Et quand il se voit frustré de son désir (ce qui est presque à chaque pas), il se pâme en son désir, selon, parlant en ce degré, la parole du psalmiste disant: Mon âme soupire et défaille en les demeures du Seigneur (Ps 83,2). En ce degré l'amoureux ne peut manquer de voir ce qu'il aime, ou de mourir, ainsi que Rachel, pour la grande envie qu'elle avait d'avoir des enfants, dit à Jacob son époux : Donne-moi des enfants; sinon je mourrai (Gn 30,1). Ici on souffre la faim comme les chiens qui rôdent autour de la cité de Dieu (Ps 58,7). En ce degré affamé l'âme se repaît en amour, car selon la faim est le rassasiement ; de manière que d'ici on peut monter au sixième degré, qui fait les effets qui suivent.



Ch. 20: ON EXPOSE LES CINQ AUTRES DEGRÉS D'AMOUR


1. Le sixième degré fait courir l'âme légèrement vers Dieu et donner de nombreuses touches en lui, et sans défaillir elle court par l'espérance; parce qu'ici l'amour qui l'a fortifiée la fait voler légèrement. En ce degré aussi Isaïe dit ceci : Les saints qui espèrent en Dieu changeront de force, ils prendront des ailes comme des aigles, ils voleront et ne défailliront point (Is 40,31), comme ils faisaient au cinquième degré. À ce degré aussi appartient ce dire du psalmiste : Ainsi que le cerf désire les eaux, mon âme te désire, Dieu (Ps 41,2); parce que le cerf altéré court à grande vitesse vers les eaux. La cause de cette vitesse en amour qu'a l'âme en ce degré, c'est que la charité est déjà fort dilatée en elle, car l'âme est presqu'entièrement purifiée, comme il est dit dans le psaume, soit: Sans iniquité j'ai couru (Ps 58,5) ; et en un autre psaume : J'ai couru la voie de tes commandements quand tu as dilaté mon coeur (Ps 118,32). Et ainsi de ce sixième degré on vient aussitôt au septième, qui est celui qui suit.

2. Le septième degré de cette échelle enhardit l'âme avec véhémence. Ici l'amour ne se laisse pas conduire par le jugement pour attendre, ni n'use de conseil pour se retirer, ni ne peut être retenu par la timidité, parce que la faveur que Dieu fait désormais ici à l'âme la fait agir avec une hardiesse véhémente. D'où s'ensuit ce que dit l'Apôtre, qui est que la charité croit tout, espère tout et peut tout (1Co 13,7). De ce degré parle Moïse quand il dit à Dieu qu'il pardonne à son peuple, et sinon qu'il l'efface du livre de vie où il l'avait écrit (Ex 32,31-32). Ceux-là obtiennent de Dieu ce qu'ils lui demandent avec goût; aussi David dit: Délecte-toi en Dieu, et il t'accordera les demandes de ton coeur (Ps 36,4). En ce degré, l'Épouse s'enhardit et dit: Qu'il me donne un baiser de sa bouche (Ct 1,1). À ce degré il n'est pas permis à l'âme de s'enhardir, si elle ne sent pas la faveur intérieure du sceptre du roi incliné vers elle (Est 8,4), de peur que peut-être elle ne tombe des autres degrés qu'elle a montés jusque-là, en lesquels elle doit toujours se conserver avec humilité. De ce courage et liberté que Dieu donne à l'âme en ce septième degré pour s'enhardir vers lui avec véhémence d'amour, s'ensuit le huitième, qui est de tenir l'Aimé et de s'unir avec lui, selon ce qui suit.

3. Le huitième degré d'amour fait que l'âme embrasse et étreint sans relâche, selon que l'Épouse dit de cette manière: J'ai trouvé celui qu'aiment mon coeur et mon âme, je l'ai tenu et ne le laisserai point aller (Ct 3,4). En ce degré d'union l'âme satisfait son désir; mais non continuellement, parce que quelques-uns arrivent à y mettre le pied et l'en retirent aussitôt, car, s'ils pouvaient persévérer en ce degré, ils jouiraient en cette vie d'une certaine manière de gloire ; et ainsi l'âme y fait une pause bien peu de temps. Au prophète Daniel, pour être homme de désirs, il fut mandé de la part de Dieu qu'il demeurât en ce degré, en lui disant : Daniel, reste en ton degré, parce que tu es homme de désirs (Da 10,11). Depuis ce degré suit le neuvième, qui est déjà celui des parfaits, comme nous dirons après, qui est le suivant.

4. Le neuvième degré d'amour fait que l'âme brûle avec suavité. Ce degré est celui des parfaits, qui déjà ardent suavement en Dieu, parce que cette ardeur suave et délectable leur est causée par l'Esprit Saint, en raison de l'union qu'ils ont avec Dieu. Pour cela saint Grégoire dit que les apôtres, quand l'Esprit Saint vint visiblement sur eux, brûlèrent suavement d'amour31. Des biens et richesses de Dieu dont l'âme jouit en ce degré, on ne saurait parler, car si on en écrivait maints livres, il resterait davantage à dire; c'est pourquoi, et aussi parce que j'en dirai quelque chose après, je n'en dis pas plus, sinon que de celui-ci suit le dixième et ultime degré de cette échelle d'amour, qui n'est déjà plus de cette vie.

31 Homil. 30 in Evang.


5. Le dixième et ultime degré de cette échelle secrète d'amour fait que l'âme s'assimile totalement à Dieu, en raison de la claire vision de Dieu que l'âme possède sans intermédiaire, aussitôt qu'après être montée en cette vie au neuvième degré elle sort de la chair. Car ceux-ci (ils sont peu nombreux), vu qu'ils sont déjà très purifiés par l'amour, n'entrent pas au purgatoire. D'où saint Matthieu dit: Bienheureux ceux qui ont le coeur net, parce qu'ils verront Dieu (Mt 5,8). Et comme nous avons dit, cette vision est la cause de l'entière ressemblance de l'âme à Dieu, car ainsi le dit saint Jean, par ces paroles : Nous savons que nous serons semblables à Lui (1Jn 3,2) ; non que l'âme deviendra d'une capacité égale à celle de Dieu, car cela est impossible, mais parce que tout ce qu'elle est deviendra semblable à Dieu; c'est pourquoi elle s'appellera et le sera Dieu par participation.

6. C'est là l'échelle secrète dont l'âme parle ici ; encore qu'en ces derniers degrés rapportés elle n'est pas trop secrète pour l'âme, parce que l'amour se découvre beaucoup à elle par les grands effets qu'il opère en elle. Mais en cet ultime degré de claire vision, qui est le dernier de l'échelle où Dieu s'appuie, comme nous avons déjà dit, il n'y a plus rien de caché pour l'âme, en raison de la totale assimilation. D'où vient que notre Seigneur dit : En ce jour, vous ne me demanderez aucune chose, etc. (Jn 16,23); mais jusqu'à ce jour, si haut que monte l'âme, quelque chose lui sera caché, et ce, à proportion de ce qui lui manquera pour la ressemblance totale à la divine Sagesse. De cette manière, par cette théologie mystique et cet amour secret, l'âme sort de toutes les choses et de soi-même, et monte vers Dieu ; parce que l'amour est semblable au feu, qui toujours monte vers le haut, avec une tendance à gagner le centre de sa sphère.


Ch. 21: ON EXPLIQUE CETTE PAROLE « DÉGUISÉE » ET ON DIT LES COULEURS DU DÉGUISEMENT DE L'ÂME EN CETTE NUIT


1. Il reste, donc, maintenant à savoir, après avoir expliqué les causes pour lesquelles l'âme appelait cette contemplation secrète échelle, à propos du troisième mot du vers, c'est-à-dire déguisée, pour quelle raison l'âme dit aussi qu'elle sortit par cette échelle secrète déguisée.

2. Pour l'intelligence de cela il convient de savoir que se déguiser n'est autre chose que se dissimuler et se couvrir d'un autre habit et aspect que celui qu'on porte d'ordinaire ; ou pour montrer extérieurement, sous cette forme ou habit la volonté et l'intention qu'on a dans le coeur afin de gagner les bonnes grâces et l'affection de celui qu'on aime bien ; ou encore pour se cacher de ses ennemis et pouvoir ainsi mieux faire son affaire, et alors, on prend les vêtements et la tenue qui représentent et signifient davantage l'affection de son coeur et avec lesquels on peut mieux se dissimuler à ses adversaires.

3. L'âme donc, touchée alors de l'amour de l'Époux Christ, prétendant acquérir sa grâce et lui gagner la volonté, sort ici déguisée avec le déguisement qui représente plus au vif les affections de son esprit et avec lequel elle soit plus en sécurité de ses adversaires et ennemis qui sont le démon, le monde et la chair. Ainsi la tenue qu'elle porte est de trois couleurs principales, blanc, vert et rouge, qui signifient les trois vertus théologales, qui sont la foi, l'espérance et la charité ; avec lesquelles non seulement elle gagnera la grâce et la volonté de son Aimé, mais aussi elle sera très à couvert et très assurée de ses trois ennemis ; car la foi est une tunique intérieure d'une blancheur si relevée qu'elle éblouit la vue de tout entendement; et ainsi, l'âme revêtue de foi, le démon ne voit et ne trouve point à lui nuire, parce qu'en la foi elle va bien protégée - plus qu'avec toutes les autres vertus - contre le démon qui est l'ennemi le plus fort et le plus rusé.

4. Pour cela, saint Pierre n'a pas trouvé d'autre meilleure protection pour s'en délivrer, quand il dit: Résistez-lui, forts en foi (1P 5,9). Et pour acquérir la grâce et l'union de l'Aimé, l'âme ne peut prendre de meilleure tunique et chemise intérieure, pour base et principe des autres vêtements de vertus, que cette blancheur de foi, parce que sans elle, comme dit l'Apôtre, il est impossible de plaire à Dieu (He 11,6); et avec elle, il est impossible de ne pas lui plaire, puisque Lui-même dit par le prophète Osée : Je t'épouserai dans ta foi en moi (Os 2,20), comme qui dirait: Si tu veux, âme, t'unir avec moi et m'épouser, tu dois venir intérieurement vêtue de foi.

5. Cette blancheur de foi, l'âme la porte à la sortie de cette nuit obscure lorsque cheminant (comme nous avons dit plus haut) en ténèbres et en angoisses intérieures, son entendement ne lui donnant aucun soulagement de lumière, ni d'en haut, puisque le ciel lui paraissait fermé et que Dieu lui semblait caché, ni d'en bas, puisque ceux qui l'enseignaient ne le satisfaisaient point, elle a souffert avec constance et a persévéré, passant par ces travaux sans perdre courage ni manquer à l'Aimé ; Il éprouve la foi de son Épouse dans les travaux et les tribulations, de manière qu'elle peut après dire avec vérité cette parole de David, à savoir : Pour les paroles de tes lèvres, j'ai gardé de rudes chemins (Ps 16,4).

6. Aussitôt, sur cette blanche tunique de foi, l'âme ajoute ici la seconde couleur qui est un gilet vert, par lequel est signifié, comme nous avons dit, la vertu d'espérance; avec laquelle l'âme d'abord se délivre et se protège du second ennemi, qui est le monde, parce que ce vert de vive espérance en Dieu donne à l'âme une telle vigueur, courage et élévation aux choses de la vie éternelle, qu'en comparaison de ce qu'elle espère là, tout ce qui est du monde lui paraît - comme il est vraiment - sec et flétri et mort et de nulle valeur. Et ici elle se dépouille et se dénue de tous ces habits et vêtements du monde, ne mettant son coeur en rien et n'espérant rien de ce qui est ou doit être en lui, vivant vêtue seulement de l'espérance de la vie éternelle. Pour cela, tenant le coeur si élevé du monde, non seulement il ne peut toucher ni prendre le coeur, mais sa vue même ne l'atteint pas.

7. Et ainsi, avec cette verte tenue et ce déguisement, l'âme est très en sûreté du deuxième ennemi, le monde, car saint Paul appelle l'espérance le casque du salut (1Th 5,8), qui est une armure qui protège toute la tête et la couvre tellement qu'il n'y a rien de découvert qu'une visière pour y voir; et l'espérance a cela qu'elle couvre tous les sens de la tête de l'âme, en sorte qu'ils ne s'absorbent en aucune chose du monde et qu'il ne lui reste où quelque flèche du monde puisse les blesser ; il ne lui reste qu'une visière afin que les yeux puissent regarder en haut et non ailleurs, qui est l'office ordinaire que fait l'espérance en l'âme, de ne hausser les yeux que pour voir Dieu, comme David affirme qu'il faisait vers lui, quand il dit : Oculi mei semper ad Dominum32 (Ps 24,15), n'espérant point de bien d'aucune autre part, mais comme il dit en un autre psaume : Comme les yeux de la servante sont fixés sur les mains de sa maîtresse, de même les nôtres à notre Seigneur Dieu, jusqu'à ce qu'il ait pitié de nous, espérant en Lui (Ps 122,2).

32 Mes yeux se tournent toujours vers le Seigneur.


8. Pour cette raison (cette tenue verte) - parce qu'elle regarde toujours Dieu et ne met les yeux en autre chose et ne se contente que seulement de Lui -est si agréable à l'Aimé, qu'il est vrai de dire que l'âme obtient autant de Lui qu'autant elle espère. Pour cela l'Époux dans les Cantiques lui dit que seulement en un regard de l'un de ses yeux elle lui a blessé le coeur (Ct 4,9). Sans cette tenue verte d'espérance de Dieu seul, il ne convenait pas à l'âme de sortir à cette prétention d'amour, parce qu'elle n'eût rien obtenu, attendu que celle qui meut et l'emporte, c'est l'espérance opiniâtre.

9. L'âme va déguisée de cette tenue d'espérance par cette secrète et obscure nuit que nous avons dite, puisqu'elle va si vide de toute possession et appui qu'elle ne porte les yeux en autre chose, ni le soin, si ce n'est en Dieu, mettant la bouche en la poussière, si par aventure il y avait espérance (Lm 3,29), comme nous avons rapporté de Jérémie.

10. Sur le blanc et le vert, pour achèvement et perfection de ce déguisement et de cette tenue, l'âme met ici la troisième couleur, qui est une excellente robe rouge, par laquelle est signifiée la troisième vertu, qui est la charité. Avec laquelle elle ne donne pas seulement la grâce aux deux autres couleurs, mais aussi elle élève tellement l'âme qu'elle la met auprès de Dieu, si belle et si agréable qu'elle ose dire: Quoique je sois noire, ô filles de Jérusalem, je suis belle ; et pour cela le Roi m'a aimée et m'a mise en son lit (Ct 1,4). Avec cette tenue de charité, qui est celle de l'amour, et qui dans l'Aimé accroît encore l'amour, non seulement l'âme se défend et se cache du troisième ennemi qui est la chair (parce que, où il y a un véritable amour de Dieu, l'amour de soi ni de ses biens n'entreront pas), mais encore elle valide les autres vertus, leur donnant vigueur et force pour protéger l'âme, et grâce33 et beauté pour plaire à l'Aimé, parce qu'il n'y a pas de vertu qui soit agréable à Dieu sans charité ; car c'est la pourpre, comme il est dit dans les Cantiques (Ct 3,10) sur laquelle Dieu se repose, en venant dans l'âme.De cette tenue rouge, l'âme est vêtue, quand (comme il a été déclaré plus haut dans le premier couplet) en la nuit obscure elle sort de soi-même et de toutes les choses créées, avec angoisses, en amours enflammée, par cette secrète échelle de contemplation, à la parfaite union d'amour de Dieu, son bien-aimé salut.

33 Ici qualité esthétique qui séduit.


11. Voilà donc le déguisement que l'âme dit porter en la nuit de foi par cette secrète échelle, et c'est en ses trois couleurs ; elles sont une disposition très adaptée pour unir l'âme avec Dieu selon ses trois puissances, qui sont entendement, mémoire et volonté. Parce que la foi obscurcit et vide l'entendement de toute son intelligence naturelle, et en cela le dispose pour l'unir avec la Sagesse divine ; et l'espérance vide et écarte la mémoire de toute possession de créature, parce que, comme dit saint Paul, l'espérance est de ce qu'on ne possède pas (Rm 8,24), et ainsi elle écarte la mémoire de ce qui peut se posséder et la met en ce qu'elle espère, et pour cela seule l'espérance de Dieu dispose purement la mémoire pour l'unir avec Dieu ; la charité, ni plus ni moins, vide et annihile les affections et appétits de la volonté de tout ce qui n'est point Dieu, et les met en Lui seul ; et ainsi cette vertu dispose cette puissance et l'unit avec Dieu par amour. Et ainsi, parce que ces vertus ont pour office de séparer l'âme de tout ce qui est moins que Dieu, elles ont aussi par conséquent celui de l'unir avec Dieu34.

34 Voir l'architecture spirituelle dans notre introduction générale, p. 32 ; et les Précautions, p. 183 sq.


12. Et ainsi, sans cheminer vraiment avec l'habit de ces trois vertus, il est impossible de parvenir à la perfection d'union de Dieu par amour. D'où vient que l'âme ici pour obtenir ce qu'elle prétendait, qui était cette amoureuse et délectable union avec son Aimé, a pris un vêtement et déguisement qui était très nécessaire et très convenable; et aussi d'avoir réussi de la sorte à s'en revêtir et à y persévérer jusqu'à obtenir son dessein et but tant désiré comme était l'union d'amour, fut grande aventure ; et pour cela nous le dit ce vers :

Oh ! heureuse aventure !




Nuit obscure II 17