Montée Carmel III - 2003 1


LIVRE TROISIÈME [NUIT ACTIVE DE L'ESPRIT]: Mémoire et volonté

Dans lequel on traite de la purgation de la Nuit active de la mémoire et de la volonté. - On donne une doctrine : comment l'âme doit se comporter au sujet des préhensions de ces deux puissances pour venir à s'unir à Dieu, selon ces deux puissances, en parfaite espérance et charité.



Chapitre 1

1. Après avoir instruit la première puissance de l'âme, qui est l'entendement, pour toutes ses préhensions en la première vertu théologale, qui est la foi, afin que selon cette puissance, l'âme puisse s'unir à Dieu par le moyen de la pureté de foi, il reste maintenant à en faire autant pour les deux autres puissances de l'âme qui sont la mémoire et la volonté, les purifiant aussi concernant leurs préhensions, afin que, selon ces deux puissances, l'âme vienne à s'unir avec Dieu en parfaite espérance et charité. Ce que nous ferons brièvement en ce troisième livre, parce que ayant conclu ce qui concerne l'entendement, qui est à sa manière le réceptacle de tous les autres objets (en quoi nous avons fait beaucoup de chemin pour les autres puissances), il n'est pas nécessaire de nous étendre beaucoup au sujet de ces puissances ; parce que si le spirituel instruit bien l'entendement en foi selon la doctrine qui a été donnée, il est impossible qu'il n'instruise aussi en passant les deux autres puissances dans les deux autres vertus, puisque les opérations des unes dépendent des autres.

2. Mais parce que, pour suivre la méthode commencée et pour mieux entendre le tout, il est nécessaire de parler en la matière propre et déterminée, nous aurons à traiter ici des préhensions de chaque puissance, et premièrement de celles de la mémoire, en faisant ici la distinction qui suffit à notre propos et que nous pourrons tirer de la distinction de ses objets qui sont trois : naturels, imaginaires et spirituels, selon lesquels les notions de la mémoire sont aussi de trois manières : naturelles et surnaturelles et imaginaires spirituelles.

3. Nous en traiterons ici moyennant la faveur divine, commençant par les connaissances naturelles qui sont les objets les plus extérieurs ; puis on traitera des affections de la volonté, qui concluront ce Livre Troisième de la Nuit active spirituelle.


Ch. 2: DANS LEQUEL ON TRAITE DES PRÉHENSIONS NATURELLES DE LA MÉMOIRE ET L'ON DIT COMME IL FAUT L'EN VIDER POUR QUE L'ÂME PUISSE S'UNIR À DIEU SELON CETTE PUISSANCE


1. Il est nécessaire que le lecteur, en chacun de ces livres, prenne garde du propos dont nous parlons, autrement, il pourrait former plusieurs doutes sur ce qu'il lirait, comme il pourra en avoir de ce que nous avons dit de l'entendement et de ce que nous dirons de la mémoire et de la volonté ; car voyant comme nous anéantissons les puissances en leurs opérations, il pensera peut-être que nous détruisons le chemin de l'exercice spirituel plutôt que nous ne l'édifiions ; ce qui serait vrai si nous ne voulions instruire ici que les débutants qui doivent se disposer par ces préhensions discursives et appréhensibles.

2. Mais parce que nous donnons ici une doctrine pour passer plus avant, en contemplation à l'union de Dieu - pour cela tous ces moyens et exercices sensitifs des puissances doivent demeurer en arrière et en silence, afin que Dieu opère par soi l'union divine en l'âme -, il convient de suivre cette manière, débarrassant et vidant et faisant que les puissances renoncent à leur juridiction naturelle et à leurs opérations, afin de permettre qu'elles soient infuses et illustrées du surnaturel ; car leur capacité ne peut atteindre à une si haute affaire, mais au contraire elle peut en détourner, si on ne la perd de vue.

3. Et ainsi, étant vrai, comme il l'est, que l'âme doit plutôt connaître Dieu par ce qu'il n'est pas que par ce qu'il est, par nécessité elle doit aller à Lui en niant et en n'admettant pas, jusqu'au dernier effort possible, ses préhensions tant naturelles que surnaturelles. C'est pourquoi nous en userons ainsi maintenant en la mémoire, la tirant hors de ses limites et de son cours naturel, et l'élevant par-dessus elle-même, c'est-à-dire par-dessus toute connaissance distincte et possession préhensible, en la souveraine espérance de Dieu incompréhensible.

4. Commençant donc par les connaissances naturelles, je dis que les notions naturelles en la mémoire sont toutes celles qu'elle peut former des objets des cinq sens corporels, qui sont : ouïr, voir, sentir, goûter et toucher, et toutes celles que de cette façon elle pourra fabriquer et former. Et de toutes ces notions et formes, elle doit se dénuer et vider, et tâcher d'en perdre la préhension imaginaire, de sorte qu'elles ne laissent aucune connaissance imprimée en elle, ni trace d'aucune chose, mais qu'elle demeure chauve et rase comme si rien de cela n'était passé par elle, étant dans l'oubli et suspension de tout. Et il ne peut moins se faire que la mémoire s'anéantisse touchant toutes les formes, si elle veut s'unir avec Dieu. Car cela ne peut être si elle ne se désunit entièrement de toutes les formes qui ne sont pas Dieu, puisque Dieu ne tombe point sous forme ni aucune connaissance distincte, comme nous l'avons dit en la nuit de l'entendement; et puisque personne ne peut servir deux maîtres (Mt 6,24), comme dit Christ, la mémoire ne peut être conjointement unie en Dieu et aux formes et notions distinctes, et comme Dieu n'a forme ni image qui puisse être comprise par la mémoire, de là vient que quand l'âme est unie avec Dieu (comme il se voit tous les jours par expérience), elle demeure sans forme et sans figure, l'imagination perdue et la mémoire plongée dans un souverain bien, en grand oubli, sans se souvenir de rien, car cette union divine lui vide la fantaisie, la nettoie de toutes les formes et notions, et l'élève au surnaturel.

5. Et ainsi c'est une chose notable ce qui se passe parfois ici ; parce que parfois, quand Dieu fait ces touches d'union dans la mémoire, subitement il se produit dans le cerveau (qui est le lieu où elle a son siège) un chavirement si sensible qu'il semble que toute la tête s'évanouisse et que le jugement et le sens se perdent; et ceci tantôt plus, tantôt moins, selon que la touche est plus ou moins forte ; et alors, à cause de cette union, la mémoire se vide et se purifie (comme je dis) de toutes les notions, et elle demeure dans un oubli parfois si grand qu'elle a besoin de beaucoup d'effort et de travail pour se souvenir de quelque chose.

6. Cet oubli de la mémoire et suspension de l'imagination sont parfois de telle sorte (à cause de l'union de la mémoire avec Dieu) qu'il se passe un long temps sans le sentir, ni savoir ce qui s'est fait pendant ce temps-là; et comme alors l'imagination est suspendue, même si alors on lui fait des choses douloureuses, elle ne les sent pas, car sans imagination il n'y a pas de sentiment, ni par pensée puisqu'il n'y en a pas. Et afin que Dieu vienne faire ces touches d'union, il convient à l'âme de séparer la mémoire de toutes les notions préhensibles. Et ces suspensions, il faut noter qu'elles ne sont plus ainsi chez les parfaits, car il y a déjà en eux une parfaite union (elles sont du commencement de l'union).

7. Quelqu'un dira peut-être que cela semble bon, mais que de là s'ensuit la destruction de l'usage naturel et du cours des puissances, et que l'homme demeure oublieux comme une bête, et encore pis, sans discourir ni se souvenir des nécessités ni des opérations naturelles, et que Dieu ne détruit pas la nature, mais la perfectionne, et de là nécessairement s'ensuit sa destruction, puisqu'elle oublie ce qui est moral et raisonnable pour le pratiquer, et le naturel pour l'exercer, puisqu'elle ne peut se souvenir aucunement de cela, vu qu'elle se prive des notions et des formes qui sont le moyen de la réminiscence.

8. À quoi je réponds qu'il en est ainsi, plus la mémoire s'unit avec Dieu, plus elle perd les notions distinctes, jusqu'à les perdre totalement, ce qui est lorsque l'âme arrive en perfection à l'état d'union; et ainsi, au commencement, lorsque cela se fait, l'âme ne peut s'empêcher d'avoir un grand oubli de toutes les choses (puisqu'elle raie les formes et les notions), et ainsi elle fait maintes fautes touchant l'usage et les relations extérieures, ne se souvenant de boire ni de manger, ni si elle a fait, ni si elle a vu ou non, si on a dit ou si on n'a pas dit, et ceci parce que la mémoire est absorbée en Dieu. Mais lorsqu'elle est déjà parvenue à l'habitude d'union, qui est un bien souverain, elle n'a plus des oublis de cette façon en ce qui est de la raison morale et naturelle ; au contraire, dans les opérations convenables et nécessaires, elle est bien plus parfaite, encore qu'elle ne les opère plus par le moyen des formes et notions de la mémoire, parce que, en ayant l'habitude d'union - qui est déjà un état surnaturel -, la mémoire et aussi les autres puissances défaillent en leurs opérations naturelles, et passent de leur domaine naturel à celui de Dieu, qui est surnaturel ; et ainsi, la mémoire étant transformée en Dieu, il ne peut s'y imprimer de formes ni de connaissances des choses. C'est pourquoi les opérations de la mémoire et des autres puissances, en cet état, sont toutes divines, parce que Dieu possédant désormais les puissances comme seigneur absolu, par leur transformation en lui, c'est Lui-même qui les meut et leur commande divinement selon son divin esprit et selon sa volonté; et alors, c'est de manière que les opérations ne sont pas distinctes, mais que celles que l'âme opère sont de Dieu et sont des opérations divines, car comme dit saint Paul, celui qui s'unit avec Dieu se fait un esprit avec Lui (1Co 6,11), de telle sorte que les opérations de l'âme unie sont de l'Esprit divin et sont divines.

9. D'où vient que les oeuvres de ces âmes sont celles qui conviennent et sont raisonnables, et non celles qui ne conviennent pas ; parce que l'esprit de Dieu leur fait savoir ce qu'elles doivent savoir, et ignorer ce qu'il faut ignorer, et se souvenir de ce dont elles doivent se souvenir, sans formes ou avec formes, et oublier ce qui est à oublier, et leur fait aimer ce qu'elles doivent aimer, et ne pas aimer ce qui n'est pas en Dieu. Et ainsi tous les premiers mouvements des puissances de ces âmes sont divins ; et il n'y a pas à s'étonner que les mouvements et opérations de ces puissances soient divins, puisqu'elles sont transformées en un être divin.

10. De ces opérations j'apporterai quelques exemples. Le premier sera qu'une personne demande à une autre qui est en cet état qu'elle la recommande à Dieu. Cette personne ne se souviendra de le faire par aucune forme ni connaissance qui lui demeure en la mémoire de cette personne, et s'il est convenable de la recommander à Dieu - ce qui sera quand Dieu voudra recevoir la prière faite pour cette personne - Il lui mouvra la volonté, lui donnant envie de le faire; et si Dieu ne veut pas cette prière, encore qu'elle s'efforce à prier pour cette personne, elle ne le pourra ni n'en aura point le désir, et parfois Dieu le lui donnera afin qu'elle prie pour d'autres qu'elle n'a jamais connus ni entendus, et c'est parce que Dieu seul meut les puissances de ces âmes pour ces oeuvres qui sont convenables selon sa volonté et son ordonnance divine, et elles ne peuvent se mouvoir à d'autres ; et ainsi les oeuvres et les prières de ces âmes ont toujours leur effet. Telles étaient celles de la très glorieuse Vierge Notre Dame, qui étant dès le commencement élevée à ce haut état, n'eut jamais en son âme de forme imprimée d'aucune créature, ni jamais ne se mut par elle, mais toujours sa motion fut par l'Esprit Saint.

11. Autre exemple: On doit en tel temps vaquer à une certaine affaire nécessaire. On ne s'en souviendra par aucune forme, mais seulement, sans savoir comment, sera donné en l'âme quand et comment il convient d'y travailler, sans qu'il y ait un défaut.

12. Et non seulement en ces choses l'Esprit Saint leur donne lumière, mais encore en beaucoup qui adviennent et qui adviendront et dans de nombreux cas, bien qu'ils soient absents, et bien que parfois ce soit par le moyen de formes intellectuelles, souvent c'est sans formes préhensibles, ne sachant pas eux-mêmes comment ils le savent. Mais cela leur vient de la part de la Sagesse divine, car, comme ces âmes s'exercent à ne savoir et à ne saisir rien avec les puissances, elles viennent généralement (comme nous avons dit dans le Mont76) à savoir tout, selon ce que dit le Sage : L'artisan de tout, qui est la Sagesse, m'a tout enseigné (Sg 1,21).

76  (1MC 13,10) et dessin du Mont de Perfection, p. 204-205.


13. Tu diras peut-être que l'âme ne pourra si bien vider et priver la mémoire de toutes les formes et fantaisies, qu'elle puisse parvenir à un si haut état, car il y a deux difficultés qui sont par-dessus les forces et l'habileté humaines, qui sont: rejeter le naturel avec l'habileté naturelle, ce qui ne peut être, et atteindre et s'unir au surnaturel, ce qui est beaucoup plus difficile et, pour dire la vérité, avec la seule habileté naturelle, cela est impossible77. Je dis qu'il est vrai que Dieu doit la mettre en cet état surnaturel, mais aussi qu'elle doit s'y disposer autant qu'il est en elle, ce qu'elle peut faire naturellement, surtout avec l'aide que Dieu lui donne. Et ainsi à mesure qu'elle entre pour sa part en cette négation et vide de formes, Dieu la met en la possession de l'union. Et Dieu opère cela passivement en elle, comme nous le dirons, Dieu aidant, en la Nuit passive de l'âme, et ainsi, quand il lui plaira, à la mesure de sa disposition, il achèvera de lui donner l'habitude de la divine union parfaite.

77 La Montée montre comment l'entendement doit se détacher de ses préhensions, puis la volonté se libérer de ses passions ou affections. Mais la mémoire est bien plus incapable de se libérer elle-même : son jeu échappe en grande partie à la volonté, son effort se borne à éviter de s'encombrer des nouvelles perceptions. Seul Dieu peut la libérer des souvenirs qui l'asservissent. Et nous voici au coeur de la Nuit active qu'est la Montée, dans la passivité de la Nuit obscure qui souligne l'action divine.


14. Or, les divins effets que l'union parfaite produit en l'âme du côté soit de l'entendement, soit de la mémoire, soit de la volonté, nous ne les disons point en cette nuit et purification active, parce qu'avec celle-ci seulement l'union divine ne s'achève pas ; mais nous les dirons en la nuit passive, moyennant laquelle se fait la jonction de l'âme avec Dieu. Et ainsi je dirai seulement ici le moyen nécessaire pour que la mémoire se mette activement, autant qu'elle le peut, en cette nuit et purification ; et c'est qu'ordinairement le spirituel prenne cette précaution: en toutes les choses qu'il ouïra, verra, sentira, goûtera ou touchera, de n'en faire de particulière archive ni réserve en la mémoire, mais qu'il les laisse aussitôt oublier, et qu'il s'y applique avec l'efficacité (si c'est nécessaire) que d'autres mettent à se souvenir; de manière qu'il ne lui en reste en la mémoire aucune connaissance ni figure, comme si elles n'existaient pas au monde, laissant la mémoire libre et débarrassée, ne l'attachant à aucune considération d'en haut ni d'en bas, comme s'il n'avait point cette puissance de la mémoire, la laissant librement se perdre en oubli, comme chose qui embarrasse. Car tout le naturel, si on veut s'en servir dans le surnaturel, gêne plutôt qu'il ne sert.

15. Et s'il survient ici les doutes et les objections émises ci-dessus pour l'entendement, à savoir: que l'on ne fait rien, et que l'on perd son temps, et que l'on se prive des biens spirituels que l'âme peut recevoir par la voie de la mémoire, nous avons alors déjà répondu à tout et le ferons plus tard en la Nuit passive. Et pour cette raison il n'y a pas lieu de nous attarder. Il convient seulement d'avertir ici qu'encore que pour un temps on ne sente pas le profit de cette suspension de notions et de formes, le spirituel ne doit point s'inquiéter de cela, car Dieu ne manquera pas de venir en son temps, et pour un si grand bien, il convient de beaucoup endurer et souffrir avec patience et espoir.

16. Et quoiqu'il soit vrai qu'à peine se trouvera une âme qui soit mue de Dieu en toutes choses et en tous temps, ayant une union si continuelle que, sans le moyen d'aucune forme, ses puissances soient toujours mues divinement, il n'en est pas moins vrai qu'il y en a qui sont très ordinairement mues de Dieu en leurs opérations, et ce ne sont pas elles qui se meuvent, selon le mot de saint Paul, que les enfants de Dieu qui sont ceux-là, transformés et unis en Dieu, sont mus de l'Esprit de Dieu (Rm 8,14), c'est-à-dire à des oeuvres divines en leurs puissances. Et ce n'est pas merveille que les opérations soient divines, puisque l'union de l'âme est divine.



Ch. 3: DANS LEQUEL ON INDIQUE TROIS SORTES DE DOMMAGES QUE L'ÂME REÇOIT EN NE S'OBSCURCISSANT PAS À L'ÉGARD DES NOTIONS ET DES DISCOURS DE LA MÉMOIRE. -ON DIT ICI LA PREMIÈRE


1. À trois inconvénients et dommages est sujet le spirituel s'il veut encore user des notions et discours naturels de la mémoire pour aller à Dieu ou pour autre chose: deux sont positifs et l'autre privatif. Le premier vient des choses du monde ; le deuxième, du démon ; le troisième, privatif, est l'empêchement et l'entrave qu'elles font et causent pour l'union divine.

2. Le premier qui est à cause du monde, est d'être sujet à de nombreuses sortes de dommages par le moyen des notions et discours, comme faussetés, imperfections, appétits, jugements, pertes de temps et beaucoup d'autres choses qui engendrent maintes impuretés en l'âme. Et que nécessairement on doive tomber en maintes faussetés, en acceptant les notions et les discours, c'est évident; car souvent le vrai semblera faux et le certain douteux, et inversement, puisqu'à peine pouvons-nous connaître une vérité en sa racine; de tout on se libère si la mémoire s'obscurcit en tout discours et connaissance.

3. La mémoire trouve des imperfections à chaque pas si elle s'attarde à ce qu'elle a ouï, vu, senti, touché et goûté, etc. ; en quoi il doit lui demeurer quelque affection, tantôt de douleur, tantôt de crainte, tantôt de haine ou d'espoir vain, ou de vaine joie ou de vaine gloire, etc. ; et toutes sont au moins autant d'imperfections et parfois de bons péchés véniels, etc., et elles communiquent très subtilement en l'âme une grande impureté, même si les discours et notions concernent Dieu. Et aussi l'on voit clairement que cela lui engendre des appétits puisqu'ils naissent naturellement desdites notions et discours, et que seulement vouloir avoir la connaissance et le discours est de l'appétit. Il paraît manifestement qu'elle aura aussi maintes touches de jugements, vu qu'on ne peut s'empêcher de trébucher avec la mémoire dans les maux et les biens d'autrui, où parfois le mal semble bien et le bien mal ; de tous ces dommages je ne crois pas qu'on puisse bien se délivrer, si ce n'est en aveuglant et obscurcissant la mémoire au regard de toutes les choses.

4. Et si tu me dis que l'homme pourra bien vaincre toutes ces choses quand elles lui viendront, je dis qu'il est purement impossible qu'il puisse les surmonter entièrement, s'il fait cas des connaissances, parce qu'en elles mille imperfections et impertinences se glissent, et quelques-unes si subtiles et si délicates que, sans qu'elle s'en aperçoive, elles attachent à l'âme quelque chose du leur (comme fait la poix à qui la manie) et qu'il est mieux de surmonter tout en une seule fois, la mémoire se niant en tout. Tu diras encore que l'âme se prive de maintes bonnes pensées et considérations sur Dieu qui lui servent grandement pour que Dieu lui accorde des faveurs. Je réponds que, pour cela, lui profite davantage la pureté de l'âme qui consiste en ce qu'aucune affection de créature, ni de choses temporelles, ni de regard intentionnel à cela, ne s'attache à elle, à quoi, à mon avis il ne s'en attachera que trop, à cause de l'imperfection que les puissances ont de soi en leurs opérations ; c'est pourquoi il vaut mieux apprendre à mettre les puissances en silence et les accoutumer à se taire, afin que Dieu parle. Car, comme nous avons dit, pour arriver à cet état il faut perdre de vue les opérations naturelles, ce qui se fait, au dire du prophète, quand l'âme, suivant ses puissances, vient en solitude et que Dieu parle à son coeur (Os 2,14).

5. Et si toutefois tu répliques que l'âme n'aura aucun bien si la mémoire ne considère et ne discourt sur Dieu, et que bien des distractions et lâchetés se glisseront en elle, je réponds qu'il est impossible que, si la mémoire se retire conjointement des choses de là-bas et d'ici-bas, aucun mal, ni distraction, ni autre chose déplacée, ni vice (choses qui entrent toujours par la divagation de la mémoire) puissent prendre place en elle puisqu'il n'y a point par où ni d'où ces maux puissent entrer. Cela pourrait bien arriver si ayant fermé la porte aux considérations et discours des choses d'en haut, nous l'ouvrions à celles d'en bas, mais ici nous la fermons à tout ce par où cela peut venir, faisant en sorte que la mémoire se taise et soit muette et que seulement l'ouïe de l'esprit soit en silence, tendue vers Dieu, disant avec le prophète : Parle, Seigneur, car ton serviteur écoute (1S 3,10). L'Époux dans les Cantiques dit que son Épouse devait être ainsi, en disant: Ma soeur est un jardin fermé, une fontaine scellée, à savoir: à toutes les choses qui peuvent entrer en elle.

6. Que l'on demeure donc clos, sans souci, ni peine, car Celui qui entra corporellement parmi ses disciples, les portes étant fermées, et qui leur donna la paix sans qu'ils sachent ni pensent que cela pouvait être, ni comment cela pouvait être, entrera spirituellement dans l'âme sans qu'elle sache la manière, et sans qu'elle y coopère, tenant les portes des puissances, mémoire, entendement et volonté, fermées à toutes les préhensions, et il les remplira de paix, faisant couler sur elle, (comme dit le prophète) comme un fleuve de paix, avec lequel il lui ôtera toutes les peurs, soupçons, troubles et ténèbres qui lui faisaient craindre qu'elle ne soit perdue ou n'aille à sa perte (Is 48,18). Qu'elle ne perde pas le soin de prier et qu'elle attende en nudité et vide, car son bien ne tardera pas.


Ch. 4: QUI TRAITE DU DEUXIÈME DOMMAGE QUI PEUT VENIR À L'ÂME DE LA PART DU DÉMON PAR VOIE DES PRÉHENSIONS NATURELLES DE LA MÉMOIRE


1. Le deuxième dommage positif qui peut venir à l'âme par le moyen des notions de la mémoire est de la part du démon qui par ce moyen a bien du pouvoir en l'âme, car il peut ajouter des formes, notions et discours et, par eux, affecter l'âme à l'orgueil, à l'avarice, à la colère, à l'envie, etc., et y mettre une haine injuste, un amour vain, et tromper en maintes façons ; en outre il a coutume de laisser des traces et de les fixer dans la fantaisie de telle sorte que les fausses paraissent vraies et les vraies fausses ; et finalement, toutes les plus grandes tromperies du démon et les plus grands maux qu'il fait à l'âme entrent par les notions et les discours de la mémoire; en s'obscurcissant en tout cela et s'anéantissant en oubli, elle ferme totalement la porte à ce dommage du démon et se délivre de toutes ces choses, ce qui est un grand bien. Le démon, en effet, ne peut rien en l'âme que par le moyen des opérations de ses puissances, notamment par le moyen des notions, car d'elles dépendent presque toutes les opérations des autres puissances ; de telle sorte que si la mémoire s'anéantit en elles, le démon n'y a aucun pouvoir, vu qu'il ne trouve point par où saisir, et ne trouvant rien il ne peut rien.

2. Je voudrais que les spirituels voient bien une fois tous les dommages que les démons font en les âmes par la mémoire, quand elles veulent beaucoup s'en servir, combien de tristesses, d'afflictions ou de mauvaises joies vaines ils leur font avoir, dans les choses qu'elles pensent en Dieu, comme dans les choses du monde, et combien d'impuretés ils leur laissent enracinées dans l'esprit, les divertissant aussi grandement du souverain recueillement qui consiste à mettre toute l'âme, selon ses puissances, dans le seul bien incompréhensible et à l'ôter de toutes les choses préhensibles parce qu'elles ne sont pas le bien incompréhensible. Ce qui, encore qu'un si grand bien comme celui de se mettre tout en Dieu ne procédât de ce vide, seulement parce qu'il est cause qu'on se délivre de maintes peines, afflictions et tristesses, outre les imperfections et les péchés dont on se garantit, est un grand bien.


Ch. 5: DU TROISIÈME DOMMAGE QUI VIENT À L'ÂME PAR LES NOTIONS DISTINCTES NATURELLES DE LA MÉMOIRE


1. Le troisième dommage que reçoit l'âme par la voie des préhensions naturelles de la mémoire est privatif, parce qu'elles peuvent lui empêcher le bien moral et la priver du spirituel. Et pour dire premièrement comment ces préhensions empêchent le bien moral à l'âme, il faut savoir que le bien moral consiste à brider les passions et à réfréner les appétits déréglés, d'où s'ensuit en l'âme tranquillité, paix et repos, et les vertus morales, ce qui constitue le bien moral. L'âme ne peut tenir cette bride ou ce frein comme il faut, si elle n'oublie et n'éloigne pas de soi les choses d'où naissent les affections78; et jamais il ne vient de troubles à l'âme sinon des préhensions de la mémoire, car toutes choses étant mises en oubli, il n'y a rien qui trouble la paix, ni qui meuve les appétits, puisque, comme l'on dit, ce que l'oeil ne voit pas, le coeur ne le désire pas.

78 Affection: au sens de ce que l'âme subit passivement.


2. Et de cela, à chaque instant, nous en avons l'expérience, parce que nous voyons qu'à chaque fois que l'âme pense à quelque chose, elle en est remuée et altérée, plus ou moins, selon sa préhension: si celle-ci est pesante et fâcheuse, elle en tire de la tristesse ou de l'hostilité, etc. ; si agréable, elle en tire du désir et de la joie. Et après, par force, il faut sortir du trouble avec le changement de cette préhension, et ainsi tantôt elle est joyeuse, tantôt triste, tantôt elle hait, tantôt elle aime, et elle ne peut persévérer toujours en un même état (ce qui est l'effet de la tranquillité morale), si ce n'est quand elle tâche d'oublier toute chose. Il est donc clair que les notions empêchent beaucoup en l'âme le bien des vertus morales.

3. Et que la mémoire embarrassée empêche le bien spirituel, il est aussi facile de le prouver par ce qui a été dit, parce que l'âme troublée qui n'a aucun fondement moral, comme telle, est incapable du spirituel qui ne s'imprime qu'en l'âme modérée et pacifiée. En outre, si l'âme retient et fait cas des préhensions de la mémoire, comme elle ne peut être attentive qu'à une chose, si elle s'emploie en les préhensibles, comme sont les notions de la mémoire, il n'est pas possible qu'elle soit libre pour l'incompréhensible qui est Dieu; puisque, comme nous l'avons souvent dit, afin que l'âme aille à Dieu, elle doit plutôt aller en ne comprenant pas qu'en comprenant; il lui faut changer ce qui est muable et compréhensible pour l'immuable et l'incompréhensible.


Ch. 6: DES PROFITS QUI VIENNENT À L'ÂME DE L'OUBLI ET DU VIDE DE TOUTES LES PENSÉES ET NOTIONS QU'ELLE PEUT NATURELLEMENT AVOIR CONCERNANT LA MÉMOIRE


1. Des dommages que nous avons dits arriver à l'âme par les préhensions de la mémoire, nous pouvons aussi déduire les profits qui leur sont contraires et qu'elle reçoit de leur oubli et de leur absence ; puisque, suivant le dire des Naturalistes79, la même doctrine qui sert à un contraire sert aussi à l'autre. Parce que, premièrement, elle jouit de la tranquillité et du repos d'esprit (car elle est exempte du trouble et de l'agitation qui procèdent des pensées et des notions de la mémoire) et, par conséquent, elle jouit de la pureté de la conscience et de l'âme, qui est un plus grand bien ; en cela elle a une grande disposition pour la sagesse humaine et divine et pour les vertus.

79 Les philosophes qui étudient la nature.


2. Deuxièmement, elle se délivre de nombreuses suggestions, tentations et impulsions du démon qu'il glisse dans l'âme par le moyen des pensées et des notions, ce qui fait tomber en maintes impuretés et péchés, selon ce que dit David : Ils ont pensé, dit-il, et ils ont proféré l'iniquité (Ps 12,8) ; et ainsi, les pensées, comme moyen, étant supprimées, le démon n'a plus de quoi attaquer naturellement l'esprit.

3. Troisièmement, l'âme par cet oubli et suspension de toutes les choses, est disposée pour être mue de l'Esprit Saint et enseignée par Lui, qui (comme dit le Sage) s'éloigne des pensées qui sont contraires à la raison (Sg 1,5). Mais, encore que l'homme ne reçût autre profit que d'être garanti des peines et des troubles dont il se délivre par cet oubli et vide de la mémoire, ce serait un grand gain et bien pour lui; vu que les peines et les troubles qui naissent en l'âme des choses et des événements contraires, n'apportent aucun bien aux événements mêmes et aux choses, au contraire ils préjudicient d'ordinaire, non seulement à eux, mais encore à l'âme elle-même ; pour cela dit David, tout homme se trouble en vain (Ps 38,1), car il est évident que c'est toujours une chose vaine que de se troubler, vu que cela n'apporte jamais aucun profit, et ainsi, quand même tout périt, tout s'abîme, tout vient au rebours et à revers, c'est une chose vaine que de se troubler, puisqu'on apporte par là plus de dommage que de remède. Mais supporter tout d'une égalité paisible et tranquille, cela n'apporte pas seulement à l'âme de nombreux biens, mais encore en ces mêmes adversités elle en peut mieux juger et y mettre un remède convenable.

4. D'où vient que Salomon, connaissant le dommage et le profit de cela dit: J'ai connu qu'il n'y a rien de meilleur que de se réjouir et bien faire durant sa vie (Qo 3,12); donnant à entendre que dans les accidents les plus sinistres, nous devons plutôt nous réjouir que nous troubler, de peur de perdre le plus grand bien, qui est la tranquillité d'esprit et la paix en toutes les prospérités et adversités, les recevant toutes également; et l'homme ne la perdrait jamais, si non seulement il oubliait les notions et quittait les pensées, mais aussi s'il se retenait d'écouter, de voir et de converser tant qu'il lui serait possible (puisque notre être est si caduc et si glissant qu'encore qu'il soit bien exercé, à peine se pourra-t-il faire qu'il n'achoppe avec la mémoire en des choses qui troublent et altèrent l'esprit qui était en paix et tranquillité) en ne se souvenant de rien. C'est pourquoi Jérémie dit: je me souviendrai avec la mémoire et mon âme se desséchera de douleur en moi (Lm 3,20).


Ch. 7: DANS LEQUEL IL EST TRAITÉ DU SECOND GENRE DE PRÉHENSIONS DE LA MÉMOIRE, QUI SONT LES IMAGINAIRES ET NOTIONS SURNATURELLES


1. Bien qu'au premier genre de préhensions naturelles nous ayons aussi donné instruction pour les imaginaires qui sont naturelles, il fallait néanmoins faire cette division à cause des autres formes et notions que la mémoire garde en soi qui sont de choses surnaturelles, comme de visions, révélations, locutions et sentiments par voie surnaturelle ; quand ces choses ont une fois passé par l'âme, il en reste une image, forme et figure, ou notion imprimée, soit dans l'âme, soit dans la mémoire ou la fantaisie, parfois fort vive et fort efficace. Concernant cela, il faut encore donner quelque avis, afin que la mémoire ne s'embrouille pas avec ces préhensions et qu'elles ne lui empêchent pas l'union avec Dieu en pure et entière espérance.

2. Et je dis que l'âme pour obtenir ce bien, ne doit jamais faire de réflexion sur les choses claires et distinctes qui sont passées par elle par voie surnaturelle, pour conserver en soi les formes, figures et notions de ces choses, car il faut toujours présupposer que plus l'âme retient quelque préhension naturelle ou surnaturelle distincte et claire, moins elle a en soi de disposition et de capacité pour entrer dans l'abîme de la foi, où tout le reste se perd ; parce que (comme nous avons dit) aucunes formes ni notices surnaturelles qui peuvent tomber dans la mémoire ne sont Dieu, et de tout ce qui n'est pas Dieu l'âme doit se vider pour aller à Dieu ; il faut donc aussi que la mémoire se défasse de toutes ses formes et notions pour s'unir avec Dieu en espérance, car toute possession est contraire à l'espérance, qui, comme dit saint Paul, est de ce que l'on ne possède pas (He 11,1). D'où vient que plus la mémoire se dépossède, plus elle a d'espérance, et plus elle a d'espérance, plus elle a d'union de Dieu, parce qu'à l'égard de Dieu, plus l'âme espère, plus elle obtient, et alors elle espère le plus quand elle se dépossède le plus, et quand elle sera parfaitement dépossédée, elle demeurera parfaitement avec la possession de Dieu, en union divine. Mais il y en a beaucoup qui ne veulent pas se priver de la douceur et de la saveur de la mémoire dans les notions et, pour cela, ne parviennent pas à la souveraine possession et tout entière douceur, car celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être son disciple (Lc 14,33)80.

80 Dans ce § est déjà nettement marqué le lien entre la mémoire et l'espérance. Ce n'est pas la temporalité comme le disent ceux qui confondent l'espoir-passion et l'espérance théologale. Ce lien est pour la possession de Dieu, la dépossession de ce qui n'est pas Dieu. Dans ce même § on retrouve l'expression clair et distinct qui sera chère à Descartes.




Montée Carmel III - 2003 1