Montée Carmel III - 2003 8

Ch. 8: DES DOMMAGES QUE LES NOTIONS DES CHOSES SURNATURELLES PEUVENT FAIRE À L'ÂME SI ELLE Y FAIT RÉFLEXION. - ON DIT COMBIEN IL Y EN A


1. À cinq sortes de dommages s'aventure le spirituel s'il s'applique et fait réflexion sur ces notions et formes qui s'impriment en lui des choses qui passent en son âme par voie surnaturelle.

2. Le premier est qu'il se trompe souvent prenant l'un pour l'autre. Le deuxième, c'est qu'il est près et en occasion de tomber en quelque présomption ou vanité. Le troisième est que le démon a grand pouvoir de le tromper par le moyen de ces préhensions. Le quatrième est que cela empêche l'union en espérance avec Dieu. Le cinquième est que, la plupart du temps, il juge bassement de Dieu.

3. Quant au premier genre, il est évident que si le spirituel retient lesdites notions et formes et fait réflexion sur elles, il s'abusera souvent en son jugement, car comme personne ne peut entièrement savoir les choses qui passent naturellement par son imagination, ni en avoir un parfait et certain jugement, il en aura encore bien moins touchant les choses surnaturelles qui excèdent notre capacité et qui arrivent rarement. D'où vient qu'il pensera souvent que ce sont choses de Dieu et elles ne seront que de sa fantaisie, et souvent que ce qui est de Dieu est du démon, et que ce qui est du démon est de Dieu ; et très souvent lui demeureront imprimées les formes et notions des biens et des maux d'autrui, ou des siens propres, et d'autres figures qui lui ont été représentées, qu'il tiendra pour très certaines et très véritables, qui toutefois ne le seront pas, mais très fausses ; et d'autres seront vraies et il les jugera fausses (encore que je tienne cela pour plus assuré, d'autant que cela procède ordinairement de l'humilité).

4. Et même s'il ne se trompe pas en la vérité, il pourra se méprendre en la quantité ou en la qualité, pensant que ce qui est peu est beaucoup et que ce qui est beaucoup est peu ; et concernant la qualité, estimant ce qui est en son imagination pour telle ou telle chose, qui ne sera toutefois pas telle, prenant, comme dit Isaïe, les ténèbres pour lumière et la lumière pour ténèbres, l'amer pour le doux et le doux pour l'amer (Is 5,20). Finalement, s'il réussit en l'un, ce sera merveille s'il ne manque pas en l'autre, car encore qu'il ne veuille appliquer son jugement pour juger, il suffit qu'il l'emploie à en faire cas pour qu'au moins passivement il reçoive quelque dommage, sinon en ce genre, au moins en l'un des quatre suivants.

5. Ce qui convient au spirituel, pour ne pas tomber en ce dommage de s'abuser en son jugement, c'est de ne pas vouloir appliquer son jugement pour savoir ce que c'est qu'il a ou ressent en soi, ou ce que c'est que telle ou telle vision, notion ou sentiment, et qu'il n'ait envie de le savoir, ni s'en soucie, sinon pour le rapporter au père spirituel, afin qu'il lui apprenne à vider sa mémoire de ces préhensions ; puisque tout ce qu'elles sont en soi ne peut l'aider autant à l'amour de Dieu que le moindre acte de foi vive et d'espérance, qui se fait en vide et renonciation de tout cela.


Ch. 9: DU DEUXIÈME GENRE DE DOMMAGES, QUI EST LE DANGER DE TOMBER EN QUELQUE PROPRE ESTIME ET VAINE PRÉSOMPTION


1. Les préhensions surnaturelles de la mémoire ci-dessus mentionnées sont aussi une grande occasion aux spirituels de tomber en quelque présomption ou vanité s'ils font cas de les tenir pour quelque chose; car, comme celui qui n'a rien de cela est fort exempt de trébucher en ce vice, ne voyant rien en soi de quoi présumer, de même par contre, celui qui les reçoit a l'occasion de penser qu'il est désormais quelque chose, puisqu'il a ces communications surnaturelles; car quoiqu'il soit vrai qu'ils puissent les attribuer à Dieu et le remercier, s'en tenant pour indignes, néanmoins il leur demeure d'ordinaire en l'esprit une certaine satisfaction cachée et une estime de cela et de soi, d'où sans l'apercevoir, il leur naît un grand orgueil spirituel.

2. Ce qu'ils peuvent assez clairement voir au dégoût et à la désaffection pour ceux qui ne louent pas leur esprit, et n'estiment pas ces choses qu'ils détiennent, et à la peine qu'ils ressentent lorsqu'ils pensent ou qu'on leur dit que d'autres ont ces mêmes faveurs ou de meilleures. Ce qui procède d'une secrète estime et orgueil, et ils ne peuvent comprendre que par aventure, ils y sont plongés jusqu'aux yeux ; car ils croient qu'une certaine connaissance de leur misère suffit, étant joint à cela qu'ils sont remplis d'une secrète opinion et satisfaction d'eux-mêmes, se complaisant plus en leur esprit et en leurs biens spirituels qu'en ceux d'autrui, comme le pharisien qui remerciait Dieu de ce qu'il ne ressemblait pas au reste du monde et qu'il avait telles ou telles vertus, en quoi il tenait satisfaction de soi et présomption (Lc 18,11-12); et bien que de telles personnes ne le disent pas formellement comme celui-là, ils le tiennent habituellement en leur esprit. Il y en a même quelques-uns qui deviennent si orgueilleux, qu'ils sont pires que le démon, car voyant en eux quelques préhensions et, selon leur avis, de dévots et suaves sentiments de Dieu, ils en sont fort satisfaits de telle sorte qu'ils pensent être fort proches de Dieu, et même que ceux qui n'ont point cela sont fort bas, et ils les méprisent comme le pharisien méprisait le publicain.

3. Pour fuir ce dommage contagieux et horrible devant Dieu, ils doivent considérer deux choses. La première que la vertu n'est pas dans les notions et sentiments de Dieu, si relevés soient-ils, ni en rien de ce genre qu'ils peuvent sentir en soi; mais, au contraire, en ce qu'ils ne sentent point en soi, ce qui est une profonde humilité et mépris de soi-même et de tout ce qui est sien, bien formé et sensible en l'âme, et à prendre plaisir que chacun en pense autant d'eux, ne cherchant à se faire valoir en rien dans le coeur d'autrui.

4. Quant au second, il faut prendre garde que toutes les visions, révélations et sentiments du ciel, pour autant qu'on voudra les estimer, ne valent pas le moindre acte d'humilité qui a les effets de la charité, qui n'estime point ce qui lui appartient, ni ne s'efforce pas de l'obtenir, ne pense mal que de soi et ne pense du bien que des autres, mais non de soi (1Co 13,4 sq.). Il convient donc suivant cela, que les personnes spirituelles ne s'emplissent pas l'oeil de ces préhensions surnaturelles, mais qu'elles essaient de les mettre en oubli, afin de demeurer libres.


Ch. 10: DU TROISIÈME DOMMAGE QUE L'ÂME PEUT RECEVOIR DE LA PART DU DÉMON, PAR LE MOYEN DES PRÉHENSIONS IMAGINAIRES DE LA MÉMOIRE


1. De tout ce qui a été dit, on déduit et on entend bien quel dommage peut arriver à l'âme par le moyen de ces préhensions surnaturelles de la part du démon; puisque non seulement il peut représenter en la mémoire et en la fantaisie81 maintes notions et formes fausses qui paraîtront vraies et bonnes (en les imprimant en l'esprit et au sens avec beaucoup d'efficacité et de certitude par suggestion, de manière qu'il semble à l'âme que cela ne peut être autrement), mais qu'il est ainsi comme il est en son imagination, parce que, comme il se transfigure en ange de lumière (2Co 11,14), il semble à l'âme lumière. Mais aussi en celles qui sont vraies, de la part de Dieu, il peut la tenter en maintes façons, mouvant en désordre les appétits et affections, soit spirituels, soit sensibles, à leur égard, car si l'âme savoure ces préhensions, il est très facile au démon de faire croître les appétits et affections et de la faire tomber en gloutonnerie spirituelle et autres dommages.

81 Rappelons que la fantaisie est le sens commun corporel interne où se rassemblent les données des cinq sens externes.


2. Pour mieux faire cela, il a coutume de suggérer et de mettre du goût, de la saveur et de la délectation au sens touchant les choses mêmes de Dieu, afin que l'âme, emmiellée et éblouie de cette faveur, s'aveugle avec ce goût et jette davantage les yeux sur le goût que sur l'amour (pour le moins, non autant qu'en l'amour), et qu'elle fasse plus de cas de la préhension que de la nudité et du vide qui sont en la foi, espérance et amour de Dieu, et que de là il aille la trompant peu à peu, et lui faisant croire ses faussetés avec grande facilité. Car à l'âme déjà aveugle, la fausseté ne semble pas telle, et le mal ne lui semble pas mal, etc. ; vu que les ténèbres lui paraissent lumière et la lumière ténèbres (Is 5,20); et de là elle tombe en mille absurdités, tant à l'égard du naturel que du moral et du spirituel; et le vin se tourne en vinaigre. Tout cela lui vient faute d'avoir rejeté dès le commencement le goût de ces choses surnaturelles; duquel, parce qu'au commencement cela est peu de chose, ou n'est pas si grand mal, l'âme ne se défie pas tant, et ainsi cela croît comme le grain de moutarde qui devient un grand arbre (Mt 13,31) ; parce qu'une petite faute au commencement (comme on dit) est grande à la fin.

3. Donc, pour éviter ce grand dommage du démon, il convient beaucoup à l'âme de ne pas vouloir savourer de telles choses ; parce qu'infailliblement elle s'aveuglera en ce goût et y tombera; vu que le goût, la délectation et la saveur, de leur nature, sans que le démon y doive aider, aveuglent l'âme. Et ainsi le donne à entendre David quand il dit : Peut-être ces ténèbres m'aveugleront en mes délices, et je tiendrai la nuit pour ma lumière (Ps 138,11).


Ch. 11: DU QUATRIÈME DOMMAGE QUE L'ÂME PEUT RECEVOIR DES PRÉHENSIONS SURNATURELLES DISTINCTES DE LA MÉMOIRE, QUI EST D'EMPÊCHER L'UNION


1. De ce quatrième dommage il n'y a guère à dire ici, attendu qu'il a été déclaré à tout propos dans ce troisième livre, où nous avons prouvé que l'âme, pour arriver à s'unir avec Dieu en espérance, doit renoncer à toute possession de la mémoire, puisqu'afin que l'espérance soit toute de Dieu, il ne doit rien y avoir dans la mémoire qui ne soit Dieu ; et (aussi suivant ce que nous avons dit) qu'il n'y a forme, figure ni image ni autre notion qui puisse tomber en la mémoire, qui soit Dieu ni semblable à Lui, qu'elle soit céleste, terrestre, naturelle ou surnaturelle, comme David l'enseigne en disant: Seigneur, parmi les dieux, il n'y en a aucun qui te ressemble (Ps 85,8) d'où vient que, si la mémoire s'arrête à quelque chose, elle empêche de s'unir avec Dieu; d'abord, parce qu'elle s'embarrasse, ensuite parce que plus elle a de possession, moins elle a d'espérance.

2. Il est donc nécessaire à l'âme d'être dénuée et d'oublier les formes et les notions distinctes des choses surnaturelles, afin de ne pas empêcher l'union selon la mémoire en espérance parfaite avec Dieu.


Ch. 12: DU CINQUIÈME DOMMAGE QUE L'ÂME PEUT RECEVOIR DANS LES FORMES ET PRÉHENSIONS IMAGINAIRES SURNATURELLES, QUI EST DE JUGER DE DIEU BASSEMENT ET IMPROPREMENT


1. Il n'est pas moindre pour l'âme le cinquième dommage à vouloir retenir en la mémoire et imaginative les formes et les images des choses qui lui sont surnaturellement communiquées, principalement si elle veut les prendre comme moyen pour l'union divine, parce qu'il est très facile de juger de l'être et de la grandeur de Dieu de façon moins digne et moins haute que ce qui convient à son incompréhensibilité; car, encore qu'avec la raison et le jugement elle ne fasse un concept formel que Dieu ressemble à quelque chose de cela, néanmoins l'estime de ces préhensions (si enfin elle les estime) fait et cause que l'âme n'a pas une telle estime ni un si grand sentiment82 de Dieu que la foi l'enseigne: elle nous dit qu'il est incomparable et incompréhensible, etc. En effet, outre que tout ce que l'âme met ici en la créature, elle l'ôte de Dieu, il se fait naturellement en son intérieur, par le moyen de l'estime de ces choses appréhensibles, comme une comparaison d'elles à Dieu, qui ne permet pas de penser et juger si hautement de Dieu qu'on le doit; car les créatures terrestres ou célestes, et toutes les notions et images distinctes, naturelles et surnaturelles qui peuvent tomber dans les puissances, pour hautes qu'elles soient en cette vie, n'ont aucune comparaison ni proportion avec l'être de Dieu, parce que Dieu ne tombe sous genre ni espèce, et elles si, comme disent les théologiens, et l'âme en cette vie ne peut recevoir clairement et distinctement que ce qui tombe sous genre ou espèce. C'est pourquoi saint Jean a dit que personne jamais n'a vu Dieu (Jn 1,18); et Isaïe qu'il n'est pas monté au coeur de l'homme comme Dieu est (Is 64,4) ; et Dieu dit à Moïse qu'il ne pourrait pas le voir en l'état de cette vie (Ex 33,20). Ainsi, celui qui embarrasse la mémoire et les autres puissances de l'âme avec ce qu'elles peuvent comprendre, ne saurait estimer Dieu ni en penser comme il doit.

82 Sentir : au sens de connaître ; sentiment : opinion, jugement.


2. Donnons une petite comparaison: il est clair que plus quelqu'un jette les yeux sur les serviteurs du roi et s'arrête à les regarder, moins il fait cas du roi et moins il en fait d'estime; car, encore que cette appréciation ne soit formellement et distinctement en l'entendement, elle l'est en fait, parce que plus il donne aux serviteurs, plus il ôte au seigneur, et il ne juge pas alors très hautement du roi, puisque les serviteurs lui paraissent être quelque chose devant le roi, leur seigneur83. Il en arrive de même à l'âme envers son Dieu, lorsqu'elle fait cas desdites créatures. Bien que cette comparaison soit fort basse, puisque l'être de Dieu est autre que celui de toutes ses créatures dont il est infiniment distant. C'est pourquoi il faut toutes les perdre de vue, et l'âme ne doit jeter les yeux sur aucune de leurs formes, afin de pouvoir les mettre en Dieu en foi et espérance.

83 Cf. Plotin, Ennéades, V 5 3.


3. Ainsi ceux qui ne font pas seulement cas de ces préhensions imaginaires, mais qui pensent que Dieu ressemble à quelqu'une d'elles, et qu'ils pourront s'unir avec Dieu par elles, s'abusent grandement et iront toujours perdant la lumière de la foi en l'entendement, par le moyen de laquelle cette puissance s'unit avec Dieu, et ne monteront pas non plus en la hauteur84 de l'espérance, par le moyen de laquelle la mémoire s'unit avec Dieu en espérance, ce qui doit être en se séparant de tout ce qui est imaginaire.

84 L'espérance théologale n'est pas l'espoir passion, elle n'est pas orientée vers l'avenir, mais en une dimension verticale, vers Dieu, aujourd'hui.




Ch. 13: DES PROFITS QUE L'ÂME TIRE EN ÉCARTANT DE SOI LES PRÉHENSIONS DE L'IMAGINATIVE,

ON RÉPOND À UNE OBJECTION ET L'ON DÉCLARE LA DIFFÉRENCE QU'IL Y A ENTRE LES PRÉHENSIONS IMAGINAIRES NATURELLES ET SURNATURELLES


1. Les profits qu'il y a de vider l'imaginative des formes imaginaires paraissent bien dans les cinq dommages susdits qu'elles causent à l'âme si elle veut les retenir en soi, comme nous avons dit des formes naturelles. Mais outre ceux-là, il y a d'autres profits de grand repos et quiétude pour l'esprit, car outre que naturellement l'âme est en repos et quiétude quand elle est délivrée des formes et images, elle est aussi exempte du souci de savoir si elles sont bonnes ou mauvaises et comment il faut se gouverner dans les unes et dans les autres, du travail et du temps qu'on eût perdu avec les maîtres spirituels à s'enquérir si elles sont bonnes ou mauvaises, si de ce genre ou d'un autre, ce dont elle n'a pas besoin, puisqu'elle ne doit faire cas d'aucune. De façon que l'âme peut employer tout le temps et la diligence qu'elle eût dépensé en cela et à examiner ces connaissances, en un meilleur et plus utile exercice, qui est celui de la volonté envers Dieu, et à s'étudier à chercher la nudité et pauvreté spirituelle et sensitive qui consiste à vouloir se priver véritablement de tout appui de consolation et préhension tant extérieur qu'intérieur; ce que l'on pratique bien en voulant et tâchant de s'écarter et détacher de ces formes, puisqu'on recevra de là un tel profit que plus on s'éloignera des formes, images et figures imaginaires, plus on s'approchera de Dieu - qui n'a point d'image, de forme ni de figure.

2. Mais tu demanderas peut-être pourquoi bien des spirituels conseillent que les âmes essaient de profiter des communications et des sentiments de Dieu, et qu'elles souhaitent recevoir de lui pour avoir de quoi lui donner; car s'il ne nous donne pas, nous ne lui donnerons rien; et que saint Paul dit: N'éteignez pas l'esprit (1Th 5,19), et l'Époux à l'Épouse : Mets-moi comme un cachet sur ton coeur, comme un cachet sur ton bras (Ct 8,6), ce qui est déjà quelque préhension, tout ceci, suivant la doctrine que nous avons donnée ci-dessus, non seulement ne doit pas se rechercher, mais même, encore que Dieu l'envoie, doit se rejeter et s'écarter; et qu'il est certain que, Dieu le donnant, c'est pour notre bien, et qu'il fera un bon effet; qu'il ne faut pas jeter les perles à mal, et qu'aussi c'est une espèce d'orgueil de ne pas vouloir admettre les choses de Dieu, comme si nous pouvions de nous-mêmes profiter sans cela.

3. Pour satisfaire à cette objection, il est besoin de se souvenir de ce que nous avons dit dans les chapitres 15 et 1685 du second livre, où en grande partie nous avons répondu à ce doute, parce que nous avons dit là que le bien qui rejaillit en l'âme des préhensions surnaturelles, quand elles sont de bonne part, s'opère passivement en l'âme, dans le même instant qu'elles se présentent au sens, sans que les puissances fassent d'elles-mêmes aucune opération. D'où vient qu'il n'est pas besoin que la volonté fasse acte de les admettre, parce que, comme nous avons dit aussi, si l'âme veut opérer avec ses puissances, son action basse et naturelle empêchera plutôt le surnaturel que Dieu opère alors en elle par le moyen de ces préhensions, qu'elle ne tirera du profit de l'exercice de son opération ; mais comme on donne passivement à l'âme l'esprit de ces préhensions imaginaires, elle doit aussi passivement s'y comporter, sans mettre ses actions intérieures ou extérieures en rien. Et cela est garder les sentiments de Dieu, parce qu'elle ne les perd point par sa basse façon d'opérer. C'est aussi ne pas éteindre l'esprit, parce que l'âme l'éteindrait si elle voulait se conduire d'autre sorte que Dieu la mène; ce qu'elle ferait si Dieu lui donnant l'esprit passivement (comme il fait en ces préhensions), elle voulait alors s'y comporter activement, en agissant avec l'entendement, ou en voulant en elles quelque chose. Et cela est clair parce que si l'âme alors veut opérer par force, son oeuvre ne sera pas plus que naturelle, car de soi elle ne peut faire davantage, puisqu'elle ne se meut et ne peut se mouvoir au surnaturel si Dieu ne la meut et ne l'y met ; de sorte que si l'âme alors veut opérer par ce qui lui est propre, nécessairement elle empêchera par son oeuvre active l'oeuvre passive que Dieu lui communique qui est l'esprit, parce qu'elle se met en sa propre oeuvre qui est d'un autre genre et plus basse que celle que Dieu lui communique, car celle de Dieu est passive et surnaturelle, et celle de l'âme active et naturelle; et cela serait éteindre l'esprit.

85 Ici 16 et 11.


4. Or, que son oeuvre soit plus basse, c'est clair aussi; parce que les puissances de l'âme ne peuvent d'elles-mêmes faire réflexion et opérer sinon sur quelque forme, figure ou image, et ceci est l'écorce et l'accident de la substance et de l'esprit qui sont contenus sous telle écorce et accident; cette substance, cet esprit s'unissent avec les puissances de l'âme en cette vraie intelligence et amour, seulement lorsque cesse l'opération des puissances, car la visée et la fin d'une telle opération n'est autre que de venir à recevoir en l'âme la substance connue et aimée de ces formes. D'où vient que la différence et l'avantage qu'il y a entre l'opération active et passive sont les mêmes qui se trouvent entre ce que l'on fait et ce qui est déjà fait, entre ce que l'on veut avoir ou acquérir et ce qui est déjà acquis. D'où on déduit aussi que si l'âme veut employer activement ses puissances en ces préhensions surnaturelles - dans lesquelles (comme nous avons dit) Dieu lui donne passivement leur esprit -, elle ne fait pas moins que de laisser ce qui est fait pour retourner à le faire, et elle ne jouira pas de ce qui est fait et ne fera rien avec ses actions, mais seulement empêchera ce qui est fait, parce que (comme nous avons dit) elles ne peuvent par elles-mêmes parvenir à l'esprit que Dieu donnait à l'âme sans leur exercice; et ainsi ce serait directement éteindre l'esprit que Dieu verse par ces préhensions imaginaires, si l'âme en faisait son capital. Elle doit donc les laisser, s'y comportant passivement et négativement, car Dieu meut l'âme à beaucoup plus qu'elle n'eût pu et n'eût su. C'est pourquoi le prophète dit: Je veillerai debout, et arrêterai mon pas sur la munition86, et contemplerai ce que l'on me dira (Ha 2,1) ; comme s'il disait : Je veillerai sur la garde de mes puissances et n'avancerai point un pas en mes opérations, et ainsi je pourrai contempler ce qui m'aura été dit, c'est-à-dire, j'entendrai et goûterai ce qui m'aura été communiqué surnaturellement.

86 Peut-être, non dans le sens littéral de la Bible, mais dans le sens étymologique : ce dont je suis muni.


5. Ce que l'on dit aussi de l'Époux s'entend de l'amour qu'il demande à l'Épouse et qui a pour office entre les amants de les assimiler l'un à l'autre en leur partie principale. C'est pourquoi l'Époux dit à l'Épouse qu'elle le mette pour cachet sur son coeur (Ct 8,6) - où toutes les flèches du carquois d'amour viennent frapper qui sont les actions et motifs d'amour -afin que toutes donnent en lui en demeurant là comme leur appât, et qu'ainsi toutes soient pour lui et que l'âme s'assimile à lui par les mouvements et actions d'amour, jusqu'à se transformer en lui. Il dit aussi qu' elle le mette comme un cachet sur son bras, parce que dans le bras est l'exercice d'amour, et donc c'est en lui que l'Aimé se sustente et se régale.

6. Ainsi, tout ce que l'âme doit s'efforcer en toutes les préhensions qui lui viendront d'en haut, tant imaginaires que d'autre genre (soit visions, paroles, sentiments ou révélations) c'est de ne faire cas de la lettre et écorce - c'est-à-dire, de ce qu'elle signifie ou représente ou donne à entendre - mais seulement de prendre garde d'avoir l'amour de Dieu qu'ils causent intérieurement en l'âme. Et c'est de cette manière qu'il faut faire cas des sentiments, non de la saveur ou suavité, ni des figures, mais seulement des sentiments d'amour qu'elles donnent. Et pour ce seul effet, on pourra bien quelquefois se souvenir de cette image et préhension qui a causé l'amour, pour mettre l'esprit en motif d'amour; car quoiqu'elle ne fasse pas tant d'effet après quand on s'en souvient comme la première fois qu'elle se communique, pourtant le souvenir renouvelle l'amour et il y a une élévation d'esprit en Dieu, principalement quand ce souvenir est de figures, images ou sentiments surnaturels, qui ont coutume de se graver et de s'imprimer en l'âme de telle sorte qu'ils y durent longtemps, et quelques-uns ne s'en effacent jamais; et ceux qui sont ainsi gravés en l'âme, presque à chaque fois qu'elle les regarde opèrent de divins effets d'amour, de suavité, de lumière, etc., des fois plus, d'autres moins, parce qu'ils y ont été imprimés pour cela. De sorte que c'est une grande faveur, à qui Dieu l'a faite, car c'est avoir et posséder en soi une mine de biens.

7. Ces figures qui font de tels effets sont vivement empreintes dans l'âme ; vu qu'elles ne sont pas comme les autres images et formes qui se conservent dans la fantaisie, et ainsi elle n'a pas besoin de recourir à cette puissance87 quand elle veut s'en souvenir, parce qu'elle voit qu'elle les a au-dedans de soi-même, comme l'image paraît dans le miroir. Quand il arrivera qu'une âme aura formellement en soi lesdites figures, elle pourra bien s'en souvenir pour l'effet d'amour que j'ai dit, parce qu'elles ne la détourneront point de l'union d'amour en foi, pourvu qu'elle ne veuille pas s'enivrer dans la figure, mais seulement tirer son profit de l'amour, laissant soudainement la figure, et ainsi cela plutôt l'aidera.

87 La fantaisie est le sens commun corporel interne. Parfois Jean de la Croix emploie puissance au lieu de sens, ou sens au lieu de puissance (Cf. titre du chapitre 15 suivant.) 


8. Difficilement on peut connaître quand ces images sont imprimées dans l'âme et quand elles le sont dans la fantaisie, parce que celles de la fantaisie sont aussi fort fréquentes ; car certaines personnes ont ordinairement en l'imagination et fantaisie des visions imaginaires qui leur sont souvent représentées d'une même façon, soit parce qu'elles ont l'organe fort préhensif et que, pour peu qu'elles y pensent, aussitôt cette figure habituelle se présente et se peint en leur fantaisie, soit parce que le démon les forme, soit aussi parce que Dieu les met, sans qu'elles s'impriment formellement en l'âme. Néanmoins on peut les connaître par les effets, car celles qui sont naturelles ou du démon, quoiqu'on se souvienne d'elles, n'opèrent aucun bon effet ni renouvellement d'esprit en l'âme, mais elle les regarde seulement avec aridité ; tandis que, lorsqu'on se souvient de celles qui sont bonnes, elles opèrent quelque bon effet, semblable à celui qu'elles firent la première fois en l'âme; mais les formelles qui s'impriment en l'âme, quand on les regarde, presque toujours produisent quelque effet.

9. Celui qui aura bénéficié de ces dernières connaîtra facilement les unes et les autres, parce que la grande différence est toute claire à ceux qui en ont l'expérience. Je dis seulement que celles qui s'impriment formellement dans l'âme durablement sont plus rares. Mais soit les unes, soit les autres, il est toujours bon à l'âme de ne vouloir rien saisir, sinon Dieu par foi en espérance. Quant à l'autre chose que prétend l'objection, qu'il y a de l'orgueil à les rejeter si elles sont bonnes, je réponds que c'est au contraire une prudente humilité d'en tirer son profit en la meilleure manière, comme il a été dit, et de cheminer par la voie la plus sûre.


Ch. 14: DANS LEQUEL ON TRAITE DES CONNAISSANCES SPIRITUELLES EN TANT QU'ELLES PEUVENT TOMBER EN LA MÉMOIRE



1. Les connaissances spirituelles, nous les avons mises pour troisième genre de préhensions de la mémoire non parce qu'elles appartiennent au sens corporel de la fantaisie comme les autres (vu qu'elles n'ont ni image ni forme corporelle), mais parce qu'elles tombent aussi sous la réminiscence et mémoire spirituelle, car depuis que l'âme en a reçu quelqu'une, elle peut s'en souvenir quand elle voudra; et ce, non par l'effigie et image que cette préhension aura laissée au sens corporel - vu que, étant corporel, comme nous avons dit, il est incapable de formes spirituelles -, mais elle s'en souvient intellectuellement et spirituellement par la forme qu'elle a imprimée de soi en l'âme (qui est aussi une forme, notion ou image spirituelle ou formelle par le moyen de laquelle l'âme se souvient) ou à cause de l'effet qu'elle fit. C'est pour cela que je mets ces préhensions entre celles de la mémoire, bien qu'elles n'appartiennent pas à celles de la fantaisie.

2. Quelles sont ces notions et comment l'âme doit se comporter en elles pour parvenir à l'union divine, nous en avons assez dit au chapitre 24 [26] du second livre, où nous en avons traité comme des préhensions de l'entendement. On peut donc y recourir, parce que nous avons dit là comment il y en a de deux sortes, les unes incréées, et les autres de créatures. Seulement en ce qui touche notre propos, à savoir comment la mémoire doit s'y comporter pour parvenir à l'union, je dis, comme j'ai fait au chapitre précédent des formelles (du genre desquelles sont aussi celles qui sont de choses créées) que lorsqu'elles opéreront un bon effet, on peut s'en souvenir, non pour vouloir les retenir en soi, mais pour vivifier l'amour et la connaissance de Dieu ; mais si leur souvenir ne cause pas un bon effet, jamais elles ne doivent passer par la mémoire. Quant aux incréées, je dis qu'on s'en souvienne le plus qu'on pourra, parce qu'elles feront un grand effet, car comme nous l'avons alors dit, ce sont des touches et des sentiments de l'union de Dieu où nous acheminons l'âme, et de ceux-ci la mémoire ne s'en souvient point par aucune forme, image ou figure qu'ils impriment en l'âme, parce que ces touches et sentiments de l'union du Créateur n'en ont point, mais par l'effet qu'ils ont opéré en elle, de lumière, d'amour, de plaisir, et de renouvellement spirituel, etc., dont, chaque fois qu'elle s'en souvient, quelque chose est renouvelé en elle.


Ch. 15: DANS LEQUEL ON MET LE MOYEN GÉNÉRAL COMMENT LE SPIRITUEL DOIT SE GOUVERNER CONCERNANT CE SENS


1. Pour conclure cette affaire de la mémoire, il sera bon d'exposer ici au lecteur spirituel, en une raison, le moyen dont il doit universellement user pour s'unir avec Dieu selon ce sens ; car encore qu'il l'ait pu bien entendre en ce qui a été dit, en le reprenant ici, il le comprendra plus facilement. Pour cela, qu'il prenne garde que, puisque ce que nous prétendons est que l'âme s'unisse avec Dieu selon la mémoire en espérance, et que ce que l'on espère, c'est ce que l'on ne possède pas, et que moins on possède d'autres choses, plus il y a de capacité et d'habileté pour espérer ce qu'on espère et par conséquent plus il y a d'espérance, et que plus on possède de choses, moins on est capable et habile pour espérer et par conséquent moins il y a d'espérance, et que, suivant cela, plus l'âme dépossédera la mémoire des formes et des choses mémorables qui ne sont point Dieu, plus elle mettra la mémoire en Dieu et la tiendra plus vide pour espérer de lui qu'il la remplira. Donc ce qu'il doit faire pour vivre en entière et pure espérance de Dieu, c'est que, toutes les fois qu'il se présentera à lui des notions, formes et images distinctes, sans s'y arrêter, qu'il tourne soudain l'âme vers Dieu en vide de tout cela avec une affection amoureuse, ne pensant ni regardant ces choses, sinon autant qu'il sera nécessaire pour en retenir les souvenirs afin d'entendre et de faire ce qu'il est obligé, s'ils sont de choses qui obligent ; et ce, sans y mettre ni affection ni goût, de peur qu'ils ne laissent de soi quelque effet en l'âme; et ainsi l'homme ne doit pas manquer de penser et de se souvenir de ce qu'il doit faire et savoir, car, pourvu qu'il n'y ait point d'affection de propriété, elles ne lui nuiront pas. Lui profiteront pour cela, les vers du Mont qui sont au chapitre 13 du Premier Livre.

2. Mais il faut prendre garde ici que pour cela, nous ne sommes pas d'accord et ne voulons pas nous confondre en notre doctrine avec celle de ces hommes pestiférés qui, poussés par l'orgueil et l'envie diabolique, ont voulu ôter des yeux des fidèles le saint et nécessaire usage et l'insigne vénération des images de Dieu et de ses saints ; au contraire la nôtre est très différente de celle-là. Parce que nous ne montrons et ne disons pas ici comme eux qu'il ne faut point d'images et qu'elles ne soient pas vénérées, mais nous donnons à entendre la différence qu'il y a d'elles à Dieu, et qu'on passe de telle manière par la peinture qu'elles n'empêchent pas d'aller au vif, s'y arrêtant davantage qu'il ne faut pour aller au spirituel ; car comme le moyen est bon et nécessaire pour la fin, ainsi que sont les images pour nous souvenir de Dieu et des saints, de même quand on s'attache et s'arrête au moyen plus que la nécessité du moyen ne le requiert, cela empêche et détourne autant à l'égard de ce qu'il est, que n'importe quelle autre chose différente, d'autant que là où j'insiste, c'est sur les images et visions surnaturelles, parce qu'il arrive à leur sujet maints périls et tromperies ; car en la mémoire, en la vénération et estime des images que naturellement l'Église catholique nous propose, il ne peut y avoir aucune tromperie ni danger, puisqu'on n'estime pas en elles autre chose que ce qu'elles représentent ; et leur souvenir ne pourra faire qu'il ne profite à l'âme, puisqu'il est inséparablement joint avec l'amour de ce qu'elles représentent. Car du moment qu'elle ne s'y arrête pas plus que pour cela, elles l'aideront toujours à l'union de Dieu, pourvu que (quand Dieu lui en fera la grâce) on laisse voler l'âme de la peinture au Dieu vivant, en oubli de toute créature et de toutes les choses qui appartiennent à la créature.



Montée Carmel III - 2003 8